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Kigali, 30 nov. (ARI) : Il est 10h30 heure locale, lorsque reprend pour
la 11ème fois au siège du tribunal de première instance de Nyamirambo,
le procès de Monseigneur Augustin Misago, évêque catholique de
Gikongoro (sud du Rwanda), accusé de génocide et crimes contre
l'humanité. La matinée est pluvieuse à Kigali, et l'audience qui devait
s'ouvrir à 9h00 ce jeudi 25 novembre a connu un certain retard. La cour
est déjà bondée de véhicules et la barre du tribunal craque de monde.
Tous se protègent contre l'averse en attendant l'ouverture de la salle
d'audience.
Dans l'assistance, on peut déjà distinguer la présence du nonce
apostolique au Rwanda ainsi que son adjoint le secrétaire de la
conférence épiscopale du Rwanda et son second de même qu'un certain
nombre de religieux et religieuses, des journalistes des témoins et
victimes constituant les parties civiles ainsi que des curieux.
Certes, le procès de Mgr Misago n'attire plus autant de monde qu'à ses
débuts. Lors des premières comparutions, la grande salle d'audience se
remplissait, et autant de monde - si pas plus - suivait le procès sur la
barre et dans la cour grâce à des haut-parleurs installés à cet effet.
Le cas de Mgr Misago continue cependant de susciter malgré tout de
l'intérêt. Alors que nombre de procès ne réunissent généralement qu'une
dizaine de personnes - et parfois moins -, la dernière audience de Misago
pouvait encore en attirer une bonne centaine parmi laquelle des
dignitaires de la nonciature ainsi que de la hiérarchie catholique
locale qui depuis le début, ne rate aucune séance de ce procès.
La séance débuta par les questions de l'accusé ainsi que de ses avocats
à l'un des témoins à charge dont la déposition avait été faite lors de
la séance précédente.
Nzamwita Célestin, - c'est le nom du témoin - était caporal au sein des
anciennes forces armées rwandaises (FAR). Il accuse Mgr Misago de quatre
charges précises :
1. avoir participé à trois réunions de planification du génocide à
Gikongoro avec de hauts responsables politiques et militaires de
l'époque, notamment les ex-président et premier ministre Sindikubwabo
et Kambanda l'ancien préfet de Gikongoro Bucibaruta ainsi que les
responsables militaires Bizimungu et le capitaine Sebuhura qui était,
selon le témoin, un très grand ami à l'évêque. Au cours de deux de ces
réunions, il était question entre autres de détruire les camps de
réfugiés Tutsi et d'enterrer les cadavres et nettoyer au savon les
églises où beaucoup de gens avaient été décimés pour effacer les traces.
2. Avoir refusé de donner le diplôme d'une nommée Uwimana Fortunée au
dit caporal et accompagné son refus des paroles d'une extrême gravité.
Travaillant dans la logistique du groupement de la gendarmerie de
Gikongoro et étant hutu de surcroît, le caporal Nzamwita était capable
d'une grande mobilité durant le génocide. Voilà pourquoi Uwimana
Fortunée, - une élève tutsi qui le connaissait et qui venait de terminer
son cycle du secondaire dans une école de la place, et qui par hasard a
survécu au génocide et témoigné, elle aussi contre Mgr Misago - lui
demanda de se rendre à l'évêché pour retirer son diplôme qu'elle y avait
laissé pour photocopie peu avant le déclenchement du génocide. Elle se
disait que si elle parvenait à survivre - au Rwanda, au Burundi ou
ailleurs -, elle s'en servirait. Le caporal Nzamwita trouva l'évêque en
compagnie d'un directeur d'une école de la place. Visiblement peu
soucieux des règles du protocole aurait pu s'adresser à quelqu'un
d'autre pour ce genre de choses !- le caporal demanda le diplôme de la
jeune fille à l'évêque, mais la réponse de ce dernier fut très hostile.
Selon le témoin, il ajouta ce commentaire à l'intention de son
interlocuteur et du caporal : « ce sont ces personnes instruites que
vous n'avez pas réussi à tuer qui expliqueront comment les choses se
sont passées ».
3. Entre le 19 ou le 20 avril 1994, Mgr Misago serait passé à la
paroisse de Kaduha où était déjà rassemblé un grand nombre de réfugiés
Tutsi. Selon le témoin, l'évêque aurait alors demandé au curé de la
paroisse, l'abbé Nyandwi, de ne distribuer des vivres qu'à ceux des
réfugiés qui auront payé de leur argent. Le même camp devait être
attaqué peu après le passage de l'évêque.
4. Complicité dans le massacre des réfugiés Tutsi à Cyanika : après
avoir tué à Murambi, des hordes de miliciens ont attaqué l'après-midi du
même jour la paroisse de Cyanika où d'autres réfugiés Tutsi étaient
rassemblés. Ayant rencontré une certaine résistance parmi les réfugiés
qui tentaient désespérément de se défendre, une rumeur courut parmi les
miliciens selon laquelle un prêtre tutsi de la paroisse tirait au fusil
à partir d'une tour de l'église. Il fallait donc, pour les miliciens, un
renfort de la gendarmerie de la place pour réduire définitivement la
résistance des Tutsi. Mgr Misago vint en ce moment au siège du
groupement de la gendarmerie. Selon le caporal Nzamwita, l'évêque gara
son véhicule à l'entrée du camp et entra s'entretenir avec son ami, le
capitaine Sebuhura. Ce dernier était le véritable commandant du
groupement et le plus engagé dans les actes de génocide, d'après le
témoin, puisque le titulaire officiel du poste, le commandant Bizimana
était souvent malade. Après l'entretien, l'évêque s'en retourna,
aussitôt suivi du capitaine Sebuhura qui envoyait déjà les renforts pour
réduire définitivement le camp de Cyanika à l'artillerie lourde. Le
témoin devait préciser, au cours de l'interrogatoire qui suivit, que
l'évêque savait pertinemment ce qui se passait à Cyanika, puisque du
groupement de la gendarmerie où se trouvait le caporal Nzamwita
lui-même, on pouvait distinguer le bruit des armes à cette paroisse.
Les questions de l'accusé et de ses avocats retinrent plus de deux
heures le témoin à la barre.
Toutes tendaient à réduire la portée de ses témoignages en relevant des
imprécisions quant aux dates et autres questions de détail. Concernant
les réunions de planification du génocide auxquelles Misago aurait
participé et les autres déclarations qu'il aurait faites par exemple,
les avocats de la défense, - Maîtres Mutembe Protais (rwandais) et Alfred
Pognon (béninois) - demandèrent comment le témoin pouvait tout savoir avec
précision, insinuant par là qu'il ne pouvait pas être un témoin direct,
donc crédible. Le caporal expliqua qu'il pouvait se retrouver en
plusieurs endroits en raison du travail de logistique de la gendarmerie
qu'il faisait et que donc il pouvait se rendre compte de ce que faisait
Misago. Concernant certaines réunions des dignitaires du régime
génocidaire auxquelles Misago aurait pris part, le caporal ex-FAR
précisa que la plupart étaient de notoriété publique, et que certaines
informations particulières lui étaient rapportées par ses collègues
gendarmes lorsqu'ils se retrouvaient à table ou pour partager un verre.
Les avocats poussèrent l'interrogatoire jusqu'à demander au témoin ce
qu'il avait fait personnellement en tant que gendarme pour prévenir les
massacres ou sauver des personnes menacées. Il répondit qu'il avait
sauvé plus d'une vingtaine de personnes en les envoyant se cacher là où
la menace n'était pas encore forte, ou en convoyant l'un des premiers
contingents de l'opération turquoise pour leur indiquer où se cachaient
encore des réfugiés menacés.
A plusieurs reprises, l'avocat des parties civiles, maître Rwangampuhwe
voulut intervenir pour dénoncer la manière dont ses collègues de la
défense menaient l'interrogatoire à l'endroit du témoin. Mais il se fit
chaque fois rabrouer sèchement par le président du siège, Mr Jariel
Sekarusu Rutaremara, au nom des règles de procédure. Seul le ministère
public fut autorisé à intervenir deux fois au cours de l'interrogatoire
pour préciser que les questions de dates n'avaient pas grande importance
du moment que l'accusé lui-même avait déjà reconnu les principaux faits
(à savoir les réunions auxquelles l'évêque avait participé) et que les
avocats de la défense n'étaient pas autorisés à interpréter de façon
tendancieuse les déclarations du témoin. L'avocat des parties civiles
fut enfin autorisé à prendre la parole, et il s'insurgea contre le fait
que ses collègues de la défense faisaient un procès au témoin plutôt que
de lui poser les questions de précision attendues qu'il fallait
l'interroger sur les faits et non l'interpréter et tirer des conclusions
à la place des juges et qu'enfin, tous ses témoignages étaient
corroborés par d'autres indices qui se recoupent.
Un autre témoin - Hakamineza Alphonse - , rescapé du génocide, est appelé
à la barre. Il accuse Misago d'avoir fait tuer son frère, un certain
Mudakengwa Célestin. Ce dernier s'était réfugié à l'évêché au début du
génocide. Au plus fort des massacres, l'évêque aurait envoyé le fugitif
dans une paroisse voisine particulièrement infestée par les miliciens,
selon le témoin. Aussitôt arrivé, il fut tué. « Si tu ne l'avais pas
chassé de l'évêché, il ne serait pas mort », s'insurge le témoin. Les
avocats de la défense relèvent aussitôt que ce témoignage n'est pas
direct. Le témoin avoue en effet qu'il tient l'information d'un autre
rescapé qui était avec son frère à l'évêché, mais que cela n'enlève rien
à la crédibilité de son témoignage. Pour preuve, feu Mudakenga Célestin
avait laissé à l'évêque une radio que le témoin a récupéré peu après le
génocide auprès de Misago moyennant un reçu. Interrogé par le juge sur
l'affaire, Misago reconnaît les faits mais explique qu'il ne pouvait pas
garder des réfugiés chez lui à cause de l'exiguïté de l'évêché.
Vers la fin de l'audience, Mgr Misago demande de fournir de nouvelles
précisions sur les accusations portées antérieurement contre lui,
notamment celle relative à l'assassinat de l'un de ses prêtres Tutsi,
l'abbé Niyomugabo Joseph, ainsi que celles d'une religieuse allemande de
son diocèse Maman Milghita - qui avait auparavant témoigné contre lui à
huis clos. Selon les témoins et l'avocat des parties civiles, l'abbé
Niyomugabo avait personnellement téléphoné à Misago pour lui dire qu'il
avait échappé au grand massacre de Cyanika du 21 avril 1994 et qu'il se
cachait avec quelques autres rescapés à un endroit connu seulement d'un
certain Juvenal Gasasira et que c'est le seul qu'il fallait contacter
pour pouvoir les sauver. Misago reconnaît avoir reçu ce message le 22
avril aux environs de 21h00, et il ajoute que la veille au soir du
massacre de Cyanika, il avait reçu l'appel du sous-préfet de Gikongoro
lui annonçant que tous ses prêtres Tutsi avaient été exécutés. L'évêque
explique alors qu'il lui a été difficile d'entrer en contact avec le
nommé Juvénal Gasasira, et cela jusqu'au 24 avril, date à laquelle le
même sous-préfet a de nouveau téléphoné pour dire à l'évêque que l'abbé
Niyomugabo avait été retrouvé vivant et qu'on venait de le tuer. Pour
l'avocat des parties civiles, c'est Misago qui a révélé la cachette de
l'abbé Niyomugabo au sous-préfet de Karaba, - Mr Ndengeyintwali - qui
était d'ailleurs ami à l'évêque et qui ensuite a commandité l'assassinat
du prêtre Tutsi après l'avoir fait torturer et déshabiller. Selon maître
Rwangampuhwe, Misago aurait même donné 5000 frw à des prisonniers comme
frais d'enterrement - " inkurarwobo " - de l'abbé Niyomugabo d'après des
témoins. « A moins d'être complice ou commanditaire de cet assassinat,
comment pouvais-tu ordonner son enterrement avant d'avoir reçu l'annonce
officielle de sa mort ? », interroge l'avocat.
L'évêque a également voulu revenir sur la déposition de la soeur
allemande de Kaduha, maman Milghita. Celle-ci avait témoigné auparavant
à huis clos sur les responsabilités de Mgr Misago en précisant qu'elle
avait envoyé à l'évêque cinq messages S.O.S. de suite en faveur des
réfugiés menacés sans que l'évêque daigne répondre. Ayant constaté que
les déplacés mouraient de faim depuis qu'on avait exigé qu'ils payent
pour avoir à manger, la soeur Milghita avait donné au diocèse un montant
de 200.000 Frw pour que la Caritas diocésaine, dirigée à l'époque par
Madeleine Raffin, puisse leur acheter à manger. Peu après, la même
religieuse avait débloqué une autre somme de 10.000 DM pour les mêmes
raisons, mais aucun sous ne fut jamais débloqué par le diocèse pour
acheter des vivres aux réfugiés Tutsi, jusqu'à leur massacre. Selon un
avocat présent lors de sa déposition à huis clos, soeur Milghita aurait
déclaré avec indignation à Misago qui tentait de se défendre que « si
j'étais à ta place, je me serais remis à la justice de mon propre chef
beaucoup plus tôt ». Lors de la dernière audience, Mgr Misago a tenté
d'expliquer que les 200.000Frw avaient été donnés par soeur Milghita en
forme de chèque qu'il n'était pas possible de toucher en ces moments
difficiles, et que les 10.000 DM ne pouvaient pas non plus être
échangés. L'officier du ministère public intervint aussitôt pour mettre
en garde l'accusé contre ses tentatives de détourner la vérité. « Soeur
Milghita n'a jamais dit qu'il s'agissait d'un chèque et lors de sa
déposition, tu n'avais pas fourni cette explication. A présent, il ne
faut pas profiter de son absence pour dire n'importe quoi. Et si ce que
tu dis était vrai, vous auriez dû, toi et Mlle Raffin, lui remettre son
chèque et ses 10.000 DM puisqu'ils n'avaient pas servi à ce qu'elle
avait demandé. Or, vous ne lui avez jamais remis ni son argent, ni donné
ce genre d'explications ».
La onzième audience du procès de Misago s'est achevé sur ce débat mais
il a été convenu que la séance reprendrait le 1er décembre 1999, date à
laquelle Misago souhaite être également confronté à un de ses prêtres
qui a déjà témoigné contre lui, avant d'écouter les témoins à décharge.
Environ 10 témoins à charge sont déjà passés à la barre, sans parler de
ceux dont les dépositions figurent simplement dans les procès verbaux du
ministère public. Une procédure de citation directe a également été
introduite en date du 13 octobre dernier par l'avocat des parties
civiles qui estime déjà à 400 le nombre de victimes déclarées qui
réclament des dommages et intérêts d'une valeur de 15 milliards de
francs rwandais. Le procès de Mgr Misago pourrait donc durer encore un
peu de temps, puisque les témoins risquent d'être encore plus nombreux
lors de la procédure de citation directe dont le principe a déjà été
accepté par la chambre spécialisée du tribunal de première instance de
Nyamirambo. Selon maître Rwangampuhwe, avocat des parties civiles, la
citation directe a été introduite par lui-même en raison des carences
qu'il avait observées dans le dossier du ministère public : le tribunal
avait déjà conclu à l'irrégularité de certains procès verbaux comme ceux
réalisés par des inspecteurs de police judiciaire du parquet de Kigali à
Gikongoro pour raison de compétence territoriale et les actes de
planification du génocide de Mgr Misago ne ressortaient pas clairement
selon lui dans le même dossier.
Pour cet avocat auréolé d'une longue carrière de 25 ans, - il fut
longtemps bâtonnier à Kisangani en RDC -, les actes de planification du
génocide à charge de Mgr Misago remontent déjà en 1990, lorsque ce
dernier, alors recteur du grand séminaire de Nyakibanda, prend lui-même
la tête d'une manifestation de ses grands séminaristes pour enterrer
symboliquement le général Fred Rwigyema, commandant de la rébellion du
FPR identifiée alors aux Tutsi. Son engagement ethniste anti-Tutsi se
manifestera ensuite lors d'un entretien avec le cardinal Etchegaray, -
envoyé du pape - , entretien au cours duquel l'évêque demande de trouver
un autre endroit où placer les prêtres Tutsi, puisque selon lui, ils ne
sont pas acceptés par la population, - entendez l'ethnie hutu -. « Son
comportement durant le génocide de 1994 n'est donc qu'une suite logique
de tous ces antécédents », commente l'avocat. Comme il l'avait déjà
déclaré devant la cour lors d'une audience antérieure, Maître
Rwangampuhwe estime également que l'ancienne collaboratrice de Mgr
Misago, Mlle Raffin - expulsée du Rwanda après le génocide pour raison de
discrimination ethnique dans sa gestion de la Caritas diocésaine -, devra
être poursuivie pour le même crime de génocide. Outre le fait d'avoir
affamé volontairement les réfugiés Tutsi de Gikongoro, - crime qu'elle
partage avec son évêque -, on lui reproche d'avoir également fait tuer
deux employés Tutsi de l'évêché en les livrant à des miliciens sur une
barrière.
Après la prochaine audience, les magistrats effectueront une descente
sur terrain à Gikongoro pour vérifier certaines dépositions. L'avocat
des parties civiles a ainsi demandé à la cour de « s'assurer que les
agents de Misago et ses avocats n'intimident pas la population de
Gikongoro en prévision de cette descente sur terrain, comme certains
indices le font craindre déjà ». Depuis le début du procès en effet,
l'avocat des parties civiles lui-même et les témoins à charge
- ecclésiastiques - subissent des pressions et des intimidations diverses,
à travers des coups de téléphone ou même lors des homélies dans les
églises, selon maître Rwangampuhwe.
ARI-RNA/ jus/ rp/ 30 11 99 / 17h15 GMT