Dans
Les Ombres du monde (Les Presses de la cité), Michel Bussi, enseignant-chercheur à l’université de Rouen et auteur de polar, suit une jeune femme à la recherche de son histoire familiale, marquée par le génocide des Tutsis au Rwanda. Sélectionné au prix Renaudot des lycéens, remis le 13 novembre à Loudun, dans la Vienne, le roman entremêle le vécu de trois femmes d’une même famille. L'auteur s'applique à restituer les faits en alternant les points de vue entre la petite-fille et sa grand-mère décédée ainsi que la mère et le grand-père.
Un carnet
C'est d'ailleurs lui qui encourage sa petite-fille, Maé, dans sa quête d’identité et lui offre à Noël un billet pour le Rwanda, le pays des gorilles aux dos argentés. Mais il lui offre aussi le carnet tenu par sa grand-mère, Espérance, entre 1990 et 1994, couvrant le début du génocide. Il lui fait promettre de le lire en cachette de sa mère, qui n’avait que 3 ans à l’époque du massacre, et ignore tout de l'existence des notes prises par sa propre mère.
Si ces personnages sont fictionnels, Michel Bussi convoque aussi des figures historiques. Ainsi, son récit commence en avril 1994, au lendemain de la mort du président Juvénal Habyarimana, dont l’avion a été abattu par un missile. L'évènement marque le basculement du Rwanda dans l’horreur avec le début de l’un des génocides les plus meurtriers du XX
e siècle, celui des Tutsis (800.000 à un million de morts). Les faits restent pourtant encore méconnus de la population française. À travers son roman, l’auteur souhaite sensibiliser son lectorat aux faits et rappeler la responsabilité du gouvernement français dans les événements qui se sont joués au Rwanda.
Vingt-cinq ans de recherches et une semaine de voyage lui ont permis de construire son intrigue poignante qui dépeint les événements du passé. Par le biais de la fiction, l’auteur croise histoire et journalisme pour nous ramener à l’actualité du pays et aux procès du tribunal pénal international pour crime contre l’humanité qui sont intentés contre les génocidaires en fuite ces dernières années. Si la pâte d’écrivain de polar de Michel Bussi se repère nettement dans l’écriture, elle permet, dans ce roman, d’entraîner le lecteur jusqu’au bout du récit marqué par la douleur et l’horreur.
Les Ombres du monde (Les Presses de la cité), de Michel Bussi, 23,90€. En librairie depuis le 14 août 2025.
*Charlène Diot et Zoé Huiliers sont étudiantes à l'université de Poitiers en master LiMès (édition, commercialisation et vie littéraire). Cet article est publié dans le cadre d'un partenariat entre la rédaction de France 3 Nouvelle-Aquitaine à Poitiers et l'université de Poitiers à l'occasion du prix Renaudot des lycéens.
Entretien avec Michel Bussi
Qu’espérez-vous transmettre à travers votre roman Les Ombres du monde ?
Michel Bussi : C’est un roman qui traite d’un thème important : le génocide des Tutsis au Rwanda. C’est le dernier génocide que l’humanité ait connu en termes de proximité puisque c’était il y a 30 ans et c’est aussi l’un des trois génocides reconnus par l’ONU avec celui de la Shoah des juifs et des Arméniens.
Je me suis aperçu avec ce livre,
Les Ombres du monde, que ce génocide est extrêmement méconnu ou mal connu en France. C’est sans doute parce que la France était la puissance militaire présente au Rwanda à ce moment-là, qu’elle a une responsabilité très forte et même accablante. De ce fait, beaucoup d’informations contradictoires ont circulé, on a souvent parlé de génocide, au pluriel. La plupart des journalistes disent encore «
le génocide rwandais », alors qu’évidemment il faudrait dire le génocide des Tutsis au Rwanda. Il y a déjà eu un grand nombre d’autres ouvrages sur cet événement notamment avec des paroles de rescapés ou d'enfants qui ont vécu au Rwanda comme Gaël Faye ou Scholastique Mukasonga. Cependant, ils le traitent tous par le biais de la survie, mais aucun ne traite du rôle de la France, du rôle des militaires français et même plus précisément du rôle des militaires français dans l'attentat qui a déclenché ce génocide.
Donc, ce que j’aimerais transmettre, c’est simplement cette idée qu’il reste beaucoup de zones d'ombre sur l’implication française dans ce génocide et qu’on a tendance un petit peu à l'oublier. Le temps passe et il est nécessaire que des journalistes, des politiques, des citoyens, des artistes s'interrogent sur cela. J’ai eu envie de poser ses questions que je me suis posé en tant que Français qui s’est documenté, qui est allé au Rwanda, et qu’évidemment, beaucoup de lecteurs après avoir lu mon livre se posent de la même façon.
Quels effets pourrait-il avoir sur un plus jeune lectorat ?
Ayant une fille de 17 ans en terminal qui étudie les génocides dans la spécialité HGGSP et étant un professeur de géographie politique à l'université qui pendant 25 ans a fait étudier le Rwanda à ses élèves, je me suis aperçu que la génération d’après 2000 se sent concernée par ce génocide qui est quelque part leur histoire directe. C’est une génération qui connaît les camps de concentration, la Seconde Guerre mondiale et tout ce qui s’est passé après la chute du mur de Berlin mais c’est une histoire ancienne qui ne les concerne pas immédiatement, car ils ont rarement eu des témoignages directs par des grands-parents. Alors que le génocide des Tutsis au Rwanda est plus proche temporellement, la plupart des acteurs de ce génocide sont encore vivants et apparaissent dans les médias. Je pense donc que la jeune génération a un devoir assez énorme d'exigence de vérité par rapport à ce génocide qui est quelque part le gros point noir de son histoire.
Pensez-vous vous inscrire dans un travail de mémoire de la même lignée que le travail du journaliste Jean Hatzfeld ?
Oui évidemment, Jean Hatzfeld est un journaliste qui effectue un travail de chercheur et pour écrire ce livre je me suis beaucoup appuyé sur ses travaux, en particulier sur les paroles de bourreaux dans
Une saison de machettes (Seuil, Points). Son travail se concentre essentiellement sur les bourreaux et la mécanique du génocide. Il a beaucoup travaillé sur la Shoah avant le Rwanda. Il essaye de montrer de façon un peu universelle : comment le génocide peut exister ? Comment des gens ordinaires vont pouvoir se transformer en bourreaux et devenir des génocidaires ? Comment les gens vont participer à ce génocide ou en tout cas ne pas l'empêcher ?
C’est une partie importante de mon roman qui renvoie à une question universelle mais, dans ses travaux, il ne traite pas directement comme objet la dimension politique qui est l’objectif principal des
Ombres du monde.
Au cours d’une interview sur RTL vous avez dit que le titre Les Ombres de monde représentait les différents niveaux de responsabilités de ce génocide, la part d’ombre que nous avons en chacun de nous parce que les rôles Tutsi et Hutu auraient pu être inversés. Pourtant ce livre sensibilise son lectorat à la responsabilité de la France. Comment expliquez-vous cette dualité ?
En effet, je dis que ce titre
Les Ombres du monde correspond à la part d'ombre qu'on a tous quelque part dans nos têtes. Comme on l’a vu pendant la Seconde Guerre mondiale, pendant le génocide des Tutsis, cette part d’ombre explique que des pères de famille qui aiment leurs enfants, qui travaillent, qui sont souvent des catholiques pratiquants, vont se transformer en bourreaux. Ils vont assassiner parfois des voisins ou des amis pendant ces 100 jours du génocide et ensuite redevenir des gens tout à fait ordinaires qui continuent de travailler dans les champs et d’aimer leurs enfants... C’est un mécanisme presque incompréhensible. On aurait tous envie de dire que nous ne serions jamais dans le camp des génocidaires mais Jean Hatzfeld et d’autres ont bien montré qu’en réalité, il y a assez peu de rébellion, de gens qui désobéissent et que finalement la plupart des gens deviennent un des rouages du mécanisme parce qu’ils ont souvent beaucoup à perdre : la vie ou la vie de leurs proches ou une situation sociale... Donc il y a effectivement cette dimension-là de la part d’ombres mais la France, soyons clairs, n’a pas voulu et provoqué le génocide. Elle est responsable de ne pas l’avoir empêché alors qu’elle aurait pu, parce qu’elle était militairement présente, qu’elle a laissé le temps aux génocidaires de s’organiser…
On peut penser que les services secrets français, le gouvernement de l'époque ou en tout cas l'état-major du président français connaissent et connaissaient des choses qui n'ont pas été divulguées au grand public. C’est un aspect qui est aussi présent dans mon livre.
Mais je ne considère en aucun cas que la France, le gouvernement de François Mitterrand élu à l’époque, n’avait une volonté génocidaire. Ils n’ont simplement pas coupé les ponts ou ils n’ont pas voulu voir l’action des génocidaires.
Vous avez parlé des mécanismes du génocide : est-ce que quand vous avez voyagé au Rwanda vous avez découvert des choses sur la logique du génocide que les récits ou vos recherches ne vous avaient pas déjà apprises ? Que reste-t-il de cet événement que vous avez pu voir là-bas ?
Il reste énormément de choses et ce qui m’a paru très important là-bas, c’est le devoir de mémoire. Quand on va au Rwanda aujourd’hui, on se rend dans un pays apaisé, sécurisé, assez touristique, qui donne l’impression d’être joyeux, coloré, actif. C’est donc un pays où on n’imagine pas qu’il puisse s’y dérouler une guerre civile et encore moins un génocide. En revanche, la mémoire est présente partout : les commémorations au Rwanda sont très importantes et très longues, les monuments et les plaques avec le nom des victimes sont omniprésents. C’est un peu comme nos monuments aux morts qui rappellent la Première Guerre mondiale. Cet effet de mémoire est saisissant pour un événement qui date seulement d’il y a 30 ans et dans un pays où finalement on a l'impression que rien ne s'est déroulé. Le Rwanda ne fait que ce qu'on a souvent fait en Europe avec la mémoire de la Shoah, mais je pense que libérer la parole et la mémoire à tout prix est nécessaire parce qu’on ne peut pas reconstruire un pays sur le non-dit, le mensonge ou sur des choses qui pourraient pourrir.
J’ai eu la chance de rencontrer des rescapés notamment ceux de Bisesero, la colline où les Tutsis ont résisté. Je me suis entretenu longtemps en tête à tête avec l’un d’eux et il m’a dit que le pardon n'était pas possible, la réconciliation difficile mais qu’en revanche il fallait continuer à vivre ensemble.
Ce vivre ensemble est essentiel. Les enfants qui n’avaient que 5 ou 10 ans au moment du génocide, même si leurs pères étaient bourreaux et qu’ils ont été condamnés, ils n’ont pas à porter le fardeau de leurs parents. Tutsi et Hutu sont des choses qui ont disparu dès 1994 parce qu’on a voté et interdit toute mention ethnique. Les enfants et ceux qui sont nés après le génocide ne seront ni Tutsi, ni Hutu et n’auront à porter ni la vengeance, ni la culpabilité.
Il y a cette possibilité au Rwanda parce que ce génocide n'est pas basé sur une revendication territoriale, ni religieuse, comme d'autres conflits dans le monde. Aujourd’hui, les Rwandais sont simplement rwandais, même si on ne peut pas être dans la tête de quelqu’un qui a vu sa famille être assassinée et lui demander de vivre en faisant fi de ce traumatisme.
On comprend que vous avez fait un travail de mémoire avec ce roman. Vous avez recréé les tribunaux Gacacas qui ont eu lieux après le génocide. Où placez-vous le futur des procès hypothétiques de 2028 et du dernier chapitre, « 16 ans plus tard » ?
Pour les Gacacas, il y avait l’idée de multiplier les formes narratives dans
Les Ombres du monde de manière à avoir un objet littéraire qui était multiple et qui ne soit pas juste une fresque historique un peu linéaire qui lasse le lecteur. J’ai vraiment voulu utiliser plusieurs formes narratives et notamment ces Gacacas qui arrivent au fil du roman qui s’avèrent être, au final, des pièces de théâtre. C’était aussi une façon d’intriguer le lecteur, de se demander ce qu'étaient ces Gacacas, ce qu’étaient ces procès. Puisque les personnes qui sont présentes dans ces Gacacas, finalement, vont mourir au fil du roman alors qu’elles restent bien vivantes tant qu’on ne sait pas qu’il s’agit d’une pièce de théâtre.
Il y a un travail littéraire mais aussi l’idée de se dire qu’on va théâtraliser ces Gacacas et en faire un travail de mémoire puisqu’ils sont organisés autour de la libération de la parole. Il y a déjà eu des pièces de théâtre, des artistes rwandais ont utilisé les Gacacas dans des représentations scéniques. Les Gacacas sont quelque chose d’assez unique au monde qui mérite d’être utilisé.
Pour « 16 ans plus tard », j’avais envie de me projeter pour le cinquantième anniversaire du génocide puisqu’il y a eu le trentième anniversaire récemment et ça s’est marqué par une sorte de déception puisqu’on s’attendait à ce qu’il y ait des paroles un peu plus fortes du président français, en tout cas quelque chose qui aurait pu marquer le temps et il n’y a rien eu. Il n’y a pas eu d’excuses de la France, exactement comme elle a pu s’excuser pour la rafle du Vel d'Hiv. Beaucoup de Rwandais attendent les excuses de la France. Donc j’ai imaginé que, quand le temps serait passé, on célèbrerait les cinquante ans du génocide et qu’à cette occasion, le président ou la présidente française aurait un discours beaucoup plus fort sur la France, mais les choses sont encore fraiches et il faudra, je pense, beaucoup de livres, de films, de chansons pour faire prendre conscience et qu’il y ait une sorte de pression populaire pour que la France aille plus loin dans la reconnaissance de son implication.
Tout à l’heure, vous parliez du fait qu’au Rwanda on ne pardonne pas forcément, mais que vous essayez de ne pas émettre de jugements sur cela. Est-ce que ces futurs hypothétiques vous permettent de prendre de la distance pour montrer que les futures générations n’ont pas à porter cette charge-là ?
Exactement, c’est ce que je voulais montrer. Quand j’imagine cet évènement du cinquantième anniversaire, les enfants sont très présents. Il y a aussi cette idée que la plupart des acteurs du génocide seront décédés, en tout cas ceux qui étaient au pouvoir mais il y aura encore beaucoup de gens qui auront connus le génocide notamment les jeunes générations mais pas les enfants. Donc ça serait plutôt quelque chose du domaine de la transmission.
Il faut savoir que le Rwanda est un des pays les plus jeunes au monde à cause d’une génération qui a été assassinée, la génération la plus âgée. Mais c’est aussi un pays moderne qui a encore de grandes inégalités avec une grande pauvreté. Mais c’est quand même un pays qui se veut être une des vitrines de l’Afrique.
Quelque chose qui m’a marquée, pour faire le lien avec une des questions précédentes, c’est quand je suis allé à Bisesero, sur un des mémoriaux. J’ai été accueilli par un guide avec le journaliste Patrick De Saint-Exupéry. Ce guide, qui était un jeune étudiant en histoire, parlait en anglais et son discours, par rapport au génocide, était de dire «
aujourd’hui il n’y a plus de Tutsis, plus de Hutus, nous sommes tous rwandais et notre devise est soyez vous-même » (be yourself). C’était un discours très libéral, très anti-communautarisme. C’était l’idée que la langue, c’est l’anglais, que chacun doit penser à lui-même et à sa réalisation personnelle, ne plus penser en terme de communauté ou en terme d’ethnie ou en terme de langue locale. Donc, c’est un discours très moderne qui montrait que, finalement, les jeunes générations peuvent petit à petit entrer dans une forme de mondialisation, dans d’autres regards que simplement d’être assigné à une ethnie ou à une colline au Rwanda. Bien entendu, cela est marqué avec d’énormes inégalités en termes de pauvreté, de scolarité, etc. Mais néanmoins, on a quand même cet espoir.
Entretien réalisé par Charlène Diot et Zoé Huiliers*.