Fiche du document numéro 35709

Num
35709
Date
Vendredi 31 octobre 2025
Amj
Taille
80770
Titre
“Tout ce que j’écris dans le roman, on peut le vérifier en deux clics sur Internet”
Sous titre
Littérature. Dans “Les ombres du monde”, Michel Bussi raconte le génocide et le Rwanda d’aujourd’hui, dans un passionnant aller-retour entre passé et présent.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Vue du Mémorial du génocide de Bisesero, dans l'ouest du Rwanda. ©Copyright (c) 2024

Noël 2024. Jorik, sa fille Aline et sa petite-fille Maé s’envolent pour le Rwanda. L’adolescente rêve depuis toujours de voir des gorilles dans leur milieu naturel. Alors Jorik, qui était militaire sur place quand a éclaté le génocide, a accepté de refaire le voyage. Avant de décoller, il confie à l’adolescente un carnet écrit par sa grand-mère, Espérance, massacrée parmi tant d’autres, en 1994. Pendant des années, elle y a consigné sa vie, ses espoirs. Puis ses peurs, sa fuite désespérée dans un pays livré à une guerre fratricide. Ce que contient ce cahier éclaire d’un autre jour l’histoire du Rwanda d’aujourd’hui, mais Jorik a demandé à Maé qu’elle n’en pipe pas mot. Sauf que le pèlerinage prend un tout autre tour quand Jorik est enlevé en pleine montagne, par des braconniers. À moins que ce ne soit le passé qui se rappelle à lui. Après une vingtaine de polars lus par des millions de lecteurs, Michel Bussi change de cap dans Les ombres du monde. Bien sûr, il est toujours question d’enquête et les twists et autres rebondissements qui ont fait son succès sont également au rendez-vous dans ce nouveau roman. Mais, en s’attaquant à l’Histoire avec un grand H, l’auteur a aussi dû relever de nouveaux défis.

Quel est votre lien avec le Rwanda ?

J’étais professeur de géographie politique à l’université de Rouen, j’ai été recruté en 1994, l’année du génocide. Je m’y suis intéressé, j’ai travaillé pendant quasiment 25 ans avec les étudiants sur cette question-là. J’ai beaucoup travaillé sur la démocratie, en particulier en Afrique, en encadrant des thèses. Le Rwanda était l’un des terrains importants, traumatisants, autour de ces questions. L’histoire du génocide rwandais et de l’implication française est tellement forte et méconnue en France que, pendant longtemps, je me suis dit qu’il fallait faire un livre de fiction là-dessus.

Aujourd’hui encore, beaucoup de secrets entourent ce qui s’est passé en 1994. Comment vous êtes-vous dit “tant pis, j’y vais” ?

Je n’ai pas vécu ces événements. Ni en tant que rescapé, ni en tant qu’humanitaire. Mais cette distance-là, j’en ai l’habitude. Beaucoup de mes romans se situent dans des lieux que je ne connais pas réellement. Je me documente, je sais faire, c’est mon métier de géographe que de prendre un territoire et d’essayer de le comprendre et de le restituer dans un livre. Ce qui était le plus effrayant, c’était de mêler des faits réels, des personnages réels, des justes qui ont été assassinés, des génocidaires ou des Français qui ont pu tremper dans ces affaires. Là, c’était assez nouveau. Il fallait savoir jusqu’où je pouvais aller dans ce que je dénonçais. Utiliser des mots importants. Quand on parle du génocide rwandais, on ne parle pas de folie mais bien de planification méthodique. J’ai travaillé avec Hélène Dumas, chercheuse au CNRS, la meilleure spécialiste du Rwanda, mais aussi la journaliste Colette Braeckman. On a pu parler, de façon assez étroite, des termes à utiliser, des ambiguïtés de l’histoire, des faits, etc. Après, la dimension fiction, ça, c’était ma partie.

Vous êtes allé au Rwanda ?

Oui, avec le journaliste Patrick de Saint-Exupéry. J’ai pris énormément de notes. Ce que dit Maé, quand elle découvre ce pays, c’est à peu près ce que moi je découvrais quand je suis arrivé à Kigali.

Et vous vous êtes senti libre de tout dire, tout écrire ?

Oui, je me suis senti libre, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que tout est acté. Tout ce que j’écris dans le roman, on peut le vérifier en deux clics sur Internet. Avec des documents sourcés. Je prends un des exemples, qui est peut-être un des pires : Paul Barril, le fameux mercenaire français soupçonné d’avoir participé à l’attentat (du 6 avril 1994 où un missile a été tiré contre l’avion Falcon 50 avec à son bord le président du Rwanda Juvénal Habyarimana et celui du Burundi, Cyprien Ntaryamira, NdlR). Au cœur du génocide, il passe un contrat avec le gouvernement génocidaire qui extermine les Tutsis en les appelant “cancrelats”, “cafards” … Le contrat s’appelle “Insecticide” et il est signé par l’entreprise de Barril qui se trouve à Paris. N’importe quel citoyen français peut aller lire ce contrat. Je n’invente rien. Ce contrat a bien été passé, afin de livrer des armes. Moi, ce qui m’étonne plutôt, c’est que ce ne soit pas un scandale d’État absolu et que Paul Barril soit encore en liberté et pas condamné pour crimes contre l’humanité. Cela fait trente ans que des journalistes – français ou belges – essaient d’alerter sur ces questions-là et qu’ils s’étonnent des lenteurs voire du silence de la justice. Ce que je craignais le plus, c’est presque davantage l’indifférence que les réactions en procès pour diffamation.

Comment s’y prend-on pour insuffler du romanesque dans le tragique d’un génocide ?

C’était une des plus grandes difficultés. Quand je me suis mis à travailler sur le Rwanda, je ne me voyais pas ne pas parler d’un certain nombre de personnages historiques. La Première ministre, Agathe Uwilingiyimana, ou Lando Ndasingwa, le chef et vice-président du Parti Libéral, assassiné le 7 avril 1994. Ces personnages devaient être dans le roman, je devais leur donner la parole, de manière que les lecteurs soient sidérés quand on va assassiner ces gens et leur famille. Je l’écris dans le préambule, tout ce que je dis sur ces personnages réels, c’est ce que j’ai pu trouver dans leurs biographies, sur Internet. Je ne dis rien qui ne soit pas vrai. La difficulté, c’étaient les twists, les rebondissements. Comment jouer là-dessus par rapport au génocide. Quand j’étais gamin, il y a une série qui m’avait beaucoup marqué, qui s’appelait Holocauste, avec Meryl Streep, et qui racontait pour la première fois de manière fictionnelle la Shoah. À l’époque, ça avait fait une sorte de scandale parce que c’était une série que tout le monde regardait, partout dans le monde et, à la fois, il y avait des réactions notamment de Simone Veil, qui disait qu’on ne pouvait pas faire de fiction avec les camps de concentration. Il y a eu un vrai débat, que je ne comprenais pas. Au contraire, je me disais qu’heureusement, il y avait eu cette série. Ça m’avait ému, bouleversé, j’étais allé lire des livres pour savoir ce qui était vrai et ce qui était fiction. Ça m’a donc conforté dans l’idée que la fiction joue un rôle énorme dans l’apprentissage, notamment pour des générations qui n’ont pas connu les événements. Les retours que j’ai de ce livre me laissent penser qu’il a sa place à côté des témoignages, des récits de journalistes, des analyses géopolitiques.

Les ombres du monde | Thriller historique | Michel Bussi | Presses de la Cité, 576 pp., 23,90 €, numérique 17€

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024