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S’il n’a semble-t-il pas oublié d’où il vient, le primo romancier franco-rwandais, qui a grandi au Burundi avant de fuir à 13 ans à Paris, a mis longtemps à savoir qui il était. Pas facile d’être écartelé entre deux continents. Pas évident d’être considéré comme un blanc dans la moiteur de l’Afrique, comme un black dans la grisaille de Paname. "On m’a toujours dit que j’étais 50% noir, 50% blanc. Je dis souvent que je suis plus une rencontre entre deux fleuves."
Avec son très autobiographique "Petit pays", le rappeur a renoué avec un passé qu’il n’avait jamais réussi à faire émerger et au cours duquel il nous emmène faire les quatre cents coups dans les ruelles de Bujumbura. Des bribes de joie avant l’effroi : le génocide au Rwanda. La folie humaine vue à travers les pupilles d’un gamin de 13 ans qui voit son monde s’écrouler, son innocence s’évaporer et sa mère sombrer. L'horreur d’un drame qui laisse une douleur indélébile à ceux qui l'ont vécu et que l'auteur résume dans une métaphore d’une justesse imparable. "Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie."
Bon, qu’est-ce qu’il se passe Gaël ? "Petit pays" est votre premier roman et vous êtes dans la liste finale du Goncourt, vous avez remporté le prix du roman Fnac. Vous n’êtes pas un peu perdu ?
Au début, c’est drôle et puis là ça devient… (il hésite). Il faut que je puisse me répéter et me dire en permanence que ce que je suis en train de vivre n'est pas quelque chose de normal. J’essaie de me le répéter chaque matin. J’ai sorti des albums et je sais qu’on n’a pas autant d’attention que celle que je peux avoir sur ce roman-là et c’est important à mon avis de se le dire. Il ne faudrait pas que je vive mal la prochaine sortie où il n’y aurait pas la même attention. D’autant que pour moi, ça n’a rien à voir avec la qualité intrinsèque de l’œuvre.
Vous êtes la meilleure pub contre les détracteurs du rap. Je pense notamment à Eric Zemmour qui avait déclaré que le rap était "une sous-culture d'analphabète."
Ils ne connaissent pas. Un jeune m'a contacté et m'a dit que sa mère avait halluciné. Comment un rappeur peut être sur la liste du prix Goncourt ? Je lui ai dit : "Tu as montré ça à ta mère, ça fera son chemin dans sa tête." Tout comme pendant des années, on nous a dit que le rap était une mode passagère, que ce n'était pas de la musique. Nous, nous savions que c’était une culture et qu’elle allait durer. Parlez, parlez mais nous on vous montrera que non. La vérité, ce n'est pas le discours, ce sont les actes (rires). On dirait un politicien quand je dis ça mais c’est vrai.
Le thème du métissage revient souvent dans votre œuvre. On vous a toujours dit : "tu es 50% blanc, 50% noir". C'est une bêtise pour vous ?
C'est réducteur et ça n'aide pas. Un enfant métisse à qui on dit ça, il se dit que lui n’a pas la chance d’être 100%. On a besoin de se représenter un être entier de tout ce qu’on est. C’est en ça que je trouve que c’est dangereux de subdiviser les gens, de se dire qu’ils sont moitié-moitié. On est toujours 100% de tout ce qui nous constitue. Faut faire attention aux mots car on les intègre et on se représente à travers elles. Moi j’avais l’impression, durant toute mon adolescence, d’être un être dual, un entre-deux.
On parle souvent de crise identitaire pour parler des jeunes qui tombent dans le terrorisme. Vous avez vécu à votre échelle une crise identitaire lorsque vous êtes arrivé à Paris ?
Quand je suis arrivé en France, on aurait pu me dire : "Il n’y a pas de problème, t’es Français". A chaque fois, on me demandait : "D’où tu viens ?" Je ne me suis pas senti accueilli quoi, pas senti appartenir à un ensemble. Du coup, à un moment donné, bah oui tu te replies sur toi. Le problème ne vient pas que des jeunes, il y a aussi des discours. On leur met dans la tête cette crise identitaire. Là, on parle de "Gaulois", des "enfants d’origine", "issus de l’immigration", les "racisés". Ces mots laissent penser qu’il y a différentes catégories et qu’on n’est pas un ensemble.
Dans votre roman, Gabriel vit heureux jusqu'à la guerre civile au Burundi. Sa mère sombre dans la folie après avoir vu les horreurs du génocide au Rwanda. Il a alors cette phrase terrible : "Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie." Ca vous colle à la peau et ça vous collera toujours à la peau ?
On ne peut pas être issu d’une communauté qui a vécu le génocide et ne pas être marqué à vie. En fait, j’ai discuté une fois avec une historienne du génocide arménien. Elle me disait qu'il y avait beaucoup de traumas chez les enfants arméniens de la quatrième génération. Alors que parfois, leurs parents ne leur ont même pas parlé du génocide. Il y a des stress, des manières d’être au monde, d’être sur le qui-vive et d'être vigilant. De se dire que ça peut revenir. Cette instabilité, cette anxiété sont là quand on a vécu cette idée qu’on devait disparaître de la surface de la planète parce qu’on était ce qu’on était. Ca, ça reste. Donc mazoutés à vie, oui. Il y a ceux qui s’y noient, ceux qui ne peuvent pas continuer à vivre. C’est le cas de la mère qui reste bloquée en 1994.
Dans la chanson "A-France", vous dites que depuis le génocide, vous ne croyez plus ni à l’Onu ni à l’Otan. Quand vous êtes arrivé à Paris, vous en avez voulu aussi à la France ?
J’ai eu une colère contre l’inaction de la communauté internationale qui a assisté en direct au génocide d’un peuple et qui a laissé faire, qui a détourné les yeux. Cette colère est toujours là et je n’arrive pas à comprendre comment cela a pu se faire. Le Rwanda c’est la mauvaise conscience de la communauté internationale. Comment l’Onu, les Français, les Belges qui étaient sur place ont laissé des gens avec des machettes tuer les autres ? Tout le monde le répète, même Roméo Dallaire, qui gérait le contingent de l’Onu. Avec 1.000 hommes on arrêtait le génocide.
Comment expliquer dès lors cette inaction ?
Du racisme. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Je pense qu’il y a une forme de racisme, quelque chose dans le subconscient de l’Occident, qu’un mort africain ne vaut pas un mort blanc. Là-bas, on meurt plus facilement, là-bas, on tue plus facilement, les noirs ont l’habitude de s’entretuer. Finalement, c’est moins important. On attribue certaines phrases à Mitterrand qui aurait dit : "Un génocide dans ces pays-là, ce n’est pas très important."
Vous avez dit : "Le racisme est plus facile à supporter quand on blanc en Afrique que quand on est noir en France". Pourquoi ?
Parce que le racisme en Afrique est un racisme où je suis considéré en tant que blanc mais où on estime que j’ai des qualités. Les gens se disent que tous les blancs sont riches, sont au-dessus. Du coup, tu vas payer plus cher au resto, je vais être agressif parce que j’ai un complexe d’infériorité, je vais surjouer par rapport à toi. Le racisme, en Europe, est un racisme d’infériorisation où, en gros, on te dit, à cause de ta couleur de peau, "tu n'es pas un homme comme moi". C’est l’inverse et c’est plus dur à gérer.
Vous avez beaucoup subi le racisme à Paris ?
Ouais bien sûr. Quand on dit ça, les gens pensent qu’on veut se victimiser. Le racisme est toujours là mais très rares sont les gens qui sont racistes sciemment. Ce sont des petites remarques, des manières d’être. Quand dans un salon du livre, on me dit "Ah mais vous parlez très bien le français", c’est une forme de racisme. J’en rigole, la personne ne me veut pas du mal. Quand on m’interdit de rentrer dans un restaurant parce que je suis noir, là je me sens blessé.
La première partie du roman parle de l'enfance heureuse de Gabriel qui traîne avec ses copains dans son quartier de Bujumbura. Beaucoup de moments de bonheur que vous aviez occultés. Grâce à l'écriture, vous vous êtes souvenu de choses que vous aviez oubliées ?
La guerre avait brouillé les souvenirs de l’enfance heureuse que j'avais eue. La première envie c’était de retrouver ce qui s’était passé, de recréer et de me remémorer comment la violence est arrivée. Je ne m'en souviens pas. On pourrait croire que la guerre arrive d’un coup mais ça arrive par petite touche. Si ça se trouve, dans un an, s’il y a la guerre en France, on se rappellera qu’aujourd’hui il y a un type qui a pris la parole à la télé et ce quelque chose est peut-être le début de cette guerre. Comment les choses se sont mises en place, c’était une des choses qui m’intéressait à travers le personnage de Gabriel.
La situation est tendue au Burundi actuellement...
Le Burundi est en guerre, s’appauvrit, je suis très pessimiste pour la suite. La chance qu’on a, c’est qu’on n’est pas encore dans les massacres de l’ampleur des années 90 mais beaucoup d’éléments sont là qui peuvent faire basculer le pays : impunité totale, plus aucun journaliste, une crise économique sans précédent. Le risque, c’est la famine, ce sont les massacres donc il faut être très attentif à ce qu’il se passe
Ce jeudi, le prix Goncourt va être remis. Vous êtes dans les quatre derniers auteurs en lice. On parle de vous comme l'un des favoris. Est-ce que ça va changer votre vie ?
Je ne sais pas du tout. C’est un peu comme le loto. Tant qu’on n’a pas touché le jackpot… On peut se dire "tiens, j’achèterai ça" et en fait on ne sait pas. Une seule chose qui me fait un peu peur, c’est que le regard des gens change sur moi. Maintenant, ça va encore. Ces prix sont prestigieux et moi-même j’ai ce défaut. Quand je rencontre quelqu’un qui a gagné ce type de prix, je me dis "ah ouais je rencontre machin qui a gagné le prix Renaudot"… C’est comme si on voyait le prix avant la personne. On ne voit plus l’humain. Je n'aimerais pas qu’on vienne me voir en concert pour voir le gars qui a gagné un prix, qu’on me voit comme une bête de foire.