Citation
TRIBUNAL ADMINISTRATIF
DE PARIS
N° 2209663/5-1
___________
M. François GRANER
___________
Mme Lamarche
Rapporteure
___________
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Le tribunal administratif de Paris
(5ème section - 1ère chambre)
Mme Kanté
Rapporteure public
___________
Audience du 3 juillet 2025
Décision du 17 juillet 2025
___________
C
Vu la procédure suivante :
Par une requête et des mémoires, enregistrés le 27 avril 2022 et les 12 novembre et
15 décembre 2024, M. François Graner demande au tribunal :
1°) d’annuler les décisions des 9 juillet, 5, 24 et 31 août, 4 et 21 octobre, 15 et
23 novembre 2021 par lesquelles le ministre des armées a rejeté sa demande de consultation
anticipée de cent-quatre (104) cotes d’archives publiques appartenant au fonds d’archives
militaires sur le Rwanda et le génocide des Tutsis, conservées au service historique de la défense
(SHD) ;
2°) d’enjoindre au ministre des armées de faire droit à sa demande, à l’exception des
côtes « hors sujet » et de mettre en place une procédure concrète permettant une utilisation réelle
de ces cotes aux fins de recherche et de documentation, ainsi que le droit de photographie des
documents contenus dans ces cotes. ;
3°) à titre subsidiaire, d’enjoindre au ministre des armées de lui communiquer les
quatorze cotes numérotées AI G 28 362, DE 2008 PA 42/1, GR 1993 Z 29/39, GR 1993 Z 29/40,
GR 1997 Z 1411/55, GR 1997 Z 1411/64, GR 1999 Z 602/8, GR 2000 Z 114/940, GR 2004 Z
146/13, GR 2004 Z 146/163, GR 2004 Z 163/1, GR 2004 Z 169/5, GR 2004 Z 169/5, GR 2004 Z
169/7 et GR 2004 Z 169/8.
Il soutient que :
- les refus opposés par le ministre des armées méconnaissent l’article 15 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et portent une atteinte disproportionnée à sa
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liberté d’expression telle que protégée par les stipulations de l’article 10 de la convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
- ils entrent en contradiction avec les conclusions prononcées par la rapporteure
publique dans la décision rendue par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat le 12 juin
2020 sous les numéros n° 422327 et 4301026 ;
- la commission d'accès aux documents administratifs (CADA) a reconnu l’intérêt
légitime de sa demande de consultation anticipée mais n’a pas pris la mesure de l’intérêt de sa
demande ;
- le ministre des armées oppose de manière abusive le motif tiré de l’« atteinte excessive
aux intérêts protégés par la loi ».
Par des mémoires en défense, enregistrés les 13 octobre et 28 novembre 2024, le
ministre des armées conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- une partie des conclusions de la requête sont irrecevables dès lors que le requérant ne
justifie pas avoir préalablement saisi la commission d'accès aux documents administratifs pour
avis ;
- les moyens soulevés par le requérant ne sont pas fondés ;
- la demande présentée par le requérant présente un caractère abusif au sens des
dispositions de l’article L. 311-2 du code des relations entre le public et l'administration.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales ;
- le code du patrimoine ;
- le code des relations entre le public et l’administration ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.
Ont été entendus au cours de l’audience publique :
- le rapport de Mme Lamarche, première conseillère,
- les conclusions de Mme Kanté, rapporteure publique,
- les observations orales de M. Graner,
- et les observations de Mme Potin, pour le ministre des armées.
Une note en délibéré, présentée par M. Graner, a été enregistrée le 4 juillet 2025.
Considérant ce qui suit :
1. M. François Graner, physicien et directeur de recherche au sein du centre national de
la recherche scientifique (CNRS), mène, en parallèle, des recherches personnelles sur le rôle de
la France au Rwanda, en particulier dans le génocide des Tutsis. Le 28 février 2021, il a sollicité
l’autorisation de consulter de manière anticipée cent-quatre (104) cotes d’archives publiques
appartenant au fonds d’archives militaires sur le Rwanda et le génocide des Tutsis auprès du
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service historique de la défense (SHD). Le silence gardé par le ministre des armées sur cette
demande a fait naître une décision implicite de rejet le 28 mars 2021. Par treize courriers émis
entre le 9 juillet et le 23 novembre 2021, le ministre des armées a expressément confirmé son
refus, à l’exception de sept cotes d’archives. M. Graner a saisi la commission d’accès aux
documents administratifs (CADA) par un courrier enregistré à son secrétariat le 28 septembre
2021, puis par un courrier électronique du 2 décembre 2021 dont la commission a accusé
réception le même jour. Elle a émis un avis partiellement favorable à la demande de consultation
anticipée présentée par le requérant le 17 février 2022. Le silence gardé par l’administration
pendant deux mois à compter de l’enregistrement des demandes de M. Graner par la CADA a
fait naître de nouvelles décisions implicites de refus en application des dispositions de l’article
R. 343-5 du code des relations entre le public et l’administration. Par sa requête, M. Graner doit
être regardé comme sollicitant l’annulation de ces dernières décisions.
Sur les conclusions à fin d’annulation :
2. D’une part, aux termes de l’article L. 213-1 du code du patrimoine : « Les archives
publiques sont, sous réserve des dispositions de l'article L. 213-2, communicables de plein
droit. ». L’article L. 213-2 du même code précise : « Par dérogation aux dispositions de l'article
L. 213-1 : / I. Les archives publiques sont communicables de plein droit à l'expiration d'un délai
de : / (…) 3° Cinquante ans à compter de la date du document ou du document le plus récent
inclus dans le dossier, pour les documents dont la communication porte atteinte au secret de la
défense nationale, et qui ont pour ce motif fait l'objet d'une mesure de classification mentionnée
à l'article 413-9 du code pénal, ou porte atteinte (…) à la sécurité des personnes ou à la
protection de la vie privée, à l'exception des documents mentionnés aux 4° et 5° du présent I.
(…) / 5° Cent ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le
dossier, (…) / Les mêmes délais s'appliquent aux documents dont la communication est de nature
à porter atteinte à la sécurité de personnes nommément désignées ou facilement identifiables
impliquées dans des activités de renseignement, que ces documents aient fait ou ne fassent pas
l'objet d'une mesure de classification. (…) ». Aux termes de l’article L. 213-3 de ce code :
« I. L'autorisation de consultation de documents d'archives publiques avant l'expiration des
délais fixés au I de l'article L. 213-2 peut être accordée aux personnes qui en font la demande
dans la mesure où l'intérêt qui s'attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à
porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger. (…) l'autorisation est
accordée par l'administration des archives aux personnes qui en font la demande après accord
de l'autorité dont émanent les documents. (…) ». Enfin, l’article R. 213-11 du code du
patrimoine prévoit que : « Toute demande de dérogation aux conditions de communication des
archives de la défense est soumise : / 1° Au Premier ministre, en ce qui concerne les archives
provenant du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ; / 2° Au ministre de la
défense, en ce qui concerne les autres archives. / (…). / L'accord de l'autorité dont émanent les
documents, mentionné à l'article L. 213-3, est donné par le Premier ministre en ce qui concerne
les fonds d'archives publiques provenant du secrétariat général de la défense et de la sécurité
nationale, par le ministre de la défense en ce qui concerne les autres fonds. »
3. Si le législateur n’a entendu exclure aucune archive publique de la possibilité de
consultation anticipée prévue par les dispositions de l’article L. 213-3 du code du patrimoine,
dans l’hypothèse où la demande de consultation anticipée adressée à l’administration chargée des
archives et transmise à l’autorité de laquelle émanent les documents porte sur des archives
classifiées au sens de l’article 413-9 du code pénal, la satisfaction de l’intérêt légitime du
demandeur doit être conciliée avec le respect du secret de la défense nationale. Il en résulte qu’il
appartient à l’administration de laquelle émane les documents classifiés d’examiner l’opportunité
de procéder à leur déclassification et, dans le cas où elle estime que la classification demeure
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justifiée, d’informer l’administration chargée des archives qu’elle s’oppose, pour cette raison, à
leur consultation anticipée. A défaut d’accord de l’autorité de laquelle émanent les documents
dont la consultation est demandée, l’administration chargée des archives est tenue de rejeter la
demande de consultation anticipée dont elle est saisie.
4. D’autre part, l’article L. 311-1 du code des relations entre le public et l’administration
dispose que : « Sous réserve des dispositions des articles L. 311-5 et L. 311-6, les
administrations mentionnées à l'article L. 300-2 sont tenues de publier en ligne ou de
communiquer les documents administratifs qu'elles détiennent aux personnes qui en font la
demande, dans les conditions prévues par le présent livre ». Aux termes du dernier alinéa de
l’article L. 311-2 du même code : « (…) L’administration n’est pas tenue de donner suite aux
demandes abusives, en particulier par leur nombre ou leur caractère répétitif ou systématique ».
5. Il résulte des dispositions du dernier alinéa de l’article L. 311-2 du code des relations
entre le public et l’administration qui viennent d’être citées que revêt un caractère abusif la
demande qui a pour objet de perturber le bon fonctionnement de l’administration sollicitée ou
qui aurait pour effet de faire peser sur elle une charge disproportionnée eu égard aux moyens dont
elle dispose et à l’intérêt que présenterait, pour l’intéressé, le fait de bénéficier de la communication
des documents occultés.
6. Pour refuser de faire droit à la demande de consultation anticipée formulée par
M. Graner, le ministre des armées fait notamment valoir que cette demande revêt un caractère
abusif dès lors qu’elle porte sur plus d’une dizaine de milliers de documents dont plus de 2 500
sont classifiés et qu’ils comportent, en outre, des informations susceptibles de compromettre la
sécurité et la protection de la vie privée de personnes, civiles ou militaires, toujours en vie.
7. En l’espèce, la demande de consultation anticipée formulée par M. Graner auprès du
service historique de la défense (SHD) porte sur cent-quatre (104) cotes d’archives publiques
appartenant au fonds d’archives militaires sur le Rwanda et le génocide des Tutsis. Il est constant
que chacune de ces cotes comporte plusieurs dossiers ou documents représentant, au total,
plusieurs milliers, voire dizaine de milliers, de pages. En outre, il ressort tant des écritures du
ministre des armées que de l’inventaire des différents fonds d’archives relatifs au Rwanda et au
génocide des Tutsis, notamment rendu public le 7 avril 2021 par la Commission de recherche sur
les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) présidée par
M. Vincent Duclert sous la forme d’un « État des sources dans les fonds d’archives français pour
la recherche sur la France au Rwanda et le génocide des Tutsis (1990-1994) » librement
accessible sur le site internet vie-publique.fr, que l’intégralité des cotes sollicitées comprennent
des documents couverts par le secret de la défense nationale, alors classifiés au niveau
« confidentiel défense ». Par ailleurs, il ressort du libellé des dossiers contenus dans ces cotes
que les documents en litige comportent des informations sensibles susceptibles de se rapporter à
la vie privée de personnels toujours en vie et de mettre en cause leur sécurité.
8. Il résulte de ce qui précède que la satisfaction de la demande de M. Graner impliquerait
que le service historique de la défense (SHD), auquel il appartiendrait, le cas échéant, de se
rapprocher des autorités dont émanent les milliers de documents en litige, examine, pour chacun
de ces documents, l'opportunité de procéder, d’une part, à leur déclassification et, d’autre part, à
l’occultation de l’identité des personnes dont la sécurité ou la protection de la vie privée serait
susceptible d’être compromise par la consultation anticipée de ces documents, qu’ils soient ou
non classifiés. Cette charge de travail, eu égard au nombre particulièrement élevé des documents
en litige et de leur nature, apparaît disproportionnée au regard des moyens dont dispose le SHD
et alors que l’intérêt, pour M. Graner, d’accéder à des documents largement occultés ou
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caviardés n’est pas établi ni même allégué. Au demeurant, M. Graner admet lui-même dans ses
écritures que la charge de travail incombant à l’administration puisse être déraisonnable et
sollicite, à titre subsidiaire, que quatorze cotes d’archives qu’il énumère lui soit communiquées.
Dans ces conditions, le ministre des armées était fondé à refuser de faire droit à la demande de
consultation anticipée de cent-quatre (104) cotes d’archives présentée par M. Graner au motif
que celle-ci présentait un caractère abusif au sens des dispositions de l’article L. 311-2 du code
des relations entre le public et l’administration. Par suite, les moyens tirés de la méconnaissance
de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de l’article 10 de la
convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de
l’article L. 213-3 du code du patrimoine ne peuvent qu’être écartés.
9. Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que les conclusions à fin d’annulation
présentées par M. Graner doivent être rejetées, sans qu’il soit besoin de se prononcer la fin de
non-recevoir opposée en défense.
Sur les conclusions à fin d’injonction :
10. Le présent jugement, qui rejette les conclusions à fin d’annulation présentées par le
requérant, n’appelle, par lui-même, aucune mesure d’exécution. Par suite, les conclusions à fin
d’injonction doivent être rejetées.
DECIDE:
Article 1er : La requête de M. Graner est rejetée.
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Article 2 : Le présent jugement sera notifié à M. François Graner et au ministre des
armées.
Délibéré après l'audience du 3 juillet 2025 à laquelle siégeaient :
M. Davesne, président,
Mme Lamarche, première conseillère,
M. Tanzarella Hartmann, conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 17 juillet 2025.
La rapporteure,
Le président,
M. Lamarche
S. Davesne
La greffière,
V. Lagrède
La République mande et ordonne au ministre des armées, en ce qui le concerne ou à tous
commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les
parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.