Fiche du document numéro 34644

Num
34644
Date
Dimanche 10 novembre 2024
Amj
Taille
2187603
Titre
Gaël Faye, écrivain : « Aujourd’hui, je ne suis plus écartelé entre le Rwanda et la France »
Sous titre
Entretien « Je ne serais pas arrivé là si…  ». Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. L’écrivain franco-rwandais, récompensé, lundi, par le prestigieux prix Renaudot, se souvient du jour où il a été confronté à son histoire familiale.
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Rappeur, compositeur et musicien, Gaël Faye est surtout devenu célèbre par son premier roman, Petit pays (Grasset), qui remporta, en 2016, de nombreux prix, dont le Goncourt des lycéens, et fut adapté au cinéma. Il y racontait le terrible génocide des Tutsi au Rwanda, dont sa mère est originaire. Pour son deuxième roman, Jacaranda (Grasset, 288 pages, 20,90 euros), il vient, à 42 ans, de recevoir le prix Renaudot 2024.

Je ne serais pas arrivé là si…

… Si je n’étais pas allé voir au théâtre, à la veille de mon baccalauréat, en juin 2000, le spectacle Rwanda 94. Mon meilleur ami, qui n’est pas rwandais, m’avait offert une place, et nous avions tous deux pris le train jusqu’à Lille pour voir cette pièce d’une compagnie belge, le Groupov. Elle durait six heures, mais c’est comme si elle avait chassé le brouillard qui existait depuis toujours dans ma vie.

Comment une pièce de théâtre peut-elle provoquer une telle déflagration ?

Elle m’a permis de mettre des mots sur le silence qui régnait dans ma famille. J’avais quitté le Burundi en 1995, à l’âge de 13 ans, pour arriver en France chez ma mère, qui habitait à Versailles, et nous n’avions jamais pu parler de ce passé où les mots « conflits », « génocide », « massacre » s’entremêlaient confusément. Ni de la guerre que ma sœur et moi avions vécue. Jusque-là, j’avais posé des questions et l’on ne me répondait pas. Cette pièce a produit sur moi un tel choc que j’ai dû la revoir cinq ou six fois, entraînant des amis avec moi.

Que racontait ce spectacle ?

La pièce démarrait par le témoignage d’une rescapée. Sur un plateau vide, une femme s’asseyait sur une chaise et, s’adressant à la salle, elle racontait son histoire, comment on avait tué ses enfants pendant le génocide. C’était d’une intensité incroyable, qui m’a permis de prendre la mesure de cet événement, de comprendre qu’un génocide s’ancre d’abord dans une idéologie. Que ce génocide n’était pas une affaire de conflits séculaires entre Hutu et Tutsi. Il ne reposait pas non plus sur une différence physique, ce que l’on m’avait pourtant toujours raconté, entre les Tutsi, présumés grands et minces, et les Hutu, présumés petits et trapus.

Comme dans un cours magistral, cette pièce montrait comment le racisme biologique européen du XIXe siècle a plaqué sur la société rwandaise une grille de lecture raciale, assortie de mesures anthropométriques pour mesurer les nez et catégoriser les Rwandais. Comment Hutu et Tutsi, qui étaient des groupes sociaux, ont été mués en catégories raciales. Comment la carte d’identité ethnique est arrivée dans la société rwandaise, en 1931, et a figé à ce moment-là le regard des Rwandais sur eux-mêmes. D’un coup, j’ai compris l’histoire de ma mère…

Votre mère, qui est rwandaise, tutsi…

Oui, et elle a dû fuir au Burundi dans les années 1960, car il y avait cette marginalisation des Tutsi au sein de la société rwandaise. Considérés comme des citoyens de seconde zone, ils étaient persécutés et massacrés. Au Burundi, il existait la même configuration ethnique qu’au Rwanda et, pour moi, les deux pays étaient jusque-là identiques. Sauf que les Tutsi y étaient au pouvoir. Cette histoire s’est dessinée plus clairement dans mon esprit lorsque je suis devenu adolescent. C’est à partir de là que je me suis permis d’écrire sur le Rwanda.

Comment vos parents s’étaient-ils rencontrés ?

Mon père, originaire de Lyon, était un peu beatnik. Muni d’un CAP de plombier, il avait entrepris de faire, après son service militaire, le tour du monde à vélo. C’est en arrivant au Burundi qu’il a découvert la région des Grands Lacs et y a rencontré ma mère. Née en 1959, au moment des premiers massacres, elle avait fui le Rwanda et n’avait connu, presque toute sa jeunesse, que les camps de réfugiés.

Avant d’acquérir la nationalité française à la suite de son mariage avec mon père, ses premiers papiers d’identité ont été ceux fournis par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Une partie de sa famille, des tantes, des oncles et des neveux, avaient été tués dans le génocide des Tutsi au Rwanda, mais cela, je ne l’ai appris que petit à petit, lorsque je suis venu la rejoindre en France, avec ma sœur, après avoir vécu, de l’âge de 4 ans à 13 ans, avec mon père au Burundi. C’est à Versailles que ma mère avait voulu s’installer après avoir divorcé de mon père et trouvé un job de secrétaire du tribunal de grande instance.

Dans vos deux romans, « Petit pays » et « Jacaranda », le personnage de la mère est particulièrement silencieux, fuyant, insaisissable. Votre mère était-elle ainsi ?

Oui, il lui est toujours difficile de parler de ce passé et de cette réalité. Mais cela ne concerne pas uniquement ma famille. J’ai conscience que cela vient d’une blessure très profonde et d’une incapacité à trouver les mots pour raconter une histoire douloureuse. Les plus vieux souvenirs qu’elle nous a racontés sont ceux de camps de réfugiés où elle avait les pieds dans la boue.

Les bribes d’information sur son passé racontent une histoire de souffrances, d’exil, d’arrachement, de sentiment d’être pourchassé et déshumanisé. C’est l’histoire de sa génération. Une génération qui a vécu dans un monde où l’on pouvait tuer un Tutsi sans que cela ait aucune conséquence. Enfant, je n’avais pas conscience que son silence venait de là.

Cela devait être angoissant pour un jeune garçon…

C’était asphyxiant, suffocant et, en même temps, c’était une donnée. Je ne me suis pas tout de suite révolté contre ce silence, parce qu’il existait également dans les familles de mes camarades rwandais et burundais. J’avais le sentiment que c’était la norme, que le monde des adultes et celui des enfants étaient étanches.

Quand j’observe aujourd’hui la fluidité de mes relations avec mes filles, je leur envie cette facilité que je n’ai pas connue dans l’enfance. Pour moi, c’était un combat d’obtenir une bribe d’information, chaque question était source de tensions, chaque interaction revenait à poser le pied sur un sol meuble, on ne savait jamais vraiment quelle réaction cela allait provoquer.

Le fait que vous compreniez soudain ce qu’elle a vécu a-t-il changé vos relations ?

Non. Car même si j’ai peu à peu reconstitué une partie de son passé, tel un archéologue, il reste beaucoup d’interrogations et de trous que je ne réussirai jamais à combler. Je sais qui est mort, mais pas comment, je ne connais pas la vie passée de mes grands-parents, ni la façon dont ils ont fui.

Lorsque je regarde les familles de mes amis, c’est un peu la même chose. Mais de petites choses peuvent bouger. Dans L’Art de perdre (Flammarion, 2017), Alice Zeniter raconte cette scène où un garçon revient dans la cité ouvrière où ont émigré ses parents afin de présenter sa petite amie à son père algérien. Elle est française et elle sent cette pesanteur, ce silence qui s’installe et que je connais si bien. Et puis, finalement, au moment où le jeune couple s’en va, alors que le père est resté silencieux jusque-là, il leur glisse sur le pas de la porte : « Merci d’être venus ».

Cette scène m’émeut, parce qu’elle raconte avec pudeur ces petits instants où, enfin, on a conscience d’être reconnu, compris. Mes livres me permettent d’accéder à ces micromoments. Dans toutes les familles qui ont subi des violences, on retrouve cela, je crois. Pas seulement celles qui ont traversé les violences de la grande histoire, mais celles aussi qui ont connu des violences intrafamiliales. Mes livres n’ont pas seulement pour but de nouer une conversation avec ma mère, mais d’ouvrir une discussion plus large.

Comment votre mère a-t-elle reçu vos deux romans ?

J’ai écrit dans mes livres ce qu’elle n’arrivait pas à dire, mais jusqu’à récemment je n’étais pas certain qu’elle les avait lus. Et puis, il y a peu de temps, elle m’a envoyé un message et j’ai compris qu’elle les avait lus.

Comment cet immense non-dit familial vous a-t-il façonné ?

J’étais timide, introverti, je parlais peu. Mais cela m’a poussé à m’émanciper. Adolescent, je m’imaginais vivre au Burundi et avoir un métier manuel. Puis il y a eu l’exil. En France, j’ai fait des études littéraires, avant d’opter de façon très rationnelle pour une formation à la finance afin de pouvoir quitter le nid familial. J’ai travaillé trois ans dans la finance, dans un bureau. Je me suis révolté contre le silence en m’attribuant les mots. J’ai commencé à écrire des textes de rap, puis à me produire sur scène.

Un jour, j’ai compris que les cachets que je touchais pour mes concerts pouvaient, mis bout à bout, me donner un statut d’intermittent du spectacle et me permettre de me consacrer totalement à mon art. Pour moi, il n’y avait pas tellement de différence entre écrire du rap et des livres, et j’étais autant influencé par Oxmo Puccino que par le poète René Depestre ou l’écrivaine Annie Ernaux.

Mais accéder au monde de l’édition me paraissait difficile. Par chance, le fils de l’agente littéraire Catherine Nabokov écoutait un peu trop fort mes chansons et elle m’a écrit un mot très naturel. Elle m’a ensuite présenté à Juliette Joste, aux éditions Grasset, à qui j’ai apporté une trentaine de pages qui sont ensuite devenues Petit pays.

Vous avez décidé de vivre au Rwanda. Vous sentez-vous écartelé entre ces deux pays, la France de votre père et le Rwanda de votre mère ?

Au départ, je ne connaissais pas vraiment le Rwanda. Ma famille a été réfugiée pendant trente ans au Burundi, et c’est en juillet 1994, au lendemain du génocide, qu’elle est retournée au Rwanda et que j’ai découvert le pays. J’avais 11 ans. Ma grand-mère nous avait toujours parlé du Rwanda comme du pays du lait et du miel. Une sorte d’eldorado… Or, j’ai découvert un pays transformé en charnier. Je n’ai eu qu’une envie, m’enfuir.

Mais, une fois en France, j’y suis revenu chaque année pour revoir ma famille maternelle. Et, plus je me rendais au Rwanda, plus je voyais la société changer et se normaliser. En 2014, j’ai été invité à chanter lors d’une commémoration du génocide. Avec mon épouse, nous venions d’avoir notre deuxième enfant, nous voulions leur transmettre une identité à travers autre chose que la commémoration et la mémoire de la violence. Rien de tel que de vivre sur place pour cela.

Aujourd’hui, je ne suis plus écartelé entre ces deux pays, je me sens du Rwanda autant que de la France, et c’est largement lié à la politique. Le déni de responsabilité de la France dans le drame qu’a subi mon autre pays jusqu’à Emmanuel Macron a longtemps provoqué en moi un tiraillement, une véritable souffrance. Voir le président de la République se déplacer et reconnaître une responsabilité a calmé une conflictualité intérieure.

Où vivez-vous ?

Dans le centre-ville de Kigali, dans une maison avec un jardin où pousse un jacaranda [un arbre tropical qui donne son titre à son dernier ouvrage]. Mes filles vont dans une école rwandaise qui délivre des diplômes internationaux. Mon épouse travaille dans le domaine de la santé. Et moi, j’écris et je travaille avec des artistes sur place. Kigali s’est beaucoup agrandie, mais elle reste une ville moyenne en comparaison à certaines grandes métropoles africaines.

Je me rends souvent sur les rives du lac Kivu, que j’aime beaucoup, je me balade vers la chaîne de montagnes volcaniques des Virunga. Aujourd’hui, ce ne sont plus mes parents, qui vivent désormais en France, qui m’ancrent au Rwanda, mais mes filles. Je garde pourtant une forme d’insécurité liée à l’instabilité de la région des Grands Lacs.

Craignez-vous que la guerre revienne ?

La guerre peut arriver dans n’importe quelle société, je l’ai vécu. La région du Bujumbura de mon enfance paraissait aller très bien, et c’est après coup que l’on se rend compte que les discours politiques préparaient le conflit. Cela fait trente ans que la paix est là, à l’intérieur du Rwanda, et c’est énorme pour la région, c’est une génération. Un génocide ne reviendra pas parce que, pour qu’il y ait un génocide, il faut des discours publics de haine et de stigmatisation, une idéologie qui prépare les esprits. Désormais, la distinction entre Hutus et Tutsis n’existe plus officiellement.

Dans la sphère privée, la haine existe encore, sans doute, comme l’antisémitisme existe toujours, malgré sa condamnation officielle. Mais, avec des structures institutionnelles qui permettent que cela ne se déploie pas, avec des politiques et des médias qui n’encouragent pas les discours de haine et de division, nous avons quelques garanties d’une paix intérieure durable.

J’ai l’intention de continuer à vivre au Rwanda et aussi en France, où je viens régulièrement, comme si m’y liaient les racines de mes parents. Au fond, j’aurai toujours un pied dans chaque pays.

« Jacaranda », de Gaël Faye (Grasset, 288 pages, 20,90 euros).

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024