Fiche du document numéro 34533

Num
34533
Date
Jeudi 15 septembre 2022
Amj
Taille
162691
Titre
Les défis linguistiques dans les procès du génocide perpétré contre les Tutsi
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Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Prof. Évariste Ntakirutimana
Université du Rwanda

Tout crime de masse, à l’instar du génocide perpétré contre les Tutsi, implique un grand nombre d’acteurs. Le kinyarwanda, langue nationale parlée et comprise par plus de 99.4% de Rwandais (Ntakirutimana, 2012 : 5) a joué un rôle de premier plan dans la mobilisation. Dans les procès du génocide, cette langue de moindre diffusion, par rapport aux six langues de travail des Nations Unies (Ntakirutimana, 2021 : 24) dont le français et l’anglais, est convoquée. Pour les besoins de la cause, les procès recourent à deux ressources linguistiques incontournables, à savoir la transcription et la traduction, pour une meilleure intelligence des événements dans le but ultime de prendre des décisions éclairées et hors de tout doute raisonnable, comme le stipule la Common law.

Nous entendons traiter des défis linguistiques majeurs reliés à la transcription des enregistrements et à la traduction pour montrer que, en définitive, ces ressources peuvent alimenter le doute et influer sur les décisions de la Chambre. Nous aurons recours aux documents du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) mis à notre disposition, entre 2002 et 2015, pour la rédaction des rapports d’expertise dans les domaines de l’analyse du discours, de la lexicologie, de la terminologie et de la sémantique. Il s’agit principalement du discours du Président intérimaire Théodore Sindikubwabo, à Butare, le 19 avril 1994 ; de celui du Premier Ministre Jean Kambanda avec les intellectuels de Butare, le 14 mai 1994 et les échanges qui s’ensuivirent. Nous aurons également recours aux émissions de la Radiotélévision Libre des Mille Collines (RTLM) et de certaines émissions de Radio Rwanda avant et pendant le génocide perpétré contre les Tutsi.

1. 1. La transcription des enregistrements

Il s’agit naturellement des enregistrements de certaines émissions de Radio Rwanda et d’un bon nombre d’émissions de la RTLM, les seuls médias de la presse orale rwandaise à l’époque du génocide perpétré contre les Tutsi. Le passage de l’oral à l’écrit, même dans les conditions normales, n’est pas toujours aisé. Un certain nombre d’éléments qui devraient favoriser la compréhension des faits au plus haut degré ne sont pas pris en compte pour des raisons obvies et inéluctables. En somme, nous traitons de la qualité des enregistrements, des anthroponymes, des toponymes, des intermèdes musicaux, du ton du locuteur sans oublier quelques éléments paralinguistiques qui rentrent dans le même contexte.

1. 1.1 La qualité des enregistrements

À l’époque du génocide, la technologie n’était pas aussi développée qu’à l’heure actuelle. Les enregistrements ont été faits sur des bandes magnétiques ou sur des cassettes audio dans des conditions souvent tumultueuses. Les notes « inaudible, brève interruption » sont fréquentes dans les transcriptions. Cela ne va pas sans conséquences sur la transmission et le degré de compréhension du message. Les deux exemples suivants sont éclairants en la matière :
2. 1. De plus, la population remercie l’armée rwandaise pour la façon dont elle s'est comportée pour découvrir ce plan-là et pour avoir agi très rapidement avec l'aide de la population pour que notre ville ne soit pas prise par ceux qui s'y étaient infiltrés. C'est donc ce message que nous adressons l'armée et à son commandement… (inaudible) (K0298936).
Intervention de Frodouard Karamira, secrétaire de la commission des affaires économiques et financières du MDR

2. 2. Monsieur le préfet, dans votre préfecture, ... ne pensez pas que vous entrez au paradis ; vous arrivez au mauvais moment. (Une brève interruption). Approchez vos bourgmestres, organisez souvent des réunions avec eux, demandez à chacun d'eux ce dont il a besoin, ce qui lui manque, et quand vous jugerez qu'il y a moyen de le lui fournir, faites-le. Si vous concluez qu'il est paresseux ou insouciant, dites-lui de se mettre au travail et de ne pas laisser les autres travailler alors qu'il se contente d'observer (K0298930). Discours du Président Théodore Sindikubwabo, le 19 avril 1994.
Les éléments inaudibles et les brèves interruptions affectent d’une manière ou d’une autre la compréhension du message dans son entièreté.

1.2 Les anthroponymes

La transcription des enregistrements n’a pas été nécessairement opérée par des linguistes ou des spécialistes du kinyarwanda en matière d’orthographe. Les noms de personnes et les noms de lieux posent souvent problème. Comme on le sait, l’anthroponyme est très important dans les procès. Tout commence par savoir si la personne qui est devant la barre est la vraie. Certaines personnes ont dû changer de noms pour échapper à la traque et/ou pour pouvoir bénéficier de refuge, le cas échéant. En outre, il n’est pas rare de trouver des personnes qui portent le même nom. Dans ce cas, l’homonymie crée une situation amphibologique qui peut conduire l’accusé à nier son identité.

L’ordre des noms peut également faire l’objet de confusion. Il est facultatif en kinyarwanda, alors qu’il est établi et constant dans la culture occidentale en général : prénom + nom. En kinyarwanda, Evariste Ntakirutimana et Ntakirutimana Evariste réfèrent à la même personne. Cela peut semer la confusion dans l’identification de l’accusé et du témoin. En Occident, le prénom vient toujours avant le nom. C’est là d’ailleurs l’origine étymologique du terme : latin prae : avant et nomen : nom.

1.3 Les toponymes

Le toponyme, c’est-à-dire le lieu des faits, est également d’importance dans les procès. Il n’est pas moins problématique que l’anthroponyme. Plusieurs lieux portent le même nom : Gisozi, Kabeza, Kibirizi, Kivumu, Murama, Ngoma, Nyange, Nyanza, Remera, Tumba, etc…Quand l’accusé ou le témoin indiquent le lieu des faits, ils ne donnent pas toujours les précisions de nature désambiguïsante. Cela peut semer la confusion.

1.4. Les intermèdes musicaux

Dans le bonheur comme dans le malheur, le rôle de la musique est indéniable. Nous chantons toujours la vie. Durant la période pré-génocide et lors du génocide, la musique jouée sur les ondes des deux médias évoqués, était circonstancielle. Les intermèdes musicaux devaient être bien sélectionnés pour être en phase avec le message transmis ou à transmettre. C’est dans ce contexte que les chansons de Bikindi ont été parmi les plus diffusées. Cependant, dans les transcriptions, on trouve noté : intermède musical, sans aucune indication en rapport avec le titre de la chanson. Il serait intéressant de connaître aussi bien les chanteurs qui ont été les plus diffusés que les chansons qui ont été les plus jouées ; le plus important étant le contenu véhiculé.

1.5 Le ton du locuteur

Le ton du locuteur est très indicatif dans la transmission du message persuasif, surtout dans des situations de conflits. La harangue est différente de la supplication en termes de tons. Néanmoins, dans la transcription, cet élément disparaît.

1.6 Les éléments paralinguistiques

Les gestes, la tenue, le décor, la qualité et la quantité de l’auditoire, ses réactions, les murmures, les applaudissements, la nature, l’attitude et le style du locuteur, le silence, les pauses, etc…sont des éléments extralinguistiques incontournables dans les prises de parole. Tous ces éléments ne sont pas repris dans la transcription, nonobstant leur importance dans la transmission et la réception du message. Le doute peut s’en découler.

Comme je l’ai déjà dit je suis content d'avoir tenu cette réunion avec vous. J'y ai appris bien de choses que j'ignorais. Je me réjouis de la cérémonie d'investiture du préfet à laquelle j'ai moi-même pris part. Moi-même je fais partie de ses administrés. Il vient de nous promettre qu'il fera tout ce qui est en son pouvoir pour s'acquitter de ses tâches. Il vient également de demander notre appui. Monsieur le préfet, le mien vous est d'avance assuré, parce que je suis I'un de vos administrés. (Applaudissements nourris). (K0298928) Discours du Président Théodore Sindikubwabo, le 19 avril 1994 à Butare

Il sied de rappeler que la nature des applaudissements indique à la fois la popularité/impopularité du locuteur et la pertinence/impertinence des éléments du message global, pour n’en citer que cela. Les autres éléments recensés ont également leur importance dans la transmission et la compréhension du message.

Sans aller trop dans les détails, il appert que la transcription s’intéresse le plus à ce qui a été dit et très rarement voire jamais à comment cela a été dit ? Cet élément contribue pourtant à compréhension maximale du message et à la prise de décisions justes, par voie de conséquence. Le problème de transcription, comme d’ailleurs celui de traduction, qui va suivre, se posent dans les procès internationaux qui se déroulent dans des langues différentes de la langue du crime, pour ainsi dire.

2. La traduction dans les procès du génocide au TPIR

« On ne traduit pas les mots, on traduit les idées »

Dans un contexte de guerre en général et de génocide, en particulier, les belligérants sélectionnent leurs mots et les chargent en fonction de leur intention (effet téléologique) et des actions attendues (effet praxéologique). Ils ne pensent pas souvent que, tôt ou tard, la justice interviendra pour déterminer les responsabilités et punir les coupables. S’agissant de génocide perpétré contre les Tutsi, les parties (Bureau du procureur, la Défense et la Chambre) ne comprenaient pas le Kinyarwanda. Tous les documents étaient subséquemment traduits en anglais et en français par la section des langues du Tribunal. Les audiences procédaient par traduction simultanée dans les mêmes langues. En effet, le jury devait être convaincu que l’accusé a commis le crime hors de tout doute raisonnable au risque d’être acquitté, en raison de la présomption d’innocence. Il importe de souligner que la charge des mots rend souvent la traduction approximative et la justice indécise.

À l’aide des enregistrements et des transcriptions des émissions de la RTLM et de Radio Rwanda, j’entends montrer comment la traduction peut influer sur la conviction. D’entrée de jeu, je traiterai du cas Bikindi, à titre indicatif, juste pour montrer comment la non-conviction peut entraîner l’acquittement ou la réduction de la peine. J’insisterai plutôt sur les émissions des deux médias susmentionnés pour être plus concret par rapport à la traduction et au problème d’intelligence qu’elle peut générer.

2.1 Procès Bikindi
Simon Bikindi dut répondre à six chefs d'accusation, énoncés comme suit dans les termes du Tribunal :
Simon Bikindi est accusé de six chefs d’inculpation à lui imputés en vertu des articles 2, 3, 6.1 et 6.3 du Statut du Tribunal : entente en vue de commettre le génocide, génocide ou, subsidiairement, complicité dans le génocide ; incitation directe et publique à commettre le génocide ; et assassinat et persécution constitutifs de crimes contre l’humanité. Plus particulièrement, le Procureur l’accuse d’avoir participé à la campagne anti tutsie orchestrée au Rwanda en 1994, par le biais de ses compositions musicales et à travers les discours par lui prononcés dans le cadre de rassemblements publics à l’effet d’inciter et de promouvoir la haine et la violence contre les Tutsis. Le Procureur c. Simon Bikindi, affaire no ICTR-01-72-T

Intéressons au chef d’accusation relevant de la campagne anti-tutsi par le biais des compositions musicales. À ce sujet, trois chansons ont été versées dans son dossier comme preuves à charge. Il s’agit de Twasezereye, Nanga Abahutu (Akabyutso), Bene Sebahinzi (Intabaza). Au bout du compte, la chambre a rejeté l’accusation arguant du manque de clarté pour ce qui a trait à l’incitation à la haine mais surtout du rôle du compositeur dans la diffusion de ses chansons.
Sur la base de ses constatations factuelles, la Chambre conclut que les chansons intitulées Twasezereye, Nanga Abahutu et Bene Sebahinzi ne sont pas constitutives d’incitation directe et publique à commettre le génocide. Elle estime également qu’il n’existe aucun élément de preuve établissant que Simon Bikindi a joué un rôle quelconque dans la diffusion de ces chansons en 1994. Le Procureur c. Simon Bikindi, affaire no ICTR-01-72-T

Il y a lieu d’affirmer que le double doute dans la conclusion de la Chambre a influé sur la peine de 15 ans imputée à Simon Bikindi. La curiosité nous incita à analyser les trois chansons pour vérifier l’absence du message haineux. Dans une étude de 2019 intitulé “Song as a Propaganda Tool in the Genocide Against the Tutsi in Rwanda”, nous avons trouvé le contraire. Le lecteur pourra s’y référer pour une meilleure compréhension du message incendiaire des trois chansons. Il importe de souligner que ces chansons sont composées dans un kinyarwanda classique, pour ne pas dire ancien, très difficile à déchiffrer et à traduire, par voie de conséquence. Par ailleurs, elles font référence à des personnalités ou à des situations à la fois mythiques, historiques ou imaginaires. Cela complique la compréhension et la traduction du message.
2. 2.2 Émissions de la RTLM

Je ne reviendrai pas outre mesure sur le rôle de la RTLM dans la diffusion des messages haineux. Je vais illustrer la haine par les termes qui l’expriment et qui sont redondants dans ses émissions.

2.2.1 Aspects théoriques et méthodologiques
Pour mieux opérer, j’ai pris les émissions de la RTLM comme un même discours, uni et continu eu égard à sa mission. Ce faisant, j’ai dégagé 5 réseaux que les termes entretiennent normalement entre eux, à savoir le réseau d’équivalences, d’associations, d’actions, de qualifications et d’oppositions (Robin (1973 : 142). Cela m’a permis de mieux traiter la charge des mots et le problème de traduction plus facilement et plus aisément. S’agissant de la charge des mots, je me suis inspiré de trois notions élémentaires d’électricité, à savoir le neutre, le négatif et le positif :

a. 1. charge normale : sens neutre, ordinaire, habituelle, non connoté.
b. 2. charge négative : sens dévalorisant, dépréciatif, minoratif.
c. 3. charge positive : sens élogieux, laudatif, apologétique

Donnons-en des exemples pour être plus clair. Le terme gukora qui, ordinairement, signifie travailler a été négativement chargé pour référer à tuer. Par les temps qui courent, ce sens n’est plus à discuter. Par contre, le terme interahamwe qui, selon Rwigamba et al., (1998 :23), signifiait personne qui visent le même objectif, avant et pendant le génocide, a été négativement chargé après. Il signifie milice malveillante et mortifère. À l’inverse, le terme inkotanyi qui dérive du verbe gukotana (travailler inlassablement et avec détermination) avait le sens négatif, pendant la même période. En effet, il faisait référence à l’ennemi du Rwanda. Il est fort intéressant de constater qu’après le génocide, ces deux termes ont changé de camp et de charge, par voie de conséquence. Le premier a pris la charge dépréciative (négative) et le second a pris la charge apologétique (positive) originale. Tito Rutaremera, un des fondateurs du Front Patriotique Rwanda (FPR), rapporte que le terme Inkotanyi est une création de Kanyarushoki alias Muramutsa. Ce dernier définit Inkotanyi comme « umuntu uharanira ibye, akabirwanira ashyizeho umwete, agakora yivuye inyuma, ntiyemere gutsindwa n’iyo yatsindwa akongera akabyuka agakomeza kugeza abibonye (Journal Umuseke du 6 octobre 2022). Littéralement, cela veut dire personne qui lutte pour ses biens, qui les défend avec acharnement, qui travaille sans ménager aucune énergie, qui n’accepte pas d’être vaincu, et quand il lui arrive d’être vaincu, se relève et continue la lutte jusqu’à ce qu’il les obtienne. Dans la traduction, il importe donc de déjouer ce jeu de charges, pour mieux appréhender le message transmis. Ce n’est pas toujours évident.
Venons-en à la notion de réseau pour être encore plus opérationnel. Le réseau qu’équivalences réfère aux synonymes, contrairement au réseau d’oppositions qui fait référence aux antonymes. Le réseau d’associations correspond au réseau d’équivalences à quelques différences près, car il force sur la synonymie, en rapprochant les termes normalement différents sémantiquement. Bref, une même charge est attribuée aux termes distincts. Quant au réseau d’actions et de qualifications, le premier renvoie aux verbes qui indiquent les actions à mener ou à subir, tandis que le second réfère aux adjectifs dont la fonction grammaticale courante est de qualifier.
Notre analyse s’est limitée aux réseaux d’actions et de qualifications pour la bonne et simple raison que nous voulons, d’une part, relever actions recommandées lors du génocide et, d’autre part, recenser les qualificatifs attribués à l’antagoniste pour des fins dénigrantes et mobilisatrices.
L’expression des actions et des qualifications, est souvent codée ou tirée des aspects socioculturels dont la résistance à la traduction n’est pas nouvelle. En définitive, toutes les actions et tous les qualificatifs comportent une charge négative pour des raisons qu’on peut facilement imaginer. Sur le plan pratique, ce sont les actions menées ou subies et les qualificatifs attribués à l’antagoniste qui dominent les procès. Rappelons que théoriquement, le discours est une forme d’action. On parle pour agir sur autrui.
2.2.2 Les difficultés de traduction reliées aux actions et aux qualifications
Bien qu’il soit admis qu’on ne traduit pas les mots mais les idées, force est de souligner qu’il y a des idées dont on ne peut pas rendre compte tout à fait. À lire la traduction, on remarque qu’il y a l’une ou l’autre nuance absente, perdue, pour ainsi dire. Ces quelques exemples l’illustrent de manière on ne peut plus claire :
• - Verbes d’actions
a. 1. Gutsembatsemba : exterminer. Le redoublement de la racine -tsemb- indique l’idée d’anéantissement itératif que le verbe exterminer exprime assez mal.
b. 2. Guhiga bukware : traquer. Traquer ne met pas en évidence l’idée de fouille minutieuse. Littéralement, cette expression signifie « chasser à la perdrix ». Cet oiseau habituellement très estimé comme gibier est convoité par les chasseurs. En même temps, la perdrix est très réputée pour son agilité à se cacher dans les brousses et pour son habileté à combiner courses et vols pour échapper aux chasseurs. L’idée de chercher et rechercher partout et par tous les moyens vu la dextérité de l’ennemi à se cacher n’est pas bien rendue dans la traduction.
c. 3. Gukora : Tuer. La traduction de ce terme par tuer a fait l’objet de controverses dans les procès du génocide. Pour les uns, il y avait aucun doute à le traduire par tuer. Mais pour les autres, ce terme signifiait travailler car aucun dictionnaire du kinyarwanda ne fait référence à ce sens. Il a fallu beaucoup de débats pour admettre le premier sens en reconnaissant que tous les sens ne sont pas mentionnés dans les dictionnaires et qu’il y a des conditions qui régissent l’entrée d’un terme dans un dictionnaire.

• - Qualificatifs

• 1. Ingegera : vagabond, voyou. Du verbe kugegera : devenir vagabond, voyou. En kinyarwanda, ce terme vilipendant inclut également l’idée de personne crasseuse, malpropre voleur, malhonnête. Bref, il est question de malpropreté à la fois de corps et d’esprit.
• 2. Inyangabirama : destructeur, vandale. Du verbe kwâanga (haïr) et du substantif ibirama (dérivé du verbe kurama; durer longtemps). L’idée de personne qui ne veut pas du bien aux autres n’est pas clairement exprimée de même que l’idée de personne « contre succès », iconoclaste pour tout dire.
• 3. Imburagasani : malchanceux. Du verbe kubura et agasani (hutte dédiée à l’esprit d’un ancêtre ; parfait, excellent, irréprochable ; chance ; heureux hasard). Traduire ce terme par malchanceux, c’est rater la cible. Le kinyarwanda évoque plutôt l’idée de personne sans foi ni loi.
Il n’est pas anodin d’indiquer que ces trois qualificatifs qui sont facilement substantivables relèvent des classes nominales 9-10 (singulier-pluriel). Ces classes regroupent couramment la plupart des animaux. Leur association à Inyenzi et à Inkotanyi ou à Inyenzi-inkontanyi, qui appartiennent aux mêmes classes, n’est pas donc fortuite.

Conclusion
Cette étude aura montré que les mots n'ont pas de sens mais qu’ils n’ont que des charges. Les qualificatifs et les verbes pris en guise d’exemples déterminent le degré de dénigrement du Tutsi et la nature des actions à mener contre lui. Ce dernier est qualifiée de tous les maux et le répertoire des gestes à poser ne sont pas de nature salvatrice. Les mots pour le dire et pour le faire sont puisés dans le registre socioculturel dont on sait qu’il résiste le plus à la traduction. En outre, le passage de l’oral à l’écrit ne rend pas compte des éléments paralinguistiques qui devraient favoriser la compréhension au degré le plus élevé. Le doute peut s’ensuivre et influer sur les décisions de la Chambre, qui est obligée, comme on l’a vu, de statuer hors de tout doute raisonnable. Au bout du compte, dans tout procès, il serait plus juste de juger dans la langue du crime, car elle permet de déjouer plus ou moins facilement le jeu de charges.

@ Évariste Ntakirutimana


Références
Mame, Thierno CISSÉ; Justine, NDONGO-KELLER; Evariste, NTAKIRUTIMANA et al.(dirs), La traduction et l'interprétation en Afrique subsaharienne : les nouveaux défis d'un espace multilingue = Translation and Interpretation in Sub-Saharan Africa : New Challenges in a Multilingual Space, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2020.
Évariste, NTAKIRUTIMANA; Marie-Claire, UWAMARIYA, « Song as a Propaganda Tool in the Genocide Against the Tutsi in Rwanda»; Preadrag Dojčinović (dir.), Propaganda and International Criminal Law: From Cognition to Criminality, Routledge, 2019, p. 237-261.
Id., Tolérance ou intransigeance dans le discours de Sindikubwabo à Butare ? Le procès de Butare et Procureur Vs Tharcisse Muvunyi, cas no TPIR -00-55A-T, 2003
Id., Soutien indéfectible de Joseph Kanyabashi au Gouvernement de Jean Kambanda (Procureur vs Nyiramasuhuko et al, Cas no TPIR -98-42 (Procès de Butare), 2004.
Id., « La langue nationale du Rwanda : plus d’un siècle en marche arrière ». Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, 2012, Québéc, Université Laval, p. 24.
Id., «Igenandimi no gukungahaza Ikinyarwanda », Umurage, 2021, Kigali, Académie du Patrimoine Culturel du Rwanda, p. 24-35.

Dojčinović, PREDRAG (dir.), Propaganda and International Criminal Law: From Cognition to Criminality, Routledge, 2019.

Régine, ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Armand Colin, 1973.

Joséphine, TUVUZIMPUNDU (1999) Quelques messages radiodiffusés en français par la RTLM (mars-juillet 1994) : une approche sociolinguistique du discours, Butare, UNR, 1999.


Résumé

Tout crime de masse, à l’instar du génocide perpétré contre les Tutsi, implique un grand nombre d’acteurs. Le kinyarwanda, langue nationale parlée et comprise par plus de 99% de Rwandais, a joué un rôle de premier plan dans la mobilisation et dans les procès, par voie de conséquence. Dans ces derniers, cette langue de moindre diffusion, par rapport aux six langues officielles des Nations Unies, est convoquée. Subséquemment, la transcription et la traduction interviennent pour une meilleure intelligence des faits. Ces deux ressources regorgent de défis pouvant alimenter le doute et ainsi influer sur les décisions de la Chambre qui, selon la Common law, doit statuer hors de tout doute raisonnable. Notre intervention traite de ces défis à l’aide de quelques exemples tirés des documents du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) à notre portée.

Abstract

Any mass crime, like the genocide perpetrated against the Tutsi, involves a large number of actors. Kinyarwanda, the national language spoken and understood by more than 99% of Rwandans, played a leading role in the mobilization and consequently in the trials. In the latter, this language of less diffusion, compared to the six official languages of the United Nations, is used. Subsequently, transcription and translation take place for better understanding of the facts. These two resources are full of challenges that can fuel doubt and thus influence the decisions of the Chamber which, according to Common Law, must rule beyond all reasonable doubt. Our intervention addresses these challenges using some examples taken from the documents of the International Criminal Tribunal for Rwanda (ICTR) at our disposal.

Biographie

Évariste Ntakirutimana est professeur titulaire de sociolinguistique à l’Université du Rwanda. Il a publié de nombreux articles sur la langue et la société. Evariste a souvent travaillé comme expert pour le Tribunal Pénal International pour le Rwanda en matière d'analyse du discours, de lexicologie, de terminologie et de sémantique. Il est le rédacteur en chef de la revue Synergies Afrique des Grands Lacs.

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