Marie Ingabire avait 7 ans quand elle a vu sa mère être découpée en morceaux par des miliciens interahamwe au pied de la colline de Bwezamenyo. Anne-Marie Mutuyimana avait 10 ans à l’époque du génocide, Eugène Habakubaho en avait 11. Une dizaine de personnes âgées de moins de 15 ans en 1994 ont ainsi témoigné et se sont portées parties civiles au procès de Philippe Hategekimana. L’ancien gendarme rwandais – naturalisé français en 2005 – est jugé pour génocide et crimes contre l’humanité depuis le 10 mai à Paris. Ces enfants victimes, aujourd’hui âgés d’une trentaine à une quarantaine d’années, ont perdu la majeure partie de leurs proches aux barrières qui quadrillaient la région de Nyanza, au sud du Rwanda, dans les massacres des collines de Nyamure, de Nyabubare ou encore dans l’enceinte de l’institut des sciences agronomes Isar Songa. Autant d’attaques auxquelles Hategekimana est accusé d’avoir participé, voire de les avoir menées, entre le 23 avril et le début du mois de mai 1994 – une période où l’accusé assure avoir été en partance pour Kigali où il avait été muté.
Certaines de ces parties civiles sont les seules survivantes de leur famille. Et leurs témoignages – souvent interrompus par la douleur du souvenir – sont des récits de survie dans un chaos généralisé, à hauteur d’enfant. Aussi précis dans les paysages, sur certains détails qui ont changé leur vie, que flous sur les visages et les dates.
Le 16 juin, témoignant en visio-conférence, Marie Ingabire rapporte ainsi les derniers mots de sa mère : «
Si vous devez me tuer, tuez-moi mais de grâce, épargnez mon enfant. » Elle se souvient du couple âgé et aveugle qui lui a dit de se dissimuler dans le champ derrière leur maison et des tiges de sorgho qu’elle ne devait surtout pas faire bouger.
Le 12 juin, Anne-Marie Mutuyimana, 10 ans à l’époque, se rappelle avoir entendu son père et son oncle discuter, au début du génocide, des bonnes cachettes pour dissimuler un enfant, comme certains arbres à courge dont le feuillage épais suffirait à camoufler un être de petite taille. Un détail qui lui sauvera la vie, quelques jours plus tard, alors qu’elle est seule, pourchassée par un interahamwe armé d’une machette et qu’elle se précipite sous les branches d’un de ces arbres. Un peu plus tôt, cachée en contrebas de la colline de Nyamure, elle se souvient avoir entendu un bruit immense, «
comme si la colline était en train de tomber ». Sur cette colline, où des milliers de Tutsis s’étaient réfugiés, les gendarmes de Nyanza – parmi lesquels aurait figuré Hategekimana – auraient fait usage d’un mortier, selon l’acte d’accusation.
Le défi de l’identification
Un récit qui fait écho à celui de Florence Nyirabarikumwe, 9 ans ce printemps-là, qui se trouvait, elle, au sommet de cette colline : «
Un jour, vers le début d’après-midi, j’ai entendu ma mère dire que c’en était fini de nous puisque cette fois-ci les gendarmes venaient. Puis j’ai entendu des bruits de balle. J’entendais des choses qui explosaient et j’ai vu un morceau de chair humaine tomber à côté de moi. »
Parfois, souvent même, leur récit s’étire en longueur, les témoins décrivant par le menu leur parcours chaotique lors de ces journées meurtrières. Le 30 mai, Eugénie Murebwariye raconte ainsi pendant près de trois heures ses souvenirs – de l’inquiétude diffuse dans sa famille après que l’avion présidentiel ait été abattu, le 6 avril 1994, à la mort du bourgmestre de Nyanza ; de la fuite de son père et de ses frères vers la colline de Nyabubare au refuge qu’elle finira par trouver dans un orphelinat. À deux reprises, le président de la cour, Jean-Marc Lavergne, se montre préoccupé par un récit qui s’éloigne des faits jugés : «
Madame, je vais devoir interrompre votre déposition à moins que vous n’ayez quelque chose d’essentiel à nous dire sur les faits qui nous occupent. » Mais elle poursuit son histoire jusqu’au bout. À l’issue de l’audition, le juge fait vertement remarquer aux avocats des parties civiles «
qu’il serait bon qu’ils préviennent [leurs] clients qu’il y a un planning d’audience à respecter » et que, aussi douloureux que soient les souvenirs relatés, la cour ne peut prendre autant de temps pour les écouter. «
Nous faisons au mieux, monsieur le président », répond M
e Richard Gisagara. «
Le président voudrait que nos clients se concentrent sur les faits de l’acte d’accusation, mais les victimes ne peuvent pas saucissonner leurs témoignages, encore moins celles qui étaient enfant à l’époque des faits, soupire Me Hector Bernardini.
Pour elles, leur histoire commence au début du génocide et tout s’enchaîne. »
Le défi des dates
Alors que les heures et les récits s’étirent, on se surprend souvent à oublier le principal protagoniste de ce procès : l’accusé. La défense – assurée lors de la plupart de ces audiences par M
e Margarita Duque – rappelle fréquemment au début de ses questions aux témoins qu’ils étaient «
très jeunes » à l’époque, et requiert des précisions qu’ils sont bien en peine de fournir. Quand l’avocate leur demande des dates, même approximatives, ceux-ci ne peuvent pas toujours répondre. «
Je ne peux parler des dates et des jours, réplique Gloriose Musengayre, qui avait 15 ans pendant le génocide.
J’étais jeune, je voyais le jour arriver, la nuit arriver mais je ne pouvais dire quel jour on était. »
Certains assurent au contraire pouvoir donner une date précise. Eugène Habakubaho, 11 ans au printemps 1994, se rappelle que l’attaque de l’Isar Songa, à laquelle il a survécu, a eu lieu le 28 avril. «
Comment pouvez-vous être sûr qu’il s’agissait du 28 avril ? », demande le juge Lavergne. «
Ce jour-là, je ne peux pas l’oublier », répond simplement le témoin. Yvette Umutoni Niyonteze, 10 ans à l’époque des faits, se rappelle parfaitement de ce 7 mai 1994 où des miliciens, sous la houlette de deux gendarmes, sont venus fouiller la maison où elle se cachait. Cachée dans un faux plafond en roseaux, elle aperçoit l’un de ces gendarmes entrer dans la pièce, un homme dont elle apprendra plus tard, en écoutant les miliciens de la barrière voisine, qu’il était le fameux « Biguma » dont elle entend parler depuis des jours et qui coordonne de nombreuses attaques. « Biguma », le surnom de l’accusé Philippe Hategekimana. «
Si vous l’avez vu, pourriez-vous nous le décrire ? », interroge le juge. «
Je ne pourrais le décrire parfaitement puisque nous n’étions pas face à face et que je le voyais à travers des roseaux. »
Elle est l’une des quelques témoins de ce procès – et l’une des deux qui était enfant à l’époque – à dire avoir vu Hategekimana au moment précis des faits. D’autres de ces « témoins enfants » ont entendu le nom de « Biguma », comme Eugénie Murebwariye qui dit avoir écouté les miliciens aux barrières décrire cet homme comme un chef, leur demander de «
travailler, travailler », c’est-à-dire tuer des Tutsis dans le langage des génocidaires.
Julienne Nyirakuru, elle, affirme l’avoir vu. Elle a 9 ans quand elle trouve refuge en haut de la colline de Nyamure où les Tutsis regroupés résistent aux attaques successives des interahamwe en leur lançant des pierres ramassées par les femmes et les enfants. Un jour, après de multiples attaques, alors qu’elle s’aventure avec un groupe d’enfants en contrebas de la colline, elle voit arriver un véhicule avec des hommes en uniforme. Un interahamwe s’adresse à l’un d’eux, l’appelant « Biguma ». Ce dernier se serait alors exclamé : «
Que font-ils là, ces chiens de Tutsis ? Vous ne les avez pas encore tués ? ». Les miliciens se plaignant de ne pas avoir assez d’armes, les gendarmes auraient ouvert le coffre du véhicule et procédé à une distribution de machettes. Julienne remonte au sommet de la colline : «
J’ai dit à ma tante qu’on allait tous nous tuer. » Quelques instants plus tard, les balles fusent. Sa tante, une balle dans la jambe, est achevée d’un coup de machette par un interahamwe et Julienne fait la morte à ses côtés. Plus tard, réfugiée sur la colline de Karama, elle entendra à nouveau le nom de « Biguma » dans la bouche d’un vieillard, disant que c’est cet homme qui est arrivé pour les attaquer, à la tête de ses gendarmes et de nombreux miliciens.
Devoir de mémoire
Lors de son audition devant la cour en tant qu’experte, le 11 mai 2023, l’universitaire Hélène Dumas a évoqué le «
monde inversé » décrit par celles et ceux qui étaient enfant lors du génocide : la disparition des repères infantiles, le rapport aux adultes transformé, ceux-ci étant incapables de les protéger ou étant au contraire les auteurs des violences vécues. Elle a exprimé sa surprise, lors de ses recherches, face à ce qu’elle décrit comme une «
hypermnésie » des victimes, des enfants en particulier.
«
Les enfants ont vraiment des scènes figées dans leur mémoire, renchérit M
e Domitille Philipart, avocate de plusieurs parties civiles.
Autour de ces scènes, il peut y avoir du flou. Les repères ne sont pas les mêmes que ceux des adultes. Le rapport au temps, en particulier, peut être déformé. Certains moments d’attente peuvent sembler durer des heures alors que lors d’une fuite à travers la brousse, les heures peuvent au contraire se resserrer. Mais certaines scènes sont figées dans leurs moindres détails. » La forme d’un arbre à courge, un morceau de corps, des tiges de sorgho immobiles. «
Il faut prendre en considération que ces enfants parlent de lieux qu’ils connaissaient par cœur, qu’ils arpentaient beaucoup avant les faits, poursuit l’avocate.
Ils avaient un ancrage dans ce territoire-là et donc une mémoire des lieux très présente. » Alors que certains visages disparaissent, eux, dans le magma des souvenirs. Lors de l’instruction, ni Yvette Umutoni Niyonteze, ni Julienne Nyirakuru n’ont su reconnaître Philippe Hategekimana comme ce fameux « Biguma » sur les planches photographiques qu’on leur a présentées.
Mais, comme les autres qui ne l’ont jamais croisé, ce n’est peut-être pas tant contre lui qu’elles se sont constituées parties que pour une question de mémoire. «
Je pense que l’enjeu pour ces anciens enfants est déjà que leur parole soit prise en considération, estime M
e Philippart.
Pendant l’enquête, il y a des auditions qui ne se sont pas très bien passées parce que l’instruction considérait que les victimes étaient si jeunes au moment des faits que, sûrement, elles pouvaient confondre beaucoup de choses. Alors qu’un certain nombre de ces victimes ont vraiment des souvenirs très précis. Se constituer partie civile et venir déposer à l’audience est donc très important pour elles. » Et puis, souligne l’avocate, étant parfois les seules survivantes de leur famille, «
elles viennent donc déposer aussi par devoir de mémoire ».
Par Lena Bjurström, notre correspondante à Paris