Citation
Prof. Jean-Pierre Karegeye
Organisation of
Southern Cooperation
La parole post-génocide s’est emparée d’un événement qui a eu lieu au Rwanda et en fait son objet d’étude et de témoignage. Cette parole est la même et l’autre. Elle est la même dans la mesure où elle veut rendre témoignage par procuration. Elle est l’autre en ce sens que la parole du survivant prend une forme nouvelle au contact des modalités génériques et linguistiques diverses. Le génocide, outre qu’il a le Rwanda comme espace réel, reconfigure la notion de langue et d’espace en devenant une réalité « hétérotopique ». Pour citer Térence, « Rien de ce qui m’est humain ne m’est étranger. »
J’aimerais remercier le professeur Duclert et son comité pour l’organisation de ce colloque. Ils ont le mérite et le courage d’avoir rendu public et officiel le discours encore tabou sur la responsabilité de la France. Leur démarche contribuera énormément à la « réconciliation politique » entre nos deux États et entre la France et son histoire. Évidemment et surtout si cette parole continue à s’inscrire dans la quête de vérité.
L’effort et la volonté affichés par Duclert nous rappellent les travaux des percusseurs dont la parole, parfois clandestine, était téméraire et rebelle. Je citerai, entre autres, François-Xavier Verschave de Survie dans la Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda affirmait déjà en 2002, que la France avait financé, formé et armé les génocidaires. Catherine Coquio et son AIRCRIGE, pendant la même année l’avait aussi rappelé lors du colloque qu’elle a organisé sur l’histoire, la mémoire et le déni à la Sorbonne. Un sujet qu’elle n'a jamais quitté ou qui ne l’a jamais quitté tant ce corps à corps marquant demeure. Les percusseurs étaient confrontés à un certain nombre d’obstacles. Et ce ne sera pas du « storytelling » que de rappeler l’histoire de David Servenay qui hélas n’a pu continuer à travailler à RFI après la parution de son livre sur le Rwanda. Ou encore celle de Patrick de Saint-Exupéry exilé dans la Sibérie moscovite profonde pour avoir commis l’inavouable. Puis il avait été remercié par Le Figaro après vingt ans de bons et loyaux services. Qu’en est-il des procès intentés contre Jean-Paul Gouteux et Jean-Pierre Chrétien qui ont eu le tort de dénoncer le mal ?
L’actuel ambassadeur français au Rwanda, Antoine Anfré, est un lanceur d’alertes. Dès 1991, à partir de l’Ouganda où il était en poste, il informait son gouvernement sur les dangers d’un pogrom. Ses notes, entre autres, ont été décisives dans le rapport Duclert pour évoquer la responsabilité de la France.
Dans sa lettre du 5 avril 2019 au professeur Vincent Duclert, annonçant la « commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi », le Président Macron écrivit : « Je souhaite que ce 25e anniversaire marque une véritable rupture dans la manière dont la France appréhende et enseigne le génocide des Tutsi, tournée vers une meilleure prise en compte de la douleur des victimes et des aspirations des rescapés (…) Je tiens à ce que le génocide des Tutsi prenne toute sa place dans notre mémoire collective. » Introduisant, une année plus tard son rapport, Duclert déclara: « Doit-on considérer que l’engagement de la France au Rwanda puisse être l’une des causes du génocide ? (…) La France a-t-elle une part de responsabilité́ dans le génocide des Tutsi, et si oui, laquelle ? » Si le rapport Duclert, comme tant d’autres, ont tenté de comprendre la responsabilité de la France ; quoi qu’il en soit, on ne peut pas parler du génocide des Tutsi sans évoquer le rôle de la France avant, pendant et après le génocide.
La question de la mémoire antagoniste en politique est complexe. Elle n’est pas une particularité des relations entre la France et le Rwanda. Qu’on pense à la guerre d’Algérie, au passé colonial tissé de conquêtes monstrueuses, aux pogroms qui ont pour nom Bamiléké, Madagascar et bien d’autres; à l’extermination des Indiens en Amérique, à la fête de « Thanksgiving » aux Etats-Unis, aux bombardements de Hiroshima et Nagasaki, à la mémoire du génocide des Arméniens par l’Etat turc. On se rend compte dès lors qu’entre les Etats assassins et les victimes, les récits, de part et d’autre, se posent en s’opposant. Dès lors, que signifie « mémoire collective », comme évoquée par le président Macron, en France ou entre le Rwanda et la France ?
Qui dit « mémoire collective » suggère prendre le risque, ensemble, de regarder vers derrière soi. Je me propose donc de réfléchir sur cette démarche entre la France et le Rwanda en parlant de « mémoire collective, récits en acte », un emprunt aux « savoirs en acte » évoqués par les deux sessions de ce colloque.
On connaît l’histoire d’Orphée et d’Eurydice. Des dieux, des humains, des animaux sauvages ou des oiseaux : tout succombe à la voix du poète. Il y a, hélas, la perte de sa chère Eurydice mordue par un serpent. Orphée est rongé par le chagrin. Il décide de descendre dans le monde des ténèbres pour solliciter d’Hadès le retour d’Eurydice à la vie. Il obtient que l’ombre d’Eurydice le suive, mais se voit interdire de regarder derrière. La crainte de perdre celle qu’il aime est forte. Il faut donc s’assurer. Le pauvre enfreint irrésistiblement le tabou ; et l’image d’Eurydice s’évapore. À la mort du poète, il ne sera pas permis à son âme de se retourner pour regarder la bien-aimée, vers derrière soi.
« Ne regarde pas en arrière ! » Les récits bibliques des villes de Sodome et Gomorrhe véhiculent l’idée de la démesure morale et/ou politique. Toujours est-il qu’une scène insolite annonce la destruction imminente des deux villes. La famille de Loth est invitée à se sauver à condition de respecter cette prescription : « Sauve-toi, il y va de ta vie. Ne regarde pas derrière toi, ne t’arrête nulle part dans le district ! Fuis vers la montagne de peur de périr. » Il faut aller plus loin ! Les villes sont à feu et à sang, la femme de Loth brave l’interdit en regardant en arrière et devient une colonne de sel.
« Ne regarde pas derrière ! » vient comme un ordre de ne pas (se) retourner sur les scènes des catastrophes. Le sel, dans certains textes de l’Ancien Testament, renvoie à l’idée de punition, de désolation et de poison et se révèle, en revanche, comme matière de saveur et de sagesse dans d’autres références. Le risque est permanent d’être pétrifié par le regard qui se fixe sur les choses du passé et sur la victime. Le corps, la mémoire, la parole sont tous affectés. Peut-être les deux mythes exposent-ils la vulnérabilité de la victime qui ne peut pas ne pas regarder vers derrière soi.
Dans le roman, Murambi, le livre des ossements, un des personnages, l’officier français de l'Opération Turquoise, le colonel Perrin, s’entend sèchement rappeler que « ce qui est arrivé au Rwanda est [...] un moment de l’histoire de France au XXe siècle. » À quoi il rétorque, tout penaud : « Nous avons peut-être commis des erreurs d’appréciation mais nous n’avons ni tué ni fait tuer quiconque. » Le roman a été publié en 2000. Il est étonnant, dix ans après, de retrouver presque les mêmes mots de l'œuvre de fiction de Diop dans la bouche de Nicolas Sarkozy lorsque, au cours d'une conférence de presse le 25 février 2010 à Kigali, il évoqua la responsabilité française comme « graves erreurs d’appréciation ».
Au-delà de cette coïncidence plus que troublante, qui rappelle aussi le refus des soldats français de sauver les Tutsi de Bisesero. Tout en évitant le piège d'un complaisant étalage d'atrocités de toutes sortes, la mémoire collective, ne devrait-elle pas restée au plus près des faits réels ?
Si le champ de la recherche sur les responsabilités de la France reste ouvert, on est tenté d’affirmer que les deux pays ont mis en épochè le sujet qui fâche sans le dissoudre dans le real politik. Ce que Sebasoni a appelé une « mémoire volontairement distraite » décrit exactement et avec élégant euphémisme les démarches politiques de nos deux pays.
Entre le passé et le présent, Todorov estime que la mémoire peut être un remède contre le mal : « Si l’on se souvient bien du mal accompli dans le passé, suppose-t-on alors, on pourra l’éviter dans le présent. » Mais aussi, une mémoire collective n’est possible qu’à travers un futur commun. La réflexion du sociologue Babacar Sall sur le Rwanda vaut son pesant d’or dans la relation entre le Rwanda et la France. Méditant sur le cas du Rwanda, il rappela : « L’important n’est pas seulement le souvenir commun, mais le devenir collectif à travers la construction d’un autre possible historique. Comment transformer le génocide en une blessure féconde ? » Il ajouta : « La spécificité du Rwanda est sa volonté de transformer la mémoire blessée du génocide en une ressource pour établir un nouveau contrat de confiance et de solidarité […]. Ce qui devait être un handicap majeur a été transformé en élan, en engouement pour réinventer […] la base d’une nouvelle concorde. »
Dès lors, une mémoire féconde est un acte d’engagement. La France a vu le génocide venir. La France a eu un rôle avant, pendant et après le génocide. Justement après le génocide, la France officielle a contribué au discours négationniste. Elle est restée proche du gouvernement génocidaire en fuite en République démocratique du Congo. Elle a camouflé ou couvert des génocidaires notoire sur son sol. Ce discours négationniste s’est transformé en discours de haine contre les Tutsi. Au-delà du degré de responsabilité, ou même en dehors de cette question, une « mémoire collective » est un engagement pour que le « plus jamais ça » ne demeure pas un vœu pieux. Une mémoire commune suppose que le Rwanda et la France ont appris énormément de l’immense tragédie de 1994, de ses préparations et de ses conséquences. Une mémoire collective renvoie à un futur commun. Cependant, l’on ne peut occulter la haine contre les Tutsi déferlant dans la région des Grands Lacs. La pyramide de la haine ou de la discrimination créée par la « Ligue anti-diffamation » montre justement un lien entre le génocide et la haine. Le négationnisme aujourd’hui continue d’avancer à visage découvert. Le négationnisme avait hiberné en attendant des jours propices pour repasser à l'offensive. Peut-être avons-nous sous-estimé le travail souterrain de la haine et de la propagande anti Tutsi. Les médias sociaux colportent à l’envie les discours meurtriers et par la même l’indifférence d’un monde figé comme il l’avait été pendant le génocide.
Un futur commun entre le Rwanda et la France, ou tout autre pays, est un appel à s’armer de la mémoire du mal, en retenant les leçons de l’histoire, pour former une conscience universelle sur le génocide à travers l’éducation aux valeurs et la lutte commune contre le génocide.
Si les génocidaires ont été défaits au Rwanda, si la France et le Rwanda veulent tourner la page, Brecht rappelle l'humanité, après la défaite du nazisme en un mot devenu fameux, qu'il ne faut pas « chanter victoire hors de saison », avant d'ajouter, pour se faire plus précis : « le ventre est encore fécond d'où est sortie la bête immonde. » Cette haine du Tutsi qui ne désarme pas en République Démocratique du Congo et ailleurs oblige. Après 1994, la haine du Tutsi suggère le sentiment d'un travail inachevé. Brecht que j’ai cité écrivait déjà en 1935 : « Lorsque les crimes commencent à s’accumuler, ils deviennent invisibles. Lorsque les souffrances deviennent insupportables, les cris ne sont plus entendus. » Le futur collectif fécondé par la mémoire du génocide est dans la lutte commune contre le négationnisme et contre le discours de haine. Hannah Arendt a, une fois, fait remarquer que, « décrire les camps de concentration sine ira [sans indignation] ne serait pas manquer d’être « objectif », mais plutôt les tolérer ». Il ne peut pas y avoir de mémoire et de futurs collectifs si les effets similaires de la haine contre les Tutsi congolais ne parlent pas au Rwanda et à la France.
Pour revenir aux mythes grec et biblique évoqués plus tôt, le troisième mythe donne à penser les possibles d’une mémoire dangereuse, mais fertile, ou justement une « blessure féconde » pour citer le poète et sociologue sénégalais Babacar Sall. Malgré ses dangers, la mémoire, dans son « bon usage », demeure essentielle au dialogue véritable entre nos États et peut-être un jour, nos peuples respectifs. Je vais clore mon propos par ce dernier mythe qui nous vient d’Afrique. L’interdit est levé.
Tenons ! La culture Akan est répartie entre plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest qui partagent le récit d’un oiseau mythique, le Sankofa. Cet oiseau marche ou vole toujours la tête tournée d’où il vient avec un œuf sur son bec. Cette image a été adoptée par plusieurs centres et universités afro-américaines comme devise pour traduire la nécessité de bâtir l’avenir sans oublier les conséquences de l’esclavagisme. Justement l’œuf symbolise cet avenir. La tâche du Sankofa est exigeante, car il s’agit d’oser regarder en arrière, de retourner d’où l’on vient pour construire la paix. Le mot sankofa signifie qu’on ne brise pas un tabou si on se retourne pour apprendre à éviter les erreurs du passé.
Certaines cosmovisions en Afrique veulent que le voyant ait des yeux derrière, comme pour signifier que l’avenir se lit aussi en regardant vers derrière soi. Restons vigilants, soyons des voyants.