Citation
Dr Jean-Pierre Dusingizemungu
Président du Forum parlementaire anti-génocide-AGPF du Rwanda
Il été suffisamment montré qu’au lendemain du génocide perpétré contre les Tutsi les enjeux de reconstruction psychosociale étaient de taille, dans une situation de rareté de ressources tant matérielles qu’humaines. Notre communication démontre que malgré la profondeur de la crise et de la rupture, le dépassement a été possible grâce à des actions inspirées par une volonté partagée de vouloir aller de l’avant. Dans le cas du Rwanda, aller de l’avant signifie en fait faire face au traumatisme, s’engager à tenter ensemble l’aventure du passage du pont entre le discours de la mort à celui de la vie. Ce pont est constitué par les différents espaces de définition d’un nouvel univers de significations où les conditions soient réunies pour l’émergence du respect d’autrui, de l’autonomie, de l’engagement et de la créativité. La situation extrême est arrivée au Rwanda, mais nous constatons que les Rwandais ne se sont pas figés dans le désespoir. La transmission du traumatisme se fait mais il y a également la transmission des schèmes de résilience.
La situation de transition psychosociale a fourni une excellente occasion de dépassement dans ce sens qu’elle a donné aux Rwandais la possibilité très ouverte de créer.
Je ne prétends pas évoquer toutes les actions observées jusqu’à maintenant, j’essayerai simplement de dire un mot sur les points suivants :
- La vie associative comme moyen de faire face au traumatisme
- L’organisation stratégique des soins de santé mentale
- Le processus Gacaca : un exercice thérapeutique
- Le travail du deuil à travers des activités de commémoration
1. La vie associative a été un moyen de faire face au traumatisme
Au lendemain du génocide perpétré contre les Tutsi en 1994, les rescapés ont dû faire face à la perte des liens les plus fondamentaux ; non seulement les liens d’appartenance à l’espèce humaine, mais également à une société, une culture, une famille.
L’effondrement identitaire, la rupture, la déprime, la déchirure narcissique les ont touchés profondément. Cependant, ils n’ont pas tardé à devenir les moteurs de la reprise. Ils se sont constitués en une quinzaine d’associations (associations de jeunes, regroupements de veuves, associations de défense des droits des rescapés, etc.).
Les rescapés développent à travers les actions des associations des projets de vie qui les aident à faire face au traumatisme.
L’AERG (Association des Elèves et Etudiants Rescapés du Génocide) et le GAERG (Groupe des Anciens Etudiants Rescapés du Génocide) ont par exemple développé des familles qui donnent à leurs membres les moyens de tisser de nouveaux liens d’appartenance. Il s’agit d’une stratégie empêchant les jeunes rescapés du génocide à être renvoyés à eux-mêmes et à se lancer dans une « adultisation prématurée » qui ne serait qu’un isolement face au traumatisme psychologique vécu. Nous considérons le réaménagement identitaire à partir de ces familles comme une action de grande valeur. Confrontés à l’absence ou la précarité de protections familiales, sociales et culturelles, les jeunes de l’AERG et du GAERG ont créé des familles qui s’avèrent être des milieux qui peuvent contenir, homogénéiser et instituer de nouvelles valeurs sécurisantes.
Les familles créées sont composées chacune par un père, une mère, des oncles, des tantes et des enfants. Elles remplacent les anciennes familles biologiques décimées pendant le génocide et portent des noms spécifiques. Ces auto-panégyriques incitent généralement au courage, au développement de l’esprit d’émulation, de compassion et de solidarité. Voici quelques exemples des noms des familles :
- Cyuse : Achève l’œuvre laissée par les siens
- Uruyange : la floraison
- Mumporeze : Console-le
- Inganji : les imbattables
- Imenagitero : qui casse l’attaque
- Inshozamihigo : les provocateurs de hauts faits
- Urwesangeyo : qui vainc l’« ingeyo », une armée puissante
- Mpore : tiens bon. C’est un mot tendre de réconfort après un malheur
- Itetero : lieu d’épanouissement
- Indangamirwa : les stars
- Intwarane : les vaillants
Les membres des familles se soutiennent moralement et matériellement. Ils se rencontrent une fois par mois pour planifier ensemble les activités communes.
Les familles en question sont en fait des lieux des identifications, de dépassement et de la création. Dans les activités familiales, l’on constate qu’ils condamnent les attitudes d’insouciance, de dépendance. Ils veulent à tout prix être à la hauteur de la mission de reconstruction du pays qui n’est pas remplie par n’importe qui.
Au sein des familles, les rescapés osent le récit de l’horreur. Ils y sont solidaires, ouverts, créatifs, généreux, entreprenants. Les uns écoutent les autres et vice versa. Il y a des destinataires de messages qui répondent. En général, les nombreuses associations de rescapés (le collectif IBUKA, « Souviens-toi » en regroupe une quinzaine) témoignent de la construction d’une identité narrative. Dans leurs associations les rescapés osent le récit des événements qu’ils ont traversés. Les membres y sont solidaires, ouverts, créatifs, généreux, entreprenants etc. Ces associations sont en fait des groupes d’affiliation volontaire qui s’avèrent être des lieux de mémoire, de culture, d’identité, de réflexion. La vie associative évite le silence et permet un excellent travail de deuil.
2. L’Organisation stratégique des soins de santé mentale
Avant le génocide des Tutsi de 1994, l’organisation des soins de santé mentale a connu à peu près trois temps :
- Le temps de la pratique traditionnelle :
Cette période précoloniale avait le mérite d’impliquer la communauté entière et d’alléger le poids individuel vis-à-vis de la souffrance mentale. En effet si un membre de la communauté manifeste les signes de perturbations psychiques, il devient non pas le responsable mais le messager de la communauté vis-à-vis des manquements face aux diverses valeurs. La communauté dès lors responsable s’active pour structurer la réponse. Cette pratique avait sans doute aussi quelques faiblesses et notamment celle d’exclure un sujet comme prix à payer si la communauté n’arrive pas à réparer.
- Le temps colonial :
Ce temps a diabolisé le savoir traditionnel sans donner les alternatives adéquates aux soins psychiques. Les personnes ayant des problèmes de santé mentale étaient jetées dans la rue ou alors dans les prisons.
- Le temps de la psychiatrie asilaire :
Il été conçu depuis les années 1968 et surtout 1974 avec la création de l’hôpital neuropsychiatrique de Ndera géré par les Frères de la Charité de Gand. La responsabilité des pouvoirs publics était quasiment absente, il n’y avait pas de politique en matière de soins psychiques.
Dans la période d’après-Génocide, les problèmes de santé mentale se sont posés avec beaucoup plus d’acuité. Ceci a poussé les dirigeants du pays à mettre en place une politique nationale en matière de santé mentale en 1995, révisée en 2011. La situation a fait aussi que l’on a observé une diversité d’acteurs qui ont contribué au développement du dispositif de Santé mentale que nous avons aujourd’hui.
La politique nationale en matière de santé mentale de 1995 a permis aux décideurs politiques et aux autres acteurs de la société de repérer les points d’ancrage pour initier une pratique adaptée au contexte et qui se rapproche de la communauté. Cette politique a permis d’amorcer une dynamique de décentralisation portée par la création des services de référence en matière des soins hospitaliers et ambulatoires.
Avant la révision de la politique de 1995, le pilotage de la pratique de santé mentale était assuré au nom du ministère de la Santé par le Programme national de Santé mentale. Il existait deux services de référence au niveau national, à savoir la référence en matière de soins hospitaliers assuré par l’hôpital neuropsychiatrique de Ndera et la référence en matière de soins ambulatoires assurés par le service de consultations psychosociales.
Six pôles opérationnels étaient répartis sur toutes les régions du pays. Ils fonctionnaient et bénéficiaient de l’appui des services de référence. L’intégration de la santé mentale restait à consolider, dans le paquet complémentaire d’activités au sein des hôpitaux de district. La pratique de la santé mentale au sein des centres de santé restait à initier et à développer.
Certaines organisations non gouvernementales ont appuyé les efforts du Gouvernement dans la mise en pratique de la politique de la santé mentale.
Avec le temps, la problématique de la santé mentale a été progressivement confrontée à différents de défis de taille dont les plus importants étaient les suivants :
- Un besoin incontournable d’accéder à des soins de santé mentale de qualité, intégrés au sein de toutes les structures de santé jusqu’à la base, impliquant la disponibilité de ressources humaines bien formées, le financement public efficient et la promotion de la recherche ;
- L’importance de l’implication effective de la communauté et la prise en compte incontournable de la qualité de soins en santé mentale pour préparer le citoyen à devenir un acteur effectif dans le processus de développement ;
- Un impératif de mise en place d’un cadre légal régissant la pratique en santé mentale ;
- Le besoin de mise en place de stratégies spécifiques en rapport avec l’épilepsie, la dépendance aux substances psycho-actives et la problématique du psycho-traumatisme ;
- La modélisation de soins appropriés destinés aux enfants et aux adolescents ainsi que d’autres groupes vulnérables (enfants chefs de ménage, enfants issus du viol, femmes victimes de viol, etc.).
La révision de la Politique nationale en matière de Santé mentale intervenue en 2011 a eu pour objectif général de promouvoir les soins de bonne qualité, visant la réduction de la charge de morbidité en santé mentale, adaptés au contexte et accessibles à la communauté. Les objectifs spécifiques ont pris en considération les défis qui avaient été relevés. Les axes et les stratégies d’intervention ont été articulés avec un plan stratégique bien précis.
Le service qui s’occupe actuellement du développement de la santé mentale est la « Division de la Santé mentale » qui opère au sein du Centre biomédical du Rwanda.
3. Le processus Gacaca : un exercice thérapeutique
De façon remarquable, les juridictions gacaca ont permis aux rescapés d’avoir des informations qui leur ont permis de localiser les corps des leurs. Evidemment toutes les informations n’ont pas été données et il serait d’ailleurs impossible que ce soit ainsi.
Les informations recueillies pendant les procès gacaca, même si parfois elles étaient incomplètes, ont facilité la reconstitution des événements et l’éclatement de la vérité à certains endroits.
Cet accès aux informations a sensiblement apaisé les rescapés qui ont d’ailleurs accordé le pardon à ceux qui l’ont demandé avec sincérité. Cet apaisement peut être considéré comme un élément majeur, ayant ouvert la voie à l’amélioration des activités de commémoration. Au fur et à mesure que gacaca progressait, l’on a constaté d’ailleurs de plus en plus de participation aux cérémonies de commémoration. Les liens sociaux se sont peu à peu renoués.
La réussite des juridictions Gacaca a montré que les Rwandais se sont engagés dans un véritable processus de dépassement. Celui-ci constitue comme on le sait un geste thérapeutique. Mais comme le souligne P. Watzlawick (1981, p.7), un tel geste « demande un grand prix et peut paraitre illogique ».
A mon avis, il y a des raisons qui soutiennent l’idée que les Rwandais puissent être motivés pour le dépassement. Celui-ci peut être compris comme une pensée et une action pour que 1994 ne se répète pas un jour.
4. Le travail du deuil a été facilité par les activités de commémoration pouvant être qualifiées de thérapeutiques
- Institution de la semaine de deuil national
Depuis 1995, le gouvernement rwandais a institué une semaine de deuil national pour commémorer le génocide perpétré contre les Tutsi, en 1994. Dans la pratique, la commémoration se déroule selon un protocole précis déterminé par les organisateurs. En général, ce protocole prévoit du temps pour la prière, l’exhumation et l’inhumation en dignité des corps des personnes tuées pendant le génocide jetées ici et là, les discours politiques, les témoignages, les films, les représentations théâtrales, les chansons etc.
Quand on regarde de près, l’on constate que cette commémoration ouvre la voie aux activités collectives de préservation de la mémoire du génocide, de prévention et de traitement des problèmes de traumatisme. Ceci cadre bien avec ce qu’exige la politique sectorielle rwandaise de la mémoire qui suggère qu’« il faudrait mobiliser et amener la population rwandaise à se sentir concernée par le problème du génocide, à le considérer comme une partie de son histoire et en gérer les conséquences, afin d’instaurer un autre modèle de société ».
Le lancement de la semaine de deuil se fait le 7 avril, jour anniversaire du génocide perpétré contre les Tutsi. Au niveau national, les cérémonies se déroulent à un endroit choisi par le gouvernement et qui présente une signification particulière : Rebero, Bisesero, Gisozi, Rukumberi, Mwurire, Murambi, Nyamata, Nyanza ya Kicukiro, Nyange, Stade Amahoro, etc.
Ces endroits rappellent des lieux où les génocidaires ont été extrêmement farouches, où les fosses communes ont été utilisées, où la communauté internationale a lâchement délaissé des milliers de personnes candidates à la mort atroce et imminente, etc.
Certains lieux, comme le stade Amahoro, sont régulièrement choisis pour des aspects pratiques. En tout cas, la majorité des sites sont des « lieux de mémoires ».
A partir de 2011, les activités de la semaine de deuil national ont lieu au niveau de l’« Umudugudu », la plus petite entité administrative (comptant entre 50 et 100 familles). En 2010, c’était au niveau de l’« Akagari » (cellule regroupant plus ou moins quatre « Imidugudu »).
Avant cette date, tout se passait au niveau du district. A ce moment, la participation de la population était limitée par les grandes distances à parcourir pour arriver au district. Il y avait beaucoup de difficultés pour encadrer les personnes traumatisées. Aujourd’hui, les gens se retrouvent dans leur communauté de base pour commémorer. La participation s’améliore, ceux qui témoignent adressent la parole aux personnes qu’ils côtoient normalement dans la vie de tous les jours. Dans la communauté de base, ils savent pertinemment que leurs interlocuteurs ne sont pas sourds, qu’ils soient du côté des rescapés ou des bourreaux. Les premiers attendent avidement la vérité, les seconds peuvent chercher à écouter ce qui est dit de leurs actes ou à guetter le moment où le témoignant ouvre la possibilité de recevoir sereinement les demandeurs de pardon. La proximité qu’offre l’« Umudugudu » est intéressante, elle permet une certaine communication qui n’est pas garantie quand celui qui témoigne est devant un public qu’il ne connaît pas (au niveau du district par exemple).
Ceux qui ont des problèmes de traumatisme psychologique sont mieux entourés et savent que ce sont les voisins à qui ils expriment leur mal-être.
- Protocole suivi lors des activités de commémoration
Au 7 avril, la commémoration suit généralement le programme suivant géré par une personne choisie pour son intégrité :
- Mise en place facilitée par le protocole
- Mot d’introduction
- Pose des fleurs sur les tombes
- Présentation du programme
- Prière
- Mot de bienvenue par l’autorité administrative locale
- Intermède musical
- Poèmes autour des réalités du génocide
- Intermède musical
- Témoignage
- Intermède musical
- Mot du représentant du collectif ‘’Ibuka’’
- Une minute de silence en mémoire des victimes du génocide (à 12 heures précises)
- Mot du ministre ayant dans ses attributions la mémoire
- Mot de clôture par l’autorité suprême du pays
- Inhumation (selon le cas).
Ce programme est appliqué au niveau national, mais il est presque le même aux autres niveaux sauf que les discours peuvent être plus nombreux incluant celui d’un représentant des familles des victimes quand il y a une inhumation. Les discours officiels sont faits par les autorités présentes.
Dans son mot d’introduction le maître des cérémonies rappelle l’objectif de la journée, explique le programme et informe le public du dispositif d’intervention en cas de difficultés psychologiques. Les intervenants en santé mentale sont présents, ils portent des t-shirts identifiables facilement.
Généralement, les cérémonies de commémoration commencent par une prière. A certains endroits, il s’agit d’une prière œcuménique où différents responsables religieux provenant de diverses appartenances religieuses se relayent pour confier à Dieu les victimes du génocide et prier pour que le pays vive désormais dans la paix. Ailleurs, quand il y a une forte population catholique, la cérémonie est précédée par une messe. De plus en plus, ceci est critiqué : la messe prend en effet beaucoup de temps et ne tient pas compte d’autres sensibilités confessionnelles des participants. Pour éviter des querelles à ce sujet, la prière œcuménique semble plus appropriée. C’est d’ailleurs elle qui est privilégiée le 7 avril.
- Rôle de la musique
La musique prend une place prépondérante dans le programme de la journée, elle s’adapte de plus en plus au thème de la commémoration et la mélodie est adaptée à la circonstance. Certains artistes rwandais commencent à se « spécialiser » dans les « chansons de commémoration ». Les textes et même la mélodie suivent les sentiments et les préoccupations du moment. Les chansons des années de 1995 exprimaient de façon presque violente la tristesse, la colère, l’incompréhension, le désarroi, la révolte.
Les chansons « Mpingutse i Rwanda » (J’arrive au Rwanda), « Ubupfubyi » illustre cette période. L’artiste Suzanne Nyiranyamibwa qui vivait en Belgique avant le génocide se demande où elle arrive, son cœur bat, elle perd la tête, ne reconnaît plus chez elle, tout est détruit. Elle voit partout des cadavres même à l’Église. Elle crie fort et ne sait pas quoi faire, à qui demander ce qui s’est passé. Elle constate que les victimes du génocide ont été torturées très sauvagement. Elle prie Dieu pour que ce qu’elle voit ne soit qu’un rêve mais se rend vite compte que c’est la réalité.
Autour des années 1998, la thématique de la justice apparaît, les chanteurs prient les génocidaires de passer aux aveux et exigent des juridictions Gacaca d’être impartiales.
Au cours des années 2005-2006, les chansons évoquent les notions de pardon et de réconciliation. En 2009, lors de la 15e commémoration du génocide, le concept d’ICYIZERE (Espoir, Hope) est à l’honneur. De nombreux artistes se mettent ensemble pour produire des chansons appelant à envisager l’avenir avec optimisme. Cela a eu des effets positifs surtout dans les écoles où les clubs « ICYIZERE » ont commencé à se développer.
- Les poèmes
Le programme de la commémoration prévoit un poème déclamé généralement par un rescapé qui fait une sorte de témoignage coulé sous forme poétique. La structure des textes suit une certaine logique : relater les faits, condamner les actes ignobles, appeler au courage pour faire face aux conséquences du génocide. Parfois les termes utilisés sont tellement graves qu’ils suscitent des remous dans le public. Il est apaisé par l’intermède musical si la mélodie est de nature à calmer les esprits. Dans le cas contraire, l’on continue d’entendre des gémissements et l’expression du traumatisme psychologique s’en suit. J’ai en souvenir le poème poignant du poète Aziz Kanyamupira Mwiseneza intitulé « Urwunge rwimuriwe mu rwobo » (Le Groupe scolaire a été déplacé vers la fosse) déclamé pour la première fois à Gahini le 14 mai 1998 . Ce poème présente la beauté de Gahini et son sens d’accueil avant le génocide, montre la gravité des massacres de Tutsi à cet endroit et finit par un message d’espoir et de réconfort.
- Les discours
Quant aux discours du jour de la commémoration, l’on peut en distinguer trois types : discours du représentant des familles qui inhument en dignité les corps des leurs (quand l’opération d’inhumation est au programme), discours du représentant d’Ibuka et discours politique.
Le premier discours rappelle brièvement les circonstances de la mort des personnes qui seront enterrées, regrette fermement ce qui s’est passé et remercie le public pour le soutien apporté. Le second présente l’état des lieux, des conditions des rescapés et le dernier revient sur le thème de l’année tout en présentant les stratégies prévues par le gouvernement pour répondre aux préoccupations exprimées par les discours précédents.
Le 7 avril, tout un dispositif est mis en place pour permettre à toute la population rwandaise de suivre le discours du Président de la République. Sur chaque site de commémoration, un poste de radio puissant retransmet ce discours. Il donne énergiquement le ton. C’est ainsi par exemple qu’au cours de la 15e commémoration, le Président de la République a approfondi la notion de l’« ICYIZERE » (Espoir). Cette vision du Président a donné par la suite un coup de pouce aux programmes de réhabilitation psychosociale du rescapé. Désormais les témoignages de rescapés comportent une partie réservée aux signes d’Espoir. Même le discours du collectif Ibuka s’en est inspiré, il réserve une place à l’expression de l’optimisme alors que cela n’a pas toujours été le cas. Le discours du Président de la République a également appelé à construire un pont entre la mort et la vie, comme l’illustre l’extrait suivant :
“This history that we remember is a history in which people lost lives. This realization should urge us to realize that life must continue, that we need to extricate ourselves from the bondage of what befell us.
So as we remember, life must go on. We must continue to build for a better future. This is the constant underlying message: that while we must remember the past, history, events, and facts – we must also remember to shape our future.”
[Cette histoire dont nous nous souvenons est une histoire dans laquelle des gens ont perdu des vies. Cette prise de conscience devrait nous pousser à réaliser que la vie doit continuer, que nous devons nous extirper de l’esclavage de ce qui nous est arrivé.
Ainsi, nous nous en souvenons, la vie doit continuer. Nous devons continuer à bâtir un avenir meilleur. C’est le message sous-jacent constant : si nous devons nous souvenir du passé, de l’histoire, des événements et des faits, nous devons également nous rappeler de façonner notre avenir.]
- Le témoignage
Rares sont les cérémonies de commémoration où le témoignage est omis. C’est un des moments forts. Il établit les faits, l’histoire individuelle du génocide à travers laquelle la communauté des victimes se reconnaît.
Les personnes qui témoignent fournissent des efforts extraordinaires. Souvent ils décrivent pour la première fois l’horreur côtoyée pendant le génocide. Mais pressé par cette envie de « retrouver le fil de sa vie », le témoin fait éclater ce qui le liait au silence. Il peut d’ailleurs être motivé par le public qui l’entend, un public qui recherche les faits, un public qui veut se servir du témoignage pour combattre le négationnisme et la banalisation du génocide. Le témoin devient aux yeux de tous un héros qui a traversé des épreuves incroyables, une personne qui n’a pas peur d’exprimer ce qu’il a vécu terriblement, qui de surcroît termine son témoignage en envisageant un avenir prometteur.
Malgré cette motivation, le témoin reste fragile. Comme pour prévenir ce qui pourrait l’ébranler, on le voit se faire accompagner de quelqu’un et porter des lunettes fumées pour cacher de temps en temps des larmes qui tombent ou se soustraire du regard du public.
Il arrive que le témoin soit transporté par son histoire. Dans ce cas, les gestionnaires du temps ont du mal à l’arrêter mais souvent le public ne s’en offusque pas. Tellement il y a un désir fort d’entendre le témoin. L’arrêter serait considéré comme un geste déplacé et même dangereux dans le sens où ce serait pris comme un acte de négation ou de banalisation.
Les retombées des témoignages sont nombreuses. Ces récits donnent de la matière à l’histoire et fournissent des pistes aux chercheurs de différentes disciplines scientifiques et même aux autorités judiciaires. En plus, ils réveillent les gens qui avaient jusque-là peur de parler. Ils prennent la décision de s’exprimer aussi un jour. Mais il faut noter que les faits horribles décrits peuvent déclencher le traumatisme ou des états psychologiques pénibles. A notre avis, cela n’est pas si grave dans la mesure où le témoignage offre la possibilité d’accéder à ses émotions. L’essentiel est de pouvoir les canaliser de façon à ce qu’ils s’expriment positivement ; la tristesse appelant le réconfort, la colère, le changement.
- Exhumation et inhumation des corps des victimes du génocide
Les corps des victimes du génocide perpétré contre les Tutsi ont été jetés dans les fosses communes, les latrines, les lacs et cours d’eau, ensevelis vaille que vaille sur les collines. Quand on les retrouve, ils sont exhumés, lavés et inhumés en dignité. Jusqu’en 2008, l’inhumation attendait la semaine de deuil national. A partir de cette date, chaque fois qu’un corps est retrouvé, l´on procède à son inhumation dans un site mémorial. L’opération d’exhumer et d’inhumer a littéralement bouleversé les Rwandais. Les rites funéraires habituels ont complètement changé de visage. Les Rwandais ont inventé d’autres rites et les problèmes psychologiques liés à ce changement sont nombreux. La mort causée par le génocide n’a pas permis aux victimes de dire leurs dernières volontés/ le « Kuraga ». Le « Kubika » (annoncer la mort) n’a pas été fait dans les règles de la coutume. Les rites liés à la préparation et à l’exécution de l’enterrement (Gutunganyiza ou préparation à l’enterrement) et ceux faits pendant la période du deuil et du levé de deuil n’ont pas été observés. Donnons ici l’exemple d’un rite qui avait une signification très profonde : le « Gupfumbatisha ». C’était l’acte de placer certains objets, souvent des feuilles de plantes ou de laine de mouton dans les mains du défunt. Les herbes qu’on employait avaient toutes un rapport avec la douceur, soit par leur nom soit par leur aspect. Le plus souvent il s’agissait d’umuremmbe (solanum odoense). On dit de ces herbes ou de cette laine : ibintu byitwa inyoroshyo, ngo abazimu bazorohe (des choses douces afin que les mânes soient apaisés). L’on pouvait placer dans les mains du défunt des semences de sorgho, d’éleusine ou de graines de courge.
Un autre rite que l’on peut signaler est le ‘’gusiga’’ (embaumer). Si par exemple le défunt était un parent, les enfants l’embaumaient en disant :
- Tes enfants t’embaument
- Tu devras les embaumer
- Que cet embaumement leur procure des avantages.
Tous ces rites et bien d’autres avaient pour fonction de permettre au travail du deuil de se faire dans la douceur. Le génocide est venu avec toute sa violence, le désordre s’est introduit dans les rites qui avaient une signification psychologique et sociale incontestée. L’histoire se complique quand les rescapés ne savent pas où les leurs ont été jetés. Le travail de deuil se bloque. Même au cas où ils sont retrouvés, les corps n’appartiennent plus à la famille. Ils deviennent comme une propriété publique, sont mis dans des cercueils communs, gardés dans un bureau administratif quelque part avant d’être inhumés officiellement à une date choisie par l’administration. Tout ceci perturbe les gens qui inventent de nouveaux rites à la hâte : poèmes, intermède musical, discours, dépôt de fleurs par les officiels et quelques autres personnes etc. Au fur et à mesure que les années avancent, l’on s’habitue aux nouveautés qui deviennent des pratiques. Une autre façon de faire le deuil est forgée mais sur un fond traumatique. Mais qu’on le veuille ou non, les Rwandais ont besoin de rituels de deuil spécifiques au génocide. Ces rites constituent un contenant. Ce sont des espaces intéressants d’expression des émotions comme l’a écrit un jour T. Nathan (1995, p.14). Le problème est que ces nouveaux rites se déploient sur un fond traumatique. Voilà une situation malheureusement intéressante pour la recherche.
- Activités après le 7 avril
Les jours qui suivent le 7 avril sont occupés par les conférences, le théâtre et films programmés les après-midi, les avant-midi étant réservés aux activités normales. Chaque ‘’umudugudu’’ ou institution s’organise en conséquence. Le 13 avril l’on procède aux cérémonies de clôture qui ont lieu sur le plan national à Rebero où sont enterrés les politiciens emportés par le génocide.
Pour ce qui concerne les films, l’on pourrait dire qu’ils sont visionnés aux seuls endroits où les conditions techniques sont réunies. Ce sont des films sur le génocide qui montrent comment il s’est déroulé. La plupart de films donnent un aperçu de l’histoire du Rwanda avant le génocide et présente la situation d’après en insistant sur les efforts de reconstruction du pays. Ils passent aussi à la télévision rwandaise. Lors de la dix-septième commémoration, il y a eu une instruction importante relative aux films de la part des organisateurs. Il a été décidé de ne retenir que les films réellement pédagogiques, ceux qui ne sont pas très violents et donc potentiellement trop traumatogènes. Cette instruction a suscité une certaine polémique. Certaines personnes pensaient que la suppression de certains films participait à une sorte d’occultation de ce qui s’est passé pendant le génocide. D’autres argumentaient en disant que la violence des images est trop dangereuse et suggéraient de traiter pédagogiquement les images pour proposer des films qui présentent à la fois les images du génocide tout en préservant la santé mentale de ceux qui les regardent. Les intervenants en santé mentale ont défendu cette dernière position en ajoutant qu’avant de visionner un film il faut une préparation psychologique du public. Ces intervenants ont donné aussi pour conseil de terminer la séance de commémoration où il y a un film par un « debrifieng » propre à calmer les esprits.
Une autre activité organisée pendant la semaine de deuil est la visite des groupes de rescapés vulnérables à qui on remet des cadeaux et surtout des vaches. De plus en plus, la vache devient le cadeau le plus intéressant que l’on puisse remettre à un rescapé parce qu’elle symbolise simplement la vie comme l’a exprimé un veuf rescapé très âgé qui venait de recevoir une vache dans ce contexte : « depuis 1994, je vivais dans la mort. Avec cette vache j’entre de nouveau dans la vie. Je réciterai des poèmes chantant cette vache, je lui raconterai des histoires, je la caresserai. Elle me tiendra compagnie. »
Comme le génocide a été exécuté pendant trois mois, les activités de commémoration vont au-delà de la semaine de deuil officiel. C’est ainsi que du 4 avril au 3 juillet, les activités de commémorations sont prévues chaque semaine ici et là selon les dates retenues par les rescapés d’un lieu donné. L’organisation de telles journées suit le protocole qui vient d’être décrit.
Ce calendrier de la commémoration montre que les activités organisées qui la concernent prennent 10 mois chaque année. Seuls les mois d’août et septembre sont comme libres. S’agit-il d’un congé, d’une halte ? d’une possibilité offerte à chacun individuellement dans son intimité pour faire son travail de mémoire ? voilà une question de recherche.
Conclusion
Au lendemain du génocide perpétré contre les Tutsi en 1994, la société rwandaise a exploité judicieusement des stratégies intéressantes. L’exercice a été complexe mais il a démontré son efficacité. Les Rwandais ont essayé diverses stratégies qui ont permis à la résilience de se développer amplement. En effet :
- Les rescapés du génocide ont essayé de vivre en bonne intelligence avec les bourreaux ou les membres de leurs familles sur les mêmes villages
- Les actes de vengeance ont été sérieusement évités
- Les rescapés ont accepté courageusement de participer aux séances du processus gacaca qui étaient particulièrement très durs
- Bien qu’ils aient été confrontés à de graves problèmes socio-économiques et de santé (surtout le traumatisme), les victimes ont choisi la vie. Ils ont développé des espaces de solidarité, refusant l’isolation, luttant contre le négationnisme et l’idéologie génocidaire.
Autant de thèmes qu’il faudrait continuer d’analyser sous un angle multidisciplinaire.
@Jean-Pierre Dusingizemungu
BIBLIOGRAPHIE
Nathan, T., Rituels de deuils, travail du deuil, Aubenas, Edition Pensée sauvage, 1995
Waintrater, R., Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre, Paris, Payot
Watzlawick, P., Changements, Paradoxes et Psychothérapies, Paris, Editions du Seuil, 1981