Citation
Prof. Françoise Thébaud
Université d’Avignon
Conclure un colloque de cette ampleur est toujours une tâche intimidante. Je propose de la remplir en évoquant mon expérience personnelle et en la croisant avec quelques éléments saillants qui, me semble-t-il, se dégagent des interventions et des débats.
Je dirai d’abord combien ces dernières années depuis 2019 ont profondément marquée la citoyenne et l’historienne que je suis. En effet, comme citoyenne française, je n’avais pas pris en 1994 toute la mesure de l’événement inqualifiable qui se déroulait au Rwanda et des responsabilités de mon pays dans le génocide perpétré contre les Tutsi. Peut-être, mais ce n’est pas une excuse, parce que, mère de trois enfants encore jeunes, je jonglais alors entre enseignement, recherche et tâches familiales. Comme historienne, je travaillais et je travaille encore sur des sujets plus légers, mais qu’il me tenait à cœur d’introduire dans l’historiographie française : l’histoire des femmes, de leurs expériences, de leur place dans les sociétés occidentales, de leurs combats pour la liberté et l’égalité, ce que nous appelons aujourd’hui les études de genre.
Déroulons brièvement le fil de ces quatre années. Membre de la Commission Duclert, je me suis plongée dans les archives françaises pour comprendre le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. Certes, comme plusieurs membres de la Commission, je n’étais pas, à l’origine, une spécialiste de l’histoire de ce pays, mais une bonne praticienne du travail en archives et une connaisseuse du fonctionnement de l’État français, qualités partagées et qui, comme l’a souligné Jean-Pierre Chrétien lors de ses interventions, garantissaient le sérieux de l’enquête collective. Parallèlement, j’ai ressenti la nécessité de lire des témoignages de survivants et survivantes, publiés par des collègues ici présentes comme Florence Prudhomme, recueillis par des journalistes comme Jean Hatzfeld, devenus littérature, sous la plume par exemple de Scholastique Mukasonga dont j’ai alors découvert les ouvrages. Ce va-et-vient entre la consultation d’archives de l’État, qui permettait de saisir les ressorts et les modalités de la politique menée par la France, et la lecture de témoignages de survivant.es, qui racontent leur histoire et expriment leur vécu traumatique du génocide et de l’après-génocide, était pour moi la meilleure façon de remplir ma tâche.
En écho, ce colloque a débattu de l’approche la plus pertinente pour comprendre un génocide : une approche par le projet politique ou celle par le drame individuel et collectif. Les deux approches me paraissent tout à fait complémentaires, embrassant des temporalités et des échelles différentes. La première – soit l’étude du régime d’Habyarimana, des partis politiques rwandais et de leur idéologie, des pratiques administratives au Rwanda jusqu’au niveau communal, de la place et du rôle de l’Église dans le pays ; et pour la France, celle du fonctionnement de la Ve République et des priorités de sa politique extérieure – permet d’appréhender le processus génocidaire, les contextes qui le favorisent, ses phases ; de tenter de comprendre le pourquoi : comment est-ce possible que des humains en arrivent à anéantir d’autres humains, de plus avec une telle violence ? Sauf pour le thème des politiques mémorielles, la temporalité est celle de l’avant-phase paroxysmique du génocide et l’échelle est macro. L’approche par le drame change d’échelle et de temporalité. Relevant d’une histoire sensible, c’est une approche « par le bas » qui s’intéresse à des communautés et à des individus. Elle privilégie l’observation et l’analyse de la période où est accomplie par les bourreaux l’extermination de masse – au Rwanda, le printemps 1994, celles également de l’après-génocide, avec la question de la résilience individuelle et collective. Plus que l’approche politique, elle a besoin du concours de plusieurs disciplines : outre l’histoire, l’anthropologie, la psychologie et les études littéraires notamment .
Trois mois après la remise du rapport Duclert fin mars 2021, découvrant ce beau pays qu’est le Rwanda, j’ai éprouvé, par la visite des mémoriaux du génocide, la tragédie vécue, et mieux compris l’importance, pour une société qui a connu cet indicible, de ne pas oublier et de transmettre une mémoire. J’ai ensuite poursuivi l’enquête au sein de l’équipe ÉRE, notamment auprès de ce que nous appelons aujourd’hui des lanceurs d’alerte ; tandis que Chantal Morelle enquêtait sur l’itinéraire et l’action du couple Carbonare, je faisais de même auprès de Thérèse Pujolle .
Lors de la première session du colloque « Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi », qui s’est tenu à Kigali et à l’Université du Rwanda à Huye en septembre 2022, je suis intervenue sur le thème « Genre, femmes et génocide », intervention complétée pour publication dans la revue Le Genre humain . Lors de cette session, comme dans celle tenue à Paris ces jours derniers, a été souligné, à plusieurs reprises, l’intérêt heuristique d’une approche comparée des génocides du XXe siècle. Dans la communication orale comme dans l’article publié, j’ai éprouvé le besoin de faire retour sur la Shoah pour présenter comment s’est imposée et comment a été traitée la question du genre des victimes, du genre des bourreaux, du genre des complices, point à ne pas esquiver, notamment pour comprendre un génocide de proximité.
Ces thèmes ont aussi été abordés par d’autres chercheuses. Par Liberata Gahongayire, dont le travail doctoral sur les représentations stigmatisantes de la femme tutsi de 1959 à 1994 est une contribution majeure à la compréhension du processus génocidaire . Par Catherine Gilbert qui s’est intéressée à l’expression féminine du témoignage . Par Juliette Bour et Violaine Baraduc qui, intervenantes à Huye comme à Paris, travaillent sur les femmes bourreaux .
Cette session parisienne du colloque clôt en quelque sorte un cycle qui a changé beaucoup de choses sur le plan du savoir, de la mémoire collective, de la transmission scolaire, sans parler – d’autres en parlent mieux que moi – de ses effets diplomatiques et judiciaires.
En effet, chercheurs et chercheuses rwandais et français ont apporté de nombreux éléments de connaissance sur les prémices et le déroulé du génocide – ses acteurs et actrices, des commanditaires aux exécutants, sa chronologie, l’usage de la cruauté, le rôle des Églises –, ainsi que sur le rôle et la responsabilité de la France. Sur ce dernier point qui peut être qualifié d’histoire rwandaise de la France, de nombreux éléments avaient été mis au jour par des journalistes ou des associations qui avaient interviewé des acteurs, recueilli des témoignages de survivants, exhumé des pièces d’archives. Mais il manquait un travail d’histoire fondé sur la consultation de toutes les archives publiques disponibles, archives ouvertes pour la commission de recherche qui a produit le rapport Duclert, et désormais accessibles à tous les chercheurs . Comme l’ont souligné plusieurs intervenants, le savoir produit sur le génocide et le rôle de la France est une réponse au déni et il permet de combattre toute forme de négationnisme. Il constitue aussi l’amorce d’une histoire partagée entre la France et le Rwanda. Cependant, bien des recherches sont encore à effectuer et des pistes ont été proposées lors de ces journées, notamment à propos du rôle des coopérants et des relations du couple franco-belge. Il faudrait creuser également la question des responsabilités d’autres États ou de celles des organisations internationales.
Le terme « mémoire » figure dans le titre de plusieurs panels et tables rondes de cette session du colloque, mais il recouvre des significations différentes. Il s’agit d’abord de mémoire individuelle, mémoire de personnes qui a pu être recueillie par des institutions ou des historiens. La question du témoignage a été largement abordée ces jours derniers, pour en souligner l’importance pour les survivants – témoigner est une forme d’engagement dans la cité –, pour évoquer son usage thérapeutique ou judiciaire, ou bien encore son intérêt pédagogique pour aborder avec des élèves le sujet si difficile du génocide. A également été mise en avant la nécessité de constituer et de conserver des banques de témoignages, qui sont des sources précieuses pour l’historien parce qu’ils font percevoir des réalités tues dans les archives écrites et, nous l’avons dit plus haut, permettent d’écrire une histoire individuelle et sensible. Par contre, il y eut peu d’échanges sur les précautions nécessaires à un usage historien de ces sources et sur la méthodologie de l’histoire dite orale : nécessité d’un croisement des témoignages avec d’autres sources, orales et écrites ; précisions à apporter sur les conditions de recueil du témoignage, pour en permettre la critique et l’usage par d’autres que l’intervieweur : type d’entretien avec ou sans questions, contexte et lieu, durée de l’interview, mode de transcription. À cet égard, je rappellerai les travaux de Philippe Joutard . Ce spécialiste français d’histoire orale et des rapports entre histoire et mémoire a souligné que « la mémoire est l’organisation de l’oubli », qu’elle comporte des imprécisions et des confusions, qu’elle se compose de strates successives qui ajoutent au vécu, l’entendu ou le lu par la suite. Elle est ainsi « passé dans le présent » et l’historien qui utilise les témoignages doit prendre en compte l’environnement social et culturel, voire politique, de leur énonciation.
Sans parler des politiques mémorielles, thème abordé pour le Rwanda dans les deux sessions du colloque, le terme « mémoire » renvoie également à la mémoire collective du génocide des Tutsi, mémoire rwandaise et mémoire française. Cette dernière est encore embryonnaire, alimentée par le travail d’associations comme Ibuka-France et Intore za Dieulefit . Elle a été activée par la médiatisation du rapport Duclert puis de la visite et du discours d’Emmanuel Macron à Kigali (27 mai 2021). Elle sera sans doute consolidée par l’édification à Paris, annoncée en avril 2023, d’un monument aux victimes du génocide. Elle se construit également par la transmission scolaire, résultat des fortes expériences pédagogiques qui ont été présentées dans ce colloque et de l’inscription progressive du génocide des Tutsi dans les programmes scolaires d’histoire.
Comme d’autres publications, les actes de ce colloque, mis en ligne en libre accès à l’occasion de la 30e commémoration du génocide des Tutsi, constitueront un outil de connaissance sur cette catastrophe incommensurable et sur les responsabilités de la France à cet égard. Merci à tous les intervenant.es et merci à Vincent Duclert pour l’énergie déployée, scientifique et amicale.
©Françoise Thébaud
[Notes :]
A cet égard, voir Hélène Dumas, Boris Adjemian, Alexandra Garbarini et Rémi Korman, « La place des témoignages de victimes dans l’historiographie du génocide des Tutsi du Rwanda », Études arméniennes contemporaines, 5 | 2015, 195-207.
Voir Chantal Morelle, « Un couple face au génocide, Marguerite et Jean Carbonare », site de la revue Le Genre humain, numéro « Le génocide des Tutsi au Rwanda », sous la direction de Vincent Duclert, mars 2023 ; Françoise Thébaud, « Genre et génocide : une question légitime ? », Le Genre humain, numéro « Le génocide des Tutsi au Rwanda », mars 2023, p. 185-202. Ces deux articles issus des communications respectives des deux historiennes figurent également dans la collection des actes mis en ligne sur ce site.
Voir note précédente.
Liberata Gahongayire, L’image de la femme tutsi dans l’imaginaire génocidaire (1959-1994), thèse Université libre de Bruxelles, 2022. Voir également : Liberata Gahongayire, « la déshumanisation des femmes tutsi du Rwanda : le prélude à leur extermination (1990-1994) », Ziglôbitha. Revue des Arts, Linguistique, Littérature & Civilisations, n° 4, juin 2022, p. 365-380.
Catherine Gilbert, From Surviving to Living : Voice, Trauma and Witness in Rwandan Women’sWriting, Presses universitaires de la Méditerranée, 2018
Juliette Bour, Pauline Nyiramasuhuko, une femme en procès, master EHESS 2016 (Pauline Nyiramasuhuko est Ministre de la Famille et de la Promotion féminine pendant le génocide, membre du gouvernement intérimaire formé après l’attentat du 6 avril 1994 et le début du génocide) ; thèse en cours : « Femmes de pouvoir et génocide, Rwanda, 1994 ». Voir également : Juliette Bour, « Sœur Gertrude : une complicité de génocide (Rwanda, avril-mai 1994) », Clio. Femmes, genre, histoire, 55/2022, p. 277-299.
Violaine Baraduc, Violences d'un autre genre. Ethnographier les mémoires criminelles des prisonnières génocidaires du Rwanda, thèse EHESS, 2022. Voir également le film long-métrage realisé avec Alexandre Westphal : À mots couverts. Parmi les textes publiés, citons : « À cor(ps) et à cri. Les pratiques féminines de violence à partir du vocabulaire de femmes détenues pour génocide à la prison de Ngoma », in Virginie Brinker, Catherine Coquio et al. (dir.), Rwanda 1994-2014 : récits, constructions mémorielles et écriture de l’histoire, Dijon, Les presses du réel, 2017, p. 25-47 et « Tuer au cœur de la famille. Les femmes en relais », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2014/2 (n° 122), p. 63-74.
La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), Rapport au président de la République de la Commission de recherche, Paris, Armand Colin, 2021. Ce rapport est également disponible en PDF sur le site Vie publique. Vincent Duclert a poursuivi l’enquête et publié La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve République (Paris, Tallandier, 2024).
Philippe Joutard, Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983 et Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La Découverte, coll. « Écritures de l'histoire », 2013.
Sur cette association et le rôle du couple Jean et Marguerite Carbonare, voir les interventions de Chantal Morelle.