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Num
33637
Date
Décembre 2011
Ymd
Author
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Size
518253
Pages
17
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Title
Espaces de la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda. Mémoriaux et lieux de mémoire
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Identifier (cote)
Afrique contemporaine 2011/2 (n° 238), pages 11 à 27
Source
Type
Article de revue
Language
FR
Citation
Espaces de la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda
Mémoriaux et lieux de mémoire
Hélène Dumas, Rémi Korman
Dans Afrique contemporaine 2011/2 (n° 238), pages 11 à 27
Éditions De Boeck Supérieur

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ISSN 0002-0478
ISBN 9782804166694
DOI 10.3917/afco.238.0011

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Espaces de la mémoire du
génocide des Tutsis au Rwanda
Mémoriaux et lieux de mémoire
Hélène Dumas et Rémi Korman

Trop souvent décrite sous l’angle exclusif de son instrumentalisation
politique, la mémoire du génocide des Tutsis relève pourtant d’une
histoire complexe. Fondé sur l’exploration d’archives rwandaises et
d’entretiens, cet article revisite l’histoire de la mémoire du génocide à
travers les lieux dans lesquels elle s’incarne. Marqués par l’hybridité,
les mémoriaux rwandais inscrivent dans le paysage des volontés de
mémoire diverses. Cet essai de reconstitution de l’archéologie mémorielle rwandaise témoigne de la difficulté à articuler deuil personnel et
collectif dans un pays où les politiques de réconciliation nationale
tendent aujourd’hui à occulter la violence du passé.

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Lorsque le génocide des Tutsis prend fin, en juillet 1994, le
silence et l’odeur âcre de la mort frappent les sens des observateurs (Khan, 2000 ; Keane, 1995). Les chants, en kinyarwanda,
y prêtent une égale attention. Il ne s’agit pas de métaphores. En
moins de trois mois, d’avril à juillet 1994, près d’un million de
victimes sont assassinées. Les Tutsis sont les cibles désignées
des massacres. Les Hutus opposés à l’ordre meurtrier subissent
le même sort tragique. Le pays est parsemé de lieux de massacre qui deviennent
vite des lieux de mémoire (Nora, 1997). Dix-sept ans après, le pays n’a pas fini
d’enterrer ses morts. Les aveux obtenus dans le cadre des procédures judiciaires ou les déplacements de terrain causés par les pluies diluviennes contribuent
à la découverte des corps. Le processus de deuil n’a ainsi pas fermé son ultime
parenthèse.
C’est en gardant à l’esprit cet élément qu’il faut envisager la question
des lieux de mémoire au Rwanda. Loin de demeurer figés dans une immuabilité

Hélène Dumas est doctorante
en histoire au centre de recherches
historiques (CRH) de l’EHESS.
Elle achève une thèse sur l’histoire
du génocide des Tutsis à travers
l’étude des juridictions gacaca. Ses
recherches portent sur les rapports

entre histoire et droit dans
le contexte singulier du Rwanda
(helenedumas.uw@gmail.com).
Rémi Korman est doctorant
en histoire au centre de recherches
historiques de l’EHESS. Il étudie
l’histoire des mémoriaux du génocide

des Tutsis. Ses recherches
portent notamment sur les pratiques
d’« inhumation en dignité » effectuées
après 1994 et sur les enquêtes
visant à repérer les sites du génocide
(remikorman@gmail.com).

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Mots clés : Rwanda – Génocide des Tutsis – Lieux de mémoire – État – Rescapés – Mémoriaux – Deuil

1. « Lieux donc, mais lieux mixtes,
hybrides et mutants, intimement
noués de vie et de mort, de temps

14 actualités africaines

et d’éternité ; dans une spirale du
collectif et de l’individuel,
du prosaïque et du sacré,

de l’immuable et du mobile »
(Nora, 1997, p. 37).

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sacrée, ils se révèlent particulièrement sensibles aux évolutions d’une politique
mémorielle dont il est possible de retracer l’histoire depuis 1994. L’organisation
progressive des archives liées au génocide permet de repérer les enjeux cristallisés dans les choix des sites mémoriaux et les significations que les différents
acteurs leur ont conférés. Érigés sous l’impulsion de « volontés de mémoire »
diverses, ces lieux s’inscrivent pleinement dans la définition proposée par Pierre
Nora1. Ils réunissent en des temps et des espaces différents les dimensions
matérielle, fonctionnelle et symbolique indispensables à leur inscription dans
ce type d’analyse. Ils sont bien ces « objets en abîme » (Nora, 1997, p. 39) dans
les méandres desquels l’histoire, la mémoire et l’histoire de la mémoire s’appréhendent. Dans le même temps, leur diversité et leur singularité compliquent
toute tentative d’établissement d’une typologie qui en appauvrirait d’ailleurs la
description. Leur ancrage dans l’histoire locale, les significations et les symboles
dont ils sont investis, les tensions qu’ils peuvent engendrer forment un ensemble
de phénomènes complexes, irréductible à toute logique classificatoire.
Lieux singuliers également car ils témoignent d’un événement inédit :
la mort massive et cruelle d’un groupe humain. La radicalité de l’événement
informe une mémoire singulière, dont les mémoriaux apparaissent comme des
symboles. Le caractère absolument nouveau des mémoriaux du génocide inaugure une pratique inconnue au Rwanda. Avant le génocide, le pays ne compte pas
de monuments commémoratifs. À l’exception d’un modeste mausolée en hommage au héraut de la « révolution sociale » de 1959, Dominique Mbonyumutwa,
les régimes précédents ne marquent guère l’espace de leurs souvenirs tragiques
ou glorieux. Les mémoriaux du génocide représentent donc une part essentielle
du patrimoine historique du pays, au moins pour sa dimension matérielle.
Aujourd’hui, la présence de ce passé violent imprime sa marque à des
espaces divers. À la topographie, d’abord, où des mémoriaux institutionnels
ou non, de taille plus ou moins réduite et aux fonctions diverses, jalonnent les
paysages urbains ou ruraux. Ensuite, le lien mémoriel se joue dans la relation
du rescapé à un paysage non marqué par un quelconque aménagement à vocation commémorative (Becker, Audoin-Rouzeau, 2000 ; Schama, 1999). Enfin,
le corps, et en tout premier lieu celui des morts et des survivants, représente
un autre topos dans lequel vient s’incarner la mémoire du génocide. Les mémoriaux du génocide constituent l’inscription la plus visible de cette « volonté de
mémoire » imprimée à l’espace. Ils sont nombreux et résultent de volontés différentes qui font sentir leur incidence sur leur modalité d’érection, leurs formes
architecturales et leur histoire.
Les mémoriaux nationaux n’épuisent pas l’ensemble des « intentions de
mémoire » (Nora, 1997, p. 38). En effet, en deçà des initiatives officielles se
nouent des types de rapport au passé fondés sur une mémoire familiale. Celle-ci

s’inscrit également dans des lieux singuliers dont il s’agit de relater l’histoire.
D’autres lieux sont nés d’un compromis subtil entre survivants, institutions étatiques et ecclésiastiques. Les enjeux politiques et sociaux cristallisés autour de
ces lieux contribuent à en faire des postes d’observation privilégiés des types de
rapports établis à un passé difficilement conciliable avec les impératifs d’une
réconciliation nationale. Il s’agit dès lors de s’interroger sur ce que ces lieux
donnent à voir de la violence du passé. Par qui et sous quelles formes ont-ils
été conçus et érigés ? Que trouve-t-on dans ces lieux de mémoire ? Comment
présentent-ils – ou représentent-ils – la violence ? Comment concilier cette présence de la mémoire violente avec les politiques de réconciliation nationale ? Ces
dernières ont-elles fait sentir leur inf luence sur l’évolution des mémoriaux ?

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place le 19 juillet 1994 et confronté à une situation délétère dans le pays après le
génocide, la question de la mémoire ne prend pas une place de première urgence.
En dépit d’enjeux politiques et sécuritaires majeurs, les nouvelles autorités
décident d’organiser au plus vite l’inhumation « en dignité » des victimes du
génocide, notamment pour des raisons sanitaires. Si le ministère du Travail et
des Affaires Sociales et certaines ONG apportent leur soutien à la réalisation de
cette tâche, celle-ci relève toutefois majoritairement de l’initiative des rescapés
et de leurs familles revenues d’exil. À mesure que les institutions gouvernementales se mettent en place, divers projets liés à la conservation de la mémoire
du génocide naissent au sein des ministères chargés des questions sociales et
culturelles.
La première initiative gouvernementale revint au ministère des Affaires
sociales, placé sous la direction d’un ministre lui-même rescapé, Pio Mugabo.
Ce dernier organise la première commémoration nationale du 7 avril 1995 à
Rebero et apporte son appui logistique aux inhumations collectives. Un appui
à la mesure des moyens très modestes de l’État rwandais à cette époque si l’on
en juge par l’extrême sobriété du décorum commémoratif. Quelques cercueils,
enveloppés de draps mauves, ensevelis dans des fosses creusées à même la terre
et surmontés d’une simple croix catholique en bois, accueillent les dépouilles
mortelles des hommes et femmes politiques assassinés dans les premiers jours
du génocide. La solennité de l’hommage contraste avec la modestie des moyens
prêtés à sa mise en œuvre (archives de la commission Mémorial). Lieu concentrant le double symbole du pouvoir déchu et de la victoire militaire du Front
patriotique rwandais (FPR), la colline de Rebero n’est pas un lieu de massacre
pendant le génocide. Or les commémorations nationales ultérieures se tiennent
ensuite sur des sites choisis en raison de l’ampleur des massacres qui y furent
perpétrés. Comment rendre compte d’un tel déplacement ?

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Les « volontés de mémoire » :
petite sociologie historique des acteurs mémoriels
L’État et ses commissions. Pour le gouvernement d’union nationale, mis en

2. À l’exception de Scott Straus qui
s’y réfère pour établir une
chronologie des massacres. Voir
Scott Straus (2006, p. 249).

16 actualités africaines

3. Ainsi, une église par diocèse, sept
au total, devait être transformée en
mémorial national, régis par une
cogestion entre l’État et l’Église
catholique.

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À cet égard, le travail mené par la Commission pour le mémorial du
génocide et des massacres au Rwanda nous semble devoir prendre une place
essentielle dans l’analyse de la généalogie des politiques mémorielles au
Rwanda. Créée en octobre 1995 sous la tutelle du ministère de l’Enseignement
supérieur, de la Recherche scientifique et de la Culture, elle comprend six membres détachés de différents ministères. L’objectif assigné réside dans l’identification aussi exhaustive que possible des sites de massacre sur l’ensemble du
territoire. La dimension internationale de la commission ne se résume pas à
la seule origine de ses fonds alimentés par la coopération allemande. En effet,
elle est en partie impulsée et animée par un jeune Belge, Éric Rousseau, qui y
représente le ministère de la Réhabilitation et de l’Intégration sociale dirigé
par une personnalité inf luente du FPR, Jacques Bihozagara.
Sa biographie peut être retracée à l’appui de sa déposition devant le
Tribunal pénal international pour le Rwanda. Affichant une naïveté peu
convaincante sur ses relations avec la communauté rwandaise de Belgique dès
la fin des années 1980, il participe à l’organisation de soirées culturelles dont
on sait qu’elles ont servi à lever des fonds pour le compte du FPR (Sehene, 1999 ;
Rusagara, 2007). Mais ses amitiés rwandaises ne constituent pas les seuls ressorts de son intérêt pour le pays et la tragédie qu’il traverse à partir du mois
d’avril 1994. Ses motivations s’inscrivent dans sa propre histoire familiale, marquée par le souvenir de l’extermination des Juifs d’Europe (Rousseau, TPIR,
2003). Si la mémoire de la Shoah est présentée comme le déterminant principal de son départ au Rwanda, ses projets initiaux portent plutôt sur l’aide
aux orphelins. C’est d’ailleurs cette dimension sociale qui le pousse à intégrer
le ministère dirigé alors par Jacques Bihozagara. Néanmoins, le résultat des
enquêtes menées par la Commission Mémorial est peu marqué par les références à l’extermination des Juifs d’Europe, comme en témoignent les recommandations finales où l’exemple Israël est cité aux côtés de ceux de l’Algérie ou du
Cambodge (rapport préliminaire, 1996).
Les sources du TPIR, centrées sur la personnalité d’Éric Rousseau, ne
doivent cependant pas occulter les autres membres de la commission, tous issus
de la diaspora tutsie mais présentant des profils intellectuels et professionnels
différents. Parmi ces personnalités, celle du capitaine Firmin Gatera, issu des
rangs de l’Armée patriotique rwandaise (APR), mérite notamment d’être soulignée. En effet, elle marque l’implication de l’armée dans les questions de mémoire
dès les premières années. Un engagement qui ne s’est pas démenti depuis.
À l’issue d’une enquête de six semaines, la Commission mémorial remet
son rapport en février 1996. Les quelques deux cent cinquante pages du travail final détaillent pour chaque commune les principaux lieux de massacre, le

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nombre de victimes estimé après une étude sommaire des fosses communes, les
dates des massacres et leurs principaux commanditaires. Le texte mentionne en
outre les « héros nationaux » opposés au génocide. Les recommandations visent
notamment la mise en place de cérémonies commémoratives destinées à rendre
hommage à ces derniers. Un souhait qui a d’ailleurs été exprimé une année plus
tôt par le ministre des Affaires sociales, Pio Mugabo, lorsque celui-ci salue la
mémoire du bourgmestre de Mugina (Gitarama), assassiné en avril 1994 après
avoir désespérément tenté de protéger les Tutsis réfugiés dans sa commune.
Outre cette recommandation spécifique, le rapport invite le gouvernement à
ériger des mémoriaux communaux sur un lieu unique, le cimetière communal,
où les ossements auraient été rassemblés au préalable. À l’échelle nationale, le
site de Rebero retient l’attention de la Commission qui propose d’y élever un
cimetière national et un mémorial national.
La postérité de ce rapport est paradoxale. Malgré des références ultérieures récurrentes, il est pourtant demeuré largement inconnu des chercheurs 2 . Son usage s’inscrit d’emblée dans le champ judiciaire et non historique.
Il a servi de source à maintes institutions judiciaires : à la Cour suprême dans
l’établissement des criminels de la première catégorie, au Service national des
juridictions Gacaca et au Tribunal pénal international pour le Rwanda. C’est
également sur la base des informations fournies par ce rapport que s’articulent
progressivement l’organisation des commémorations et le processus de mémorialisation des sites identifiés. La commission mixte Église-État concernant le
sort des édifices religieux et bâtiments paroissiaux devenus charniers du génocide est mise en place peu après sa parution (Ubaldo, Chrétien, 2004).
Les archives relatives aux négociations portant sur la transformation
des édifices religieux en mémoriaux du génocide viennent nuancer la vision
communément admise d’une confrontation sans merci entre les représentants
du gouvernement rwandais et de l’Église catholique. Les premiers contacts
apparaissent cordiaux de part et d’autre. Selon les documents produits par la
Conférence des évêques catholiques du Rwanda (CECR), le ministre de l’Enseignement supérieur, Joseph Nsengimana, aurait même admis la « légitimité »
d’un projet concernant la construction d’un « monument commémoratif pour
toutes les victimes de la guerre » (archives de la Commission mixte Église-État).
Un monument qui saluerait aussi les victimes du FPR. De son côté, le clergé
rwandais ne semblait pas d’emblée hostile à la transformation de plusieurs édifices en lieux de mémoire 3 . Autre signe de bonne volonté, l’évêque de Nyundo,
Wenceslas Kalibushi, organise une « cérémonie de purification » de sa cathédrale le 19 mai 1996, exclue du culte depuis les massacres d’avril 1994. La décision de rendre à cet édifice sa dimension religieuse répond à l’intention d’offrir
un lieu de culte décent aux morts.
Les négociations deviennent nettement moins cordiales après une rencontre houleuse entre le ministre Joseph Nsengimana et le nonce apostolique,
Julius Janusz, en juin 1996. Ce dernier prononce des paroles définitives sur
la nature du gouvernement rwandais, le qualifiant alors de « communiste » et

l’accusant de vouloir transformer les églises en « arènes » politiques. La position
du représentant diplomatique de Rome durcit les pourparlers. L’Église locale,
jusqu’alors ouverte au compromis, rallie la ligne du Vatican et le gouvernement
note une « nette régression au niveau des négociations ». Une issue au conf lit
est néanmoins trouvée au profit de l’Église catholique, puisque seule l’église de
Nyamata est exclue de la reprise du culte. Les autres édifices font l’objet d’accommodements au cas par cas. Ainsi, l’église Saint-Jean de Kibuye qui fut également un lieu de massacre important est l’objet d’un aménagement extérieur.
Des fosses communes et une guérite contenant des crânes forment la structure
principale du mémorial.
La fin des débats relatifs aux édifices catholiques scelle une période
d’intense activité pour la Commission Mémorial. Celle-ci se perd ensuite dans
les limbes des multiples remaniements ministériels engendrés par les rebondissements politiques de l’année 2000. D’autres acteurs locaux et internationaux
s’imposent alors.

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nationaux, celui de Gisozi figure sans doute parmi les plus visités du pays. Lieu
de recueillement obligé pour tout visiteur étranger – des chefs d’État au simple
touriste 4 –, il remplit depuis 2004 des fonctions multiples : mémorielle, muséographique et pédagogique. Avant cette date, le site de Gisozi fut proposé par
la Commission mémorial dès 1996 pour devenir le cimetière du génocide de la
préfecture de Kigali-ville 5 . En 1999, le préfet, Marc Kabandana, procède à des
enquêtes d’identification des sites de massacres dans la capitale. À la suite de
ces investigations, près de 250 000 corps sont exhumés dans les quartiers de
Kigali et collectivement inhumés à Gisozi. Un mémorial, qui accueille la commémoration, est ensuite érigé en 2000. Sa vocation internationale s’affirme dès
cette époque par la présence du Premier ministre belge lors de la cérémonie.
Guy Verhofstadt est non seulement le premier représentant d’un gouvernement
occidental – qui plus est de l’ancienne puissance coloniale – à assister à une
cérémonie de commémoration, mais il prononce à cette occasion un discours
dans lequel il présente les excuses officielles de la Belgique pour son rôle dans
le retrait des forces de mission internationale des Nations unies d’assistance
au Rwanda (Minuar). En 2002, la construction d’un musée et l’aménagement
extérieur des tombes sont confiés à une fondation britannique (Aegis-Trust)
vouée à la lutte contre les crimes contre l’humanité. Elle est devenue depuis
un acteur incontournable dans l’organisation des commémorations nationales. L’inauguration officielle du musée a lieu en avril 2004, à l’occasion de la
dixième commémoration du génocide.
4. La mention du site de Gisozi dans
les guides touristiques étrangers et
les brochures diffusées par l’Office
rwandais du tourisme et des parcs
nationaux est significative. Gisozi a
reçu, en autres visites, celle de

18 actualités africaines

Nicolas Sarkozy le 26 février 2010.
Son parcours muséographique et son
accès aisé à Kigali contribuent à sa
fréquentation par un public étranger.
5. Avant la réforme administrative
présentée dans la nouvelle

constitution de 2003 et mise en place
entre 2005 et 2006, le Rwanda
comptait douze préfectures.
La réforme a remplacé l’édifice
administratif par une division du pays
en cinq provinces et trente districts.

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L’internationalisation de la mémoire du génocide. De tous les mémoriaux

Son inspiration muséale emprunte beaucoup aux institutions dédiées à
la Shoah. Ainsi, la salle réservée à la présentation des photographies des victimes n’est pas sans rappeler celle de Yad Vashem. Cet emprunt tient sans doute à
l’expérience de la fondation Aegis. Ses fondateurs, deux Britanniques, Stephen
et James Smith, ont déjà bâti en Grande-Bretagne un mémorial et un centre de
documentation consacrés à la mémoire de la Shoah en 1995. Si Gisozi affiche
sa vocation à devenir un centre de recherche historique, l’accent est pourtant
porté sur sa dimension mémorielle. Le parcours muséographique retraçant
l’histoire du génocide demeure sommaire et l’absence d’expositions temporaires
ne contribue pas à nourrir la connaissance historique du visiteur. Les historiens
ne sont d’ailleurs guère représentés au sein de la direction du centre qui privilégie des profils professionnels centrés sur la défense des droits de l’homme. La
lacune historiographique est comblée par le rappel souvent lénifiant des crimes
passés et l’invocation du « plus jamais ça ».

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mer leur « volonté de mémoire » dans des espaces particuliers. D’autres lieux
de mémoire s’inscrivent dans la topographie des collines rwandaises et résultent d’initiatives individuelles ou familiales. Ces monuments aux dimensions
plus modestes se trouvent au détour d’un chemin, le plus souvent à la campagne. En effet, les lois foncières et de réorganisation administrative de 2005 ont
contraint les personnes entretenant des tombeaux familiaux au sein de leur propriété – en particulier à Kigali – à transférer les dépouilles des victimes dans
des mémoriaux plus vastes, dont l’entretien dépend des entités administratives
locales (district ou secteur). Néanmoins, certains mémoriaux, fosses communes
ou lieux de mémoire, subsistent en dehors de toute impulsion, financement ou
contrôle étatique. À ce stade, il est difficile de décrire le rôle joué par Ibuka,
organisation non gouvernementale fédérant l’ensemble des associations de rescapés. Il semble que les initiatives relatives à l’aménagement des fosses communes relevèrent essentiellement de communautés locales de rescapés. Les actions
d’Ibuka se concentrent essentiellement sur la réhabilitation sociale des survivants (Rudacogora, 2005).
La forme architecturale de ces lieux (fosses communes ou statuaire),
les personnalités à l’origine de leur érection, l’histoire du lieu pendant le génocide et l’évolution des aménagements apportés depuis leur création contribuent
à en rendre la portée et la signification particulièrement volatiles. La simple
description physique échoue à restituer l’investissement affectif, moral, mais
aussi financier, des acteurs sociaux engagés dans la constitution de tels lieux.
L’énergie déployée par les rescapés dans la recherche et l’inhumation digne des
corps nous renseigne sur la difficulté du deuil dans un contexte de violence
extrême, marqué par une mort massive et cruelle (Audoin-Rouzeau, 2000).
Lorsqu’on se rend à Mugonero, dans l’ouest du pays, on est frappé par
un étrange monument aux morts. Étrange parce qu’il n’a, à notre connaissance,
aucun équivalent au Rwanda. À l’entrée du complexe adventiste, comprenant une

Espaces de la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda

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Les rescapés. L’État ou les institutions étrangères ne sont pas seuls à expri-

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Mugonero, une statuaire unique et symbolique du génocide. Érigée à l’initiative d’un membre d’une famille exterminée dans l’enceinte du complexe hospitalier adventiste, cette stèle, particulièrement réaliste, a provoqué des réactions
d’hostilité dans la population et parmi les autorités religieuses adventistes. Le rappel explicite des massacres fut décrié
au nom d’une nécessaire réconciliation. Pourtant, la statuaire demeurera en place, sans doute grâce aux relations puissantes de son initiateur au sein du pouvoir politique.
Photo de Hélène Dumas, octobre 2006.

Région marquée par la présence religieuse adventiste depuis 1931,
Mugonero a été le théâtre de massacres de masse les 16 et 17 avril 1994. Les

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église et un vaste hôpital, se dresse un bloc de ciment surmonté d’une machette,
d’un gourdin clouté – que les tueurs ont baptisé nta mpongano y’umwanzi (« pas
de pitié pour l’ennemi ») – encadrant deux poings brisant leurs chaînes. Outre
la statuaire exhibant ces instruments de la violence, le frontispice du bâtiment attenant dans lequel sont conservés les ossements des victimes porte une
inscription tout aussi frappante : « Urwibutso rw’inzirakarengane z’Abatutsi
bazize itsembabwoko ryo muri mata 1994, bishwe bunyamaswa Leta y’abagome
irebera tuzahora tubibuka » (« Mémorial des innocents tutsis emportés par le
génocide d’avril, tués comme des animaux sous les yeux de l’État dirigé par des
hommes cruels et ignobles. On se souviendra de vous éternellement »). Jusqu’à
2009, il s’agissait du seul mémorial portant la mention spécifique de l’identité
des victimes, c’est-à-dire les Tutsis. Deux particularités qui conduisent à s’interroger sur la personnalité et les desseins de son concepteur.

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milliers de réfugiés tutsis – et parfois les membres de leur famille hutu – ont été
assassinés dans l’enceinte de l’hôpital et de l’église le jour du Sabbat. Parmi les
victimes du génocide à Mugonero figure la totalité de la famille de Paul Muvunyi
(Muvunyi, 2009). Ce dernier quitte le pays en 1987 et devient un homme d’affaires prospère au Kenya. Il contribue généreusement à l’effort de guerre du FPR.
Il raconte son retour sur sa colline natale en juillet 1994 : « J’ai d’abord eu l’idée
d’enterrer les gens en dignité. Parce que quand je suis rentré vers le 10 juillet
1994, les chiens mangeaient les restes. » Les corps enterrés « en dignité » sous
les ordres de Paul Muvunyi ont été exhumés de trois grandes fosses communes.
D’autres dépouilles mortelles jonchent également le sol de l’église. La
première fosse se situe perpendiculairement au bureau de l’association adventiste. Les militaires français de l’opération Turquoise, arrivés sur place quelques semaines plus tôt, sont les premiers à la découvrir (Muyahimana, 2009).
Les deux autres fosses communes se trouvent dans l’enceinte de l’hôpital. Paul
Muvunyi, se résout à les ouvrir et enterre les victimes au sein d’une unique
fosse, tandis qu’un grand nombre d’ossements sont alors enfermés dans des cercueils recouverts d’un tissu mauve et conservés dans un bâtiment. Six ans après
l’enterrement en dignité, Paul Muvunyi décide de construire le monument sur
ses propres deniers.
Il s’explique aujourd’hui sur ses choix en matière de statuaire : « Les
armes sont les symboles du génocide. Je ne voulais pas qu’on oublie les machettes
et les gourdins car l’idéologie est toujours là. […] Les mains enchaînées représentent la discrimination contre les Tutsis. » L’érection du monument a suscité
une opposition ouverte de l’église adventiste et d’une partie de la population :
« Au début, l’église adventiste n’était pas d’accord. Elle m’a demandé de retirer
la machette car cela empêche la prière et la réconciliation […]. Les Hutus ne
voulaient pas le voir non plus. Ils voulaient détruire le monument. » Sa position
d’homme fort – politiquement et financièrement – a sans doute pesé lourd dans
le silence des autorités locales qui n’ont jamais contesté ouvertement la présence
de la statuaire. Il fait preuve de la même détermination lorsqu’il revient sur
l’inscription portée sur le frontispice : « Il y a des gens qui ne veulent pas nommer le crime de peur de déplaire, or il faut nommer la vérité […]. Dans d’autres
mémoriaux, il y a des croix comme si les gens étaient morts de crise cardiaque,
non, ils sont morts pendant le génocide. »
Depuis la construction du mémorial au début des années 2000, les commémorations locales du génocide s’y déroulent tous les 7 ou 16 avril, en présence
de Paul Muvunyi. Installé dans une vie confortable dans le quartier huppé de
Nyarutarama, à Kigali, et occupé par ses affaires, il ne conserve plus avec sa
colline natale que l’unique lien du souvenir du génocide. Ainsi, la construction
et la préservation des lieux de mémoire familiaux mettent au jour des logiques
de rapports de force inscrits dans des dynamiques historiques, politiques et
sociales locales. Ils permettent en outre d’observer au plus près conf lits qu’ils
cristallisent entre survivants, autorités locales et familles liées à des personnes
accusées d’avoir perpétré le génocide.

Construits sur des fosses communes, les mémoriaux du génocide donnent à voir la mort de masse dans sa matérialité brute. Mais ils témoignent également des rapports du pays à sa mémoire depuis 1994. C’est donc moins leur
origine qui nous occupe à présent que leur forme et leur contenu. Que disent-ils
du rapport à la mort ? Comment conjuguer ces rappels de la violence à la politique de réconciliation nationale ?

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pu nourrir l’imaginaire littéraire (Diop, 1998) alimentent l’idée d’une spécificité rwandaise relative à la monstration des restes humains. Or, le cas du
Cambodge vient nuancer ce constat (Becker, 2004 ; Hughes, 2006). Les modalités de conservation et d’exposition des corps ont cependant fait l’objet d’intenses critiques.
Outre le réquisitoire contre l’instrumentalisation politique de la commémoration, un argument majeur est soulevé pour dénoncer ce « voyeurisme
du cadavre » (Vidal, 2004). Cette pratique viendrait transgresser la « tradition » rwandaise à l’égard de la mort et, partant, inf liger une ultime douleur
symbolique aux survivants. Or, si l’exhumation et la monstration des cadavres
à des fins d’attestation publique transgressent le rapport « traditionnel » à la
mort, c’est bien parce que le génocide lui-même incarne la subversion radicale
de toutes les normes sociales et culturelles. La critique de l’exhibition des corps
par le recours à l’argument de la « tradition » méconnaît cette donnée essentielle 6 . En outre, la documentation missionnaire ou coloniale relative au rituel
funéraire demeure largement lacunaire. Peu de données viennent donc renseigner cette prétendue « tradition » qui tend à rendre compte d’une pratique au
présent ethnographique.
Au contraire d’une posture morale indignée, il faut analyser les discours
et les pratiques qui entourent l’exposition des corps. Cette volonté de monstration est apparue dès les premières initiatives d’érection de mémoriaux. Ces
derniers ne conservent d’ailleurs pas tous des dépouilles mortelles. Les raisons
ayant présidé à la décision de montrer au public des cadavres relèvent pour une
large part de l’état de conservation des corps au moment de leur exhumation.
À Murambi, les fosses communes creusées à la hâte par les militaires
français de l’opération Turquoise en juillet 1994 autour de l’école technique se
révèlent parfois insuffisamment profondes. Surtout, cet ensevelissement précipité par l’armée française est ressenti comme une ultime insulte à la mémoire des

6. Un débat résumé de manière
caustique dans les propos d’un
Rwandais réagissant à la remarque
d’une journaliste qui relevait que
l’exposition des corps ne
correspondait pas à la « tradition

22 actualités africaines

africaine » : « Le génocide non plus
n’est pas dans la tradition africaine. Il
faut décourager toute velléité de
recommencer » (Vidal, 2004).
7. Volonté qui n’a pas atteint
les résultats escomptés puisque

les négationnistes prétendent que
les corps exposés dans
les mémoriaux sont ceux des victimes
hutus assassinées par le FPR.

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Formes et signes de la mémoire
Les corps. Les descriptions saisissantes du mémorial de Murambi qui ont

Nommer le génocide, vers une uniformisation des inscriptions. La diversité des inscriptions portées sur les mémoriaux du génocide cède le pas à une
uniformisation progressive depuis 2008. Un phénomène révélateur de deux évolutions majeures des politiques mémorielles. D’abord, cette standardisation des
messages illustre la clôture – peut-être provisoire – du débat relatif à la manière
de nommer l’événement. Ensuite, elle est un indice de la reprise en main des
mémoriaux par l’État et de la perte d’autonomie des communautés locales de
rescapés sur leurs lieux de mémoire.
Le chercheur rwandais Augustin Rudacogora, se fondant sur les travaux d’Antoine Prost sur les monuments aux morts, rappelle la diversité des
inscriptions et des textes sur les mémoriaux après le génocide. Les messages de
rescapés rappellent le nom des leurs, la date du massacre et plus généralement

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victimes. L’exhumation s’inscrit ainsi dans une logique mémorielle (Rousseau,
TPIR, 2003). Lorsque les membres de la Commission mémorial se rendirent à
Murambi en novembre 1995, beaucoup de cadavres en décomposition jonchent
encore le sol. D’autres, au contraire, demeurent dans un état de conservation
remarquable. La première exhumation, achevée en janvier 1996 et réalisée sur
quatre fosses communes, permet de déterrer 20 157 cadavres (rapport préliminaire, 1996). Une seconde opération de ce type a lieu à l’approche de la commémoration nationale, en avril de la même année. Ce sont plusieurs centaines des
corps déterrés en cette circonstance qui sont recouverts de chaux et disposés
dans les salles de classe de l’école. Là encore, la décision répond à la volonté de
faire œuvre de mémoire. Les corps viennent témoigner de l’extermination.
En effet, les cadavres et les ossements ont revêtu d’emblée une valeur
testimoniale. Ils sont d’ailleurs constamment ramenés non pas tant du côté
de leur signification culturelle ou d’un quelconque usage rituel que de celui
de la « preuve ». De manière constante, dans l’ensemble des rapports et textes législatifs, ils sont désignés comme des « preuves matérielles du génocide ».
Cette insistance sur la valeur d’attestation des corps de la part des autorités
rwandaises s’éclaire à la lumière d’une volonté farouche de lutter contre le
négationnisme 7.
Tout le problème repose sur le regard qu’on leur porte et sur les questions qui leur sont posées. Au-delà de leur dimension mémorielle et affective
pour les rescapés, ils peuvent également produire des effets d’intelligibilité du
massacre. C’est d’ailleurs également là que réside toute l’utilité des enquêtes
médico-légales pour les historiens. Pour peu que l’on parvienne à surmonter
l’effroi du premier contact visuel, une observation attentive des coupes pratiquées sur les corps renseigne sur les modalités d’exécution du massacre. Toute
une phénoménologie de la violence se déploie alors à partir des traces présentes
sur les cadavres ou les ossements. Pour l’historien, les restes humains – cadavres ou ossements – peuvent être considérés comme des sources. Cette valeur
singulière conférée aux dépouilles mortelles explique le soin apporté à leur
conservation.

Monuments. Le mémorial national de Bisesero constitue l’unique exemple de
tentative de symbolisation du génocide par une œuvre architecturale (Ibreck,
2009). La perspective de l’organisation des cérémonies officielles de commémoration prévues à Bisesero en avril 1998 a contribué à favoriser l’érection d’un
mémorial destiné à symboliser la résistance au génocide. La conduite du projet
est confiée un an plus tôt à un cabinet d’architecture basé à Kigali. Le ministère

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l’expression du souvenir. Les messages politiques sont à l’inverse centrés sur
les discours de la politique nationale d’unité et de réconciliation. Enfin, les
mots utilisés pour nommer les massacres diffèrent selon les lieux. La difficulté à nommer l’événement révèle un problème tant sémantique que politique.
Il n’existe aucun terme en kinyarwanda susceptible de désigner le génocide.
Ensuite, la désignation explicite des victimes ne risque-elle pas de renvoyer
ipso facto à l’identité des tueurs, prêtant le f lan à une éventuelle collectivisation
du crime sur l’ensemble des Hutus ? (Kagabo, 2004).
En outre, la volonté de bannir toute référence à l’ethnicité dans les
années qui suivent le génocide explique également l’adoption de formules neutres du point de vue identitaire. Toute une gamme d’expressions recouvre alors
les frontispices des mémoriaux (Mugiraneza, 2009). La révision constitutionnelle du 13 août 2008 consacre une nouvelle désignation : jenoside yakorewe
abatutsi (« génocide perpétré contre les Tutsis) », qui renvoie désormais à l’identité des victimes. Les raisons d’une telle évolution ne sont pas connues avec
certitude. Plusieurs hypothèses peuvent tenter d’en rendre compte. D’abord,
l’irruption dans le débat public au Rwanda de la question du négationnisme
a sans doute contribué à la précision sémantique. En effet, sous l’expression
« génocide rwandais » la vulgate négationniste masque une logique de double
génocide où Hutus et Tutsis auraient été indifféremment victimes et bourreaux.
Ensuite, la révision constitutionnelle intervient au moment où les politiques de
réconciliation nationale se trouvent largement entamées, rendant alors possible une mention à l’identité « ethnique » des victimes du génocide. Enfin, la
préoccupation liée à la structure démographique du pays apporte un dernier
élément de réponse. La majorité de la population rwandaise a moins de quinze
ans et n’a, par conséquent, pas vécu le génocide. En l’absence d’enseignement
relatif à l’histoire du génocide, il importe de préciser la nature spécifique du
crime dont les Tutsis furent victimes (New Times, 18 avril 2009).
L’expression consacrée par la révision constitutionnelle de 2008 se
trouve désormais inscrite sur l’ensemble des mémoriaux. Une nouvelle institution est née dans le sillage de la réforme. La Commission nationale de lutte
contre le génocide (CNLG) voit le jour en 2008. Elle est chargée de l’ensemble
des questions liées à l’histoire et à la mémoire du génocide. Elle veille en particulier à l’application de la loi relative aux mémoriaux du génocide qui vise à
définir leur contenu mais aussi leur forme. Il s’agit de la première intervention
législative en la matière, marquant un encadrement resserré de l’État sur les
lieux de mémoire.

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Bisesero, un mémorial national. Inauguré en 1998 lors de la cérémonie nationale de commémoration, le mémorial de
Bisesero est censé symboliser la résistance des rescapés aux tueries. Il fait partie des mémoriaux nationaux. Depuis son
inauguration, il n’a cependant fait l’objet d’aucun aménagement et certains bâtiments se trouvent dans un état de délabrement avancé.
Photo de Hélène Dumas, octobre 2006.

Il se situe non sur la colline de la résistance à Muyira, mais sur celle qui
lui fait face. Il est composé d’un arc de triomphe inversé, censé symboliser les
cornes de vaches, renvoyant ainsi à l’une des particularités socioculturelles des
Tutsis de la région, les Abasesero. Les neuf lances et les pierres situées après
l’arc de triomphe représentent à la fois les armes de la résistance et les neuf
communes de la préfecture de Kibuye. Le visiteur est ensuite invité à gravir
une pente escarpée jalonnée de maisonnettes en béton. Cette ascension a été
conçue afin de faire ressentir au visiteur l’épreuve physique traversée par les
Abasesero. Mais ce parcours emprunte surtout au registre chrétien du chemin
de croix. Les plans du mémorial désignent d’ailleurs chacune des étapes sous
le terme de « station » et l’architecte entend rendre compte du « calvaire » de
Bisesero (archives de la Commission mémorial). La cime de la colline abrite
d’immenses tombes où ont été inhumés la majorité des ossements. Quelques

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de la Culture en assure alors la supervision. Il est inauguré en avril 1998, à l’occasion de la commémoration nationale.

milliers d’ossements demeurent toujours exposés dans une guérite en tôles
située en contrebas du monument.
L’ambition du plan initial contraste aujourd’hui avec le relatif abandon du site. En effet, certains bâtiments sont rongés par l’humidité, même si
d’autres constructions attenantes au monument demeurent dans un état de
salubrité acceptable et sont susceptibles de recevoir des expositions relatives
à l’histoire spécifique de la région. Des projets d’aménagement sont en cours
sous les auspices de la CNLG. Des cérémonies de commémoration annuelles se
déroulent à Bisesero, avec des évolutions significatives. En effet, jusqu’en 2010,
la date retenue pour célébrer la commémoration correspondait au 13 mai, jour
de l’attaque d’envergure qui signa la fin de la résistance. L’année dernière, les
rescapés de Bisesero regroupés au sein de différentes associations ont décidé
d’organiser leur veillée commémorative dans la nuit du 26 au 27 juin, date de
l’arrivée des troupes françaises de Turquoise. Une célébration à rebours après
la visite en février de cette même année du président Sarkozy, censée sceller la
reprise de relations cordiales entre les deux pays. À travers le mauvais souvenir
du passage des militaires français, les rescapés entendent rappeler l’abandon
général de la communauté internationale (Kayigema, 2010).

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Une vue panoptique de la politique de mémoire au Rwanda, telle qu’elle trouve
à s’inscrire dans l’espace, offre l’occasion de repérer les mutations de sens et
les résonances f luctuantes des politiques de « réconciliation nationale » depuis
1994. L’organisation administrative tâtonnante et l’histoire des mémoriaux
nationaux ou locaux constituent autant de possibilités de retracer l’histoire de
la mémoire du génocide au Rwanda. Histoire d’une mémoire qui semble faire
écran à l’histoire des lieux eux-mêmes. Les monographies historiques demeurent encore peu nombreuses de ce point de vue. L’histoire se lit en creux dans
ces lieux où le discours historique se résume à quelques données brutes, telles
le nombre de victimes ou la date du massacre. Aujourd’hui, l’achèvement des
processus judiciaires nationaux et internationaux, la concentration des questions liées à l’histoire et à la mémoire du génocide en une unique entité administrative (CNLG) et la détermination affichée de donner au pays l’image d’un
« dragon » économique constituent autant de signes potentiels d’une volonté
officielle de « tourner la page » du deuil. Reste la question du deuil individuel
des rescapés, irréductible aux décrets officiels. Cette intimité de la perte, de la
douleur peine à s’inscrire dans un souvenir collectif désormais tourné vers des
impératifs de réconciliation nationale qui exclut le rappel de la violence.

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mémoire », n° 181, juillet-décembre,
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juillet-décembre, p. 277-290.
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Bibliographie
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