Fiche du document numéro 33332

Num
33332
Date
Mercredi 25 mars 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
32197
Pages
4
Urlorg
Titre
Rwanda : l'incessante menace des raids de miliciens hutus
Sous titre
Repliés près des volcans, les «Interhamwe» descendent des hauteurs pour tuer et piller.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Ruhengeri, envoyé spécial.

Mukamira se situe exactement à mi-route entre Ruhengeri et Gisenyi, deux villes du nord du Rwanda. Ce matin, la bourgade est en effervescence, envahie de militaires. Flegmatiques, peu bavards, sans brutalité apparente, ces soldats tutsis, dont l'allure est restée célèbre depuis leur invasion du Rwanda puis du Zaïre, sillonnent les routes, fouillent les maisons, surveillent les marchés. Dans la nuit, un commando d'Interhamwe (miliciens hutus) avait attaqué les maisons en amont du bourg. Une patrouille de militaires a riposté, puis les a poursuivis avec une mitrailleuse montée sur une camionnette Toyota. Trois paysans ont été tués, deux femmes ont été blessées. Quatre miliciens hutus au moins ont été abattus, sans doute au cours de la traque à travers les collines. Deux militaires auraient été tués. Au Brarirwa, dépôt de bière Primus, Gahamanji, le photographe local, raconte : «Ici, c'est un peu la guerre toutes les nuits. Ce sont des gens de notre population qui ont fui vers les volcans. Maintenant, ils n'ont plus où aller, alors ils viennent, ils tuent des gens, ils prennent des chèvres et des sacs. Les militaires les tuent et cognent leurs familles. Pour nous tous, c'est une bien mauvaise situation.» La veille, cinq ou six personnes étaient tuées dans un accrochage à Nkuli, le chef-lieu de la commune, dont le bourgmestre, Joseph Murindihabi, est en congé longue durée, comme la plupart de ses confrères de la région. Deux jours plus tôt, une échauffourée laissait une quinzaine de victimes vingt kilomètres plus loin.

Maisons détruites



La route de Ruhengeri vers Gisenyi est la dernière voie bitumée avant le Congo-Kinshasa, qui s'allonge en ligne de front. Le village de Musenge est abandonné, ses maisons détruites. Dix kilomètres plus loin lui succède le hameau surpeuplé de Busogo. Le long de la route se pressent une foule de réfugiés oisifs, des autochtones commerçants surveillent un marché permanent, des militaires lymphatiques doublent le chiffre de la population. A proximité de la route sont cultivées d'étroites parcelles de maïs et de haricots. Cent mètres derrière, les friches s'étalent à perte de vue. Des bananeraies ont été rasées par mesure de sécurité (pour empêcher les embuscades) ou en représailles.

Sur une colline, des milliers de fidèles assis dans l'herbe, abrités par des parasols multicolores, écoutent une messe dite par un prêtre itinérant, encadré de militaires. A Rwankeri, une centaine d'élèves en comptabilité vivent en internat dans un collège en pleine zone d'affrontements. Jérémie Mushara, un élève de sixième année, confirme : «Vous êtes sur la scène et vous ne voyez jamais rien. Parfois seulement vous entendez. Les génocidaires descendent des forêts pour faire leurs bêtises parce qu'ils ne savent plus où aller. La population est habituée. Ceux qui ne sont pas partis avec eux se sont mis auprès des militaires.»

Contrôles militaires



Le Rwanda est un Etat militaire. L'administration militaire surpervise une faible administration civile et réglemente notamment les déplacements dans les campagnes. Mais, à l'inverse du Burundi, l'armée de Kagame (l'homme fort du Rwanda) s'est massivement retirée des routes et des rues. Les contrôles sont omniprésents mais discrets. Certaines routes sont sans barrage sur des centaines de kilomètres (on trouve deux barrages sur les 300 km qui séparent Cyangugu de Kigali). Seul le Nord montre encore une occupation militaire spectaculaire. Afin de comprendre la tension qui va grandissante dans cette région, il suffit de prendre la route transversale qui monte vers Kinigi. Tout le long de la piste, maisons et hameaux sont abandonnés. Là-haut, le paysage est grandiose. Derrière les vallonnements verts se profilent la région sombre des volcans, les forêts des gorilles ; à l'horizon, le Congo-Kinshasa. C'est là-bas que se réfugient des bandes de miliciens Interhamwe et des rescapés de l'ancienne armée rwandaise, chassés du Rwanda, puis de l'est du Congo. Un officier qui surveille l'entrée de la ville admet : «Dans la région des volcans, personne ne pourra jamais les expulser. Ils sont là tant que la vie les acceptera.» Il est impossible d'évaluer les effectifs de ces troupes ou de ces bandes hutues irréductibles. D'autant que cette région inaccessible jouxte les plaines et les plateaux du Kivu, au Congo-Kinshasa, où se sont rassemblés, au nord du Masisi principalement, des milliers de ces anciens soldats ou miliciens rwandais, congolais ou burundais. Officiellement, Kigali minimise leurs effectifs et plus encore leur puissance. «La plupart de leurs troupes sont des paysans qu'ils enrôlent précipitamment. La plupart de ceux que nous tuons sont armés de machettes, parfois de kalachnikovs sans munitions», prétend cet officier. Il n'empêche que l'état-major a mobilisé plus de 10 000 hommes, le quart de son armée, ses plus gros hélicoptères et des automitrailleuses blindées pour juguler ces raids et protéger l'accès de la route ; en plus des 3 000 soldats rwandais basés de l'autre côté de la frontière sous l'uniforme congolais.

Mutilés à la machette



Tous les jours, des maisons sont détruites, les prisons de Ruhengeri et de Gisenyi sont surpeuplées. Les pertes militaires sont secrètes. Mais, à l'hôpital de Ruhengeri, une centaine de blessés par balles, mutilés à coups de machettes, qui se serrent dans des salles d'urgence débordées, témoignent de la multiplication des affrontements. Béatrice, une infirmière, raconte : «Dans les villes que traverse la route, c'est chaud mais ça va. Dans les régions de l'intérieur, ça cogne grandement, surtout autour de Rubabu, de Mutura ou de Kinigi. Au début, l'armée était dépassée par les attaques des criminels. Maintenant, elle riposte avec des hélicoptères et des mitrailleuses. Sauf ceux coupés à la lame, il nous est impossible de dire qui a blessé ces femmes et ces enfants.» Sur la route qui ramène vers Kigali, la plupart des barrages militaires ont été supprimés pour que les voyageurs sachent que les barrages sont des faux. Des carcasses de camionnettes attestent de récentes embuscades. A Ruhengeri, pas plus qu'à Kigali, n'est instauré de couvre-feu nocturne. «Mais c'est couvre-feu chacun pour soi en début de soirée», dit en riant Innocent à la terrasse du Continental Bar. Il poursuit : «Ici, l'ennemi, ce sont le chômage et la méfiance. A part le bizness, plus rien ne marche.» Dans le Nord, la récolte s'élève à la moitié des prévisions les plus pessimistes. Les projets de coopération sont interrompus, la plupart des ONG se sont repliées. Les intellectuels et les fonctionnaires ont émigré. Un technicien d'une organisation onusienne, vieux routard des conflits du Moyen-Orient, conclut : «La rébellion ne menace pas la stabilité du pays. Mais ces hommes n'ont plus que ça pour vivre. Le Rwanda a trouvé son Sud-Liban, jusqu'à ce que les volcans se réveillent.»
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