Fiche du document numéro 30675

Num
30675
Date
Avril 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
913958
Pages
12
Urlorg
Titre
Le procès de Jean-Paul Akayesu. Les autorités communales en jugement
Sous titre
Le premier procès mené par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) s’est saisi du cadre communal pour construire un récit des massacres dans lequel apparaissait le rôle joué par les autorités locales. Les témoignages des anciens habitants de la commune se trouvaient au centre de la stratégie de l’accusation et forment ainsi l’essentiel de la narration judiciaire de l’événement. L’article analyse les enjeux de cette mise en récit du génocide à partir du matériau rassemblé au cours du procès.
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
En avril 1994, lorsque débute le génocide des
Tutsi, le Rwanda compte cent quarante-cinq
bourgmestres (maires) à la tête des communes
regroupées en onze préfectures. Douze d’entre
eux ont été jugés, entre 1997 et 2012, par le
Tribunal pénal international pour le Rwanda,
une juridiction créée par les Nations unies en
novembre 1994 et dont le siège se trouve à
Arusha, en Tanzanie. Ces procès ont produit
un volumineux matériau documentaire et testimonial. Cet article propose d’interroger ce
corpus spécifique issu des procès des bourgmestres à partir d’un cas précis. En explorant quelques-unes des étapes de la construction d’une « vérité judiciaire » complexe et
fragmentée, nous proposons une réflexion
sur le contenu et la nature de ces archives
judiciaires.

Comment appréhender, à partir de ces
sources judiciaires, les « processus de bascule 1 » dans une commune et comprendre le
rôle des autorités dans la génération de la violence ? Raul Hilberg écrivait, à propos de la
destruction des juifs, que « tous les organismes
fournirent leur contribution ; toutes les compétences furent employées ; toutes les couches
de la société se trouvèrent représentées dans le
mouvement qui enveloppa progressivement les
victimes 2 ». La qualité des personnalités traduites devant le Tribunal rend compte de cette
mobilisation totale évoquée par Raul Hilberg.
En effet, parmi les soixante-quinze personnes
jugées par le TPIR figurent des militaires, des
responsables politiques nationaux et locaux,
des intellectuels, des miliciens ou des hommes
d’église. Mais quelle est la spécificité des procès de bourgmestres et comment le rôle des
autorités locales a-t-il été mis en lumière dans
le récit judiciaire ?
C’est la commune de Taba, située à une
trentaine de kilomètres de la capitale Kigali,
dans la préfecture de Gitarama, et son bourgmestre, Jean-Paul Akayesu, qui se trouve au
cœur de cette contribution. Son procès, débuté
(1) Jacques Sémelin, « Du massacre au processus génocidaire », Revue internationale des sciences sociales, numéro spécial « Violences extrêmes », 174, décembre 2002, p. 483-492,
p. 483.
(2) Raul Hilberg, Perpetrators, Victims, Bystanders : The
Jewish Catastrophe, 1933-1945, New York, Harper Collins
Publishers, 1992 ; trad. fr., id., Exécuteurs, victimes, témoins : la
catastrophe juive, 1933-1945, trad. de l’angl. par Marie-France
de Paloméra, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1994, p. 46.

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 122, AVRIL-JUIN 2014, p. 51-61

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Ornella Rovetta

ORNELLA ROVETTA

(1) Nous reprenons ici l’expression utilisée par Henry
Rousso, qualifiant le procès de Nuremberg de « premier grand
moment judiciaire » de mise en récit judiciaire du nazisme.
(Henry Rousso, Séminaire sur le procès historique, « Justice et
histoire : l’évolution depuis 1918 », Institut d’histoire du temps
présent (IHTP), 3 novembre 2011.
(2) Le présent article se fonde sur les archives du procès de
Jean-Paul Akayesu, ainsi que sur un corpus de sources issues
d’autres procès de bourgmestres et de préfets jugés par le
TPIR. Signalons plus particulièrement les dossiers comprenant les transcriptions d’audience, les pièces à conviction et les
correspondances, ainsi que les actes d’accusation et les jugements.

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témoins, peut-on approcher le cheminement
de la violence à Taba 3 ?
Une élite homogène ?
Les douze bourgmestres jugés au TPIR sont,
pour la plupart, nés à la fin de la période coloniale belge, soit à la fin des années 1940 et
pendant les années 1950. Ils ont tous suivi un
enseignement primaire, secondaire et parfois supérieur (de type universitaire ou non) au
Rwanda. Dans « l’échantillon » considéré ici,
seuls deux ex-bourgmestres formés en agronomie et en économie ont étudié à l’étranger,
en Belgique. Quatre d’entre eux étaient enseignants, une profession largement représentée
parmi les dirigeants locaux ; trois ont occupé des
postes de comptable ; deux ont suivi une formation d’agronome. On compte aussi un assistant médical et un juge, par ailleurs enseignant.
Cette surreprésentation des enseignants s’observe également chez les préfets. Cinq d’entre
eux et un sous-préfet ont été mis en accusation
par le TPIR, dont trois ont enseigné avant et
pendant la Première République (1962-1973).
Il s’agit des préfets de Cyangugu (Emmanuel
Bagambiki, enseignant de 1967 à 1981), de
Kigali rural (François Karera, enseignant de
1958 à 1966) et du sous-préfet de Gisagara à
Butare (Dominique Ntawukulilyayo, enseignant
de manière discontinue entre 1963 et 1973).
Les bourgmestres jugés prennent tous leurs
fonctions après la prise de pouvoir de Juvénal
Habyarimana en 1973. La moyenne d’âge lors
de leur nomination est d’une trentaine d’années. Leur carrière de bourgmestre s’inscrit
dans le contexte politique verrouillé du régime
(3) Signalons ici le travail très éclairant d’Élisabeth Claverie
qui, à partir d’un corpus de sources issues des procès du
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), a
proposé « une chronique d’un nettoyage ethnique ». (Élisabeth
Claverie, « Démasquer la guerre. Chronique d’un nettoyage
ethnique. Višegrad (Bosnie-Herzégovine), printemps 1992 »,
L’Homme, 203-204, 2012, p. 169-210)

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le 9 janvier 1997 au TPIR, débouche en septembre 1998 sur le premier jugement rendu
par cette juridiction. Il s’agit d’un événement majeur qui constitue le « premier grand
moment judiciaire 1 » international relatif au
génocide des Tutsi et l’aboutissement d’un
processus judiciaire complexe débuté presque
deux ans plus tôt.
Confrontée au double enjeu de démontrer
la culpabilité de l’ancien bourgmestre et la perpétration du génocide à l’encontre de la population tutsi sur l’ensemble du territoire rwandais entre avril et juillet 1994, l’Accusation a eu
recours à une diversité de témoins. D’une part,
la dimension contextuelle élargie propre à l’appréhension et au jugement des crimes de génocide et des crimes contre l’humanité, a engendré des dépositions d’experts (un linguiste et
une historienne) et de témoins de contexte
(un médecin, un caméraman et une journaliste). Signalons également le témoignage de
Roméo Dallaire, commandant de la Mission
des Nations unies pour l’assistance au Rwanda
(MINUAR) en 1994, qui, bien qu’appelé par
la défense, a livré un témoignage de contexte.
D’autre part, la spécificité temporelle et géographique des inculpations exigeait le témoignage des habitants de Taba. C’est sur les récits
de ces derniers que nous proposons de nous
concentrer 2. La question que nous posons en
guise de fil conducteur est la suivante : à partir
d’une analyse minutieuse des dépositions des

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de parti unique de Juvénal Habyarimana. Mais
trois d’entre eux accèdent toutefois à ce poste
en 1993, soit après l’introduction du multipartisme et dans un contexte politique changeant.
C’est le cas de Jean-Paul Akayesu.
Né en 1953, Jean-Paul Akayesu débute sa
carrière d’enseignant en 1973. En 1990, il
devient inspecteur de l’enseignement dans sa
commune, une promotion qui lui procure une
certaine notabilité. À la même époque, alors
que l’ouverture politique consacre le multipartisme en juin 1991, il s’engage en politique.
À Taba, il s’attache à activer et stimuler l’implantation du Mouvement démocratique républicain (MDR), (re)constitué le 1er juillet 1991
et principal parti d’opposition au parti présidentiel (ex-parti unique, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement
(MRND)) 1. Le parti MDR est l’héritier du
MDR-Parti de l’émancipation du peuple Hutu
(Parmehutu), créé en 1959 par le futur premier
président du Rwanda indépendant, Grégoire
Kayibanda (1962-1973).
Cette activité politique du début des années
1990 mène à des affrontements parfois violents
entre les partisans de ces deux formations, un
phénomène nommé kubohoza (libérer) et observable dans l’ensemble de la préfecture mais
aussi dans d’autres régions du pays. Alors que
pendant la Première République, les bourgmestres sont élus, sous le régime de Juvénal
Habyarimana, ils sont nommés directement
par le président de la République. Les modalités d’accès au poste sont partiellement modifiées pendant la période du multipartisme. En
avril 1993, Jean-Paul Akayesu devient bourgmestre de sa commune natale à l’issue d’un
processus d’élection indirect. Au Journal officiel
(1) Documents relatifs au Mouvement démocratique républicain (MDR) dans TPIR, affaire Augustin Ngirabatware,
ICTR-96-14, Avant-projet de manifeste, programme et statuts
du MDR daté de février 1992, pièce à conviction D. 43 (défense), p. 1.

de la République rwandaise, son élection est toutefois actée, le 19 avril 1993, comme un transfert au ministère de l’Intérieur et du développement communal et comme une nomination
par le président Habyarimana 2. En effet, en
tant qu’inspecteur de l’enseignement, lorsqu’il
se présente au poste de bourgmestre en 1993,
il est un fonctionnaire du ministère de l’Enseignement. Il s’agit d’un statut partagé par la plupart des bourgmestres jugés : ils étaient agents
de l’État avant d’accéder au poste de bourgmestre et leur mobilité professionnelle, telle
qu’ils la décrivent, s’opère par affectation et
détachement, le bourgmestre étant considéré
comme un agent de l’État en détachement, un
statut « assimilé à la fonction publique 3 ».
Au-delà des correspondances entre les profils socio-professionnels des bourgmestres,
l’approche des différents accusés comme
groupe « générationnel 4 » permet d’intégrer à
l’analyse certaines des caractéristiques du développement de la société rwandaise (comme les
filières d’éducation ou les carrières professionnelles) à la fin de l’époque coloniale, ainsi
que de l’élite postcoloniale qui se profile au
cours de cette période 5. Il ne s’agit pas d’adopter une approche déterministe visant à utiliser
ces parcours biographiques pour expliquer la
(2) Journal officiel de la République rwandaise, Extraits d’arrêtés présidentiels : arrêté présidentiel n° 112/4 du 19 avril 1993,
32 (11), 1er juin 1993, p. 781-782.
(3) Article 39 de l’organisation communale (disposition
organique) ; André Guichaoua, L’administration territoriale
rwandaise : rapport d’expertise rédigé à la demande du TPIR,
Arusha, août 1998, p. 14.
(4) Voir, sur le choix d’une approche « générationnelle », les travaux suivants : Hilary Earl, The Nuremberg
SS-Einsatzgruppen Trial, 1945-1958 : Atrocity, Law and History,
Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Christian
Ingrao, Croire et détruire : les intellectuels dans la machine de
guerre SS, Paris, Fayard, « Pluriel », 2010.
(5) Sur la question des élites, voir notamment Emmanuel
Viret, « La langue amère des temps nouveaux : dynamiques
de la violence au Rwanda rural (1991-1994) », Questions de
recherche, 29, août 2009 ; Danielle de Lame, Une colline entre
mille ou le calme avant la tempête : transformations et blocages du
Rwanda rural, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale,
« Annales sciences humaines, 154 », 1996, p. 148-159.

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LE PROCÈS DE JEAN-PAUL AKAYESU

participation au génocide : mais une partie de
l’élite rwandaise est largement impliquée dans
la mise en œuvre du génocide, et les bourgmestres et les préfets jugés ont tous fait carrière
dans le carcan administratif et étatique qui se
trouve précisément à la base du génocide en
avril 1994. La prise en compte de ces trajectoires nous semble donc essentielle.
L’Accusation

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Jean-Paul Akayesu demeure bourgmestre de
Taba jusqu’à l’arrivée du Front patriotique
rwandais (FPR) dans la proximité de sa commune, à la fin du mois de juin 1994. D’après
son témoignage au procès, il prend la fuite le
27 juin avec sa famille et se rend au Zaïre. Il
rejoint la Zambie le 31 décembre 1994, où il
sera arrêté un peu moins d’un an plus tard par
les autorités zambiennes, le 10 octobre 1995.
À l’époque, il bénéficie du statut de réfugié du
Haut Commissariat aux réfugiés, dont il est
exclu en septembre 1996, en même temps que
plusieurs autres inculpés du TPIR 1.
Entre le moment de son arrestation, en
octobre 1995, et la confirmation de l’acte d’accusation, le 15 février 1996, le TPIR enquête
sur le terrain en interrogeant les témoins. Les
10 et 11 avril 1996, les enquêteurs du Bureau
du procureur interrogent Akayesu à Lusaka,
en Zambie. Malgré la saisie de la Haute Cour
de Zambie pour contester sa mise en détention, il est transféré à Arusha le 26 mai 1996
dans le premier « lot » d’accusés, avec Clément
Kayishema, ancien préfet de Kibuye et médecin de formation, ainsi que Georges Rutaganda,
ingénieur agronome, homme d’affaires et viceprésident des milices Interahamwe (tous deux
arrêtés en Zambie également). Le juge zambien
(1) « Rwanda : UNHCR Excludes 20 Rwandans from
Refugee Status 96.9.24 », U.N. Department of Humanitarian
Affairs, Integrated Regional Information Network : Rwanda,
25 septembre 1996, p. 61-62, http://www.metafro.be/grandslacs/grandslacsdir300/base_view (14 janvier 2014).

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a en effet considéré que Jean-Paul Akayesu
devait être remis au TPIR, tout en rejetant la
demande d’extradition du Rwanda 2.
Le premier acte d’accusation retient douze
chefs d’accusation contre l’ancien bourgmestre. Il est inculpé de génocide (et d’incitation à commettre le génocide), de crimes
contre l’humanité (extermination, assassinat
et torture) et de crimes de guerre (assassinat
et traitements cruels). L’amendement de l’acte
d’accusation pendant le procès entraîne l’inclusion de trois nouveaux chefs d’accusation
pour viol et autres actes inhumains 3. Lors de
sa comparution initiale, il a plaidé non coupable, un plaidoyer qu’il réitère lors de l’amendement de l’acte d’accusation en juin 1997. Le
procès débute le 9 janvier 1997, se clôture par
le jugement du 2 septembre 1998 et la sentence
prononcée le 2 octobre. À l’issue du procès,
Akayesu est reconnu coupable de génocide,
d’incitation publique et directe à commettre
le génocide et d’une série d’actes constitutifs
de crimes contre l’humanité. Il est condamné à
l’emprisonnement à perpétuité.
Témoins
de contexte
experts
enquêteurs
de Taba/
Gitarama
Total

à charge
3
2
2

à décharge
1
1
0

total
4
3
2

21

11

32

28

13

41

1. Nombre de témoins à charge et à décharge ayant
déposé au procès, y compris l’accusé.
(Sources : tran­scriptions d’audience, jugement.)

(2) High Court for Zambia, Judgment, 1995/HP/4599,
Lusaka, 1er février 1996, 12 p. (TPIR, procès Akayesu, ICTR96-4, dossier correspondance, Request for information on the
arrest and detention in Zambia of one Jean-Paul Akayesu on
10.10.95).
(3) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Acte d’accusation,
12 février 1996 ; voir également les paragraphes 10A, 12A
et 12B et les chefs d’accusation 13 à 15 dans l’acte amendé
(TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Acte d’accusation modifié
(fr.), 17 juin 1997).

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ORNELLA ROVETTA

LE PROCÈS DE JEAN-PAUL AKAYESU

L’analyse du procès montre que l’Accusation a structuré son approche du déroulement
du génocide à Taba en trois pôles : la réunion
du 19 avril organisée par l’accusé et ses conséquences ; la traque, la torture et les assassinats
ciblés d’individus ; les massacres et viols commis au bureau communal. Ces faits se déroulent
en plusieurs endroits de la commune, mais le
bureau communal apparaît comme le lieu central de l’exécution des massacres. Pour tous
ces faits et moments précis, le procureur dispose de plusieurs témoignages. Les choix de
poursuite proposent une lecture des faits qui
met en exergue le rôle de l’autorité du bourgmestre à ce moment précis de basculement
du 19 avril.

(1) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Éléments justificatifs
(fr. et angl.), 13 février 1996.
(2) Sur la dynamique de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire ainsi que sur la spécificité du témoignage judiciaire,
voir notamment Nigel Eltringham, « “We are not a Truth
Commission” : Fragmented Narratives and the Historical
Record at the International Criminal Tribunal for Rwanda »,
Journal of Genocide Research, « Identity, Justice and “Reconciliation”
in Contemporary Rwanda », 11 (1), 2009, p. 64-65 ; Jean-Pierre
Karegeye, « Rwanda : le corps et ses signes », in

Catherine Coquio (dir.), L’Histoire trouée : négation et témoignage, Nantes, L’Atalante, « Comme un accordéon », 2003,
p. 753-776 ; José Kagabo, « Pas de langage pour l’hébétude »,
in Christian Coq (dir.), Travail de mémoire, 1914-1998 : une
nécessité dans un siècle de violence, Paris, Autrement, « Mémoires,
54 », 1999.
(3) République du Rwanda, Ministère de l’administration locale, du développement communautaire et des affaires
sociales (MINALOC), Dénombrement des victimes du génocide :
rapport final, Kigali, avril 2004, p. 21.

Le cadre communal comme clé
de lecture judiciaire ?
Avec 113 261 victimes dénombrées, Gitarama
est la troisième préfecture la plus touchée par
les massacres, après Butare (206 871 victimes)
et Kigali rural (136 359 victimes). Les chiffres
de victimes déclarées sont plus élevés encore :
129 181 pour Gitarama, 220 996 pour Butare,
165 480 pour Kigali rural 3.

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Vingt et un témoins de Taba ou originaires de la préfecture de Gitarama ont déposé
à charge au cours du procès (sur un total de
vingt-huit témoins à charge), tandis que onze,
l’accusé compris, ont témoigné à décharge (sur
un total de treize). La thèse de l’accusation
s’est construite à partir des déclarations des
témoins rwandais et les éléments justificatifs
qui accompagnent l’acte d’accusation attestent
du poids décisif de ces dépositions. Ces éléments contiennent des extraits de témoignages
et de rapports et viennent appuyer l’acte d’accusation lors de sa présentation au juge chargé
de le confirmer 1. Depuis le début de l’enquête,
les témoignages des habitants de Taba (enseignants, employés communaux, agriculteurs ou
commerçants) occupent donc une place essentielle dans le processus judiciaire : ils en constituent le matériau central. L’accusé a témoigné
à la barre des témoins en fin de procès pendant
deux journées et il fut le seul, avec son ancien
supérieur hiérarchique, le préfet de Gitarama,
à s’exprimer en français, la totalité des témoins
venus de Taba ayant choisi le kinyarwanda.
Tous ces témoignages sont des narrations
construites par la dynamique d’interrogatoire
et de contre-interrogatoire menés par l’Accusation et par la défense 2.

Avec 113 261 victimes dénombrées, Gitarama est la troisième préfecture la plus touchée par
les massacres, après Butare (206 871 victimes) et Kigali rural (136 359 victimes). Les chiffres
de victimes déclarées sont plus élevés encore : 129 181 pour Gitarama, 220 996 pour Butare,
ORNELLA ROVETTA

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2. Carte du Rwanda, modifiée avec numérotations et légende propres, indiquant les principaux lieux mentionnés
pendant le procès.

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165 480 pour Kigali rural 16.

(Source
: TPIR, procès
Akayesu,
carte
du Rwanda,
MINUAR, Coquio
ONU, 1:50
000, L’Histoire
1996, pièce àtrouée
conviction
Pierre
Karegeye,
« Rwanda
: leICTR-96-4,
corps et ses
signes
», in Catherine
(dir.),
: négation et
n° 7 (procureur)).

témoignage, Nantes, L’Atalante, « Comme un accordéon », 2003, p. 753-776 ; José Kagabo, « Pas de langage
pour l’hébétude », in Christian Coq (dir.), Travail decemémoire,
1914-1998
: une nécessité
dans un siècle de
chiffre avait
été établi.
Aucune enquête
La commune de Taba est l’une des plus
médico-légale
n’a
été
entreprise,
bien
que
violence,
Autrement,
« Mémoires,
», 1999.
petitesParis,
communes
de la préfecture
de54
Gitarama
cela ait été envisagé. Quelques rares expertises
16
en 1994
(cent huitdukilomètres
carrés), mais
au
République
Rwanda, Ministère
de l’administration
locale, du développement communautaire et des
médico-légales ont été menées dans le cadre
plus haut taux de densité de population (cinq
affaires sociales (MINALOC), Dénombrement des victimes
du génocide
: rapport
Kigali,Georges
avril 2004, p. 21.
d’autres
procès du
TPIRfinal,
(procès
cent six habitants par kilomètre carré en 1991).
Rutaganda et procès Clément Kayishema et
Elle compte à l’époque environ soixante mille
Obed Ruzindana). Pour Taba, les dénom7
habitants 1. À l’échelle du pays, c’est une combrements existants montrent un écart impormune de taille moyenne. Elle se situe à proxitant entre le nombre de victimes retenu par
mité de Kigali et borde l’axe routier qui relie
le TPIR (au moins 2 000), celui indiqué dans
Kigali à Gitarama.
un rapport de 1996 (6 712 victimes) et enfin
L’acte d’accusation fait état « d’au moins
celui du dénombrement réalisé en l’an 2000
deux mille victimes » à Taba entre avril et juin
(9 130 victimes) 2. Le jugement n’affine pas
1994. Le procureur n’a pas explicité comment
(1) Voir République rwandaise, Service national de recensement, Recensement général de la population et de l’habitat au
15 août 1991 : analyse des résultats définitifs, avril 1994, p. 44 et
52 ; André Guichaoua, op. cit., p. 71.

56

(2) Ministère de l’Enseignement supérieur et de la
Recherche scientifique et de la Culture, Commission pour le
mémorial du génocide et des massacres au Rwanda, Rapport
préliminaire d’identification des sites du génocide et des massacres

t une ma
explicitement nommées ou désignées. Parmi elles figuren
un profe
frères de l’inspecteur de police judiciaire de la commune,
es de tort
réfugiés d’une commune voisine détenus à Taba. Six victim
LE PROCÈS DE
21JEAN-PAUL AKAYESU
visés
sont également prises en compte . Une large part des crimes

ition

autour du bureau communal. Le schéma suivant montre la dispos

du Rwanda, op. cit., p. 147.
(1) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Jugement (fr.),
2 septembre 1998, paragr. 111 et 181.
(2) Rebecca Wittmann, Beyond Justice : The Auschwitz Trial,
Cambridge, Harvard University Press, 2005, p. 105.
(3) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Acte d’accusation
(fr.), 12 février 1996 ; Éléments justificatifs, 13 février 1996.
(4) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Transcripts for
Akayesu’s Interview in Zambia, pièce à conviction n° 145 (procureur), 10 avril 1996, tape III – side A, p. 19 (124).

(5) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, pièce à conviction
n° 127A (procureur).
(6) Contre-interrogatoire de Jean-Paul Akayesu (TPIR,
procès Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA000052/2 (fr.), 13 mars
1998, p. 88).
(7) Traduction de l’auteur (de l’anglais). Témoin OO.
(TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA000023/1
(angl.), 27 octobre 1997, p. 14).

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cette évaluation, même si les juges considèrent
qu’il s’agit d’une « estimation modeste 1 ».
Cette imprécision sur le nombre total de victimes est une constante et, dans la majorité des
actes d’accusation des procès de bourgmestres
au TPIR, plusieurs victimes individuelles sont
men­tionnées.
Le cadre chronologique établi par l’Accusation, soit l’acte d’accusation, est extrêmement
resserré. Ainsi, ce sont les journées du 18 au
21 avril qui en forment le cœur et qui constituent, pour le procureur, un tournant majeur.
Du point de vue des faits incriminés, l’acte
d’accusation est précis, rationnel, et il remplit son « rôle traditionnel de liste d’accusations 2 ». Vingt des deux mille victimes men- 3. Plan du bureau communal et de ses environs : n° 1
(bureau communal), n° 5 (centre culturel), n° 6 (bureau
tionnées sont, dans ce cadre, explicitement de l’inspecteur de police judiciaire).
: n° 1 (bureau
enviro
zone
fait àns
peu
ses
3. Plan du bureau communal et de La
nommées ou désignées. Parmi elles figurent près cent mètres sur cent trente mètres 5.
cteur de police judiciaire). La zone
u de l’inspe
6 (burea
l), n°: base
culture
une majorité d’enseignants, les frères de l’ins(Source
de données
publiques du TPIR.)
22
pecteur de police judiciaire de la commune, un
sur cent trente mètres .
Les
estimations
du
nombre de personnes réfuprofesseur d’Université et des réfugiés d’une(Source : base de données publiqu
es du TPIR.)
giées au bureau communal varient de quelques
commune voisine détenus à Taba. Six victimes
centaines à « une grande foule de personnes ».
de tortures et traitements cruels sont égaleit où se trouvai
L’ancien bourgmestre explique ne pas
les avoir
e l’endro
3
ment prises en compte . Une large part des La mention JJ sur le schéma indiqu
recensés mais estime leur nombre à mille ou
crimes visés a été commise dans ou autour dupremier temps, des réfugié6s venus des communes limitrophes se
deux mille personnes . C’est lui qui en a donné
23
bureau communal. Le schéma suivant montre
« 100 % Tutsi », déclare l’accusé .
unal, une popula
comm
l’estimation
la plustion
haute.
la disposition des lieux.
Le bureau communal est un lieu public.
La mention JJ sur le schéma indique l’en20
itz Trial, Cambridge,
: The
Parmi
les atémoins
procès,
ceux
quiAuschw
y passent
Justice
Wittmann,auBeyond
Rebecc
droit où se trouvaient les réfugiés. Dans un
ou y demeurent décrivent ce qu’ils y ont vu,
premier temps, des réfugiés venus des com-p. 105.
propres yeux, d’autres, ce qu’ils en
12 févr
munes limitrophes se sont rassemblés au de21leurs
TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Acte d’accusation (fr.),
ont
entendu
à
l’époque.
Certains
de
ces
réfubureau communal, une population « 100 %13 février 1996.
s’étaient d’abord cachés en divers endroits
Tutsi », déclare l’accusé 4. Puis, progressive- giés
(procu
22
TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, pièce à conviction n° 127A
les environs de leur maison, d’autres
ment, les habitants de Kigali et de Taba s’y dans
’s Intervie
23
TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Transcripts for Akayesu
rendent également.
étaient
venus directement après la destruc1996, tape III – side A, p. 19 (124).
10 avrilde
eur),
(procur
n° 145
tion
et le
pillage
leurs biens, « parce que
d’avril à juillet au Rwanda, février 1996, p. 79-80 ; République
c’était l’autorité la plus proche 7 ». Comme les

églises, les infrastructures étatiques ont constitué des lieux de refuge transformés, en de nombreux endroits, en lieux de massacres (après le
18 avril pour Taba).
Une image du génocide à Taba à travers
les témoignages ?

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Le 19 avril à l’aube, Akayesu s’adresse à
un groupe d’habitants, dont le nombre est
estimé, selon les témoins, entre cent et cinq
cents personnes 1. Le témoin V, un enseignant
tutsi présent à la réunion, se souvient que le
bourgmestre a déclaré que les « Interahamwe
devaient travailler avec les autres résidants
[sic] pour chercher l’unique ennemi qui est
tutsi » et qu’il a ensuite évoqué plusieurs personnes « qui travaillaient avec le [Front patriotique rwandais] » 2. Des papiers saisis chez le
préfet des études assassiné la veille sont brandis et remis au bourgmestre par les miliciens
Interahamwe, comme autant de « preuves » des
« infiltrations ». Ces papiers participent d’une
mise en scène visant à légitimer les assassinats
et ces exhibitions de documents saisis se répéteront. Le recours aux « excuses et prétextes »
dans le cadre des tueries a également été décrit
par l’historienne Alison Des Forges 3.
La veille, le bourgmestre s’était rendu à une
réunion préfectorale présidée par le Premier
(1) Les juges considèrent qu’il est établi que « plus de cent
personnes » étaient présentes (TPIR, procès Akayesu, ICTR96-4, Jugement (fr.), 2 septembre 1998, paragr. 359).
(2) Interrogatoire principal du témoin V (TPIR, procès
Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA000008/2 (fr.), 23 janvier 1997,
p. 54).
(3) Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre : le
génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 302-303. Voir,
pour le procès, la déposition du témoin Z (TPIR, procès
Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA00007/2 (fr.), 22 janvier 1997,
p. 154) ; témoignage du témoin E au procès (TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA000010/2 (fr.), 27 janvier
1997, p. 20, numérotation propre) ; le témoin V (TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA000008/2 (fr.), 23 janvier
1997, p. 55-56 ; interrogatoire principal du témoin KK (TPIR,
procès Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA000030/1 (angl.),
31 octobre 1997, p. 31).

58

ministre du gouvernement intérimaire, Jean
Kambanda. Ce dernier, arrêté en juillet 1997, a
plaidé coupable et a été condamné par le TPIR
à l’emprisonnement à perpétuité le 4 septembre 1998. Constitué à Kigali le 9 avril, le
gouvernement intérimaire s’installe dans la
préfecture de Gitarama à partir du 12 avril.
Pour l’Accusation, cette réunion marque le
moment où Akayesu a « succombé » et s’est
rangé du côté du gouvernement 4.
À Taba, comme dans d’autres communes, la
première étape des massacres se caractérise par
le ciblage de personnalités jouissant d’une certaine notoriété locale. Mais plusieurs témoins
ont relaté qu’ils avaient quitté leurs maisons dès
le 7 avril, soit seulement pendant la nuit, soit
plus durablement, se cachant dans des champs,
des bananeraies ou chez des connaissances 5.
Dans ce cadre, ils ont évoqué la détérioration
des relations avec le voisinage, les pillages et
l’abattage des vaches, des événements traduisant une « dislocation brutale des espaces familiers 6 ». Néanmoins, pendant cette période, le
bourgmestre maintient un calme relatif.
Le 19 avril, soit douze jours après le début
du génocide, la situation à Taba connaît un
changement soudain et radical, « un tournant
psychologique 7 ». Des habitants sont dénoncés
explicitement ou implicitement par le bourgmestre. Sous le vocable de « complice » du
Front patriotique rwandais, ce sont tous les
civils tutsi qui sont visés. Plusieurs enseignants
tutsi, anciens collègues de l’accusé, figurent
(4) Déclaration liminaire du procureur Yakob HaileMariam (TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA00001/2
(fr.), 9 janvier 1997, p. 41).
(5) Mentionnons spécifiquement la déposition du témoin
à charge JJ et d’Éphrem Karangwa (TPIR, procès Akayesu,
ICTR-96-4, PV TRA000027/1 (angl.), 24 octobre 1997 ; PV
TRA000079/1, 6 février 1997). Voir également les témoins N,
A, G, C et Z.
(6) Élisabeth Claverie, op. cit., p. 183.
(7) African Rights, Jean-Paul Akayesu : premier cas à faire l’objet de poursuites devant le Tribunal criminel international à Arusha,
Tanzanie, « Témoins du génocide, 4 », Kigali/Londres, 4 septembre 1996, p. 9.

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ORNELLA ROVETTA

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parmi les cibles privilégiées et trouvent la mort
au bureau communal. Emmenés par les policiers et les miliciens sur les ordres du bourgmestre, on les force à s’asseoir dans la boue,
sous la pluie, où ils sont interrogés sur « le
secret des Inkotanyi [le Front patriotique rwandais] », raconte un témoin 1. Ils sont ensuite
tués à coup de massue et enterrés sommairement à proximité du bureau communal. À la
recherche d’informations ou de personnes, le
bourgmestre, accompagné de miliciens et de
policiers, fouille des habitations, menace et fait
torturer. Plusieurs témoins hutu torturés sur ses
ordres et en sa présence ont témoigné au procès. Les juges sont allés au-delà de l’acte d’accusation dans ce cas précis, car ils ont considéré
que non seulement l’autorité du bourgmestre
sur les policiers et les miliciens était établie,
mais aussi que l’accusé avait personnellement
participé aux coups et menaces portés aux victimes afin d’obtenir des informations 2.
L’inspecteur de police judiciaire Éphrem
Karangwa, explicitement dénoncé par l’accusé
comme « complice » lors de la réunion, doit se
cacher. Ses trois frères sont assassinés dans une
commune voisine au cours de la traque dirigée
par Jean-Paul Akayesu. L’inspecteur se joint
alors aux réfugiés qui se rendent à l’évêché de
Kabgayi, où se concentrent, près de la ville
de Gitarama, près de trente mille à quarante
mille personnes. Afin d’éviter d’être reconnu,
il retire ses chaussures, sa veste, son pantalon et porte le tout sur sa tête, en baluchon :
« Quelqu’un qui me connaissait ne pouvait pas
penser qu’il pouvait rencontrer l’[inspecteur
de police judiciaire] sur la route sans chaussures et en culotte. Ça, ce sont les mesures que
j’ai prises. [...] Je m’étais mêlé à la foule pour
(1) Traduction de l’auteur. Déposition du témoin KK
(TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA000030/1
(angl.), 31 octobre 1997, p. 21).
(2) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Jugement (fr.),
2 septembre 1998, paragr. 679-680.

ne pas être reconnu 3 », explique-t-il lors de sa
déposition.
Grâce au témoignage d’une habitante de
Taba au procès en mars 1997, l’enquête sur
les violences sexuelles commises dans la commune est relancée. Son témoignage évoque des
viols commis au bureau communal en la présence du bourgmestre, et établit le lien essentiel entre le crime et l’accusé qui faisait défaut
jusqu’alors dans les témoignages recueillis 4.
Mais l’intérêt de l’Accusation pour les actes
de viols commis à Taba apparaît aussi dans un
contexte où plusieurs associations critiquent le
Tribunal pour son inertie dans la poursuite des
crimes sexuels commis pendant le génocide. En
effet, le 27 mai 1997, une coalition de quinze
organisations non gouvernementales soumet
un mémoire en amicus curiae au TPIR, dénonçant l’absence de poursuites des crimes sexuels.
Parmi les signataires figure le groupe d’associations rwandaises Pro-femmes/Twese Hamwe,
qui fédère trente-cinq organisations non gouvernementales rwandaises, parmi lesquelles
Avega-Agahozo, la plus importante association
de veuves et orphelins du génocide 5. C’est probablement dans la combinaison de ces deux éléments, la pression des organisations non gouvernementales d’une part et l’apparition de
nouveaux éléments de l’enquête de l’autre, qu’il
faut chercher l’explication de cette nouvelle
impulsion du procès. L’amendement de l’acte
d’accusation intervenu en juin 1997 permet
cinq dépositions supplémentaires et capitales.
(3) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA000079/1,
6 février 1997, p. 70-71.
(4) Entretien avec l’auteur, Sara Darehshori (membre de
l’équipe du procureur), 11 septembre 2012 (entretien téléphonique).
(5) Mémoire de l’amicus curiae relatif à la modification de l’acte
d’accusation et au dépôt d’éléments de preuves supplémentaires
pour que soient jugés les crimes de viol et d’autres formes de violence sexuelles relevant de la compétence du Tribunal, s. l., 27 mai
1997, p. 1-2, en annexe de TPIR, procès Akayesu, ICTR-96‑4,
dossier correspondance, Lettre d’Ariane Brunet à Laïty Kama,
5 juin 1997.

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LE PROCÈS DE JEAN-PAUL AKAYESU

ORNELLA ROVETTA

(1) Traduction de l’auteur. TPIR, procès Akayesu, ICTR96-4, PV TRA000026/1 (angl.), 23 octobre 1997, p. 65.
(2) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, PV TRA000026/1
(angl.), 23 octobre 1997, p. 77-78 ; TPIR, procès Akayesu,
ICTR-96-4, Jugement, 2 septembre 1998, paragr. 422.

60

Les témoignages des femmes violées ou
témoins de viols ont reçu une large place dans
le réquisitoire du procureur, conscient de l’importance de leurs témoignages. Sur ce point,
il ne s’est pas trompé. Les juges le suivront et
définiront le viol comme un acte constitutif de
génocide. Pour les juges, l’accusé a expressément ordonné ces viols, ainsi que forcé une
jeune fille tutsi à marcher nue devant le bureau
communal, avant d’être assassinée. Un témoin
a relaté la violence qui avait été infligée à cette
jeune fille tutsi avant d’être tuée 3.
Structurellement, le TPIR n’a pas proposé
d’approche coordonnée du jugement des autorités locales. Les douze bourgmestres ont été
jugés individuellement entre 1997 et 2012, à
l’exception de deux d’entre eux, jugés conjointement dans le cadre du procès fleuve dit de
« Butare », qui regroupait six co-accusés.
Un des points de rencontre entre ces procès
est l’attention portée aux réunions organisées
par les bourgmestres dans leurs communes
respectives, avec d’autres autorités locales,
les policiers ou les Interahamwe. Au cours de
ces procès, les attaques contre les personnes
regroupées dans les bureaux communaux ou
les églises apparaissent comme des dynamiques
transversales du déploiement de la violence.
La commune constitue un des cadres d’analyse privilégiés dans la littérature consacrée au
génocide des Tutsi 4. Dans l’affaire Akayesu, le
cadre communal s’est trouvé, par la « qualité »
de l’accusé et la nécessaire détermination de sa
responsabilité individuelle, au cœur du récit de
(3) TPIR, procès Akayesu, ICTR-96-4, Jugement, 2 septembre 1998, paragr. 692 ; TPIR, procès Akayesu, ICTR-96‑4,
PV TRA000030/1 (angl.), 31 octobre 1997, p. 43.
(4) Voir notamment les travaux suivants, fondés sur une
approche comparative de l’histoire communale sur un moyen
ou long terme : Jean-Paul Kimonyo, Rwanda : un génocide
populaire, Paris, Karthala, 2008 ; Charles Kabwete Mulinda, A
Space for Genocide : Local Authorities, Local Population and Local
Histories in Gishamvu and Kibayi (Rwanda), Le Cap, University
of the Western Cape, History, septembre 2010.

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Ces témoignages montrent la grande vulnérabilité de la situation des réfugiés. Arrivant au
bureau communal avec sa famille dans le courant du mois d’avril, le témoin OO, âgée de
quinze ans en 1994, assiste dès son arrivée à
des meurtres commis par des miliciens. Elle
sera emmenée par des Interahamwe avec l’autorisation du bourgmestre. Le témoin JJ, une
agricultrice tutsi, constate que les réfugiés se
trouvent sur le terrain devant la commune. Le
bourgmestre s’y comporte de façon autoritaire
et les réfugiés ne sont pas nourris. Le jour de
son arrivée, elle aperçoit le bourgmestre, en
compagnie de deux policiers. Chaque jour,
les Interahamwe battent et violent les réfugiées dans la forêt ou dans le centre culturel, un bâtiment adjacent au bureau communal. Ce jour-là, les femmes sélectionnées par
les Interahamwe croisent le bourgmestre qui
se trouve devant son bureau : « Oui, précise-t-elle, il nous regardait parce que nous
étions nombreuses, mais il n’a pas demandé
où nous allions, mais il pouvait voir, il pouvait voir que c’était les Interahamwe qui nous
amenaient là 1. » Au centre culturel, le témoin
subit des viols à répétition. Le lendemain,
raconte le témoin, Jean-Paul Akayesu se rend
à l’entrée du centre culturel et s’adresse aux
Interahamwe : « Ne demandez plus jamais
quelle est la saveur d’une femme tutsie [sic] »,
déclare-t-il, ajoutant, « demain, elles seront
tuées » 2. Cette déclaration est reprise textuellement dans le jugement, où les juges ont précisé, entre parenthèses, les paroles du témoin
en kinyarwanda. Si l’accusé n’a pas contesté
que des massacres aient eu lieu à Taba (tout en
démentant sa responsabilité), il a catégoriquement et vivement nié que des viols l’aient été.

LE PROCÈS DE JEAN-PAUL AKAYESU

(1) Pieter Lagrou, « Réflexions sur le rapport néerlandais
du NIOD : logique académique et culture du consensus »,
Cultures & Conflits, numéro « Srebrenica 1995 », 65, printemps 2007, p. 63-79.
(2) Antoine Garapon, Des crimes qu’on ne peut ni punir ni
pardonner : pour une justice internationale, Paris, Odile Jacob,
2002, p. 199.
(3) Isabelle Delpla, « Catégories juridiques et cartographie des jugements moraux. Le TPIY évalué par les victimes,
témoins et condamnés », in Isabelle Delpla et Magali Bessone
(dir.), Peines de guerre : la justice pénale internationale et l’ex-Yougoslavie, Paris, Éd. de l’EHESS, « En temps & lieux », 2010,
p. 285.

les plus lacunaires. C’est par un élargissement
de la perspective aux autres procès, notamment des dirigeants politiques nationaux, qu’il
est alors possible d’interroger les interactions
dans lesquelles l’accusé « est un maillon d’une
longue chaîne de responsabilités dans la perpétration d’un crime étendu, multiple et complexe 4 ». 5
Ornella Rovetta, Université libre de Belgique
(ULB), Centre de recherche Mondes modernes et
contemporains, 1050, Bruxelles, Belgique.

Docteur en histoire, Ornella Rovetta a bénéficié d’une
bourse d’aspirant du Fonds de la recherche scientifique
(FNRS) de 2009 à 2013. Sa thèse de doctorat, réalisée sous
la direction de Pieter Lagrou à l’Université libre de Bruxelles,
porte sur le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Elle
étudie plus particulièrement la spécificité des archives judiciaires produites par cette institution et l’histoire du premier
procès. (ornella.rovetta@gmail.com)

(4) Yves Ternon, Guerres et génocides au xxe siècle : architecture
de la violence de masse, Paris, Odile Jacob, « Histoire », 2007,
p. 79-80.
(5) Nous remercions Pieter Lagrou pour ses nombreux et
précieux commentaires sur les différents aspects du procès
abordé ici, et Flavia Cumoli pour sa relecture attentive.

61

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l’Accusation, des témoins et des juges. En effet,
comme l’écrit l’historien Pieter Lagrou, « pour
un tribunal, la reconstitution des événements
est subordonnée à l’établissement de la culpabilité 1 ». Le procès est une construction, qui
se saisit des faits à travers le prisme judiciaire
et « par des crimes particuliers 2 ». L’approche
historique de ce riche corpus de sources, dégagée de la logique judiciaire, permet toutefois
une prise en compte plus large des réseaux verticaux (entre divers échelons étatiques) et horizontaux (au sein de l’espace communal) de la
violence, évoqués par la philosophe Isabelle
Delpla dans son analyse des procès « municipaux » du Tribunal pénal international pour
l’ex-Yougoslavie 3. Alors que s’est constitué un
corpus de sources permettant d’appréhender le
rôle des autorités locales dans l’activation, l’encouragement et la perpétration des massacres,
c’est sans doute sur cette dimension verticale
que les conclusions du jugement Akayesu sont
Haut

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