Fiche du document numéro 30544

Num
30544
Date
Mardi 4 février 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
49143
Pages
7
Urlorg
Titre
Deux décennies de procès
Sous titre
Le premier procès sur le sol français d’un présumé génocidaire est important mais arrive tard, après des centaines de poursuites judiciaires menées notamment par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) situé en Tanzanie.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le premier procès sur le sol français d’un présumé génocidaire rwandais, Pascal Simbikangwa, qui s’ouvre mardi 4 février à Paris, est décisif, parce qu’il pourrait ouvrir la voie à d’autres poursuites contre des acteurs et présumés complices du génocide des Tutsis toujours présents sur le territoire français, au premier rang desquels se trouve Agathe Habyarimana, la veuve de l’ancien président rwandais.

Il est aussi sensible parce qu’il pourrait constituer les prémisses de poursuites ultérieures concernant non seulement des Rwandais mais aussi des participants de l’opération Turquoise, à l’encontre desquels plusieurs plaintes ont été déposées. Mais il arrive tard, après deux décennies de poursuites judiciaires menées notamment au Rwanda et par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda).

Le procès parisien s’inscrit en effet dans le prolongement de poursuites menées dans différents pays : Allemagne, Suisse, Suède, Finlande, Canada, Pays-Bas et surtout Belgique, l’ancienne puissance coloniale. Dans ce dernier pays, où quatre procès se sont tenus entre 2001 et 2009, les personnes déférées devant les tribunaux ont toutes été condamnées à des peines de prison, même si la condamnation du dernier accusé, mort avant que son pourvoi en cassation ait pu être examiné, n’a donc pas été définitive.

Parmi ces nations, beaucoup refusent d’extrader les ressortissants rwandais vers leur pays d’origine pour qu’il y soit jugé. En France, la Cour de cassation a systématiquement remis en cause les arrêts des cours de juridictions inférieures autorisant de telles extraditions. Domine en effet encore l’idée que le Rwanda, présidé de manière autoritaire par Paul Kagamé, ancien chef du Front patriotique rwandais (FPR) et vainqueur militaire des génocidaires hutus, ne pourrait assurer un procès juste et équitable aux accusés. « Les juridictions rwandaises étaient très critiquées parce qu’elles appliquaient la peine de mort, faisaient des entorses au droit de la défense ou ne respectaient pas le temps de procédure », explique Kora Andrieu, philosophe et auteur d’une somme sur La Justice transitionnelle, de l’Afrique du Sud au Rwanda.

En 2007, le Rwanda a pourtant aboli la peine de mort, condition sine qua non pour envisager de telles extraditions et n’a cessé, ensuite, d’offrir davantage de garanties pour obtenir la possibilité de juger lui-même ses ressortissants. Les extradés sont en effet déférés non devant les juridictions ordinaires, mais directement devant la Haute Cour, avec la Cour suprême en guise de juridiction d’appel. Et les détenus le sont dans des conditions spécifiques correspondant aux standards internationaux. Au point que, depuis un an et demi, le Tribunal pénal international pour le Rwanda accepte de transférer certains accusés au Rwanda, contrairement à ce qu’il faisait auparavant. Et que l’aile modernisée de la prison de Kigali destinée spécialement à ces détenus extradés est désormais surnommée « Arusha Wing »…

Pour Laure de Vulpian, spécialiste justice à France Culture et auteur d’un ouvrage de référence sur le procès belge de 2001, « certes, il s’agit de crimes contre l’humanité et d'un génocide, qui relèvent de la compétence universelle pour les juridictions qui veulent s’en emparer. Mais les plus légitimes pour juger ne sont-ils pas les Rwandais eux-mêmes, ne serait-ce que parce que ces procès ont un rôle d’édification et que les Rwandais sont les premiers concernés, quel qu’ait été le rôle de certaines puissances occidentales ? N'oublions pas que le crime a été commis au Rwanda, par des Rwandais, sur des Rwandais ».

Les procès qui ont lieu dans des pays occidentaux demeurent toutefois, numériquement, une goutte d’eau, par rapport à ce qui s’est déroulé au Rwanda même, et au TPIR, en Tanzanie. Vingt ans après le génocide, le bilan des gacaca rwandaises, dont la cérémonie de clôture a eu lieu en juin 2012 et celui du TPIR, qui devrait bientôt lui aussi fermer ses portes, est à la fois impressionnant et discuté.

Sur son site internet, le TPIR, dont le budget depuis sa création en novembre 1994 dépasse le milliard d’euros, dresse ainsi son bilan chiffré : 10 affaires en cours, 65 affaires terminées (dont 8 acquittements, 19 jugements en appel et 38 condamnations), 3 renvois d’affaires devant des juridictions nationales et 9 accusés non encore arrêtés. C’est-à-dire une réelle activité pour une institution qui a dû être bâtie de toutes pièces, avec de nombreuses résistances diplomatiques, et a néanmoins rendu ses premiers jugements dès 1998. D’autant que « le TPIR a prononcé le premier jugement pour génocide depuis l’invention juridique du terme en 1948 », souligne Kora Andrieu.

Toutefois, juge Rafaëlle Maison, professeur de droit à l’Université Paris Sud, qui a examiné l’ensemble des décisions rendues par le TPIR, « le bilan des poursuites est plus incertain. On peut regretter que le rôle du pouvoir politique n’ait pas été complètement mis en lumière. Les dernières affaires sur le sujet sont même catastrophiques, puisque les quatre ministres inculpés dans l’affaire dite GIR II (pour désigner le deuxième procès du Gouvernement intérimaire rwandais) ont été acquittés, y compris le ministre des affaires étrangères. De tels acquittements pourraient être utilisés par ceux qui veulent faire croire que tout cela s’est déroulé dans une violence chaotique, puisque la description précise du pouvoir génocidaire n’a pas été menée jusqu’au bout. On a certes condamné des agents étatiques, des maires, des préfets, des ministres, des militaires, mais la plupart l’ont été pour des formes de participation locales et personnelles, parce que des témoins ont affirmé les avoir vus sur des lieux de massacre en mai ou juin 1994, et non pas pour leur participation au pouvoir génocidaire. »

Le droit international affirme pourtant qu’une position officielle d’autorité rend responsable des actes commis par les subordonnés, même si aucun ordre n’est donné. Même en l’absence de pouvoir immédiat sur les auteurs des crimes, le fait de se maintenir dans un gouvernement en connaissance des crimes commis peut engager la responsabilité pénale. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, lors du procès de Tokyo, le ministre des affaires étrangères japonais avait été condamné à 7 ans de prison pour être resté au gouvernement alors qu’il était au courant, via des protestations diplomatiques, du mauvais traitement des prisonniers de guerre, sur lesquels il n’avait pourtant pas autorité.

« Avec le TPIR, même si la dimension étatique n’a pas été occultée, on est resté très en deçà pour ce qui concerne les responsabilités hiérarchiques, qu’elles soient politiques ou militaires », estime donc Rafaëlle Maison. Qui regrette également que le tribunal n’ait pas su inculper efficacement les cercles plus officieux du pouvoir génocidaire rwandais, et en particulier l’Akazu, le clan tournant autour de la femme du président rwandais mort dans l’attentat contre son avion le 6 avril, Agathe Habyarimana. « Il y a eu un procès visant l’Akazu, avec Monsieur Z., le frère d’Agathe Habyarimana, mais il a été acquitté par la chambre d’appel en 2009 sur la base d’un alibi présenté par des proches. »

Pour Rafaëlle Maison, ces manques sont à chercher du côté des protections offertes par la France ou s’expliquent par la manière dont le gouvernement intérimaire rwandais s’est formé sous le parapluie diplomatique de la France d’autant que, dans les premiers jours du déclenchement du génocide, la plupart de ses membres ont été abrités au sein même de l’ambassade de France. « Je ne veux pas être complotiste, affirme Rafaëlle Maison, mais quand on regarde les comptes-rendus du conseil de sécurité de l’ONU, on voit bien que la France soutient le pouvoir en place, avant le génocide comme pendant. »

On a beaucoup glosé sur le fait que, lors de la résolution 955 du conseil de sécurité de novembre 1994 qui crée le TPIR, le Rwanda désormais gouverné par Paul Kagamé s’oppose à la création de ce tribunal. On a souvent souligné qu’une des raisons en était que le Rwanda voulait pouvoir juger lui-même les génocidaires et trouvait le cadre du TPIR trop clément, puisque la justice internationale interdit la peine de mort.

Mais, selon Rafaëlle Maison, « le Rwanda était aussi opposé à cette création parce que le mandat du tribunal ne portait que sur l’année 1994, une limite temporelle probablement inspirée par la France, membre du Conseil de sécurité où est adopté le statut du Tribunal, afin d’éviter que son implication auprès du pouvoir rwandais et contre le FPR ne soit questionnée. Le tribunal international n’est pas une institution hors-sol : elle est prise dans des enjeux politiques et diplomatiques. D’ailleurs, Carla Del Ponte, un temps procureur du TPIR, a affirmé à plusieurs reprises, naïvement, qu’elle avait négocié avec les autorités françaises et laissé l’enquête sur l’attentat au juge Bruguière. »

Ces réticences du Rwanda vis-à-vis du TPIR ont aussi alimenté une autre critique faite à ce tribunal, à savoir son éloignement vis-à-vis des Rwandais, pourtant les premiers concernés. « Le sentiment qui prévaut parmi la population rwandaise est que le TPIR n’était qu’un moyen pour la communauté internationale de se donner bonne conscience », écrit ainsi Kora Andrieu.

Pour elle, « l’isolement du tribunal, sa localisation en dehors du lieu de commission des crimes et son manque de stratégie de communication expliquent en partie ce manque d’intérêt. Ainsi, il faudra attendre 2005 pour que les activités et le site du TPIR soient traduits dans la langue locale, le kinyarwanda ». Cependant, ajoute-t-elle, « en dépit de cette importante critique, il y a eu beaucoup d’avancées au niveau du droit, notamment la jurisprudence selon laquelle le viol pouvait dorénavant constituer un acte de génocide ».

Les avancées positives du TPIR sont en effet nombreuses, surtout en termes de jurisprudence. « Il y a eu plusieurs développements juridiques d’intérêt, poursuit Rafaëlle Maison, notamment en ce qui concerne les formes de participation au génocide. Une personne représentant l’autorité a pu être considérée comme complice de génocide du simple fait d’avoir été présente sur les lieux où se sont commis ces crimes, même si elle n’a pas directement donné d’ordre. La présence est ainsi comprise comme une forme d’encouragement. C’est très intéressant et cela ouvre des voies pour les poursuites engagées en France et relatives à l’opération Turquoise, d’autant plus que le juge français est censé appliquer le statut du Tribunal international, tel qu’interprété par sa jurisprudence. L’autre intérêt jurisprudentiel majeur vient du procès des médias, qui a très bien décrit la propagande génocidaire et permis de saisir le crime d’incitation au génocide, même quand le langage n’était pas explicite. »

Pour la juriste, il faut aussi reconnaître au TPIR « d’avoir précocement empêché tout négationnisme et d’avoir, dès les premières affaires, mis en lumière le caractère organisé d’un génocide que certains voulaient réduire à une explosion de violence populaire ». Cependant, ajoute-t-elle, « pour dresser un bilan complet du TPIR, il ne s’agit pas seulement, comme je l’ai fait, de lire les décisions et la jurisprudence. Ce genre d’institution internationale demeure paradoxalement opaque en termes de fonctionnement et je suis inquiète de ce que j’ai pu lire dans le livre de Thierry Cruvellier… » Dans Le Tribunal des vaincus, le journaliste avance en effet que de nombreux témoins ayant permis la condamnation de différents accusés ont été rémunérés pour ce faire et que plusieurs enquêtes menées par le bureau du procureur ont été bâclées…

Au Rwanda, les procès menés à l’encontre des génocidaires ont suivi deux voies différentes : les juridictions ordinaires, dans le cadre desquelles il y a eu, au départ, plusieurs condamnations à mort et exécutions, puis, en parallèle, la mise en place de gacaca, à partir de 2001. Il s’agissait de la réactivation d’un mécanisme traditionnel de résolution des conflits, puisque les gacaca sont, initialement, une réunion publique des anciens de la communauté devant le village, en vue d’arbitrer les disputes et litiges mineurs entre familles.

Toutefois, souligne Kora Andrieu : « La pratique des gacaca mise en place par le président Paul Kagamé dès 2001 ressemble en fait assez peu au mécanisme traditionnel, et apparaît davantage comme un compromis entre la tradition locale et les standards de la justice "occidentaux". Au final, bien peu de la tradition semble avoir été conservé : le système informel et participatif de réconciliation a été remplacé par une institution formelle et contrôlée par l’État, appliquant un droit codifié et non plus coutumier. »

Ainsi, même si les juges sont des membres respectés de la communauté et non des professionnels du droit, ceux qui sont désignés sous le nom de inyangamugayo (« ceux qui détestent la malhonnêteté ») sont élus et formés par le gouvernement. Et des degrés définis de responsabilité pour le génocide ont été établis. Les gacaca s’occupaient principalement des crimes de catégorie de type « deux » ou « trois », concernant les tortionnaires, meurtriers et pilleurs « ordinaires ». Les violeurs et ceux soupçonnés d’avoir initié ou orchestré les massacres étaient dirigés vers les cours nationales de justice ou le TPIR.

Une raison de la mise en place de ces gacaca réside dans le fait que les juridictions ordinaires s’avéraient insuffisantes pour juger tous les présumés tueurs ou complices qui se trouvaient en prison, puisqu’on estime qu’en 1998, plus de 150 000 détenus soupçonnés de participation au génocide se trouvaient derrière les barreaux. « Il aurait fallu plus d’un siècle pour tous les juger », écrit ainsi Kora Andrieu. Les gacaca ont donc pris le relais, même si la justice ordinaire ne s’est pas, pour autant, arrêtée.

Toutefois, lors d’un colloque qui s’est tenu à l’IEP Paris le 24 janvier dernier, Hélène Dumas, qui publie dans quelques semaines un livre de référence sur ces gacaca intitulé Le Génocide au village, rappelait « qu’il y a une autre raison que l’impossibilité de juger tout le monde dans les juridictions ordinaires qui préside à la loi mettant en place ces gacaca. C’est une volonté de replacer le crime à l’échelle où il a été commis, de remettre le jugement entre les mains des voisins. C’est une justice de proximité pour un génocide de proximité, une justice en plein air pour des crimes commis en plein air. Les gacaca organisent une proximité avec les lieux de massacres, la langue du génocide, les acteurs des crimes. Ces procès n’ont pas lieu dans des palais de justice retranchés géographiquement et socialement de la société, mais s’ancrent dans la topographie des massacres ».

Pour l’historienne, « les gacaca ont trop souvent été décrites de manière extérieure, comme une modalité de la justice dite transitionnelle, alors que le contenu des audiences a peu été étudié. Ce qui s’est joué dans les audiences gacaca, c’est un retour à l’événement très concret des massacres du printemps 1994, à la langue employée, à des paroles brutes et brutales sur l’expérience du génocide, celle des victimes, des tueurs, des témoins… ».

En effet, les gacaca ont souvent été lues comme le vecteur d’une possible réconciliation, venant après l’option du tout pénal initialement choisie par le Rwanda. « Au départ, le Rwanda n’était pas dans une démarche de réconciliation, explique Kora Andrieu. Desmond Tutu était venu au Rwanda en proposant le modèle sud-africain des commissions "Vérité-réconciliation", mais il n’avait pas été écouté. Toutefois, dans l’impossibilité de juger tous ceux qui étaient emprisonnés dans des délais raisonnables, face aux critiques internationales, mais aussi pour rétablir la possibilité d’un vivre ensemble, le régime a changé d’option. »

À ce sujet, José Kagabo, historien enseignant à l’EHESS, mais également ancien parlementaire rwandais, expliquait, lors de ce même colloque à Sciences-Po : « À propos des gacaca, ce qui était le plus important pour les Rwandais était de faire face à cette histoire douloureuse, et cela permettait de documenter le crime. Que certains y cherchent des formes de justice, sans doute. Mais quand j’entends le mot "réconciliation", j’ai envie de bondir. Peut-être que les générations futures pourront l’entendre sereinement, mais ce n’est pas mon cas. » Une autre idée importante sur le sujet, souligne Kora Andrieu, est « la question du pardon, dont beaucoup disent qu'il a été imposé, vécu comme une contrainte lors des cérémonies gacaca, alors qu’on toucherait ici au domaine de l’impardonnable. »

Pour Kora Andrieu, ces gacaca font néanmoins bien partie, comme le TPIR, d’une forme de justice transitionnelle, même si, « au vu de la dérive autoritaire du régime de Kagamé et d’une forme d’instrumentalisation des gacaca, on ne peut pas dire que ces formes de justice aient assuré une forme de transition vers la démocratie. Mais tout dépend des objectifs que l’on donne à cette justice dite transitionnelle. Si l’objectif est la démocratie, il n’a pas encore été atteint. Le rapporteur spécial de l’ONU sur la justice transitionnelle, qui a récemment été mis en place, estime que le but de celle-ci est d’abord la reconnaissance de ce qui s’est passé et le rétablissement d’une confiance avec les institutions et entre individus. La réconciliation et la règle du droit démocratique ne peuvent qu’être des objectifs plus lointains, amenés par une multitude d’autres facteurs… »
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024