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Arusha, envoyée spéciale.
Depuis son arrivée à Arusha, le 18 février, le général canadien Roméo Dallaire était enfermé dans une chambre d'hôtel. Compulsant ses dossiers, se remémorant les terribles événements de ce printemps 1994 au Rwanda qui, dit-il, hantent encore ses nuits. La journée d'hier devait être un tournant dans sa vie. Il y a un mois, l'ONU acceptait la levée de l'immunité de l'ancien commandant de la mission d'assistance des Nations unies au Rwanda (Minuar). Pour la première fois, il allait pouvoir parler. Pour la première fois, le Tribunal international pour le Rwanda (TPR) allait pouvoir entendre un témoin clé du génocide, qui plus est, un responsable militaire de la communauté internationale, accusée de n'avoir rien fait pour empêcher le massacre en quelques semaines de près de un million de Rwandais, Tutsis et Hutus modérés.
Accident de cheval. Et puis, la veille du grand jour, le juge Lennart Aspegren a décidé de faire du cheval. Ce magistrat de 63 ans, qui devait siéger à l'audience du procès Akayezu dans lequel est entendu le général canadien, est tombé. «Un accident malheureux», a regretté le président du tribunal, le juge Laty Kama. Comme cela arrive couramment à Arusha, l'audience a été reportée, à aujourd'hui, peut-être à demain. Et Roméo Dallaire a dû se contenter d'un court message à la presse pour dire qu'il était à la fois heureux et ému de venir témoigner pour l'Histoire, dans les lieux mêmes où étaient signés, le 4 août 1993, les accords d'Arusha qui devaient consacrer le partage du pouvoir entre frères ennemis rwandais. Huit mois plus tard débutait le troisième génocide du siècle. Installer à Arusha les quelque 400 fonctionnaires du TPR était un symbole fort, mais pas très heureux. Formellement créé le 4 novembre 1994, le Tribunal international pour le Rwanda se débat encore dans de considérables difficultés logistiques et judiciaires. Aucun jugement n'a encore été rendu. Sur les 23 Rwandais détenus dans un quartier spécial de la prison d'Arusha, seuls quatre sont en procès. Le procès de l'ex-préfet Kayishema, par exemple, a commencé en mars 1997 et en est toujours à la phase accusatoire. «Nous avons beaucoup de mal à traduire en réalité la demande du Conseil de sécurité, le tribunal ne fonctionne pas comme il le devrait, reconnaît le juge Yakov Ostrovsky. Il faut dire qu'on a démarré de zéro.» Arusha est une ville pour les amateurs de safaris, mais c'est un trou. Même le président Kama a ses moments de découragement: «Vous avez vu les routes? Et les coupures d'eau et d'électricité?» Les liaisons aériennes sont rares. Le petit avion de l'ONU est le seul moyen de rallier directement Kigali, au Rwanda, où se trouvent le procureur et les enquêteurs. Faute de bibliothèque, chacun se constitue une documentation de bric et de broc. «Sur quoi se fonder? Nous n'avons même pas le recours d'Internet pour avoir la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis.» Fâcheux, pour un tribunal qui sera jugé sur la qualité de ses décisions et qui devrait servir de modèle à une Cour internationale permanente" Vacances judiciaires. La machine onusienne a en outre du mal à s'adapter à la rigueur et à l'urgence de la justice. Le TPR a repris le travail le 9 février, après deux mois de vacances judiciaires. Il s'était déjà interrompu deux mois l'été dernier. «Pour les Nations unies, créer un tribunal, c'est nouveau», plaide le président Kama. Le greffe, autrement dit l'administration qui est sous la tutelle directe du secrétaire des Nations unies, est la bête noire des avocats, qui lui reprochent de vouloir tout régenter, sans avoir les compétences, et au détriment des droits de la défense.
Une salle pour six juges. Le calendrier des audiences est constamment modifié, la circulation des documents et des informations est d'une lenteur inexplicable. Enfin, le TPR ne dispose que de 6 juges, qui, jusqu'à la fin de l'année dernière, se partageaient la même salle d'audience, dont le pauvre décor reflète bien mal la solennité de leur tâche. Le tribunal attend toujours que le Conseil de sécurité se prononce sur la création d'une troisième chambre. En dépit de toutes ses difficultés, le TPR est «judiciairement satisfaisant», dit Me Pascal Besnier, avocat de la défense, qui salue la qualité des magistrats, un Suédois, un Russe, un Bengali et trois Africains. Les premiers jugements aideront sans doute le Tribunal pour le Rwanda à sortir de la préhistoire de la justice internationale. Les mois qui viennent seront de toute façon déterminants pour son avenir. Louise Arbour, procureur général auprès des tribunaux de La Haye et d'Arusha, devrait bientôt proposer au TPR d'organiser des procès collectifs. Les avocats de la défense, comme certains juges, redoutent cette idée, dictée par l'impatience de la Communauté internationale. Même si la décision finale reviendra à la cour, la pression politique est réelle. Hier, Stefan de Clerck, le ministre belge de la Justice, est passé à Arusha pour voir «comment ça fonctionne». Il s'est prononcé en faveur de grands procès et d'une justice «rendue dans des délais raisonnables».