Citation
LE RÔLE DE LA FRANCE APRÈS LES INDÉPENDANCES
Jacques Foccart et la pax gallica
Jean-Pierre Bat
De Boeck Supérieur | « Afrique contemporaine »
2010/3 n°235 | pages 43 à 52
ISSN 0002-0478
ISBN 9782804161187
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le rôle de la France
après les indépendances
Jacques Foccart
et la pax gallica
Jean-Pierre Bat
Si la France s’est officiellement retirée du continent africain après la
décolonisation, elle est restée liée à ses anciennes colonies par des
accords de défense. À travers la coopération, la présence et l’intervention militaire, mais aussi le renseignement, elle a maintenu des
liens privilégiés. À travers le personnage de Foccart et la cellule africaine de l’Élysée, Jean-Pierre Bat analyse la politique de sécurité
française en Afrique et démystifie le « système Foccart ».
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L’expression « pré-carré » apparaît pour la première fois sous
la plume de Vauban, dans un courrier adressé au ministre
Louvois le 3 janvier 1673. L’objectif est d’harmoniser, régulariser et fortifier les frontières du royaume afin de mieux résister aux agressions extérieures. L’application la plus aboutie de
cette stratégie s’inscrit comme une des clés de voûte de la décolonisation de l’Afrique subsaharienne, orchestrée entre 1958
et 1974 par Jacques Foccart, baron gaulliste, conseiller élyséen et secrétaire
général des Affaires africaines et malgaches.
Depuis les indépendances, la France a été traditionnellement accusée de néocolonialisme à travers ses interventions militaires sur le continent.
Foccart en est désigné comme l’architecte. Il convient de se pencher sur la façon
dont ce dernier, dans les années 1960, a forgé au fil des expériences cette ligne
de force de la politique africaine de la France. Pierre Biarnès, journaliste du
Monde, a résumé de manière lapidaire l’orientation générale de cette politique :
« Consolider le pouvoir des dirigeants qui jouaient loyalement le jeu de l’amitié
Jean-Pierre Bat est archiviste
paléographe et agrégé d’histoire.
Sa thèse d’école des chartes s’intitulait
Congo, an I. Décolonisation et
politique française au CongoBrazzaville, 1958-1963. Il est
actuellement doctorant à l’université
Paris I/Panthéon-Sorbonne au
Centre d’études des mondes africains
(CEMAf). Sa thèse a pour titre
« Cendrillon et les barbouzes ».
La décolonisation de l’AEF selon
Foccart, entre stratégies politiques
et tactiques sécuritaires, 1956-1969.
Il appartient au groupe de recherche
informel Gempa (Groupe d’études
des mondes policiers africains) (bat.
jeanpierre@gmail.com).
Le rôle de la France après les indépendances
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Mots clés : France – Afrique – « pré-carré » français – Jacques Foccart – Décolonisation – Sécurité – Opération
militaire – Armée française – SDECE – Intervention militaire
franco-africaine […] et faire sentir le mors à ceux qui regardaient un peu trop
dans d’autres directions ; contrer en même temps les visées des puissances
concurrentes dès qu’elles étaient jugées menaçantes » (Biarnés, 1987).
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délégations africaines se succèdent à Paris pour les négociations des indépendances. Foccart veut ratifier simultanément l’accès à la souveraineté internationale et les accords de coopération et de défense1. Si la « Communauté » est
de facto abolie, sa conception sécuritaire, suscitée avec la création d’un bloc
francophone, se poursuit avec un ensemble d’accords bilatéraux. Paris est plus
que jamais le point d’équilibre de la sécurité africaine. La coopération est une
solution pour prolonger l’esprit, sinon la lettre, de la « Communauté ». Ce pacte
donne à la France la capacité de corriger toute déviation politique.
Cet ordre, nommé Pax Gallica en référence à la Pax Romana 2 , nécessite un cadre légal. Foccart a toujours attaché un soin particulier à valider les
interventions françaises grâce aux accords de défense et de coopération, tandis que le président Valéry Giscard d’Estaing, une décennie plus tard, justifie
plutôt les interventions françaises au nom du rôle de la France dans la « guerre
fraîche » – quitte à sortir du cadre strictement tracé par la coopération, comme
avec Lamantin en Mauritanie en 1977, Verveine et Bonite au Shaba en 1977
et 1978.
Les gouvernements révolutionnaires qui se sont installés au cœur du
pré-carré ont donc placé comme objectif prioritaire la révision de ces accords
de défense et de coopération, comme le Congo-Brazzaville entre 1964 ou
Madagascar en 1973. Avec le changement de cap politique de la « grande île »,
la France perd ainsi Diego-Suarez (base n° 182), une de ses plus importantes
bases aériennes.
Le maillage militaire français sur le continent est garanti par le réseau
hérité de la géographie coloniale, et optimisé à la faveur des indépendances.
Trois zones militaires outre-mer (ZOM) constituent les « régions » militaires.
Chacune est dotée d’un état-major : Dakar pour l’ancienne AOF, Brazzaville
pour l’ancienne AEF ( jusqu’en 1964, date à laquelle le dispositif est replié sur
Libreville) et Tananarive pour Madagascar ( jusqu’en 1973, fonctionnant comme
une tour de contrôle sur l’océan Indien). Le maillage local est composé de bases
militaires telles que Dakar, Port-Bouët, Bangui, Bouar, Brazzaville, Libreville,
1. Si tous les gouvernements
ne signent pas simultanément
les deux traités (comme la délégation
ivoirienne et mauritanienne),
le principe voulu par Foccart n’est pas
remis en cause pour autant. Dans
le cas d’Houphouët-Boigny, il s’agit
44 histoire
de montrer sa déception quant
à la liquidation si rapide
de la Communauté.
2. Antoine Glaser et Stephen Smith
l’ont qualifié de Pax Franca dans
Comment la France a perdu l’Afrique
(Hachette, 2006).
3. Service de documentation
extérieure et de contre-espionnage.
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La sécurité des États africains, enjeu majeur de la décolonisation
Paris, point d’équilibre de la sécurité africaine. Au fil de l’année 1960, les
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Fort-Lamy ou Djibouti. En accord avec Paris, le chef d’état-major de chaque
ZOM est autorisé à mobiliser les troupes françaises pour résoudre toute crise
majeure – même une crise politique si le gouvernement légal semble menacé.
La coopération française va en réalité plus loin avec les services de renseignement et de sécurité. Après le 13 mai 1958, et en vue de préparer la période
postcoloniale, le commandant Maurice Robert (Renaud, 2005), chef de poste
du SDECE 3 à Dakar et militant gaulliste, est nommé à la direction du secteur
N (Afrique) du SDECE. Sa mission est d’organiser le réseau de renseignement
en Afrique, ainsi que d’assurer la création de services de renseignement africains. Il imagine alors une structure originale et inédite, qu’il installe dans
chaque capitale : le poste de liaison et de renseignement (PLR), chargé d’assumer ce double objectif. Le principe initial de travail est simple : ce qui est bon
pour la sécurité de la France est bon pour la sécurité du gouvernement local, et
vice-versa. Le chef du PLR se place à un carrefour stratégique, à la croisée des
services français et de la présidence africaine. Le meilleur exemple est fourni
par le lieutenant-colonel Bichelot à Abidjan. Houphouët-Boigny apprécie tellement ses services qu’il décide de s’attacher personnellement cet officier en
1968, une fois celui-ci dégagé de ses obligations militaires françaises. Dans les
faits, Bichelot reste un agent essentiel de la sécurité ivoirienne de 1963 au début
des années 1980.
Parallèlement, les services de contre-espionnage policiers (DST) décident de s’investir dans le dossier africain. Un nouveau service est créé au sein
de la police française à la faveur de la décolonisation : le Service de coopération
technique international de la police (SCTIP). Ses délégués prennent également
place dans chaque capitale africaine. Leurs compétences s’inscrivent dans l’héritage direct de l’éphémère Service de sécurité extérieure de la communauté
(SSEC), qui a fonctionné de 1958 à 1961. Le 2 e bureau et la sécurité militaire
cherchent plus que jamais, face à cette concurrence croissante, à maintenir
leurs activités pour prouver leurs compétences africaines. La communauté du
renseignement en Afrique est représentée par tous les services français.
Dans l’ensemble, la mission de ces services est tout autant (sinon plus)
un travail de contre-ingérence qu’un travail de renseignement classique. Force
est de constater que c’est un des plus efficaces leviers de l’inf luence française :
la sécurité personnelle du président devient un lien intime entre la France et
ses partenaires. Plus la France est investie dans cette question, plus le président
africain est assuré d’être un « ami de Paris », ayant tout intérêt à défendre les
intérêts français dans sa zone, participant ainsi directement de la sécurité du
pré-carré.
L’engagement français dans ces dossiers sécuritaires relève donc d’un
très haut niveau politique. Avec un sens de l’humour évident, l’ambassadeur
Barberot à Bangui, particulièrement intéressé par ces affaires, écrit à Foccart
en décembre 1964 pour protester contre la fermeture du PLR du capitaine
Portafax : « J’échangerais très volontiers, par exemple, le capitaine Portafax
contre un taxidermiste et un directeur d’artisanat dont l’activité n’a qu’un
caractère folklorique et qui sont au surplus assez médiocres. […] Avec lui disparaîtra le seul moyen efficace d’action efficace contre les manœuvres de pénétration des Chinois et des Russes. […] Portafax disposait, sous couvert de l’autorité
présidentielle, des moyens gouvernementaux centrafricains pour le faire 4 . »
Toutefois, les interventions françaises doivent répondre à certaines règles. La
première d’entre elles est l’appel nécessaire d’un président africain, ou, à défaut,
d’un de ses délégués s’il est dans l’impossibilité de le faire, comme c’est le cas
au Gabon en 1964.
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années 1960, plusieurs mobilisations de l’armée française peuvent être relevées, mais très peu donnent lieu à une réelle intervention. Plusieurs situations
de troubles ont provoqué l’état d’alerte, la plupart du temps dans les capitales,
cœur névralgique du pouvoir politique. Le rôle de l’armée française est plutôt
d’être une garantie pour geler les affrontements de manière pacifiée pour trouver une solution négociée à la crise, plutôt qu’une escalade vers l’affrontement.
En décembre 1962, à Dakar, le coup de force de Mamadou Dia est neutralisé
par les troupes sénégalaises restées loyalistes mais, en second rideau, les parachutistes français ont été mis en alerte au cas où la situation se dégrade. En
septembre 1963, dans les rues de Fort-Lamy, le président Tombalbaye envoie
l’armée et la gendarmerie tchadienne – commandées par deux Français, le
capitaine Saint-Laurent et l’adjudant-chef Gelino, au titre de la coopération
– contre des manifestants musulmans et nordistes. Là aussi, l’armée française
est placée en état d’alerte, même si l’affaire ne revêt pas une dimension aussi
grave qu’à Dakar.
Le cas tchadien est particulièrement intéressant car il montre la
conception de l’intervention militaire selon le pouvoir local : une manière de
compenser les défaillances techniques de ses propres troupes. Au contraire,
l’état-major français – approuvé en cela par Pierre Messmer, ministre des
Armées – a plutôt l’habitude d’être très attentif aux conditions d’engagement
après la mise en alerte, considérant les conséquences politiques d’une telle opération. En d’autres termes, si les mises en alertes peuvent être fréquentes, le feu
vert pour une opération est bien plus délicat à obtenir. Faut-il en conclure que
Tombalbaye a réagi avec outrance ? Pour mieux cerner sa décision, il convient
de considérer le traumatisme causé par la révolution congolaise au sein du précarré.
4. Archives nationales, fonds privé
Foccart 160. République
centrafricaine, audiences 1960-1966.
Télégramme officiel de Barberot,
décembre 1964.
5. Service historique de la Défense,
6 H, maintien de l’ordre au Gabon.
Ordre de réquisition de Paul-Marie
46 histoire
Yembit en l’absence du président
Léon M’Ba, 19 février 1964.
6. Entretien avec Jacques Pigot,
coopérant faisant fonction de
secrétaire général de la présidence
gabonaise (Libreville, octobre 2008).
L’ambassadeur Cousseran est
sanctionné par Foccart à l’issue de
la crise. Il est finalement relevé de
ses fonctions non seulement pour ne
pas avoir su anticiper le putsch, mais
aussi (et surtout) pour avoir amorcé
le 18 février des pourparlers avec
Jean-Hilaire Aubame, validant
implicitement les revendications
des insurgés aux yeux de Paris.
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L’armée française, frein à la montée de la violence. Au début des
Intervenir ou ne pas intervenir ?
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Le plan militaire français s’avère-t-il inopérant ? Techniquement, il pouvait
tout à fait fonctionner. Politiquement, il se solde par un échec majeur, engendré
par la mauvaise interprétation du rôle de l’élément militaire dans la philosophie sécuritaire de Foccart : la France doit soutenir coûte que coûte ses alliés.
L’armée française n’avait donc pas à affronter les populations civiles comme le
redoutait Kergaravat, mais à s’interposer. Elle devait être le garant de l’ordre
public, d’un ordre qui empêche de réunir les circonstances favorables à une
manifestation de masse aux portes du palais, qui puisse dégénérer en révolution – ce qui se passe à Brazzaville les 14 et 15 août. Cette interposition aurait
dû isoler les meneurs du peuple, et fournir à Youlou du temps et des circonstances favorables pour négocier et ainsi rester président.
Cette révolution, surnommée les « Trois Glorieuses », a provoqué un
profond traumatisme parmi les chefs d’État amis de la France. Foccart décide
alors que plus jamais pareil événement ne doit pouvoir se reproduire. Ce qui
explique la violence de la réaction française à Libreville en février 1964.
Dans la nuit du 17 au 18 février, le président Léon M’Ba est enlevé
au cours d’un coup d’État organisé par une équipe d’officiers gabonais. Sitôt
informé, Foccart tient une réunion de crise dans la nuit et décide d’envoyer
les parachutistes contre les putschistes. De Gaulle valide le lendemain matin
la décision prise par son conseiller. Paul-Marie Yembit appose sa signature au
bas de l’ordre de réquisition, en qualité de mandataire présidentiel (sans doute
a posteriori malgré la date mentionnée sur le document) 5 . Les éléments français lancent l’assaut sur Libreville le 19 février à l’aube, prennent le contrôle
des bâtiments officiels et affrontent les soldats gabonais au camp de Baraka.
L’affaire est close en fin d’après-midi. Après Brazzaville en 1963, la ligne de
conduite de Foccart est indiscutable : aucune négociation avec les auteurs du
putsch. Le président Léon M’Ba doit être restauré intégralement 6 . Dans l’esprit de Foccart, la solution militaire est insuffisante. Les parachutistes, assurant le contrôle de Libreville environ un mois, confèrent une mauvaise image
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En août 1963, trois jours ont suffi pour renverser le président Fulbert Youlou à
Brazzaville, un personnage clé de la stratégie française en Afrique centrale. Il
ne peut être question d’analyser en détail les événements. Retenons que la réaction française s’est vue pénalisée par un manque cruel de coordination entre
les pôles de décision. La révolution a lieu les 13, 14 et 15 août, à une période de
vacances. En effet, Foccart étant absent de Paris au moment du déclenchement
de la révolution, Messmer prend sur lui de refuser l’engagement militaire : le
général Kergaravat, chef d’état-major de la ZOM 2, estime qu’il se verrait dans
l’obligation d’ouvrir le feu sur les manifestants s’il devait intervenir. Un point
de vue démenti par Foccart quand il rentre en catastrophe à l’Élysée – trop tard
pour revenir sur cette décision. Les manifestants marchent donc devant les
soldats français restés l’arme au pied. Des années plus tard, le journal révolutionnaire Dipanda continuera à dauber sur la passivité de l’armée française.
internationale à la France, sans être d’aucun secours à la reconstruction de
l’État gabonais.
C’est pourquoi Foccart envoie quatre missions pour compléter le volet
tactique de la restauration de M’Ba. Le colonel Lagarde est censé étudier au
plus tôt un plan de retrait des soldats français dans les meilleures conditions.
Le commissaire René Galy est envoyé pour le compte du SCTIP réformer les
services de sûreté et de renseignement, afin de doter le régime d’un système de
sécurité capable d’anticiper toute menace à venir. Bob Maloubier, ancien capitaine du service Action du SDECE, est rappelé pour constituer une garde présidentielle, destinée à devenir une véritable garde prétorienne. Guy Ponsaillé,
ancien administrateur colonial reconverti chez Elf, devient le conseiller spécial
du président gabonais : sa première mission consiste à organiser des élections
législatives qui doivent confirmer publiquement la restauration du pouvoir de
Léon M’Ba.
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conclusion majeure sur la philosophie sécuritaire, selon Foccart. C’est simplement un medium pour congeler une situation, l’empêcher de dégénérer ; mais
une crise politique nécessite une réponse politique ! La résolution musclée de
la crise gabonaise a un écho retentissant démontrant la volonté foccartienne de
défendre l’intégrité originelle du pré-carré. Néanmoins, toute crise militaire ne
trouve pas d’issue politique, comme l’illustre le Tchad.
Premier constat d’échec, la construction de l’État. Foccart avait mandaté entre 1966 et 1967 deux agents gaullistes, Philippe Lettéron et Pierre
Debizet, pour optimiser la réforme du parti populaire tchadien (PPT), le parti
présidentiel – parti unique. En vain. Entre-temps, la contestation se transforme
en rébellion après les troubles du Mangalme de l’automne 1965 et la création
du Frolinat en 1966, sous la houlette d’Ibrahim Abatcha. Après les rezzou de
1968, l’armée française est intervenue sporadiquement une première fois cette
année-là. Sous peine de voir le territoire et l’État imploser, la France s’engage
dans un processus militaire plus long l’année suivante. L’opération Limousin
est donc déclenchée en 1969, au terme d’une série d’échecs politiques.
Il s’agit de l’intervention française la plus importante depuis la guerre
d’Algérie. Le Tchad est devenu à plus d’un titre le symbole des accusations néocoloniales contre la France. La principale raison qui motive le choix de Foccart
est que, dans le sillage de la rébellion, la Libye pratique une politique d’ingérence
à la frontière du pré-carré. Foccart, tout en validant l’opération Limousin, reste
bien conscient qu’elle ne peut en aucun cas constituer une solution politique.
Le Tchad fonctionne donc comme une marche militaire à l’échelle de l’Afrique
francophone. Dans ces conditions, un terme est mis à l’intervention en 1972,
après que la France a rappelé militairement sa sphère d’inf luence géographique
7. Archives nationales, 90 AJ 144,
archives Lettéron, Tchad. Note de
48 histoire
Lettéron sur la crise du Tchad,
24 octobre 1967.
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L’intervention militaire n’est pas une solution sui generis. Voilà une
à ses challengers. L’enjeu est de mesurer la capacité de résistance du Tchad,
c’est-à-dire la capacité d’investissement de la France pour défendre sa frontière
continentale.
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Les interventions militaires ont été analysées comme une part essentielle de la
politique africaine de Foccart. En réalité, elles prennent moins d’importance
que les systèmes de renseignement et de sécurité dans la philosophie sécuritaire imaginée par Foccart. Les engagements militaires sont donc relativement
rares, tandis que le SDECE et le SCTIP pratiquent une activité quotidienne
d’inf luence. Le renseignement se niche au cœur du pouvoir, à la droite des
présidents africains tant qu’ils jouent l’amitié franco-africaine, et constitue le
levier principal de leur sécurité politique. La présence militaire française doit
cependant être importante pour être capable d’agir partout dans le pré-carré
comme une garantie de l’autorité française, une sorte de grand frère protecteur
envers les nouvelles Républiques. Tombalbaye l’a parfaitement compris, ainsi
que Philippe Lettéron, un de ses conseillers placé auprès de lui par Foccart,
le note avec un style f leuri dans un rapport de 1967 : « F. [Foccart] soutient
personnellement TBB [Tombalbaye], deux “amis” lui ont été détachés. Pour FT
[François Tombalbaye], c’est leur présence, seule, qui compte. Les deux “amis”
peuvent passer toutes les journées à la piscine… Ils sont là. Ils sont les représentants du croquemitaine. Si un militaire ou un politicien a l’envie de virer FT,
ce dernier lui montre du doigt les deux “amis” qui vont prévenir “Big Father”
[Charles de Gaulle], lequel enverra son armée et sa bombe A pour défendre FT.
Leur départ signifierait dans l’esprit de FT et des “ambitieux” au courant que
“Big Father” ne soutient plus FT 7. »
La « politique de la canonnière » ou une « diplomatie du béret rouge » ?
La pression militaire française en Afrique ne se traduit pas systématiquement à travers ces deux approches. C’est essentiellement une garantie pour un
ordre antirévolutionnaire sur le continent – à une époque où la guerre froide se
réchauffe dans l’Afrique des années 1960.
Toutefois, la « diplomatie du béret rouge » existe bel et bien dans l’esprit
de Foccart, mais avec une fonction très précise : servir de medium pour une
« correction politique » – selon la définition fournie par la pratique du coup
d’État par le Directoire pour encadrer la fin de la Révolution française (17951799) (Serna, 2005). L’action militaire n’a pas d’intérêt propre pour Foccart si
elle n’est pas suivie d’une opération politique. Limousin, bien qu’étant l’opération la plus importante de la période Foccart, s’impose pourtant comme le
négatif de cette stratégie. En conséquence, l’image traditionnelle d’un Foccart,
inventeur du « gendarme de l’Afrique » est à reconsidérer à cette lumière.
En effet, le feu vert de Foccart pour des opérations militaires est traditionnellement donné pour restaurer des chefs d’État amis de la France, renversés
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Le gendarme de l’Afrique ?
à la faveur d’une révolution. L’ordre doit être donné très rapidement, en moins
d’une journée pour que l’action soit utile. Foccart s’est vu parfois barré dans
cette politique à Paris, comme au Dahomey en 1967 : Soglo déposé, Foccart
n’obtient pas la validation présidentielle pour sauver ce président. Au contraire,
le recours à la force n’est pas systématique pour les sorties de crise. Toujours au
Dahomey, quand Kérékou prend le pouvoir, Foccart laisse faire, estimant que le
pays vivait depuis 1967 un véritable « carrousel » politique.
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du pragmatisme foccartien se trouve en 1966, en Centrafrique, avec le putsch
du colonel Bokassa. La France aurait pu intervenir, mais Foccart a préféré laisser faire. Pourquoi ? Toutes les conditions sont réunies pour justifier, selon les
canons foccartiens, une intervention en vue de restaurer David Dacko. Les rapports de 1966 du colonel Mehay, attaché militaire à l’ambassade de France à
Bangui, donnent un fragment d’explication de l’attitude française – répondant
au traditionnel proverbe britannique wait and see : « C’est en définitive, selon
la mesure dans laquelle la France jugera possible de le soutenir, que l’équilibre
du nouveau régime, formé autour de la personne du colonel Bokassa, pourra
être maintenu, évitant le danger d’un glissement à gauche 8 . » De même, « j’incline à penser que l’intérêt de notre pays est, malgré tout, de faire en sorte que
le colonel Bokassa reste au pouvoir aussi longtemps qu’il saura demeurer raisonnable », écrit le colonel Mehay 9 .
Dans la Centrafrique de Bokassa, les conceptions sécuritaires rejoignent parfaitement les conceptions politiques de l’ordre francophone. Peut-on
conclure que Foccart a été le premier théoricien du « gendarme de l’Afrique » ?
De fait, les interventions militaires sur le continent apparaissent comme le
véritable héritage de la politique africaine de la France, cinquante ans après
les indépendances – comme s’il s’agissait de la seule logique qui pourrait être
retenue.
Il convient de considérer qu’il n’existe aucune approche idéologique
ni systématique dans l’emploi de l’atout militaire selon Foccart. Comparé aux
présidents Giscard et Mitterrand, Foccart a eu peu recours aux interventions
militaires. Bien sûr, le contexte des années 1970 et 1980 a profondément bouleversé le paysage international et africain, de nouvelles logiques s’imposent.
René Journiac, successeur de Foccart auprès de Giscard d’Estaing, pratiquera
une politique moins scrupuleuse de la validation légale des interventions au
nom des accords de défense et de coopération : en 1979, l’opération Barracuda
qui liquide le régime de Bokassa en est le meilleur exemple (Foccart dénoncera
cette intervention dans ses mémoires).
8. Service historique de la Défense,
10 T 640, 2 e bureau, Centrafrique.
Rapport mensuel du colonel Mehay,
31 mai 1966.
50 histoire
9. Service historique de la Défense,
10 T 640, 2 e bureau, Centrafrique.
Rapport annuel du colonel Mehay,
novembre 1966.
10. Archives nationales, 90 AJ 68,
archives Lettéron, CongoLéopoldville. Conférence de presse
de Moïse Tshombé, 12 octobre 1964.
Afrique contemporaine 235
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« La conception sécuritaire et militaire du pré-carré ». Le meilleur exemple
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Cette contribution a fait l’objet d’une présentation lors du colloque : « 1960:
the “Year of Africa” and French de-colonisation re-visited. A “French solution” for Sub-Saharan Africa? », organisé les 6 et 7 septembre 2010 à l’université de Portsmouth par Tony Chafer et Alexander Keese. La rédaction
d’Afrique contemporaine remercie chaleureusement les organisateurs.
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François Gaulme propose une chronologie en trois périodes pour les
interventions de l’armée française en Afrique : 1960-1974, la stabilisation de
l’inf luence ; 1974-1994, l’extension et la modernisation des interventions ; et
après 1994 avec la sortie du cadre strictement bilatéral (Gaulme, 2007). C’est
à partir de la fin des années 1970 qu’apparaît la « diplomatie du Jaguar » (du
nom de l’avion de chasse français) (Lespinois, 2005), à l’occasion de Lamantin
en Mauritanie en 1977 (Evrard, 2010). Avec les opérations Tacaud, Manta et
Épervier, la politique française au Tchad devient synonyme d’intervention militaire quasi-permanente. Pour Foccart, le plus important est moins de mener
une opération spectaculaire que de mener un travail d’inf luence quotidien.
Pour une telle stratégie, le SDECE s’avère un meilleur outil.
Au total, la politique militaire voulue par Foccart est à replacer dans la
philosophie de dessein international de la France du général de Gaulle (Vaïsse,
2009). Son volet africain est parfaitement résumé par la conférence de presse
du 12 octobre 1964 du Premier ministre congolais Moïse Tshombé, rédigée par
Jean Mauricheau-Beaupré, un agent de Foccart : « Paris est une capitale africaine et européenne, aujourd’hui plus que jamais. Le nouveau mot qui doit succéder à “Empire” est plus prosaïque, c’est le parapluie atomique, la protection
par des accords militaro-politiques […]. Il est clair que l’Afrique étant sous la
France, étant le losange dont la France est le sommet, c’est la protection atomique qu’elle doit rechercher ( jusqu’au cap de Bonne Espérance)10 . »
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