Citation
La France a-t-elle livré des armes aux forces armées rwandaises (FAR) après l'imposition, le 17 mai 1994, d'un embargo par les Nations unies ? A cette question aux implications politiques et morales gravissimes compte tenu du génocide ayant, entre avril et juillet 1994, coûté la vie à un demi-million de Tutsis et d'opposants hutus, l'organisation américaine Human Rights Watch a répondu par l'affirmative dans un rapport accablant publié fin mai. Au terme d'une «enquête de quatre mois sur le terrain», Human Rights Watch accusait la France d'avoir soutenu l'armée du génocide «par des livraisons d'armes directes, en facilitant de telles livraisons en provenance d'autres sources et en prodiguant d'autres formes d'assistance militaire, dont l'entraînement» des FAR mais, aussi, de miliciens Interahamwe. Cependant, la seule source nommément citée par l'organisation humanitaire dément aujourd'hui en bloc les propos qui lui ont été attribués et des défaillances tant factuelles que méthodologiques jettent un doute sur la qualité de l'enquête.
Présenté dans le rapport de Human Rights Watch comme «consul de France à Goma», Jean-Claude Urbano aurait confirmé, le 15 février dans une interview avec Kathi Austin, la responsable de l'enquête, que la France a effectué «cinq livraisons d'armes aux FAR» après l'imposition de l'embargo de l'ONU à la mi-mai, d'autres livraisons -- sous couvert de ventes d'armes privées -- ayant eu lieu jusqu'en juillet. Cette échéance marque la fin des massacres et situerait l'arrêt du soutien français aux responsables du génocide en pleine opération Turquoise, entamée le 22 juin avec mandat de l'ONU.
Le 1er juillet, avec accusé de réception, Jean-Claude Urbano, en réalité vice-consul honoraire à Goma où il dirige une petite entreprise de bâtiment, a adressé un démenti formel à l'organisation américaine. Dans sa lettre, il explique que, à la différence d'un consul de France, il n'a pas été nommé par le Quai d'Orsay et n'a donc, de ce fait, «évidemment aucune qualité officielle». Mais, surtout, il nie avoir tenu les propos qui lui auraient été prêtés par Human Rights Watch pour «incriminer la France». En se réservant le droit d'engager des poursuites judiciaires, il exige de l'organisation que son démenti soit publié. Contacté par Libération, Jean-Claude Urbano précise que l'entretien avec Kathi Austin, «qui ne comprend pas plus le français que moi l'anglais», a eu lieu au Bar Nyara, à Goma, en présence d'un interprète zaïrois. L'Américaine, se présentant comme chercheuse d'un institut de sciences politiques à Washington, sans jamais faire état de son affiliation à Human Rights Watch, lui aurait montré un article paru le 23 juin 1994 dans le quotidien britannique The Guardian sous le titre «La France ne fait rien alors que des armes sont déversées (au Rwanda, ndlr) via l'est du Zaïre.» Jointe à son tour, Kathi Austin confirme ces précisions.
Une fois l'article traduit oralement, par les soins de l'interprète zaïrois, Jean-Claude Urbano a-t-il confirmé sa teneur ? Kathi Austin l'affirme, le vice-consul honoraire le dément formellement. Quoi qu'il en soit, une conversation dans un lieu public entre deux personnes ne parlant pas la même langue, et dont l'une travestit son identité professionnelle et produit un écrit journalistique à des fins de confirmation, peut-elle être rapportée comme «déclaration d'un responsable local du gouvernement français exerçant des fonctions officielles» ? L'indélicatesse déontologique et, d'une manière générale, le handicap linguistique de Kathi Austin enlèvent du poids aux autres témoignages -- tous anonymes -- de «membres du personnel de l'aéroport, d'hommes d'affaires locaux, d'équipages de compagnies cargo et d'officiels zaïrois», recueillis par ses soins.
Le ton péremptoire du rapport -- «Pendant toute la durée de l'opération Turquoise, les FAR ont continué de recevoir, via Goma, des armes à l'intérieur de la zone contrôlée par les Français...» -- tranche avec l'imprécision des informations, d'ailleurs souvent qualifiées de simples «allégations». L'euphémisme pour ce que l'on appelle, d'ordinaire, des «rumeurs» est notamment employé au sujet de l'entraînement qu'auraient reçu des ex-FAR et miliciens Interahamwe sur des bases françaises au Zaïre et en République centrafricaine. Or, à moins de supposer que l'armée française ait entraîné des Rwandais au nez et à la barbe des journalistes présents sur les bases arrière logistiques de l'opération Turquoise, il n'y a pas d'autres lieux au Zaïre sous contrôle français depuis la rupture de la coopération militaire en... septembre 1991. Quant à la Centrafrique, la base française dans la capitale Bangui se situe en ville alors qu'à Bouar, dans le nord-ouest du pays, les employés locaux sont nombreux dans le camp Leclerc. Ici et là, lors du passage en février d'une équipe de télévision, restée sur place pendant une semaine, aucun témoin n'a fait état de la présence et, à plus forte raison, de l'entraînement de soldats rwandais.
Interrogée au sujet de l'implication directe du gouvernement français, Kathi Austin affirme avoir «quelques preuves matérielles», mais, pour protéger ses sources, ne veut pas donner de précisions. En leur absence, au sujet des cinq livraisons prétendument «décrites» dans le rapport de Human Rights Watch, on apprend en tout et pour tout que deux de ces vols auraient eu lieu le 25, puis le 27 mai 1994... De même, l'accusation concernant l'entraînement des miliciens n'a pour fondement qu'une source de seconde main, un exposé présenté en avril 1995 à l'université John-Hopkin de Washington par Rick Orth, un «important analyste de l'Afrique de l'armée américaine». En une seule phrase et sans indiquer l'origine de son information, Rick Orth prétendait alors que des militaires français «continuaient d'entraîner des miliciens (rwandais, ndlr) même après le départ de leurs soldats en uniforme en décembre 1993». Ce qui revient à dire que les 25 coopérants français du détachement d'assistance militaire d'instruction (Dami), restés sur place, auraient formé des Interahamwe. L'unique témoignage qui l'affirme est celui de Janvier Afrika, l'ex-membre repenti des escadrons de la mort, dont Kathi Austin ignore le nom (voir Libération du 21 juin 1994 et du 4 avril 1995).
La France a-t-elle livré des armes aux FAR en violation flagrante de l'embargo décrété par l'ONU ? Le rapport de Human Rights Watch ne permet pas de trancher la question. Pas plus qu'il n'établit ni l'ampleur ni les circonstances exactes des livraisons qu'aurait reçues l'ex-armée gouvernementale. Deux semaines après la publication de l'enquête américaine, un rapport d'Amnesty International sur le même sujet indique, comme provenance de l'armement fourni aux FAR, la Bulgarie, l'Albanie et des trafiquants d'armes basés en Grande-Bretagne. Amnesty, qui met en cause la France, fait état d'avions-cargos enregistrés au Ghana, au Nigeria, en Ukraine et en Russie, dont le rapport de Human Rights Watch ne fait pas mention.