Fiche du document numéro 9927

Num
9927
Date
Dimanche 3 juillet 1994
Amj
Taille
94349
Titre
Rwanda - Interview du Ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, sur France 2
Source
Type
Langue
FR
Citation
(Paris, le 3 juillet 1994)

Rwanda - intervention française - déroulement des opérations - zone
humanitaire sûre

Q - Pourquoi cette décision de créer une zone humaitaire sûre au Rwanda ?

R - Depuis quelques jours, la situation se dégrade sur le terrain, les
combats s'intensifient et cela risque de provoquer un nouvel exode de
population, avec les risques de massacres qui en découleraient.

C'est la raison pour laquelle le gouvernement a demandé à notre
représentant permanent aux Nations unies de saisir le Conseil de
sécurité d'une nouvelle initiative française. Si nous ne voulons pas
voir les combats nous amener petit à petit à nous retirer vers la
frontière entre le Rwanda et le Zaïre, il faut - et c'est la
proposition que nous avons faite - créer une zone humanitaire sûre
dans la partie sud-ouest du pays, plus précisément dans les districts
de Cyangugu, de Gikongoro et de Kibuye, de façon, dans cette zone, à
faire en sorte que les populations soient mises à l'abri de toute
menace, d'où qu'elle vienne. Et les forces franco- sénégalaises auront
donc cette mission.

Q - Est-ce à dire que le dispositif humanitaire français, à l'heure
actuelle, n'est pas sûr ?

R - Bien sûr qu'il l'est ! C'est parce que nous y sommes, précisément,
qu'un certain nombre d'initiatives ont permis de sauver des
populations. En ce moment même, nous sommes en train d'évacuer 600
orphelins qui étaient menacés à Butare. Nous allons les mettre en
sécurité au Burundi. C'est pour continuer à assumer cette mission,
devant la progression des combats, que nous avons pris cette nouvelle
initiative.

Dans le même temps, la partie diplomatique qui se joue est extrêmement
importante et d'une grande urgence. Nous avons réitéré nos appels au
cessez-le-feu, le Président de la République sera demain en Afrique du
Sud et évoquera de nouveau cette question avec Nelson Mandela et de
notre côté nous gardons le contact, en permanence, d'une part avec le
gouvernement intérimaire et, d'autre part, avec le Front patriotique
rwandais. Notre émissaire rencontrera aujourd'hui même M. Bihozagara
pour le tenir informé des intentions françaises.

Contacts avec les belligérants - relais avec une MINUAR
renforcée

Q - Sur ce point, quelles sont vos relations avec le FPR et qu'en
est-il des incidents qui ont eu lieu hier à Butare ?

R - Les relations sont constantes. Comme nous l'avons dit, il ne
s'agit pas pour nous de prendre parti d'un côté ou de l'autre, et dans
la zone humanitaire sûre que je viens d'évoquer, nous protégerons les
populations face à toutes les agressions, d'où qu'elles viennent, de
quelque côté qu'elles viennent.

De cela, nous avons informé les différentes parties, et je crois qu'on
peut dire que grâce à ce travail de contact, qui est permanent et qui
va continuer, les préventions initiales contre l'opération ont
beaucoup diminué. Tout le monde a constaté ce que faisaient les
soldats français et les soldats sénégalais : sauver les populations,
sauver les religieux, sauver les orphelins, sauver les réfugiés dans
les camps. Qui peut s'opposer à un tel travail ? C'est la raison pour
laquelle, petit à petit, les soutiens se manifestent.

Mais il ne faut pas perdre de vue l'objectif. L'objectif, ce n'est pas
de pérenniser cette opération, ce n'est pas le statu quo. L'objectif,
c'est le cessez-le-feu, c'est la reprise du processus d'Arusha et
c'est le déploiement de la force des Nations unies - ce qu'on appelle
la MINUAR - le plus vite possible sur le terrain. C'est la raison pour
laquelle nous prenons des contacts tous azimuts. Je suis moi-même ce
soir au Caire - vous savez que les Egyptiens ont annoncé eux-mêmes
l'envoi d'un dispositif humanitaire. Nous étions le Premier ministre
et moi, hier, en Pologne. Nous avons également soulevé cette
question. On constate que les propositions faites aux Nations unies
sont maintenant nombreuses et importantes. Il faut que les grandes
puissances, qui ont les moyens et qui ne veulent pas envoyer d'hommes
puissent dégager les crédits nécessaires pour équiper ces troupes,
pour les former et les transporter. Il y a maintenant une très grande
urgence.

Nécessaire implication de la communauté internationale

Q - Si la zone humanitaire sûre ne se fait pas, vous parler de retirer
les troupes françaises ...

R - Si la communauté internationale ne se mobilise pas, bien entendu,
nous ne pourrons assumer - le Premier ministre a été clair sur ce
point - indéfiniment la charge de cette opération. Nous sommes allés
là pour amorcer les choses, pour réveiller la conscience
internationale, et je crois qu'on peut dire que ce premier objectif a
été partiellement atteint aujourd'hui. On se rend bien compte que de
tous côtés, on se mobilise. Simplement, il faut concrétiser cette
mobilisation. Nous avons indiqué comme limite de temps la fin du mois
de juillet. Nous sommes maintenant au début du mois de juillet. Donc
nous avons un mois devant nous pour obtenir cette mobilisation
internationale, qui est la seule à même de stabiliser définitivement
la situation.

Eventuel recours à la force

Q - A l'intérieur de cette zone humanitaire (...) est-ce que le
recours à la force se précise ?

R - Il n'a pas à se préciser. Il a été prévu dès le départ, puisque
c'est sous le chapitre 7 de la Charte des Nations unies, comme l'on
dit, que l'opération Turquoise s'est déployée. C'est-à- dire que
l'utilisation de la force afin - et afin seulement - de protéger les
populations est autorisée. Donc dans la zone de sécurité humanitaire a
fortiori.

Jugements portés sur l'action de la France

Q - Mais si les massacres reprennent à proximité, il y a un risque que
la France soit accusée de complicité ?

R - Il faudrait pour cela une bonne dose de mauvaise foi ! Comment
aujourd'hui accuser la France de complicité alors qu'elle est la
seule, avec le Sénégal, à s'être portée sur le terrain pour protéger
les populations ? Il y a quand même, je l'espère, quelques limites à
la désinformation et à la mauvaise foi.

Le seul pays qui aujourd'hui peut se prévaloir d'avoir fait le
nécessaire pour sauver des vies, c'est la France. Alors, je souhaite
que cet exemple soit imité le plus vite possible, parce que nous
n'avons aucune prétention au monopole ou aux privilèges dans cette
affaire. Que ceux qui s'inquiètent de ces éventuels développements
viennent donc nous aider sur le terrain. C'est l'appel que je lance
une fois encore à tout le monde.

Q - On a l'impression que vous arrivez déjà un peu à un point de limite...

R - Je vous l'ai dit. Nous avons clairement indiqué nos
objectifs. C'est une opération humanitaire pour un délai limité. Nous
n'avons pas changé d'objectif, nous avons toujours dit que l'opération
Turquoise se déroulerait sur la moitié du mois de juin et le mois de
juillet. Nous n'avons pas changé d'avis et nous n'avons pas
l'intention de changer d'avis.

Nations-unies - OUA - renforcement de la MINUAR

C'est maintenant à l'ensemble de la communauté internationale,
permettez-moi de le répéter, aux pays africains, à l'OUA, aux grandes
puissances, qui ont les moyens de le faire, et aux Nations unies de
prendre le relais. Nous sommes allés là-bas pour amorcer, je le
répète, une intervention internationale de grande ampleur. Il y a eu
une prise de conscience, incontestablement. C'est au moins la vertu de
l'opération française. Elle en a une autre : c'est que d'ores et déjà
- je ne vais pas vous en faire la liste, vous la connaissez - des
centaines, pour ne pas dire des milliers de vies, ont été sauvées
grâce à l'intervention de la France. Je crois que c'est à l'honneur de
notre pays.

Q - Si vous n'avez pas de réponse, vous vous retirerez avant fin juillet ?

R - Si nous sommes incapables de faire en sorte que notre exemple soit
suivi, nous l'avons toujours dit : la France ne peut pas, à elle toute
seule, indéfiniment, assumer toutes les responsabilités. Je crois
qu'il n'y a là aucune espèce de contradiction avec nos objectifs
initiaux. On ne pourra pas nous reprocher de n'avoir pas fait ce que
nous avions annoncé. Nous ferons ce que nous avions annoncé. Nous
ferons ce que nous avons dit. Nous sommes en train de le faire et nous
poursuivrons dans cette voie.

Q - Quels sont les pays qui soutiennent ?

R - Vous en connaissez la liste : il y a déjà des troupes sénégalaises
sur le terrain, des éléments belges sont en cours d'acheminement,
l'Egypte est disponible, et la liste des pays qui sont prêts à
contribuer à la MINUAR est extrêmement longue. Il y a plusieurs
milliers de soldats qui sont prêts à y aller. Qu'est-ce qui manque ?
Je le répète : il manque des équipements, il manque de l'entraînement,
et il manque de moyens de transport. Que les pays qui peuvent faire
cela le fassent !

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