Citation
(Corfou, 24 juin 1994)
Union européenne - intervention française au Rwanda
Q : Monsieur le Ministre, avez-vous l'impression que l'attitude des
Douze a changé sur l'intervention française au Rwanda, est-ce que vous
vous sentez plus soutenu?
R - Elle n'a pas changé parce qu'elle a été positive dès le début. Je
vous rappelle que l'une des premières choses que nous avons faites,
c'est de demander la convocation du conseil de l'Union de l'Europe
occidentale, où siègent tous nos principaux partenaires, et
immédiatement l'UEO a donné sa bénédiction à l'opération. J'ai pu
constater aujourd'hui que tous nos partenaires approuvaient
l'initiative de la France et, sous des formes diverses - envoi
d'avions, envoi d'unités médicales - étaient prêts à s'y associer sur
le plan logistique. Le Premier ministre italien a confirmé qu'il
envisageait de dépêcher cinq cents hommes sous un certain nombre de
conditions qui, il est vrai, ne sont pas encore remplies
aujourd'hui. Je voudrais aussi insister sur le fait que la communauté
internationale dans son ensemble, une très grande partie des pays
africains, le Secrétaire général des Nations unies, les Américains et
bien d'autres, nous ont apporté leur soutien.
Je voudrais aussi souligner une première conséquence très positive, me
semble-t-il, de cette initiative. C'est que les opérations de mise en
place de la MINUAR, la force des Nations unies qui doit s'installer au
Rwanda, semblent s'accélérer. Un certain nombre de pays viennent
d'annoncer qu'ils sont prêts à envoyer des troupes dans la MINUAR, le
Canada, par exemple, ou d'autres encore. Et nous souhaitons que cela
se fasse, parce que la présence de la France sera limitée dans le
temps et il faut donc que, le plus vite possible, les 5500 hommes
annoncés par les Nations unies puissent venir sur le terrain.
Q - Est-ce qu'on peut parler là de politique étrangère et de sécurité
commune, dans ce cas de figure?
R - Non, cette initiative n'est pas une action commune, pour être tout
à fait dans le langage officiel, de la politique extérieure et de
sécurité commune. C'est une action dont la France a pris l'initiative,
les Nations unies lui ont donné le feu vert, elle se déploie sur le
terrain dans les conditions que nous avions prévues. Je forme le voeu
que l'exemple ainsi donné puisse entraîner ensuite la communauté
internationale.
Q - Pourquoi vos partenaires laissent-ils à la France le travail le plus dur?
R - Nous y sommes un peu habitués. Ce n'est pas cela qui nous décourage.
Q - On avait l'impression, au début, qu'il y avait beaucoup de
réticences à l'égard de l'initiative française. Cela veut dire que ces
réticences ont totalement disparu, vous avez convaincu, ou bien est-ce
que tout le monde a changé d'avis?
R - Ce qui m'a beaucoup surpris dans les premiers commentaires, c'est
qu'on ait à ce point souligné les réticences. Le Secrétaire général
des Nations unies, qui est quand même directement concerné, applaudit
des deux mains. Il rend hommage au peuple français et à la France. Je
ne vais pas vous refaire la liste des pays africains qui ont fait des
déclarations positives. La totalité de nos partenaires européens
disent "c'est bien". Alors, je ne vois pas où est la réticence. Il y a
eu une déclaration un peu ambiguë, c'est vrai, de l'Organisation de
l'Unité africaine, qui a été rectifiée depuis, et il y a une
opposition très forte, c'est vrai, du Front patriotique
rwandais. C'est la seule opposition forte qui se soit manifestée, et
que nous essayons de lever en maintenant avec le Front patriotique
rwandais un contact permanent. Mes émissaires ont été reçus hier par
le Président du Front patriotique rwandais sur le terrain, et nous
allons continuer à dialoguer avec eux. J'espère que, quand ils verront
que les troupes françaises sont là pour sauver des vies, et
exclusivement sauver des vies, à commencer par des vies tutsies, par
exemple dans la région de Cyangugu, peut-être qu'à ce moment-là, ils
verront que la France fait ce qu'elle a dit qu'elle ferait,
c'est-à-dire une opération humanitaire, sans aucune interférence de
caractère politique entre les parties.
Q - Et pourquoi pas d'autres troupes européennes?
R - S'il y en avait, je m'en réjouirais.
Q - Quels sont les pays de l'Union qui participent autrement que
politiquement à cette initiative?
R - Sous la forme logistique, cela veut dire quoi? Cela veut dire des
avions de transport, pour nous aider à transporter soit nos troupes,
soit aussi l'aide humanitaire, parce que derrière les soldats français
arrivent, dans les régions que nous avons identifiées, l'aide
humanitaire, de façon massive - soit des unités médicales. Il y a
plusieurs pays, la Belgique, la Grande Bretagne, l'Espagne, d'autres
encore, cinq ou six pays européens, le Danemark, se sont déclarés
disponibles, et ceci est en train de se mettre en place...
Q - Mais la maigreur de l'aide en contingents ne vous alarme pas?
R - Nous y sommes allés dans les conditions, dans les limites, sur les
principes définis par le Premier ministre de manière tout à fait
claire.
Nous souhaitons, je le répète, que cette opération déclenche le plus
vite possible ce pour quoi nous nous sommes battus depuis le début,
c'est-à-dire l'arrivée sur le terrain de la force des Nations
unies. C'était cela mon objectif au départ. On n'a pas toujours très
bien compris pourquoi nous avons attendu plusieurs semaines avant de
prendre cette initiative. C'est parce que notre priorité était de dire
"cessez-le-feu, et déploiement de la MINUAR". Qu'avons-nous constaté
au bout de quelques semaines? Le cessez-le-feu n'était pas respecté et
la MINUAR n'arrivait pas. Alors nous avons dit "nous y allons". Si le
fait d'y aller entraîne la MINUAR derrière dans les semaines qui
viennent, eh bien, je crois que rien que cela sera un signe de succès
de notre initiative.
Q - Est-ce que votre impression, c'est que l'Italie va finalement y aller?
R - Dans ce genre de domaine, les impressions ne comptent pas.
Livre blanc - projets de grands travaux européens - autoroutes de la
communication
Q - Sur les grands projets, vous avez parlé de verrous technocratiques...
R - Quand on veut faire un projet, par exemple le TGV, il faut
traverser plusieurs pays, la France, l'Allemagne, le Luxembourg,
etc... Vous imaginez qu'avant de mettre d'accord la SNCF, la compagnie
allemande correspondante, les administrations, c'est très compliqué.
D'ailleurs le Président Delors a proposé d'organiser une cellule de
coordination projet par projet, et c'est pour cela que je disais que
ces obstacles bureaucratiques, risquaient de retarder le démarrage de
ces projets. Jacques Delors a dit "si nous arrivons à les lever, ces
onze projets peuvent concrètement démarrer avant le 1er janvier 1996".
Q - Sur le rapport Bangemann, les autoroutes électroniques, etc...,
R - Je crois que c'est une idée fondamentale pour l'avenir de
l'Europe. Je crois que c'est une idée , j'allais dire révolutionnaire,
le mot est peut-être un petit peu fort, mais enfin, ce sont des
innovations de caractère révolutionnaire, qui vont changer
véritablement la façon dont vivent, non seulement les organisations,
mais même les particuliers. On voit bien déjà ce que c'est que le
télé-achat, on verra peut-être demain - et on le voit déjà - le
télé-enseignement, et peut-être la télé-santé, etc... Il est important
que l'Europe soit présente. Je pense que l'idée d'avoir une initiative
communautaire en ce domaine est une excellente idée, que nous avons
soutenue dès le départ. Alors, c'est compliqué. Le rapport du groupe
Bangemann ne permet pas de conclure aujourd'hui ici à Corfou. On va
continuer à travailler. Un nouveau rendez- vous a été pris pour le
prochain Conseil européen à Essen. Et compte tenu, à la fois de la
nouveauté technologique de ce projet, et de sa complexité, il est
évident que cela mérite qu'on y travaille.
Q - Et vous êtes d'accord sur l'idée d'accélérer pour permettre une
demande renforcée, la libéralisation des télécommunications?
R - Il faut voir le lien entre la déréglementation et ce genre de
problèmes. C'est un des sujets qu'il faut approfondir.
Q - Un point sur le volet grands travaux: est-ce que vous avez le
sentiment qu'on a avancé aujourd'hui sur un engagement sur une liste
de travaux?
R - Je crois qu'on peut dire oui. Dans un premier temps, on a annoncé
une enveloppe, un objectif sur plusieurs années - qui était tout à
fait considérable, il est vrai, mais les chiffres globaux ne
signifient rien ; ce qu'il faut regarder ensuite, c'est les projets
qui sont prêts. Et on a parfois abusé, c'est vrai, de l'effet
d'annonce.
Ce qui compte, c'est les projets qui peuvent démarrer avec un "coup de
pioche" dans les prochains mois ou les prochaines années. Le groupe
Christophersen a travaillé dans cet esprit. Il a bien travaillé, nous
sommes en mesure aujourd'hui, de dire qu'il y a onze projets
d'infrastructure. Je n'en citerai que quelques-uns parce qu'ils
intéressent la France: le TGV Est, la liaison Lyon-Turin, et aussi
Montpellier-Barcelone. Ces projets-là sont prêts techniquement. Donc,
nous allons aujourd'hui - cela figurera je l'espère dans les
conclusions de demain, dire: "voilà, ces onze projets prioritaires
sont approuvés et on va les lancer". Il faudra ensuite faire en sorte
que tous les blocages bureaucratiques qui peuvent exister, puisque ce
sont des projets internationaux entre plusieurs pays de l'Union
européenne, soient levés. Mais d'après Jacques Delors, il y a de
bonnes raisons de penser qu'ils pourraient démarrer tous avant le 1er
janvier 1996.
Q - Le financement n'est pas tout à fait bouclé ?
R - Le financement pour ces projets, qui représentent à peu près une
trentaine de milliards d'ECUS si j'ai les chiffres bien en tête, dans
la période 95 - 99, est assuré par l'argent disponible. Il y a de
l'argent sur le budget de l'Union européenne, il y a de l'argent dans
les comptes de la Banque européenne d'investissement, la BEI, et ceci
permet de financer ces onze projets. Lorsque ces fonds seront épuisés,
alors on passera éventuellement à d'autres sources de financement.
Q - Est-il exact qu'hier soir les Russes, par la bouche de M. Eltsine,
ont exprimé publiquement leur mécontentement sur l'adhésion de la
Finlande?
R - Je n'étais pas au dîner des chefs d'Etat et de gouvernement.
Rwanda
Q - Pouvez-vous nous redire si la France a pu trouver un soutien plus actif des
partenaires européens pour son action au Rwanda?
R - Tous nos partenaires européens soutiennent la France dans cette
initiative. Ils l'ont dit publiquement, ils l'ont dit au Conseil de
l'Union de l'Europe occidentale, ils le rediront demain dans la
déclaration finale de ce Sommet, et plusieurs d'entre eux, ont annoncé
d'ores et déjà leur contribution à l'opération en envoyant des moyens
de transport, par exemple, des unités médicales pour aider à soulager
les souffrances des populations. L'Italie, on le sait, a annoncé
qu'elle était prête aussi, sous certaines conditions, à envoyer cinq
cents hommes. Ces conditions ne sont pas encore réunies, elles le
seront peut-être demain.
Q - On critique souvent la France pour ses arrière-pensées
néo-colonialistes. Qu'est-ce que vous en pensez.
R - Honnêtement, je n'en pense rien. Parce que ceux qui ont ces idées,
je ne les ferai pas changer d'avis. Cela ne correspond pas à la
réalité, nous y allons exclusivement pour sauver des vies
humaines. Nous avons dit que nous irions pour quelques semaines et
qu'à la fin du mois de juillet nous rentrerions chez nous. Est-ce que
nous aurions des visées colonialistes pour six semaines? Qu'est-ce que
cela voudrait dire? Non, nous avons simplement l'objectif de faire le
relais avec la force des Nations unies qu'on appelle la MINUAR, pour
que moins d'enfants meurent, moins de vieillards meurent, moins de
femmes soient massacrées. Simplement, ce que nous voulons obtenir
maintenant, c'est que la résolution des Nations unies qui prévoit
l'envoi de 5500 hommes dans le cadre de la MINUAR soit mise en
oeuvre. Si nous avons servi à accélérer ce processus, c'est déjà très
positif.
Ex-Yougoslavie - Bosnie
Q - Sur la Bosnie, maintenant on parle de la réunion ministérielle
tout à fait début juillet, la date du 5 a même été annoncée, je crois
par les Allemands. Qu'en est-il?
R - Une étape préalable est la date du 28 juin, où aura lieu la
nouvelle réunion du groupe de contact, et elle est décisive. Nous
essaierons de mettre au point, définitivement, l'accord sur deux
points extrêmement importants: la carte, d'abord. Il y a de bonnes
raisons de penser qu'on y arrivera, puisqu'on a beaucoup progressé
dans les réunions précédentes du groupe de contact. Et le deuxième
point qu'il faut clarifier, c'est le jeu d'incitations et de sanctions
que les grandes puissances proposeront aux parties pour les décider à
accepter.
Vous savez que nous sommes en train de travailler sur différents
scénarios. Que se passe-t-il si les deux parties acceptent, que se
passe-t-il si les deux refusent, que se passe-t-il si l'une accepte et
l'autre refuse? Nous sommes en train de mettre au point un schéma
permettant, précisément, de convaincre les parties d'accepter. Donc ce
sera l'objet de la réunion du groupe de contact du 28 juin.
Si ça marche, il faut - et l'accord de principe a été donné - une
réunion ministérielle dans les tout premiers jours de juillet - je ne
peux pas vous dire si ce sera le premier, le deux, le trois le quatre
ou le cinq, car il faut trouver les dates qui conviennent à un certain
nombre de ministres des Affaires étrangères.
Je pense, pour ma part, que le rendez-vous du G7 à Naples sera
extrêmement important, parce qu'il y aura là autour de la table, le
Président Clinton, le Président Eltsine, le Président Mitterrand, le
Chancelier Kohl et les autres. Et la Bosnie sera l'un des sujets
traités. Et je pense que ce serait l'occasion de donner une impulsion
décisive au plan qu'on aura mis au point.
Et puis après, il y aura une autre réunion ministérielle, je l'espère,
au lendemain de Naples, pour finaliser un petit peu l'opération.
Je ne voudrais pas donner le sentiment d'un optimisme trop grand. Il y
a des progrès. Le fait qu'Américains, Russes, Européens travaillent
maintenant depuis trois mois ensemble est déjà en soi un progrès
considérable par rapport à la situation que nous avions trouvée
l'année dernière. Ce n'est pas pour autant que nous sommes, hélas, au
bout de nos peines. La situation reste très tendue sur le terrain et
tout peut à tout moment à nouveau se détraquer et exploser...
Q - On peut parler d'un changement du plan, en réalité...
R - Non, on ne peut pas parler de changement de plan. Le plan, c'était
quoi ? C'était un Etat de Bosnie qui reste un Etat de Bosnie. Cette
condition est remplie. Deuxièmement, c'était un système
institutionnel permettant à deux communautés ou à trois, maintenant
c'est deux, très bien - de vivre ensemble tout en s'administrant de
façon aussi libre que possible. C'est dans le plan: fédération
croato-musulmane, entité serbe. Troisièmement, c'était une répartition
territoriale sur un chiffre qui n'était pas sacro-saint, mais qui
était 51-49. Il est toujours retenu à l'heure actuelle dans la carte
telle qu'elle est. Si c'était 52-48, ça ne serait pas un changement
fondamental. Mais cette idée est aussi acceptée. Et enfin, le dernier
élément du plan européen, c'était de dire: quand tout ceci aura été
agréé, on s'engage dans un processus, progressif et vérifié, de levée
des sanctions. Donc on est toujours sur ce schéma.
Q - Est-ce que tout le monde est d'accord sur le principe des zones grises ?
R - Il semble que la carte qu'on est en train d'élaborer aujourd'hui
ne comporterait pas de zones grises. Donc on irait beaucoup plus loin
dans l'accord sur le dessin de la carte, notamment sur Brcko et sur
d'autres zones un peu difficiles. Mais enfin, je ne veux pas livrer
d'informations prématurées. C'est le 28 juin que tout ceci sera
vérifié.
Q - Après le 28 juin, la semaine prochaine, les parties seront-elles
présentes à Genève début juillet ?
R - C'est un point qu'on va regarder. Je pense que les ministres
américain, russe et européens seront présents. Il faut voir ensuite
selon quelles modalités les propositions qu'ils acteront, qu'ils
arrêteront, seront présentées aux parties. Mais il y aura une
rencontre avec les parties.
Q - Immédiatement ou en même temps?
R - Le même jour, l'après-midi sans doute.
Q - Il y a donc une réunion de nouveau, globale, sur la Bosnie, début juillet?
R - Ce n'est pas ce que j'ai dit. Il y aura une réunion ministérielle
des pays du groupe de contact, et puis dans la foulée, une
présentation, à un niveau qu'on déterminera, des conclusions du groupe
de contact aux parties. Ce sera donc une réunion importante.
Q - Y aura-t-il de nouveau un délai d'acceptation?
R - On n'a jamais fixé pour l'instant, de délai d'acceptation.
Q - Est-ce que vous en fixeriez maintenant?
R - Je vais regarder. On verra.
Q - L'idée que les sanctions pourraient commencer à être levées en cas
de désaccord uniquement de la partie bosniaque musulmane, n'est pas
d'actualité?
R - C'est une idée qui peut être étudiée. Elle n'est pas absurde. Il
faudrait que, comme nous l'avons toujours dit, ce ne soit pas
seulement une signature. Il faut que ce soit un début d'exécution et
une levée progressive, et normalement contrôlée, planifiée, et
réversible. Il ne s'agit pas de lever les sanctions contre un
engagement sur un papier, parce qu'on a eu beaucoup d'engagements sur
le papier, depuis quelques mois ou quelques années.
Union européenne - régions
Q - Petite grogne des régions qui disent être oubliées à Bruxelles. La
Corse demande, par exemple, un bureau à Bruxelles. Etes-vous favorable
à cette demande?
R - Ce n'est pas ainsi qu'on construira, à mon avis, une Union
européenne solide. C'est beaucoup plus important de se mettre d'accord
pour une stratégie sur l'emploi, que d'installer des bureaux à
Bruxelles. Il y en a déjà beaucoup.
Q - Et renforcer le pouvoir des régions ?
R - Moi, je suis très attaché à l'Etat. Je crois que c'est à partir
des Etats qu'on fera la construction de l'Europe./.