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KIGALI, 7 avril 1994 au matin. Le génocide commence de déferler. Les rues ont été barrées presque au moment même où, la veille au soir, l'avion transportant le général-dictateur Habyarimana et le président du Burundi voisin, Cyprien Ntaryamina, s'écrasait, entraînant tous ses passagers dans la mort. Qui était à l'origine de l'attentat? La réponse n'est toujours pas connue avec certitude. Seule évidence: le FPR (Front patriotique rwandais) ne peut être incriminé, l'appareil ayant soigneusement évité de survoler les secteurs où stationnaient les troupes rebelles.
Deux hypothèses sont généralement avancées: les proches du dictateur qui vont, dans les jours suivants, s'autodésigner comme gouvernement intérimaire; des barbouzes venues d'ailleurs, mais qui, pour opérer, auraient dû bénéficier de complicités dans les rangs des FAR (Forces armées rwandaises) qui quadrillent toutes les zones avoisinant l'aéroport. Deux hypothèses, donc, plus complémentaires que contradictoires.
Aussitôt les hordes Interahamwe (les milices formées par le MRND, ex-parti unique, et le CDR, la composante la plus ouvertement extrémiste du gang Habyarimana) barrent les rues de la capitale. Les passants se voient réclamer leurs papiers. Si le mot «Tutsi» figure sur leur carte, ils sont aussitôt assassinés. Simultanément, des commandos disposant de listes forcent les portes des militants démocrates hutus - membres du gouvernement issu des accords d'Arusha censés créer les conditions de la démocratisation, journalistes, responsables d'association, candidats déclarés à des élections sans cesse annoncées et toujours reportées. Tous sont tués et leurs familles avec eux. Découpés vivants à la machette, le plus souvent. Parmi ces martyrs, Agathe Uwilingiyamana, militante démocrate hutue, premier ministre en titre et dirigeante du MDR (Mouvement démocratique rwandais), enlevée par des militaires « réguliers ». Violée et torturée avant d'être assassinée.
Pour noyer ces crimes politiques, le plan préétabli a programmé une folie « ethnique », selon un schéma hérité de la période coloniale: « majorité hutue » contre « minorité tutsie »... Les milices se répandent dans tout le pays, massacrant les familles tutsies du nord au sud et de l'est à l'ouest. Mais aussi, ce que la presse française a souvent passé sous silence, massacrant les familles hutues, dont un membre seulement avait eu l'audace d'afficher son hostilité à la dictature. Cette fois, il ne s'agit pas seulement des responsables en vue, tous ceux qui ne peuvent fuir à temps périssent avec leurs voisins tutsis promus au rang de victimes expiatoires dans cette folie de sang voulue et minutieusement programmée.
Combien de victimes dans les trois mois qui suivirent, jusqu'à ce que les troupes du FPR libèrent enfin Kigali et les dernières portions du territoire tenues par les adeptes du nazisme rwandais? On parle de 500.000, mais aussi de 1 million (sur un pays d'un peu plus de 7 millions d'habitants). Les estimations fournies par les institutions internationales et les ONG tendent généralement à présenter le chiffre le plus élevé comme le plus vraisemblable. Le bilan détaillé ne sera sans doute jamais connu.
Pour m'être déplacé au Rwanda durant la période avril-mai, je peux témoigner qu'à ce moment le pays entier sentait la mort. Places des villages recouvertes de cadavres suppliciés. Pistes également bordées de cadavres, ceux de fuyards rattrapés par les tueurs Interahamwe. Le pire peut-être, les bananeraies ou les bosquets: vous ne voyez rien, mais une insupportable puanteur s'élève. Combien de corps peut-il y avoir? une interrogation qui devient très vite obsessionnelle.
Puis ce fut l'épisode sans gloire de « l'opération Turquoise ». Le 15 juin, par la voix d'Alain Juppé, la France se déclare prête à monter une « intervention humanitaire » au Rwanda. Une volte-face par rapport à ses prises de position du 21 avril: ce jour-là, elle avait poussé la communauté internationale à ramener le nombre de casques bleus présents sur le terrain de 2.700 à 270. Place nette était alors faite aux massacreurs. L'offensive FPR s'avérant vite victorieuse, Paris changeait son fusil d'épaule et décidait donc de l'envoi d'une force dite « d'interposition » dans la région de Cyangugu. Une façon à la fois de faire contre-feu aux révélations à son soutien antérieur à la dictature et de relayer une armée gouvernementale en pleine déconfiture, créant les conditions de son regroupement sur la partie nord-ouest du pays. Les combats s'intensifient dans ce dernier secteur, repoussant des populations entières vers le Zaïre voisin. L'armée gouvernementale et les milices se débandent plus vite que prévu et passent elles aussi avec armes et bagages chez Mobutu, de l'autre côté de la frontière.
Pour un témoin, il y a toujours une image qui prend le pas sur les autres. Pour moi, c'est un tout jeune enfant (deux ans environ) rencontré à l'hôpital FPR de Gahini fin avril. Tétanisé, les yeux contemplant le vide. Je lui caresse la tête. Toujours immobile, il hurle. Une jeune Rwandaise se précipite et l'emmène, en dépit des convulsions qui le saisissent alors. Je reste paralysé jusqu'à ce qu'un combattant FPR qui fumait une cigarette non loin de là m'explique: « Vous avez vu Rukara (commune proche où plus de 700 cadavres laissés par les milices étaient en train de pourrir), l'enfant était le seul survivant dans une maison où il y avait bien trente morts. On l'a retrouvé agrippé au cadavre de sa mère »...
JEAN CHATAIN.