Fiche du document numéro 9050

Num
9050
Date
Jeudi 30 octobre 2014
Amj
Taille
171645
Titre
Rencontre avec Hubert Védrine, acteur clef du « rôle de la France dans le génocide des Tutsi »
Sous titre
La Rochelle, samedi 30 août 2014. Inimaginable il y a seulement quelques mois, je suis invité à l'université d'été du PS pour intervenir dans un atelier sur le génocide des Tutsi rwandais et y présenter mon témoignage concret sur le rôle de la France.
Nom cité
Nom cité
Type
Langue
FR
Citation

La Rochelle, samedi 30 août 2014





Inimaginable il y a seulement quelques mois, je suis invité à l'université d'été du PS pour intervenir dans un atelier sur le génocide des Tutsi rwandais et y présenter mon témoignage concret sur le rôle de la France.

L'initiative revient au Mouvement des Jeunes Socialistes qui a invité pour cette occasion une jeune historienne de talent, Hélène Dumas, et le très émouvant vice-président d'Ibuka France, rescapé du génocide des Tutsi.

Les participants sont convaincus de l'intérêt de tenir enfin un débat ouvert et complet sur le rôle de la France, ce qui passe vraisemblablement par la création d'une commission d'enquête sur ce sujet crucial, et l'ouverture des archives encore inaccessibles.

En quittant les lieux, nous tombons nez-à-nez avec Hubert Védrine, qui dédicace son dernier livre dans le hall d'entrée de l'université d'été.

Rencontre improbable avec un acteur clef du rôle de la France dans le génocide des Tutsi

.

Accompagné de quelques participants au débat, j'attends de pouvoir accéder à l'ancien secrétaire général de l'Elysée. Hubert Védrine me demande pour qui il doit dédicacer son livre. Je propose plutôt de lui offrir mon roman, Vents sombres sur le lac Kivu, avec une dédicace adaptée au rôle central qu'il a joué dans cette crise.

Je ne m'attendais pas à ce qu'il appelle la sécurité, mais j'ai quand même été surpris de sa réaction : c'est un sémillant ancien ministre des affaires étrangères qui me répond, pas du tout décontenancé de se retrouver en face d'un de ceux qui affirment que la version officielle de l'opération Turquoise est une fable.

Souriant, sûr de lui, il me remercie de ce livre, « qu'il lira avec intérêt ». C'est pourtant lui qui déclarait en avril devant la commission de la Défense nationale que le « capitaine (que j'étais en 1994) n’avait pas connaissance des éléments de la mission au poste où il se trouvait. » Analyse intéressante quand on sait qu'en opérations ce sont les capitaines qui mènent l'action et qu'il vaut donc mieux qu'ils sachent ce qu'ils font. Je me suis souvent demandé si quelqu'un était mieux placé que moi pour savoir ce que j'avais fait pendant cette opération, sachant que je n'ai témoigné que de ma propre expérience.

Pas du tout déstabilisé donc, Hubert Védrine m'explique simplement « qu'ils ont tout fait à l'époque pour amener les deux parties à négocier ».

``Je ne suis pas au courant des détails''



Son analyse, très raccourcie mais pleine de conviction, m'interroge. Est-ce que la volonté d'amener les deux parties à négocier peut expliquer les actions auxquelles j'ai participé et qui sont pourtant déniées dans la version officielle ?

Je lui demande donc si cela pouvait justifier d'aller se battre contre le FPR, comme j'en ai reçu l'ordre le 30 juin (au 83° jour du génocide).

Mon interlocuteur est un peu moins à l'aise. Il me répond « qu'il n'est pas au courant des détails ».

Des détails, un détail, ce n'est pas la première fois que j'entends ce mot associé à un génocide. Des détails donc, comme si les militaires français avaient pu décider de leur propre chef d'engager le combat contre les soldats du FPR plutôt que contre les génocidaires.

Je lui demande alors si c'est un ``détail'' d'avoir fait livrer des armes en pleine mission ``humanitaire'' à des forces qui venaient simplement de commettre un génocide, comme j'en ai été témoin en juillet.

La conversation se tend. Il penche la tête de côté pour rechercher d'éventuels lecteurs qui auraient attendu pour sa dédicace mais il ne trouve qu'une militante socialiste qui lui demande à son tour s'il accepterait une commission d'enquête sur le sujet.
Alors Hubert Védrine se fige et répond brusquement,

- je refuse de répondre à cette question,

et il met fin à la discussion.

Je le remercie poliment, il m'assure encore une fois qu'il lira mon roman.



Des livraisons d'armes qui ne sont plus réellement contestées



La conversation est d'autant plus piquante qu'Hubert Védrine vient tout juste d'admettre lui-même que la France a livré des armes pendant le génocide au gouvernement qui le réalisait et à ses Forces Armées.

Devant la commission de la Défense de l'Assemblée Nationale, le 16 avril 2014, il est interrogé par le député socialiste Joaquim Pueyo, qui lui demande : « Est-ce que la France a livré des munitions aux Forces Armées après le début du génocide ? À quelle date ? ».

L'ancien secrétaire général de l'Élysée répond : « Ce que je crois être le cas, ce que j'ai compris à l'époque ou après, avec le recul ou maintenant, c'est que la France a donc armé l'armée rwandaise pour résister aux attaques du FPR et de l'armée ougandaise, avec un certain type d'armement qui n'a jamais servi au génocide. Donc c'était armé dans ce but à partir de 1990 et après. Donc il y a eu des livraisons d'armes pour que l'armée rwandaise soit capable de tenir le choc parce que s'il n'y avait pas d'armée capable de tenir le choc, vous pouvez oublier Arusha et tout le reste, il n'y a plus les éléments, il n'y a plus le levier pour obtenir un compromis politique. Donc, il est resté des relations d'armement et c'est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu'il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies : c'est la suite de l'engagement d'avant, la France considérant que pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l'offensive militaire. Ça n'a jamais été nié, ça. Donc, c'est pas la peine de le découvrir, de le présenter comme étant une sorte de pratique abominable masquée. C'est dans le cadre de l'engagement, encore une fois, pour contrer les attaques, ça n'a rien à voir avec le génocide. »



Le débat sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi reste à tenir



Cette rencontre, improbable, est à l'image du débat sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda, un débat qui n'a pas lieu.

D'un côté des responsables politiques de très haut niveau, qui n'ont sans doute jamais souhaité rendre la France complice de génocidaires mais qui refusent de rendre des comptes sur les décisions qu'ils ont prises. De l'autre côté, des citoyens français qui veulent savoir quelle responsabilité nous devons assumer dans ce drame qui a fait près d'un million de morts en 1994 et qui souhaitent qu'une telle affaire ne puisse pas se reproduire.

Faudra-t-il attendre que la génération qui était aux commandes pendant ce drame disparaisse pour qu'un travail de réflexion et de démocratie puisse s'opérer enfin ? Je ne suis pas sûr que le courage soit de se taire... Je ne pourrai pas m'en satisfaire.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024