Citation
Annexe 79 : Le transfert des enfants d’Agathe Uwilingiyimana
des résidences du PNUD à l’Hôtel des Mille Collines le 7 avril 1994
1. Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, Libre
expression, Québec, p. 317-318……………………………………….……..……………2
2. Roméo Dallaire, déposition, procès Bagosora et alii , TPIR, 20 janvier 2004, Arusha,
p. 50-51……………………………………………………………………………………3
3. Le témoignage d’Yvon Le Moal, représentant résident du PNUD ad interim (Mission
parlementaire française, Enquête sur la tragédie rwandaise, Rapport, tome 1, p. 267268)……………………………………………………………………………..…………5
4. Lettre de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud aux rapporteurs de la Mission
parlementaire en date du 9 juin 1998 (Enquête sur la tragédie rwandaise. Annexes, tome
4, p. 359)……...…………………………………………………………………………6
5. Les interventions de Michel Cuingnet, chef de la Mission civile de coopération au
Rwanda, lors de son audition par la Mission parlementaire
5.1 Mission parlementaire française, Enquête sur la tragédie rwandaise. Rapport, tome 1,
p. 268………………………………………………………………………….………7
5.2 Mission parlementaire française, Enquête sur la tragédie rwandaise. Audition, tome 3,
p. 175………………………………………………………………………….…………7
6. Réponse de M. André Guichaoua à la lettre de M. Bernard Cazeneuve du 26 mai
1998……………………………………………………………………………………….8
1. Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda,
Libre expression, Québec, p. 317-318.
« Il était 13 heures lorsque j’ai raccroché. N’ayant eu aucun signe de Bagosora et de
Ndindiliyimana, j’ai décidé d’aller avec Robert aux résidences du PNUD, là où madame
Agathe et sa famille s’étaient semble-t-il réfugiés. J’avais peut être encore une chance de leur
venir en aide. Nous avons continué à entendre des coups de feu sporadiques venant du camp
Kigali. J’ai laissé Maggen derrière avec notre véhicule, pour s’occuper de la radio. Robert et
moi avons emprunté le boulevard de la Révolution. Nous nous sommes arrêtés à la quatrième
ou à la cinquième enceinte à notre gauche et avons cogné contre le portail en acier bleu
onusien. Nous nous sommes fait connaître, et on nous a laissés entrer.
À ma grande surprise, le capitaine Diagne Mbaye, un observateur sénégalais, s’y trouvait avec
un véhicule de la MINUAR. Lorsque le portail s’est fermé derrière nous, de quinze à vingt
civils sont apparus en courant et en parlant tous en même temps. Le capitaine Mbaye a réussi
à les calmer et m’a décrit les horribles événements de la journée. Il avait réussi à arriver
jusqu’ici depuis l’hôtel des Mille Collines. Comme les civils, il avait appris que madame
Agathe y cherchait refuge. Au moment où il était arrivé au PNUD, des soldats de la Garde
présidentielle et de l’armée capturaient la première ministre et son mari. Ils s’étaient rendus
afin de sauver leurs enfants, qui se cachaient encore. Madame Agathe et son mari ont été
exécutés sur le champ ; il y avait du sang sur le mur et des signes d’explosion par grenades à
l’entrée de la maison ainsi que dans le salon. Pour une raison quelconque, les assassins
n’avaient pas fouillé tous les lieux, et les quatre enfants [cinq en réalité, note AG] étaient
sains et saufs. On m’a conduit vers une pièce plongée dans l’obscurité ; ils étaient là, cachés
dans un coin, derrière des vêtements et des meubles.
Depuis l’assassinat de leurs parents, les lieux étaient relativement calmes. Mbaye avait
remplacé Moustache parti secourir d’autres membres du personnel de l’ONU. Le capitaine
sénégalais craignait que la Garde présidentielle revienne et trouve les enfants. Je lui ai promis
que les soldats de la MINUAR arriveraient plus tard dans l’après-midi avec des véhicules
blindés pour chercher les membres du personnel de l’ONU et les enfants de la Première
ministre pour les mettre à l’abri. Il aurait été trop risqué de les faire voyager dans un véhicule
ordinaire de la mission, surtout en passant par des barrages gardés par la garde présidentielle.
Il a dit qu’il resterait avec les enfants jusqu’à ce que ceux-ci soient en sécurité (aucun
véhicule n’a pu y aller ce jour-là, mais Mbaye et Moustache ont sauvé les enfants en les
faisant sortir en cachette et en les transportant dans leurs propres voitures à l’hôtel des Mille
Collines). »
2. Roméo Dallaire, déposition, procès Bagosora et alii, TPIR, 20 janvier 2004, Arusha, p.
50-51.
« Q. Lorsque vous avez quitté la réunion, la réunion qui était à l’ESM et que vous vous êtes
rendu au Ministère de la défense, à quel moment, lorsque vous êtes arrivé au
MINADEF, avez-vous reçu des informations concernant le Premier Ministre ?
R. En fait, il m’a fallu… je perdais un peu de temps pour avoir accès à un poste de
téléphone et évidemment, les lignes étaient engagées. Donc, j’ai insisté pour qu’on
puisse faire venir mon véhicule de telle sorte que Maggen a fait venir le véhicule à
l’intérieur où nous avions des moyens de communication. Et je ne me souviens pas,
tout précisément, de ce dont on parlait concernant principalement Madame Agathe.
On parlait des gens qui étaient au camp Kigali, on essayait d’évaluer la situation làbas ; donc, j’appelais pour avoir les informations sur cela. Cependant, on m’informait
du fait qu’il y avait deux bâtiments du PNUD, il y avait donc un bâtiment où il y avait
les bureaux et un autre bâtiment où résidait le personnel du PNUD qui était un peu en
contre-bas de la route. Donc, je suis parti, je crois que c’est Maggen qui est venu avec
moi ; donc, nous avons marché, nous sommes descendus, c’était peut-être à 75 mètres
de l’endroit où nous étions ; et à gauche, nous avons constaté que le portail était fermé
avec les insignes des Nations Unies. Et à cet endroit, nous avons constaté qu’il y avait
environ une trentaine de civils, etc. Donc, nous sommes allés là-bas et, entre temps, on
nous a montré l’endroit où le Premier Ministre a été tué avec son époux, on nous
montré les impacts de grenades qui avaient été lancés et ils nous ont dit qu’ils avaient
réussi à sauver les enfants, ils ont dit que les enfants étaient dans une autre maison, ils
se cachaient dans un placard d’une chambre. Donc, j’ai vu les enfants et nous avons
discuté de la manière de les évacuer et j’ai envoyé un APC pour les faire sortir parce
que les éléments de la Garde présidentielle étaient… s’étaient éparpillés dans la ville
et ce n’était pas facile de se déplacer. Et s’ils étaient sortis, on les aurait tués parce que
non seulement… on a constaté que non seulement ils tuaient les personnes, mais ils
décimaient complètement des familles entières. Donc, ce que nous avons fait, c’est
que nous avons conduit ces enfants à l’hôtel les Mille Collines, hôtel les Mille
Collines qui devenait, en fait, le centre de protection de Tutsis et de personnes
modérées. Et donc, c’est après cela que je suis retourné au MINADEF.
Q. Vous avez dit que lorsque vous étiez dans l’enceinte du PNUD, ils vous ont montré
l’endroit où Madame Agathe avait été tuée. Doit-on déduire que le corps de Madame
Agathe n’était pas là lorsque vous êtes arrivé ?
R. Non, il y avait du sang sur le mur, on a vu les impacts de balles et ils nous ont dit que
les gardes présidentiels avaient pris… avaient enlevé les corps des personnes qui
avaient été tuées, soit qu’on les avait envoyés au camp Kanombe, c’étaient les
informations qu’on recevait.
Q. Avez-vous jamais reçu un rapport sur l’endroit où se trouvait le cadavre de Madame
Agathe ?
R. Oui, le rapport que j’ai reçu, c’est qu’en fait, elle a été enterrée ainsi que son mari au
camp Kanombe. En ce qui concerne les autres cadavres, on ne savait pas… pour les
autres, on ne savait pas où est-ce qu’ils étaient, s’ils avaient été enterrés ou ils avaient
disparu.
Q. Ce jour-là, avez-vous reçu des rapports concernant l’état du corps de Madame
Agathe ? Dans quel état était ce corps ?
R. Quelqu’un avait dit que son corps avait été mutilé, mais étant donné que je n’avais pas
vu le corps, c’est vrai que de toute façon, son corps… elle avait été mitraillée,
quelqu’un a parlé d’une mutilation mais je ne peux pas en dire plus.
Est-ce qu’on a décrit, dans les détails, les mutilations ?
Oh ! C’étaient des mutilations génitales, c’était ce qui se faisait communément.
De quelle manière vous pouvez dire que c’était une pratique commune ?
Comme je l’ai décrit, précédemment, ils avaient introduit des bouteilles, débris de
glass dans ses parties génitales, des bouts de bois, toutes sortes de choses de ce genre.
M. LE PRÉSIDENT :
Q. Quand… À quel moment avez-vous vu l’endroit où elle avait été tuée, où il y avait du
sang ?
R. C’était vers 13 heures, 13 h 30, lorsque je me suis rendu dans cette enceinte, et c’est là
qu’on m’a montré l’endroit où elle avait été tuée. Cet endroit se trouvait proche de
l’enceinte qui séparait son domicile du domicile voisin parce que, apparemment, elle
avait essayé de franchir le mur.
Q. Est-ce que vous savez à quelle heure elle a été tuée ?
R. Non, Monsieur le Président, je ne le sais pas. Tout le monde était très nerveux, tout le
monde avait peur, tout le monde était effrayé par la présence des gardes présidentiels,
ils avaient peur que les gardes présidentiels reviennent s’en prendre à eux et tout le
monde cherchait à se faire évacuer.
Q. On avait déjà retiré les corps… enlevé les corps. Est-ce qu’on vous a dit à quel
moment on a enlevé les corps ?
R. Non, je crains que non, on ne m’a rien dit. »
Q.
R.
Q.
R.
3. Le témoignage d’Yvon Le Moal, représentant résident du PNUD ad interim (Mission
parlementaire française, Enquête sur la tragédie rwandaise, Rapport, tome 1, p. 267268)
« L’évacuation des enfants d’Agathe Uwilingiyimana, Premier Ministre
Entendu par le rapporteur, M. Bernard Cazeneuve, M. Le Moal, à l’époque adjoint du
Directeur du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et chargé de la
mise en place des moyens d’accompagnement de l’accord de paix à partir de septembre 1993,
a indiqué que, le 7 avril, avec trois voitures de l’ONU, il était lui-même allé chercher les
enfants du Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, et qu’il les avait conduits à
l’hôtel des Mille Collines, où il avait demandé au directeur de les abriter.
Le dimanche 10 avril, alors que l’Ambassadeur de France Jean-Michel Marlaud venait de lui
signifier qu’il n’était pas possible sans risquer de provoquer de très graves incidents, compte
tenu du climat de haine qui régnait, de faire évacuer les “ enfants d’Agathe ”, il était retourné
à l’hôtel des Mille Collines, où il avait appris que les enfants venaient d’être récupérés par
M. André Guichaoua et un ressortissant américain1. »
1
Cette version contredit celle de Roméo Dallaire et du capitaine Mbaye Diagne. Je n’ai pas assisté
personnellement à l’arrivée des enfants et j’ai été informé de leur arrivée par Mbaye Diagne après qu’ils aient été
cachés dans une chambre où je leur ai rendu visite.
4. Lettre de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud aux rapporteurs de la Mission
parlementaire en date du 9 juin 1998 (Enquête sur la tragédie rwandaise. Annexes, tome
4, p. 359)
5. Les interventions de Michel Cuingnet, chef de la Mission civile de coopération au
Rwanda, lors de son audition par la Mission parlementaire
5.1 Mission parlementaire française, Enquête sur la tragédie rwandaise. Rapport, tome 1,
p. 268.
« Les “enfants d’Agathe ” ont été évacués à Bujumbura, d’où ils ont pris un vol Air France le
lundi 11 avril, ce qui fera dire à l’Ambassadeur : “ s’agissant de l’évacuation des enfants
d’Agathe Uwilingiyimana, je suis surpris que l’on puisse parler d’un retard. Ils ont été
évacués le lundi suivant l’attentat, en même temps, par exemple, que mon épouse, celle de
l’attaché de défense ou du directeur de l’école, avant les personnes qui s’étaient réfugiées à
l’ambassade et qui n’ont été évacuées qu’au moment de la fermeture de cette dernière.” »
En revanche, M. Michel Cuingnet, chef de la Mission civile de coopération, fait part d’un
sentiment différent. Il n’aurait pas eu connaissance du retard de leur évacuation, mais aurait
été profondément choqué par ce retard, par rapport à l’empressement mis à évacuer les
proches d’Habyarimana, comme M. Nahimana, responsable de la Radio des Mille Collines.
5.2 Mission parlementaire française, Enquête sur la tragédie rwandaise. Audition,
tome 3, p. 175.
« M. Michel Cuingnet a apporté les éléments d’information suivants :
- le chef de la Mission de coopération militaire était l’attaché de défense ; lui même, en tant
que chef de la mission de coopération civile n’est intervenu que pour la mise en place d’une
police judiciaire avec l’aide de la Gendarmerie ;
- la Mission de coopération, grâce à la lecture des documents budgétaires rwandais, avait
connaissance des crédits officiels consacrés par le Rwanda à des achats d’armes, de même
qu’elle a pu savoir par diverses informations qu’existaient des achats massifs de machettes à
la Chine ;
- le 6 avril 1994, l’Ambassadeur de France, M. Jean-Michel Marlaud, était seul à Kigali,
l’attaché de défense étant à Paris et le premier conseiller au Kenya ; il a demandé à
M. Cuingnet de servir jusqu’au 9 avril d’interface avec les différents services diplomatiques et
consulaires étrangers au Rwanda. Le déroulement de ces journées a fait l’objet d’un rapport
écrit remis au ministère de la Coopération2 ; (…) ».
2
On déplorera que ce rapport écrit n’ait pas fait l’objet d’une diffusion publique.
6. Réponse de M. André Guichaoua à la lettre de M. Bernard Cazeneuve du 26 mai 1998
(12 juillet 1998)3
L’évacuation des personnels tutsi du Centre culturel français
Compte tenu du « mandat » qui incombait aux troupes françaises et de la politique suivie
par l’Ambassade de France, je ne pense pas qu’il soit pertinent de répondre spécifiquement à
votre première question relative au Centre Culturel. Pour ce que j’ai pu en voir et entendre sur
place, le mot d’ordre sans cesse répercuté par les personnels de l’Ambassade de France à ceux
qui pouvaient les contacter au cours de ces jours difficiles (du 7 au 12/4) où une partie de la
ville n’était plus joignable par téléphone était que seuls les ressortissants français et
occidentaux étaient susceptibles d’être évacués et que le strict respect de cet « accord » avec
les (nouvelles) « autorités rwandaises » - le gouvernement intérimaire, la Garde présidentielle,
les FAR ? - garantissait la sécurité de l’évacuation des ressortissants étrangers et donc
concrètement leurs déplacements vers les points de regroupements établis par les forces
françaises. La possibilité même d’aller sauver des personnels tutsi du Centre Culturel Français
ne faisait donc pas partie des tâches incombant aux unités françaises. Rétrospectivement,
chaque fonctionnaire français du Centre culturel, de la MAC, de la CFD, etc. peut assurément
témoigner de l’attention qu’il a pu porter au sort des personnels tutsi, voire des mesures qu’il a
pu prendre personnellement pour assurer la protection de tel ou tel de ses salariés ou employés
de maison, mais le principe du refus d’évacuation rendait ces (éventuelles) dispositions
largement inopérantes. Dans le meilleur des cas, certaines personnes ont organisé des
systèmes d’hébergement et de protection des personnels tutsi par des personnels hutu, mais
l’expérience a prouvé que ces mesures n’ont généralement guère résisté aux menaces des
miliciens et militaires au fil des semaines.
Plus globalement, la formule « intervention organisée » que vous utilisez correspond dans
la pratique aux déplacements que des groupes de militaires français ont effectués dans les
quartiers où des ressortissants étrangers étaient isolés ou en danger, ou n’étaient pas
joignables. Chaque fois que possible, il était demandé par l’Ambassade aux étrangers
susceptibles d’être évacués de rejoindre par leur propre moyen le lieu central de regroupement
- l’École française St Exupéry - d’où partaient ensuite les convois escortés vers l’aéroport. Les
véhicules militaires français circulaient sans problème dans le périmètre du Centre Culturel
Français comme dans la plupart des quartiers de la ville, mais il aurait fallu que des ordres
soient donnés pour qu’ils récupèrent des Rwandais tutsi cachés ici ou là.
Si les autorités françaises peuvent être mises en cause pour ne pas avoir voulu intervenir
sur ce sujet (comme de nombreux témoignages de Rwandais rescapés s’en sont plaint par la
suite), il convient de remarquer que la quasi totalité des ambassades et organismes
internationaux ont agi de même (il faudrait par exemple s’informer de la présence éventuelle
de Rwandais tutsi dans le convoi routier organisé par les personnels du PNUD vers
Bujumbura le samedi4). Par ailleurs, la prise en charge des évacuations par des troupes
françaises et belges leur conférait bien entendu une responsabilité exclusive. Toutefois, d’un
3
Certaines des personnes citées s’opposèrent à toute mention de ces échanges dans les documents produits par la
Mission parlementaire.
4
Je ne sais cependant si cette comparaison est vraiment pertinente car ce convoi, faiblement protégé, a été soumis à de
nombreux franchissements de barrages au cours desquels des citoyens belges ont été pris à partie à plusieurs reprises. A
Kigali même, la concentration des moyens militaires étrangers et leur détermination exerçaient un rôle dissuasif vis-à-vis de
ceux qui tenaient les barrages et laissaient des marges de manœuvre beaucoup plus grandes.
strict point de vue comparatif, l’attitude des troupes belges a, selon de très nombreux
témoignages, été ponctuellement plus souple dans l’application de cette exclusive (ce que
l’Ambassade de France a reconnu explicitement). De nombreux articles de la presse française
et belge ont alors relaté aussi bien les innombrables cas de refus que les témoignages des
quelques élus et en particulier les évacuations par des militaires belges de Tutsi cachés au
CCF. Ces faits prouvent que malgré les difficultés, il était possible de sauver des Rwandais et
de les évacuer.
Par ailleurs, l’hébergement puis l’« exfiltration » de différentes personnalités rwandaises
(cf. liste des noms du télex de l’Ambassade de France au ministère de l’Intérieur burundais)
ou des quelque 100 pensionnaires et la trentaine de « membres du personnels » de
l’Orphelinat Sainte Agathe (fondé par Agathe Kanziga, l’épouse du Président Habyarimana),
par l’Ambassade de France démontre que cette possibilité a bien été mise en œuvre mais sur
des bases relevant d’une stricte sélection affinitaire, politique et ethnique. Les quelques profils
« déviants » (tutsi ou opposant) qui se sont retrouvés à charge de l’Ambassade l’ont été par
hasard (cas de Joseph Ngarambe, cf. article ci-joint de La Croix)5 ou sans que celle-ci ait pu
l’empêcher (comme Pierre Gakumba - Banques Populaires - et sa famille ou Alphonse-Marie
Nkubito - procureur).
Les deux exemples des cinq orphelins d’Agathe Uwilingiyimana, Première ministre, et du
couple Nsanzuwera (procureur de la République de Kigali) illustrent à mon avis très
clairement (a) la consigne générale, (b) le refus d’user des moyens disponibles, (c) le caractère
sélectif du choix des personnes qui ont finalement été évacuées.
Le cas des cinq orphelins d’Agathe Uwilingiyimana et d’Ignace Barahira6 et celui du
couple Nsanzuwera
Les cinq enfants ont eu la chance, le 7/4 au matin, de ne pas être immédiatement
recherchés par les membres de la Garde présidentielle qui ont assassiné leurs parents et de ne
pas être aperçus lorsque ces derniers ont été débusqués dans un des appartements du bâtiment
des Volontaires des Nations unies. Je me rapporte ensuite au passage que j’ai rédigé dans
l’ouvrage Les crises politiques au Burundi et au Rwanda 1993-1994 (p. 695-96) :
« Vers midi [le 7 avril], le général Dallaire se rend sur les lieux et rencontre les enfants du
Premier ministre dans l'
appartement où ils se sont réfugiés. Le soir à 18 heures, le capitaine
Mbaye Diagne accompagné d'
un capitaine gendarme de l'
armée rwandaise revient prendre les
enfants d'
Agathe Uwilingiyimana pour les conduire à l'
hôtel des Mille Collines où ils seront
5
Parmi tous ces témoignages, celui-ci me semble particulièrement révélateur. Joseph Ngarambe était en effet un homme
d’affaires hutu, directeur d’Intercontact (cf. la liste des membres évacués vers le Burundi précédemment transmise), ayant
des relations professionnelles étroites avec les personnels des ambassades occidentales. Il était membre du PSD - et non du
PL comme mentionné dans l’article d’Agnès Rotivel - et proche d’Augustin Iyamuremye, alors directeur des services de
Renseignements de la Primature - et actuel ministre de l’Agriculture du gouvernement Rwigema -. Son témoignage atteste de
l’ouverture en matière de sauvetage des « militaires de base » de l’opération Amaryllis, il indique bien les codes et
réputations qui servaient de laissez-passer pour survivre. Les autorités burundaises ont été particulièrement choquées en
découvrant la composition du groupe des Rwandais que l’Ambassade de France leur demandait d’accueillir à Bujumbura. Le
ministre de l’Intérieur burundais, Jean-Baptiste Manwangari, sur les ordres d’Anatole Kanyenkiko, refusa de les laisser
débarquer et le seul pays ayant accepté de les réceptionner étant le Zaïre, il fit établir une sous-liste de « personnalités à
risques » dont la vie aurait été en danger dans ce pays et leur accorda des autorisations de séjour. Les autres passagers furent
déposés ensuite à Bukavu. D’après des informations non vérifiées, ils y furent acueillis par l’épouse du Président Mobutu,
dépêchée sur les lieux. M. Ahmedou Ould Abdallah joua alors un rôle décisif dans ce dossier qui divisa fortement l’exécutif
burundais.
6
Barahira Irénée né le 25/7/1975 ; Umuhoza Marie-Christine née le 28/7/1978 ; Gasore Christian né le 31/7/1980 ; Hirwa
Aimé Michel né le 5/12/1988 ; Umuhire Théophile né le 26/8/1990.
cachés. Le dimanche 10 avril, vers 11 heures, les capitaines Mbaye et Moigny de la MINUAR
viennent récupérer les enfants pour les conduire dans le char du général Dallaire posté devant
l'
entrée de l'
hôtel. A la dernière minute, le général Dallaire ordonnera de les reconduire dans
leur chambre craignant qu'
ils ne soient arrêtés par les FAR ou les milices. Dans l'
après-midi,
une douzaine de soldats et miliciens venant de l'
hôtel des Diplomates se présentent à la
réception et menacent de faire sauter les portes des chambres si les enfants ne sont pas livrés.
Aucune aide ne pouvant parvenir à l'
hôtel que ce soit de la part de la MINUAR ou des
militaires français sollicités, le capitaine Mbaye parlementera longtemps et réussira à leur
faire quitter les lieux.
Les enfants du Premier ministre seront les seuls nationaux autorisés par l'
ambassade de
France - qui n'
en connaissait pas formellement l'
identité - à se joindre au convoi des
ressortissants étrangers qui quitte l'
hôtel des Milles Collines vers 7 h. 30, le 11 avril. L'
accord
qui avait été donné la veille au soir excluait cependant la nourrice qui, après un refus
catégorique de l'
évacuer annoncé par l'
ambassade de France, fut descendue du convoi en
partance et reconduite à sa chambre. Le fait que l'
ambassade de Suisse se soit engagée à
accueillir les enfants sur le territoire helvétique n'
est certainement pas étranger à cet accord.
Lors du transit à Bujumbura, M. Crépin-Leblond, ambassadeur de France, promettra
seulement de transmettre au Quai d'
Orsay un avis favorable à leur transit sur le territoire
français à destination de la Suisse. A l'
arrivée à Paris, effectivement, le ministre Roussin, puis
le représentant des Affaires étrangères, interrogés7, diront avoir été informés de leur présence
parmi les passagers, mais qu'
aucune mesure particulière n'
avait été prise les concernant. Ils
pouvaient cependant obtenir un sauf-conduit de six jours comme l'
ensemble des ressortissants
étrangers évacués en attendant qu'
il soit statué sur leur cas. »
J’ajouterai à ce texte les commentaires suivants :
Les enfants ont été réceptionnés le soir du 7 avril par M. Cornélius Bik, directeur de l’hôtel
des Mille Collines à la demande du PNUD. Ce soir là, en collaboration avec le directeur et les
capitaines Diagne (de nationalité sénégalaise) et Moigny (de nationalité congolaise) de la
MINUAR (résidant à l’hôtel), Marc-Daniel Gutekunst (un ressortissant français en mission) et
moi-même avons commencé à organiser la gestion « politique » de l’hôtel (accueil des
personnalités rescapées, relations avec l’extérieur, information interne). Après l’attaque de
l’hôtel le jeudi 7 au soir par des membres de la Garde présidentielle qui, à plusieurs reprises,
ont mitraillé la façade blessant au moins deux personnes, nous avons « négocié » avec les
militaires qui encerclaient l’hôtel que celui-ci resterait lieu d’accueil de rescapés et ne serait
pas attaqué si la MINUAR et toutes autres forces en restaient éloignées. Hormis l’évacuation
des militaires belges de la MINUAR le vendredi8 (relève de l’équipage du C 130 qui devait
atterrir le 6/4 au soir au moment de l’attentat contre l’avion présidentiel), l’évacuation le
samedi des ressortissants américains, canadiens et allemands par des véhicules protégés par
des militaires américains et quelques passages de membres de la MINUAR, cet « accord » a
été respecté. La possibilité pour certains militaires rwandais de venir se restaurer et boire, le
« rachat » des rescapés à la barrière installée à l’entrée de l’hôtel et l’acceptation d’environ
deux cents Rwandais hutu chassés des zones conquises par le FPR autour du CND ont
indéniablement contribué à ce respect.
Le vendredi 8 avril après-midi, une tentative d’évacuation des ressortissants américains et
canadiens pilotée par l’Ambassade des États-Unis déclencha des tensions très fortes au sein de
7
Par moi-même personnellement à la descente de l’avion.
Compte tenu du rôle joué dans les contacts extérieurs et la récupération des personnalités pourchassées, un des officiers
commandant ce groupe me proposera de les accompagner mais la MINUAR refusa d’adjoindre ma collègue de mission,
Mme Annette Corrèze, présidente de l’IRAM, 49, rue Glacière, 75013 Paris (tél. 01 44 08 67 67) qui peut apporter son
propre témoignage sur l’ensemble des faits relatés dans cette note.
8
l’hôtel. Les quelques militaires américains chargés de l’escorte ne purent empêcher que les
véhicules prévus ne soient pris d’assaut par les nombreux candidats au départ de diverses
autres nationalités étrangères et les Rwandais. Des négociations très pénibles se déroulèrent
dans la soirée et la nuit en comité restreint aux élus potentiels pour organiser une sortie
discrète. Finalement, les Allemands seront adjoints au groupe initial. Lors de leur départ
discret à l’aube du samedi 9, je ne me rappelle pas avoir relevé la présence de Rwandais ou
d’Africains dans leur groupe. Cette évacuation sélective et en cachette développa une
atmosphère de sauve-qui-peut et de suspicion généralisée entre nationalités. Ainsi, tous les
ressortissants asiatiques, après de longues négociations avec des militaires rwandais, quittèrent
l’hôtel en convoi sous la protection de blindés légers. Malgré l’assurance donnée par
l’Ambassade de France qu’ils seront évacués comme les autres étrangers et envoyés à Nairobi
où un avion indien était censé les récupérer, ils n’accordèrent aucune confiance à ces
promesses et préférèrent être escortés vers la frontière burundaise en échange des derniers
biens qu’ils avaient pu sauver du pillage de leurs magasins et villas avant de gagner l’hôtel.
Finalement, l’Ambassade de France nous demanda de nous préparer pour évacuer l’hôtel le
lendemain. L’information que nous étions chargés de répercuter auprès des personnes
hébergées à l’hôtel était la suivante : seuls parmi les étrangers les ressortissants de la CEE sont
concernés par l’évacuation, il n’y aura qu’une évacuation et la France en est l’opérateur
unique (y compris pour les citoyens belges). Cette annonce déclencha immédiatement des
scènes dramatiques parmi les couples mixtes et particulièrement ceux dont un des membres
était d’origine africaine. Nous avons alors exprimé vivement notre désaccord à l’Ambassade
de France aussi bien en ce qui concerne ces cas particuliers que celui des Rwandais rescapés
des massacres en cours.
En effet, toutes les personnalités pourchassées que nous avons recueillies ont été « payées »
aux militaires en liquide à des montants négociés au cas par cas avec l’argent de la trésorerie
de l’hôtel. Lorsque les arrangements et protections étaient décidés téléphoniquement avec des
membres de l’état-major des FAR (jusqu’au samedi matin, c’est-à-dire tant que le général de
brigade Marcel Gatsinzi a fait fonction, au moins formellement, de chef d’État-major), des
prélèvements avaient quand même lieu à l’entrée de l’hôtel. C’est ainsi que la représentante de
l’Ambassade de Suisse, Mme Marie-France Renfer, a pu récupérer et déposer à l’hôtel le
procureur de la République de Kigali, M. François-Xavier Nsanzuwera et son épouse
Immaculée. Ce procureur, comme son collègue Alphonse-Marie Nkubito, étaient considérés
comme les bêtes noires des miliciens Interahamwe pour leur rôle actif dans le domaine de la
défense des droits de l’homme. S’il a été possible de faire entrer Alphonse-Marie Nkubito à
l’Ambassade de France, seul lieu où on pouvait l’imaginer protégé, il n’en a pas été de même
de François-Xavier Nsanzuwera. À son sujet, l’Ambassade de France est restée intraitable.
Le dimanche matin, vers 9 h. 30, l’Ambassade sollicite une liste de Rwandais susceptibles
d’être évacués que nous lui transmettons (figureront là, explicitement et pour la première fois,
les noms des enfants d’Agathe Uwilingiyimana). Lorsque nous assisterons impuissants en fin
de matinée à l’échec de la tentative du Général Dallaire de récupérer les enfants, nous avons
alors pensé que l’Ambassade de France avait sollicité cette liste pour négocier avec la
MINUAR l’évacuation des enfants d’Agathe Uwilingiyimana - voire d’autres Rwandais que
nous hébergions ?? - et qu’elle n’avait en fait aucune intention d’évacuer elle-même aucun de
ces Rwandais. En début d’après-midi, l’arrivée d’une douzaine de Gardes présidentiels et de
miliciens à la recherche des enfants d’Agathe Uwilingiyimana et de François-Xavier
Nsanzuwera va semer la panique dans l’hôtel puisqu’ils menacent d’utiliser leurs grenades
pour qu’on leur dise dans quelles chambres ceux-ci sont cachés. Ce dernier et son épouse
étaient installés dans ma propre chambre au 2e étage, les enfants dans la chambre mitoyenne
et j’étais moi-même recherché. Nous demandons de l’aide à l’Ambassade de France : M.
l’Ambassadeur avoua son impuissance et nous conseilla de « parlementer » ce qui finalement
aboutira. Quelque temps après, il s’ensuivra une explication houleuse avec le « nouveau »
ministre de la Défense, Augustin Bizimana, de passage à l’hôtel. Mais lorsque, usant de la
parole donnée par le ministre, nous avons proposé à l’Ambassade de France de venir y
déposer nos hôtes nous-mêmes pour qu’ils soient enfin sous une protection effective, la
réponse sera « il n’y a plus de place à l’Ambassade de France ». En fin d’après-midi, comptetenu de cette alerte, l’Ambassade nous demande d’évacuer l’hôtel avant la nuit et de nous
rendre à l’École française. Le fait que les enfants d’Agathe Uwilingiyimana fassent partie du
convoi semble désormais admis du fait de notre obstination et de l’absence d’alternative avec
la MINUAR. En outre, il apparaît certain que le fait de proposer un éventuel accueil en Suisse,
envisagé téléphoniquement avec des membres de la Coopération suisse à Berne, ait joué un
rôle décisif dans l’évolution de l’attitude de l’Ambassade. En effet, tous les interlocuteurs
français qui seront ensuite amenés à traiter ce dossier feront comme si cette hypothèse valait
engagement et que le dossier ne concernait pas la France. Plus globalement, la consigne
téléphonique que j’ai notée ce soir là est : « La France prend en charge les résidents étrangers,
tous les étrangers ; les Rwandais sont du ressort des Belges, ils restent les derniers, ce sont eux
qui doivent faire le nécessaire ».9 Formule qui traduit une évolution par rapport à la
précédente consigne qui n’envisageait que les seuls ressortissants de la CEE et qui instaure
une division du travail avec les troupes belges bien cynique compte tenu de l’hostilité
ambiante vis-à-vis des Belges en général.
Compte tenu de ces incertitudes, de l’heure avancée de la journée, de l’absence de
dénombrement des personnes à évacuer et des véhicules, nous refusons de quitter l’hôtel le
soir même. Pressentant de dures négociations le lendemain avec l’Ambassadeur de France, en
particulier sur l’évacuation du Procureur, j’ai pris contact tard dans la soirée avec la Cellule
Afrique de l’Élysée. À une heure avancée de la nuit, j’ai reçu une réponse m’informant du
soutien de M. Bruno Delaye à notre volonté d’évacuer nos huit « protégés » (les cinq enfants,
la nurse, le couple Nsanzuwera) malgré l’opposition de l’Ambassade.10
Le dimanche 11 avril dès 5 heures du matin, comme nous le craignons, les négociations
reprirent à zéro avec l’Ambassade. MM. Bik, Diagne, Gutekunst et moi-même décidèrent
donc de bloquer le départ des ressortissants étrangers de l’hôtel des 1000 Collines vers l’École
française jusqu’à l’obtention de l’autorisation de l’Ambassadeur d’emmener avec nous les
enfants, la nurse et le couple Nsanzuwera. Les échanges téléphoniques se succédèrent pendant
près de deux heures, l’Ambassade dissociant très vite le cas des cinq enfants. Nous avons
finalement pris la décision de céder et de ramener le procureur, son épouse et la nurse dans
l’hôtel pour plusieurs raisons. La première est le changement de ton de nos interlocuteurs
successifs de l’Ambassade : après divers échanges fermes mais courtois (dont un avec M.
Marlaud), le dernier appel s’est déroulé avec M. Pierre WW qui a annoncé que si nous avions
l’intention de « faire les malins », les coffres de nos véhicules seraient fouillés à l’entrée de
l’École française et que les Rwandais qui s’y trouveraient seraient refoulés, c’est-à-dire
concrètement, livrés aux militaires rwandais installés à proximité. Il m’a en outre
personnellement menacé de poursuite judiciaire à mon retour en France pour avoir « pris en
otage » et « mis en danger la vie de citoyens français ». La deuxième raison est que l’absence
9
Rapportée sur mon ordinateur, ce propos provient d’un de nos interlocuteurs à l’Ambassade dont malheureusement je n’ai
pas noté le nom. Comme pour la plupart de nos échanges la prise de notes se limitait alors à l’essentiel. Ces interlocuteurs ont
été multiples : des militaires, des secrétaires nous rapportant les consignes de M. l’Ambassadeur et bien entendu M.
l’Ambassadeur lui-même. De notre côté, nous étions deux, Marc-Daniel Gutekunst et moi-même à entretenir le contact sur
ces questions.
10
Si vous souhaitez vérifier ce fait, je pourrais vous donner d’autres éléments sur ces contacts et les précédents.
de barrage de miliciens sur le trajet que nous empruntions ne pouvait s’éterniser. La troisième
est qu’un énervement grandissant prévalait parmi les personnes installées dans les véhicules
depuis deux heures (elles n’étaient pas informées des raisons de notre retard).
Dès l’arrivée à l’École française, j’ai échangé des propos assez vifs avec les membres de
l’Ambassade (déjà regroupés pour le départ) concernant leur attitude, et plus particulièrement
avec Mme Marlaud, l’épouse de M. l’Ambassadeur, qui déclara avoir pris personnellement, la
veille, la décision de refuser l’évacuation de M. Nsanzuwera11. J’ai de suite demandé à
rencontrer l’officier français responsable des évacuations. Il accepta spontanément que je
reparte à l’hôtel des Mille Collines avec une Jeep et quatre militaires pour tenter de récupérer
le couple Nsanzuwera mais demanda, juste avant que nous quittions l’École, à celui qui
commandait le groupe d’aller s’assurer au préalable de l’accord de l’Ambassadeur. Lors du
départ, le militaire responsable du transfert de notre groupe à l’aéroport s’inquiéta du fait que
mon déplacement risquait de retarder tout le convoi. Les militaires chargés de m’accompagner
lui proposèrent alors de me transporter directement en Jeep avec le procureur jusqu’à
l’aéroport. En arrivant à l’ambassade, j’ai rencontré Mgr Guiseppe Berthelot, Nonce
apostolique à Kigali12, dans le bâtiment de la MAC et lui ai demandé de m’accompagner pour
faire fléchir l’Ambassadeur. Celui-ci refusa de nous recevoir et fit savoir par sa secrétaire
qu’il ne reviendrait en aucun cas sur sa décision. Les militaires durent s’incliner et me
ramenèrent à l’École française.
Le procureur survivra et fut finalement sauvé par le FPR après diverses autres tentatives
d’évacuation du Général Dallaire, de Bernard Kouchner, ou encore l’équipée du 1er mai dont
les membres doivent vraisemblablement d’avoir survécu à l’intervention de Bruno Delaye
auprès du général Augustin Bizimungu (cf. p. 707-708, Les crises politiques... et la note
précédemment envoyée rédigée par Marc-Daniel Gutekunst).
Cette obstination personnelle de l’Ambassadeur mérite d’être soulignée et demeure à mes
yeux jusqu’à ce jour à la fois injustifiée et incompréhensible, car nous avons à chaque étape
pris tous les risques à notre compte, puis négocié avec le ministre de la Défense l’escorte le
dimanche, ou encore assuré nous-mêmes, sans aucune protection des forces françaises, la
reconnaissance du trajet à accomplir pour gagner l’École française avec l’ensemble des
étrangers. Enfin, nous disposions le lundi 11 au matin de militaires français volontaires pour
mener à bien l’« opération d’évacuation » du couple Nsanzuwera. Sur le fond du dossier, le
refus d’évacuer les enfants de la Première ministre me paraît être humainement (le plus jeune
avait 3 ans !) et politiquement indéfendable. En l’absence d’ordre éventuel venant de Paris13,
je ne vois aucun argument rationnel qui puisse être avancé hormis le souci (bien primaire au
regard des événements en cours) de cohérence dans le comportement après l’évacuation de
l’épouse Habyarimana14 et le refus de déplaire aux acteurs des massacres. L’omniprésence des
familles des personnalités de la « mouvance présidentielle » parmi les Rwandais hébergés à
l’Ambassade pouvait effectivement rendre quelque peu incongru l’accueil des orphelins de la
11
Son argumentaire reposait sur le fait que d’après les demandes écrites de M. Nsanzuwera que je lui avais faxées dans la
nuit à l’Ambassade de France (cf. copies ci-jointes) celui-ci demandait l’asile politique en Belgique et que l’Ambassade de
France n’avait donc pas à se saisir de son cas. À ce moment là, la sécurité même de l’Ambassade de Belgique était totalement
aléatoire et après l’échec de l’intervention du Général Dallaire à l’hôtel, il était a fortiori exclu d’envisager que des troupes
belges puissent y intervenir. L’Ambassadeur Marlaud avait déjà jugé impossible la veille d’organiser une telle opération de la
part des troupes françaises lors de l’intervention de Gardes présidentiels et de miliciens alors même que la vie de
ressortissants français était menacée.
12
Actuellement en poste à la Nonciature de Genève.
13
Dont la réalité me paraît peu probable compte tenu de la position du responsable de la Cellule Afrique de l’Élysée.
14
Il se disait alors à Kigali qu’Agathe Kanziga avait personnellement demandé au colonel Bagosora de faire assassiner sa
« rivale », Agathe Uwilingiyimana.
Première ministre. De même, annoncer que « les Belges se chargeront de l’évacuation des
Rwandais » illustre à l’évidence un parti-pris humanitaire et le refus délibéré de retirer un
bénéfice politique d’évacuations sans exclusive ethnique ou politique. D’où les expressions
alors en cours à Kigali opposant les lieux réceptionnant les « rescapés » (Hôtel des 1000
Collines, Ambassade de Belgique, de Suisse, etc.) et les dignitaires du régime ou « crapules »
(Ambassade de France).
Je me permettrais ici de relever l’état de tension, voire de panique qui semblait avoir gagné
ces jours-là certains des membres de l’Ambassade, comme le chef de mission, M. Cuingnet.
Cela était bien entendu perceptible dans nos échanges téléphoniques, puis de manière bien
plus évidente encore lors de l’évacuation elle-même. La détermination, l’efficacité et le
pragmatisme des militaires de l’opération Amaryllis auxquels nous avons eu à faire faisaient
contraste. Ainsi par exemple nous avions, malgré les consignes et en remerciement pour le
capitaine Diagne, à qui tous les résidents de l’hôtel doivent beaucoup, emmené avec nous dans
le convoi une Rwandaise « mariée » avec un Sénégalais. Lors du contrôle à l’École française,
j’ai déclaré qu’elle avait perdu ses papiers et qu’elle était sénégalaise, cela a suffi. Lors du
deuxième contrôle à l’aéroport, il n’a pas été nécessaire de débattre pour qu’elle soit
embarquée.15
Une anecdote permet de resituer l’ambiance qui prévalait alors parmi les personnels de
l’Ambassade. Comme je l’ai écrit p. 696 de l’ouvrage déjà cité, l’accueil des enfants
Uwilingiyimana/Barahira à Bujumbura a été assez rude. Je passerai sur le fait qu’aucun
membre parmi les personnels de Kigali n’est intervenu pour calmer le jeu (il a été possible de
régler les problèmes uniquement avec des personnalités burundaises amies) et me limiterai à
un incident précis. Le Premier ministre burundais Anatole Kanyenkiko, qui s’était déplacé à
l’aéroport pour s’entretenir avec les enfants ainsi que d’autres personnalités, avait demandé au
responsable d’Air France que ces enfants soient traités avec égard et la compagnie leur avait
réservé des sièges en « 1ère classe ». Lorsque les officiels burundais nous accompagnèrent à
l’entrée de l’avion alors que l’embarquement des passagers était achevé, j’ai assisté à des
scènes surprenantes où des membres de l’Ambassade prenaient à partie les hôtesses qui
refusaient de leur céder les places réservées aux enfants. Places qu’ils occupèrent finalement
de force, en particulier M. Cuingnet et son épouse qui « refusaient par principe d’être séparés
des autres personnels français » et de rester en « classe Affaires ».16 Les enfants ayant été
finalement dispersés sur les derniers sièges vacants en « classe Économique » de vifs
échanges eurent lieu après le décollage pour les regrouper et récupérer ces places. Des propos,
que je trouve personnellement inadmissibles, furent alors tenus par certains détenteurs de ces
places usurpées estimant que « la France était déjà suffisamment généreuse de leur avoir
permis de quitter le pays » et qu’ « on n’allait pas en plus leur offrir un voyage en 1ère
classe » (Mme XX, épouse du Colonel YY). L’attitude de certains membres de l’Ambassade à
ce moment ainsi qu’au cours de la nuit (ivresses de certains et propos fort peu délicats envers
le personnel d’Air France) a justifié l’établissement d’un rapport d’« incidents à bord » rédigé
par M. Jean-Claude Di Stefano, à l’époque responsable de l’Exploitation Afrique Australe,
Centrale, Orientale et Océan Indien, chargé d’accompagner ce rapatriement (avec
transmission prévue au ministère des Affaires Étrangères).17 Choqué par ces comportements,
l’ensemble du personnel de bord a décidé, avant l’atterrissage de l’avion à Paris, de bloquer la
15
Sur ce point, les témoignages mentionnant des « tris au faciès » au pied des avions français me semblent un peu
surprenants puisque si l’aéroport était bien sous contrôle militaire français, les unités de l’armée rwandaise y étaient aussi
omniprésentes aux diverses entrées. Je ne vois donc pas comment des Rwandais tutsi auraient pu gagner le bâtiment central
lui-même sans y avoir été accompagnés par des militaires français...
16
Enjeu purement symbolique puisqu’aucune prestation particulière n’était prévue dans un tel vol spécial.
17
Il est aujourd’hui en poste à la Direction d’Air France à Roissy, tél. 01 41 56 56 72.
sortie de la Première classe. Tous les autres passagers descendirent donc de l’avion avant les
personnels français de l’Ambassade à la surprise du ministre Michel Roussin qui, au bas de la
passerelle, s’attendait à réceptionner en premier lieu Mme l’Ambassadrice et les autres
« personnalités » françaises.
Comme je l’ai écrit dans le passage cité plus haut (p. 3), les officiels français présents à
Roissy ne manifestèrent aucun intérêt vis-à-vis des enfants et se défilèrent alors même qu’une
efficace prise en charge logistique avait été mise en œuvre pour les « orphelins officiels » 18.
Ne pouvant même obtenir d’assurance sur la possibilité de régulariser leur situation à partir de
la préfecture de Lille - où je résidais - au terme des 6 jours de validité des sauf-conduit
proposés, Mme Thérèse Pujolle, coordinatrice de la cellule de crise interministérielle créée
pour superviser les opérations de rapatriement, me conseilla amicalement de mettre en œuvre
sans tarder la procédure d’accueil en Suisse : pour les officiels, il s’agissait d’une « évacuation
privée à destination de la Suisse » via un transit français. Très vite, l’aéroport (T 9) s’est donc
vidé, et nous sommes restés à quelques uns (ma famille, des amis, l’équipe de l’agence CAPA
et quelques policiers) jusqu’au milieu de l’après-midi en attente de la décision des autorités
suisses. Avant le départ des officiels français, j’ai demandé à ce qu’une des lignes
téléphoniques mises en service le matin puisse être utilisées pour assurer les contacts
téléphoniques avec le département fédéral des Affaires étrangères suisse et l’Office fédéral
des Réfugiés à Berne. Cela fut refusé et les membres de ma famille durent aller régulièrement
s’approvisionner dans les autres aérogares de Roissy pendant toute la journée pour acheter des
cartes téléphoniques... Au milieu de l’après-midi, Mme la Consul de Suisse en poste à Paris
put venir nous prendre à l’intérieur de l’aérogare en voiture immatriculée CD et nous
transporter en zone internationale sur un vol Swissair à destination de Genève où les enfants
furent pris en charge par les services de police fédéraux. Constante dans son attitude, la
France officielle était enfin déchargée de toute responsabilité puisque les requérants d’asile
potentiels n’avaient pas foulé son sol...
Dans les semaines qui suivirent, après la diffusion du documentaire de Canal Plus, de
nombreux médias souhaitèrent donner une large publicité à l’« accueil » réservé par la France
à ces enfants. Avec l’accord des autorités suisses, nous avons alors fait en sorte que les
enfants, suffisamment traumatisés, échappent à toute publicité malgré les recherches intenses
de nombreux journalistes de radios et télévisions étrangères (belges et britanniques et
particulier) pour les localiser.
Le 26 mai 1994, lors d’une conférence consacrée à la politique française au Rwanda
organisée (par l’intersyndicale) au ministère de la Coopération regroupant la grande majorité
du personnel - et les membres du Cabinet -, l’essentiel du groupe des salariés en poste à Kigali
avait occupé le premier rang et s’apprêtait après mon intervention à monopoliser la prise de
parole pour « défendre la politique française au Rwanda ». L’intervention publique d’un
officier de la Mission de Coopération Militaire se félicitant qu’un universitaire ait pu dans ce
lieu exprimer publiquement ce que lui et nombre de ses collègues pensaient sans pouvoir le
dire fut vivement applaudie et fit taire le groupe.19
18
Un documentaire réalisé à cette ocassion et mettant en exergue cette différence de traitement a été tourné par une équipe de
l’agence CAPA et programmé par Canal Plus la semaine suivante sous l’intitulé « Les orphelins du Rwanda ». Je peux vous
en transmettre la copie si vous le souhaitez.
19
Je profite de cette allusion pour souligner que sur bien d’autres dossiers de Rwandais en difficulté traités ultérieurement,
nous avons trouvé auprès d’officiers de la Mission de Coopération ou de l’État-major, ou de conseillers de l’Élysée (qui ne
souhaitent pas que leurs noms soient mentionnés) une compréhension et des soutiens tangibles. Ce qui ne fut jamais le cas,
du moins en ce qui me concerne, de la DAAM du Quai d’Orsay toute entière soudée en apparence derrière son
Le dossier des enfants trouva son épilogue « officiel » le 12 mai 1995, jour où je fus invité
à ma grande surprise au Quai d’Orsay, quelques jours après l’élection à la Présidence de
Jacques Chirac. Au cours du repas avec M. de la Sablière, qui sur tous les sujets abordés
relatifs à cette région déclarait « être surpris d’apprendre que... » et qu’il diligenterait « les
enquêtes nécessaires pour s’informer personnellement », j’ai demandé à ce que les enfants
soient autorisés à séjourner en France pour alléger la charge des familles d’accueil suisses et
j’ai laissé entendre qu’un refus de visa serait rendu public auprès des médias. L’acceptation
fut immédiate avec une allusion à la nécessaire discrétion afin d’éviter tout problème de
sécurité. Depuis lors les enfants circulent librement entre les deux pays.
Lille, le 12 juillet 1998
« Ambassadeur » (... réduit au silence) et ne s’exprimant qu’au travers d’ « éléments de langage » relevant de la plus pure
langue de bois.