Fiche du document numéro 6180

Num
6180
Date
Lundi 7 avril 2014
Amj
Taille
646304
Titre
Nouvelles révélations sur l'opération humanitaire française au Rwanda en 1994
Sous titre
20 ans jour pour jour après le début du génocide des Tutsi au Rwanda, et alors que le président Kagame vient de mettre en cause la France, un ancien officier de l'armée française apporte un nouvel éclairage sur l'opération Turquoise (23 juin-22 août 1994). Au début de l'opération , un raid terrestre avait été programmé pour aller jusqu'à Kigali. Raid terrestre, qui devait être accompagné de frappes aériennes.
Nom cité
Type
Interview
Langue
FR
Citation
Rwanda - Guillaume Ancel 3

Guillaume Ancel, ancien officier, affirme que des frappes aériennes avaient été programmées sur Kigali ; que l'avancée du FPR (Front patriotique rwandais) devait être bloquée militairement ; que la France a rendu aux militaires rwandais réfugiés dans les camps du Zaïre les armes qui leur avaient été confisquées et qu'elle a payé leur solde en dollars.

Aujourd'hui, l'ancien capitaine Ancel affirme qu'avant de devenir humanitaire, Turquoise a clairement été une opération offensive.



En 1994, Guillaume Ancel, militaire français, officier de la Force d'action rapide, est intégré dans le détachement de la Légion étrangère, qui intervient au Rwanda. Aujourd'hui, il affirme qu'avant de devenir humanitaire, l'opération Turquoise a clairement été une opération offensive.



Cette opération millitaire a toujours été officiellement présentée comme ``humanitaire'' par les dirigeants politiques de l'époque : François Mitterrand, à l'Elysée, Edouard Balladur, à Matignon, Alain Juppé, au Quai d'Orsay, et François Léotard, au ministère de la Défense.





Depuis, la nature de cette opération extérieure n'a jamais été remise en cause, ni par la Mission Quilès (Mission d'information parlementaire, 1998), ni par les autorités politiques ou militaires. Seul un ancien sous-officier de Turquoise, Thierry Prungnaud (issu du GIGN), s'était inscrit en faux contre cette « version officielle », dès 2005, en donnant son témoignage au micro de France Culture. Témoignage confirmé dans son livre, Silence Turquoise (Editions Don Quichotte, 2012).



Guillaume Ancel, qui a quitté l'armée en 2005 avec le grade de lieutenant-colonel, témoigne donc à son tour. Il explique qui il est et pourquoi il a choisi de parler aujourd'hui.

Je suis Guillaume Ancel. Je suis un ancien officier de la force d'action rapide et en 1994 j'étais intégré dans le détachement de la légion étrangère qui était intervenu pour l'opération Turquoise au Rwanda. Je suis parti le 23, j'ai été mis en alerte le 22, je suis parti le 23 juin et je suis rentré en août à la fin de la mission.

LdV : Quelle était votre mission précise, particulière ?

GA : Pour l'Opération Turquoise j'étais donc un jeune capitaine de 28 ans et ma spécialité était la conduite des frappes aériennes et c'est à ce titre-là que j'avais été intégré dans le détachement de la Légion étrangère puisque je venais de l'artillerie d'Afrique qui était les unités dédiées à la Légion étrangère pour ce genre d'intervention. Dans ces années-là il y a une dizaine de spécialistes entraînés sur ce genre de sujet et donc ils ne partent en mission que quand il y a un réel besoin donc en gros à l'époque on partait en Yougoslavie, on partait en Afrique quand c'était vraiment nécessaire.

LdV: Et votre tâche elle consistait en quoi précisément ?

GA: Un chef de « tapis », c'est l'appelation de l'époque, c'est celui qui guide les frappes aériennes pour s'assurer que sur le terrain surtout ce ne soit pas l'ambassade de Chine qu'on frappe. Donc c'est quelqu'un qui est très proche des cibles qui est au sol avec les unités engagées au combat et c'est lui qui prend la responsabilité de la frappe.

LdV: Alors on est en 2014, 20 ans après et vous venez nous raconter ça aujourd'hui. Pourquoi ?

GA: Parce que 20 ans après le Rwanda j'ai souhaité écrire un roman juste pour raconter ce que j'avais fait durant cette période-là mais dans le but de montrer ce qui se passe en réalité dans une opération. C'est à dire ni une étude stratégico politique de la situation au Rwanda dont je ne serais pas capable , ni les souvenirs déchirants des victimes ou des bourreaux de l'époque. Montrer ce qui se passe dans une unité opérationnelle, donc là c'est une unité de légion étrangère, dans une opération très compliquée comme Turquoise et montrer à travers ce récit la réalité de cette opération qui est une réalité très circonscrite à quelques km et à quelques heures mais qui permet de voir comment se traduisent les ordres et les situations dans des environnements particulièrement complexes et confus. D'abord j'avais un moment de libre parce que j'étais en transition professionnelle, c'est le mot poli pour dire qu'un cadre dirigeant est au chômage et qu'il cherche un autre job. Et puis ça me semblait important d'apporter ce témoignage ce modeste témoignage parce que ce que j'entends toujours 20 ans après les événements du Rwanda c'est une version officielle qui est clairement plus romancée que mon livre. Ce qui nous est encore raconté aujourd'hui, ne permet pas d'avoir un débat serein en particulier sur la manière dont nous pourrions éviter qu'un tel drame arrive à nouveau.

Une opération d'abord très offensive





Le débat sur la nature de l'opération Turquoise n'est pas nouveau. Il a même commencé alors qu'elle n'était pas encore lancée. La France, disaient ses détracteurs, était le pays le plus mal placé pour intervenir au Rwanda ; ce qui n'a pas empêché l'opération d'avoir lieu.


En 2005, une plainte pour « complicité de génocide et de crimes contre l'humanité » a été déposée « contre X » devant le Tribunal aux Armées de Paris.
Aujourd'hui, cette plainte est toujours à l'instruction, au pôle « génocide ». Mais les juges n'ont procédé à aucune mise en examen. Un seul officier a été placé sous le statut de témoin assisté.
Aujourd'hui encore, d'anciens responsables politiques et militaires s'en félicitent ouvertement, réaffirmant son caractère humanitaire.
Si Guillaume Ancel parle, c'est précisément pour qu'on puisse parvenir à la vérité des faits. Ecoutez le avec Laure de Vulpian :

GA: Il manque quelques éléments essentiels. Le premier c'est que nous ne sommes pas partis pour une mission humanitaire. Nous sommes partis pour une mission d'intervention militaire en Afrique très classique de l'époque où la France cherchait à imposer sa solution de paix. Moi je suis parti avec l'ordre d'opération de préparer un raid sur Kigali. Kigali c'est la capitale du Rwanda. Quand on fait un raid sur Kigali c'est pour remettre au pouvoir le gouvernement qu'on soutient. Ce n'est pas pour aller créer une radio libre.

LdV : Un raid aérien ?

GA: Non, un raid terrestre. C'est pour cela que j'étais-là pour les frappes aériennes. C'est que pour s'assurer qu'un raid puisse aller vite, c'est le but d'un raid, c'est de prendre par surprise les gens que nous voulons bypasser. Et bien on dégage avec des frappes aériennes tout ce qui pourrait s'opposer à notre progression. L'ordre que j'ai reçu pour partir au Rwanda était extrêmement offensif. Ensuite dans les 8 jours qui ont suivi j'ai reçu un autre ordre donc on est déjà fin juin début juillet entre le 29 juin et le 1er juillet et là cet ordre était dégradé par rapport à la mission de départ mais était d'arrêter par la force les soldats du FPR. Donc toujours pas dans une mission humanitaire.

LdV : A quel niveau géographiquement ?

GA : Alors là nous étions dans le sud du Rwanda dans le sud ouest et on avait l'ordre de les stopper à l'entrée de la forêt de Nyungwe qui situait un obstacle physique important et cet ordre est extrêmement offensif, c'est-à-dire quand on fait ça, on appelle ça une embuscade ou un coup d'arrêt pour employer le langage militaire, ça veut dire qu'on va se battre contre les unités du FPR. C'est seulement au moment où cet ordre allait se dérouler. J'étais dans l'hélico qui décollait pour aller déclencher les frappes aériennes sur le FPR. Nous avons reçu l'ordre de stopper nos préparations militaires de combat et on nous a annoncé à ce moment-là que en fait on avait trouvé un accord
avec le FPR et que nous allions protéger une zone humanitaire. Nous sommes déjà pratiquement début juillet. Encore c'est un fort décalage entre cette version officielle qui continue à raconter que nous étions partis pour une mission humanitaire. Je suis désolé mais moi j'ai reçu cette mission que tard par rapport au début de mon engagement. Deuxième sujet en décalage ce qui est important c'est que à partir du moment où nous avons reçu cet ordre de protéger une zone humanitaire clairement le gouvernement intérimaire de l'époque s'est lancé dans la politique du pire quand il a compris qu'il n'aurait pas le soutien de l'armée française et a déclenché un exode massif de la population qui a été à l'origine d'un nouveau drame humanitaire comme s'il en avait fallu un de plus et après le génocide il y a eu encore des centaines de milliers de morts hutu cette fois qui a été mis en exode par le gouvernement de l'époque

LdV : Au Zaïre

GA: Au Zaïre. Il faut imaginer ces centaines de milliers de personnes qui se sont retrouvées sur la route sans destination sans rien sans aucun soutien. La première épidémie de choléra qui est arrivée dans les jours suivants a fait des centaines de milliers de mort (???) Ça la 2ème responsabilité qu'on a dans cette opération au Rwanda c'est qu'on a pas du tout anticipé les conséquences du fait qu'on retirait notre soutien à un gouvernement qui finalement était quasiment affiché jusqu'ici.

LdV : Nous avions donné à votre connaissance notre soutien à ce gouvernement intérimaire ?

GA: J'étais capitaine dans une unité de la Légion étrangère, je ne voyais ni le GIR ni les décisions politiques. En tout cas les ordres que nous avions et le comportement que nous avions étaient particulièrement ambigus. On avait tout mis en place pour montrer que l'on soutenait le pouvoir de l'époque et d'ailleurs on a continué à le montrer dans les jours qui ont suivi puisque vers mi-juillet on a rendu à ce qui restait des FAR les dizaines de milliers d'armes que nous avions confisqué dans la zone humanitaire. On a transformé des camps de réfugiés en des bases militaires arrières d'un gouvernement que pourtant nous ne voulions plus soutenir.



L'opération Turquoise a fini par devenir humanitaire, après la mi-juillet 1994, c'est à dire à partir du moment précis où le FPR de Paul Kagame a décrété le cessez-le-feu et la fin de la guerre, et donc celle du génocide. C'était le 17 juillet, le jour où le gouvernement intérimaire du Rwanda (GIR) a définitivement quitté le Rwanda, via la zone Turquoise.

Les militaires français ont alors officiellement reçu l'ordre de sauver des gens :

Rwanda - Guillaume Ancel 1
Il faut rappeler que deux informations judiciaires ouvertes contre X en 2005 et 2010 visent des militaires de Turquoise. La première porte notamment sur des faits présumés de meurtre (personnes jetées dans le vide depuis un hélicoptère) ; la seconde sur des faits de viols qui auraient été commis au camp de Nyarushishi et dans la zone de Karama. Ces deux dossiers sont instruits au pôle « génocides et crimes contre l’humanité » du TGI de Paris.



Précision : Guillaume Ancel ne parle que de ce qu’il a vu. Pendant Turquoise, il a été affecté au détachement Sud confié à la Légion étrangère. Il ignore ce qui s’est passé dans les autres détachements.



Si elles sont avérées, ces révélations sont de nature à remettre en cause la version « officielle » qui circule depuis 20 ans maintenant.
Elles apportent en tout cas de l'eau au moulin de l'association Survie, qui dénonce depuis des années « la complicité » de l'Etat français avec le Rwanda des génocidaires.
L'ONG réclame notamment la création d'une commission d'enquête parlementaire qui étudierait l'ensemble des éléments sur la politique menée par l'Etat français au Rwanda, ainsi que la déclassification de tous les documents.





Guillaume Ancel vient de publier Vents sombres sur le lac Kivu, un roman au coeur de l'intervention française au Rwanda.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024