Author-card of document number 6174

Num
6174
Date
Dimanche 6 avril 2014
Ymd
Size
198318
Title
La France a-t-elle menée une guerre secrète au Rwanda ?
Subtitle
Au Rwanda, la France avait choisi son camp : celui du régime hutu contre la rébellion tutsie. Est-elle allée trop loin ? Et jusqu'où ? Vingt ans après, les bouches s'ouvrent.
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Keyword
Type
Article de journal
Language
FR
Citation
Il se présente comme le sauveur de Kigali, le tombeur de Kagamé, le chef du Front patriotique rwandais (FPR). Dans un livre récent (1), le général Didier Tauzin décrit ses faits d'armes avec la volubilité d'un homme qui a dû se taire pendant dix-huit ans. Il raconte comment, avec 70 paras, il a pris de facto le commandement des Forces armées rwandaises et repoussé la guérilla tutsie. Il voulait défendre son honneur de soldat. Il vient de révéler un des secrets les mieux gardés de l'armée française. Une opération baptisée Chimère, menée entre février et mars 1993.

Il dirige alors le 1er RPIMa, fleuron des forces spéciales. Durant un mois, il conduit toutes les opérations. Ses ordres transmis aux unités sont rédigés par ses adjoints. Sur le front, ses artilleurs règlent les batteries. Les servants rwandais n'ont qu'à appuyer sur le bouton. Ses instructeurs commando organisent des raids nocturnes. Il revendique la mort de 800 rebelles.

Nous n'avons jamais fait usage de nos armes autrement que pour nous défendre, en riposte à des attaques du FPR, assure-t-il.

Lorsque nous lui demandons par courriel si, dans ce confit, la France est devenue cobelligérante, il répond : Je ne comprends pas bien cette question.

Depuis octobre 1990, la France est en guerre contre le FPR. Et personne ne le sait. A chaque fois que la guérilla approche un peu dangereusement de la capitale, Kigali, Paris accentue son soutien, débloque du matériel, mobilise des troupes supplémentaires. Un déploiement exécuté sans base légale. Il existait bien un accord d'assistance militaire datant de 1975, mais il ne recouvrait que l'organisation et l'instruction de la gendarmerie, raconte Pierre Brana, ex-député socialiste et rapporteur de la mission d'information parlementaire sur le Rwanda.
Ce n'est que vingt-trois mois après qu'un avenant remplaçant 'gendarmerie rwandaise' par 'armée rwandaise' a été signé.

Officiellement, l'opération, appelée d'abord Noroît, vise à protéger les 400 ressortissants européens, qui, au cours de cette période, ne seront jamais évacués de peur de déstabiliser une économie déjà fragile. En réalité, les bérets rouges, légionnaires et gendarmes du GIGN expédiés au pays des Mille-Collines - au total près de 4.000 militaires -, par le système des tournantes, viennent soutenir un régime qui, en 1990, se caractérise par un parti unique, un président, Juvénal Habyarimana, élu avec 99,9 % des voix, un quadrillage de la population sans équivalent dans le monde non communiste et une idéologie fondée sur la prééminence hutue.

La France a-t-elle épousé la vision complotiste et raciale du pouvoir rwandais ?



Pourquoi un tel engouement pour un petit pays, pauvre, surpeuplé, dénué de richesses, qui n'appartient même pas au pré carré français ?

Dans les archives de l'Elysée ou du Quai-d'Orsay, les mêmes raisons reviennent : il faut consolider une influence acquise récemment dans une zone dominée autrefois par la Belgique, étendre le champ, comme on dit, mais aussi voler au secours de la francophonie, face à une rébellion née parmi la masse des Tutsis réfugiés en Ouganda, en Tanzanie, coupable de parler une autre langue et perçue de ce fait comme l'exécutrice d'un complot anglo-saxon. Une vieille obsession, une blessure jamais cicatrisée. Celle de l'humiliante retraite du capitaine Marchand, face aux troupes anglo-égyptiennes, à Fachoda, en 1898.

« Lors d'une réunion, [le ministre des Affaires étrangères] Roland Dumas a dit : Ah, c'est Fachoda ! Je suis tombé des nues », se souvient François Nicoullaud, alors directeur de cabinet de Pierre Joxe à la Défense.

« Notre petit village gaulois assiégé par les Anglais ? Ca m'a semblé assez vieillot ».

Une lecture d'un autre âge partagée par François Mitterrand :

« Un jour, il nous a déclaré sur le ton de la plaisanterie : Dommage que les Belges n'aient pas tous été flamands, ça nous aurait évité d'avoir à défendre la francophonie. »

Jusqu'à maintenant, son chef d'état-major particulier, le général Christian Quesnot, dénonce l'action occulte de la CIA [ ...] très engagée en Ouganda et auprès de Kagamé. L'amiral Jacques Lanxade, le patron des armées, parle, lui, d'une offensive ougando-tutsie. Pour le président et son entourage, il s'agit d'une agression extérieure.

« A cette querelle ethnique s'ajoute la volonté de puissance du président de l'Ouganda, qui appartient à l'ethnie tutsie et qui représente l'Afrique anglophone, pas mécontente d'enfoncer un coin dans la francophonie », explique Mitterrand à ses ministres le 3 mai 1993.

Ce n'est plus un combat entre un régime et des insurgés, mais une lutte ancestrale, une haine atavique, entre deux ethnies : l'une majoritaire et endogène, les Hutus, l'autre, apatride et manipulée. Oubliées, les divisions, les fractures politiques et régionales de la société rwandaise.

Autant d'assertions démenties par Claude Silberzahn, qui, à l'époque, dirige la DGSE. Il n'y avait aucune influence anglo-saxonne ! Il était au contraire très difficile d'intéresser les Américains au continent africain. Ce n'était pas davantage une agression extérieure. Le FPR, même s'il disposait d'armes et de munitions ougandaises, était formé presque exclusivement de Rwandais. Et l'ancien patron des renseignements français de conclure : Nous nous sommes bagarrés contre l'implication de notre pays au Rwanda. Peut-être pas assez. En tout cas, en vain.

La France a-t-elle oeuvré pour la paix ?



On nous reproche d'avoir aidé Habyarimana, mais on oublie nos efforts déployés pour le forcer à partager le pouvoir avec les Tutsis,insiste un ancien conseiller de l'Elysée qui souhaite garder l'anonymat.

Les autorités françaises poussent bien le président rwandais à accepter le multipartisme et les accords de paix dits d'Arusha, la ville tanzanienne où ils sont négociés. Mais, sur les deux fronts, le leader hutu ne cesse de louvoyer. Les pogroms de Tutsis, organisés par des militaires et des miliciens proches du pouvoir, se succèdent. Les médias extrémistes multiplient les appels à la haine.

Pour Pierre Joxe, le ministre de la Défense, il faut changer de politique. Habyarimana, écrit-il à Mitterrand le 26 février 1993, se sent à présent l'un des dirigeants africains les mieux protégés par la France. Ce n'est pas la meilleure façon de l'amener à faire les concessions nécessaires. Or il est, par son intransigeance politique et son incapacité à mobiliser sa propre armée, largement responsable du fiasco actuel. Le seul moyen de pression un peu fort qui nous reste - l'intervention directe étant exclue - me semble l'éventualité de notre désengagement. C'est le contraire qui se passe, comme on l'a vu avec l'opération Chimère. Le président a tranché, selon le général Quesnot.

« La France demandait la démocratisation du régime, mais sans jamais y subordonner son aide militaire », constate le rapporteur Pierre Brana.

Paris s'intéresse-t-il vraiment au processus d'Arusha ? L'ambassadeur envoyé par le Quai-d'Orsay pour suivre les négociations en Tanzanie regagne l'Hexagone au bout de quelques semaines. Jean-Christophe Belliard, un excellent diplomate, promis à un bel avenir, le remplace. Mais il n'est alors que premier secrétaire au poste de Dar es-Salaam. Par contraste, Bruxelles dépêche son directeur Afrique, et Washington, un ambassadeur. Les accords finissent par être signés, le 4 août 1993. A l'Elysée, on les juge trop favorables au FPR : De fait, les forces armées rwandaises passaient sous la coupe de Kagamé. On considérait que ce n'était pas acceptable pour les Hutus, déclare le général Quesnot.

Au Rwanda, la diplomatie passe toujours au second plan. Ce sont nos militaires qui prennent les choses en main, poursuit Claude Silberzahn. Mitterrand leur laisse ce terrain de jeu qui fait leur bonheur. Le prix devra en être acquitté plus tard.

La France s'est-elle rendue coupable de non-assistance à population en danger ?



Quand le président Habyarimana décide enfin, le 6 avril 1994, de respecter ses engagements, il est assassiné. L'extermination des Tutsis et des Hutus modérés commence.

Les soldats français qui, conformément aux accords d'Arusha, avaient dû céder la place, fin 1993, à une troupe de l'ONU impuissante, la Minuar, reviennent le 8 au soir. Cette fois, pour évacuer les expatriés occidentaux et aussi la veuve Habyarimana, Agathe, et ses enfants. Une aide qu'ils étendent à des dignitaires hutus radicaux et à leurs familles, qui, dans la confusion, ont trouvé refuge à l'ambassade de France. Soit au total 456 Français, 390 étrangers et 394 Rwandais transportés au loin par une noria de Transall.

Ils n'embarquent pas, en revanche, les premiers menacés, le personnel tutsi de la représentation française. Sauf un, un employé du service des visas. Les 19 autres recrutés locaux seront massacrés. Il leur était très difficile de trouver un téléphone pour appeler, plaidera l'ambassadeur Jean-Michel Marlaud devant la mission parlementaire. Faux. Michel Cuingnet, chef de la mission de coopération et d'action culturelle, est encore hanté par leurs voix terrifiées :

« Ils nous criaient au téléphone qu'ils allaient être tués ! J'avais aussi des gens au centre culturel. On m'a dit : Ne vous inquiétez pas, les militaires vont les prendre en charge. Ce n'était pas vrai ».

Curieusement, les télégrammes diplomatiques de cette période ont disparu. Je les ai cherchés sans les trouver, dit l'ex-ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner.

La France a-t-elle soutenu les génocidaires rwandais ?



Le gouvernement intérimaire rwandais, celui du génocide, tient ses premières réunions à l'ambassade de France. Jean-Michel Marlaud estime alors que sa composition respecte les accords d'Arusha, malgré l'absence de Tutsis et l'adhésion de tous ses membres au courant du Hutu Power. Les trois quarts d'entre eux (16 sur 21) seront traduits devant la justice internationale.

Le 27 avril, deux des hommes les plus compromis, Jérôme Bicamumpaka, qui détient le portefeuille des Affaires étrangères, et Jean-Bosco Barayagwiza, chef de la Coalition pour la Défense de la République (CDR), un parti extrémiste, se rendent à Paris et rencontrent le président Mitterrand [c'est une erreur, Mitterrand est en voyage au Turkménistan], le Premier ministre Edouard Balladur, le chef de la diplomatie Alain Juppé.

« On les a reçus pour tenter d'arrêter les massacres, se défend un ancien de l'Elysée. Nous n'avions pas d'autres interlocuteurs. »

Ni les Etats-Unis ni la Belgique n'acceptent de les accueillir. A cette date, au Rwanda, la majorité des assassinats ont déjà eu lieu. Le 2 mai, à l'ONU, la France s'oppose à une condamnation partisane des seules exactions commises par les forces gouvernementales. Il faut attendre le 18 mai pour qu'Alain Juppé évoque pour la première fois un génocide et non plus de vagues tueries interethniques. Une ligne que continue de soutenir François Mitterrand :

« On a un récit unilatéral du massacre, dit-il le 31 mai au chancelier Helmut Kohl. La réalité est que tout le monde tue tout le monde. »

D'autres émissaires viennent à Paris. Des officiers, cette fois. Le colonel Cyprien Kayumba, qui s'occupe des achats d'armes. Ephrem Rwabalinda, chef d'état-major adjoint. Leur interlocuteur ? Le général Jean-Pierre Huchon, patron de la Mission militaire de Coopération. La France a-t-elle procuré du matériel militaire à Kigali malgré l'embargo onusien ? Interrogé par les journalistes Benoît Collombat et David Servenay, Edouard Balladur jure d'avoir mis le holà aux livraisons officielles, mais ne garantit pas qu'il n'y a rien eu du tout par d'autres canaux (2).

Comme celui de Paul Barril, l'ex-gendarme qui, le 28 mai, s'engage à fournir des obus, des grenades, des cartouches et des hommes pour une valeur de 3 millions de dollars, au su et au vu des autorités ? Je me doutais qu'il trafiquait, indique le général Christian Quesnot. J'ai fait dire à tout le monde qu'il n'était pas mandaté.

La France a-t-elle lancé l'opération Turquoise pour faciliter la fuite des tueurs ?



Simple action humanitaire pour arrêter les massacres ou manoeuvre politique pour permettre aux génocidaires de fuir au Zaïre ? L'opération Turquoise, déployée sous mandat de l'ONU au sud-ouest du Rwanda du 22 juin au 21 août 1994, est pleine d'ambiguïtés. S'il est sûr que des Tutsis ont été sauvés de la mort par le déploiement de 2 500 militaires français, d'autres ont péri malgré la présence tricolore. Cafouillage ? Manque de moyens ? Indifférence ? Complicité ? Les contradictions françaises ont parfois mené au pire.

A Paris, les politiques divergent sur l'objectif. La cohabitation n'arrange rien. Mitterrand et son entourage voient sans doute dans Turquoise un moyen non seulement de mettre un terme aux massacres, mais aussi d'éviter la déroute de leurs alliés face à l'avancée inexorable du FPR, en envoyant une force d'interposition. D'abord hostile, Edouard Balladur finit par accepter une intervention à condition qu'elle soit purement humanitaire. L'envoi sur le terrain d'officiers qui ont combattu aux côtés du régime hutu et considèrent toujours les rebelles tutsis comme des ennemis accroît la confusion. Certains rêvent même de faire de la zone un Hutuland, voire une base de reconquête du pays.

D'autres militaires de Turquoise s'en tiennent à une mission de sauvetage. Globalement, l'armée observe une position de neutralité : les tueurs ne seront pas inquiétés.

« Les désarmer ? On n'avait pas les moyens techniques, compte tenu du faible volume de troupes. La priorité, c'était de sauver des gens,  dit Christian Quesnot.  Arrêter les génocidaires ? Ce n'était pas dans la mission. Pourquoi ? Je n'en sais rien. C'était essentiellement une opération humanitaire et pas politique. »

Une posture vivement critiquée. Etre neutre en temps de génocide, ça ne profite qu'aux assassins, tranche Jean-Hervé Bradol qui dirige alors les opérations de Médecins sans Frontières. La tâche honteuse sur l'opération, c'est Bisesero. Alertés par la presse, les militaires français découvrent près de 2 000 Tutsis cachés sur ces collines. Quand ils interviennent, trois jours plus tard, la moitié d'entre eux ont été massacrés. La hiérarchie prétend n'avoir pas été informée. Des éléments montrent le contraire. La polémique fait toujours rage. En 2005, des Rwandais ont porté plainte devant le tribunal aux armées de Paris.

(1) « Rwanda. Je demande justice pour la France et ses soldats », Ed. Jacob Duvernet, 2011.
(2) « Au nom de la France. Guerres secrètes au Rwanda », La Découverte, 2014.

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