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III - 6 avril 1994, chronologie d’une journée tragique
A l’approche de Kigali, le président de Burundi Cyprien Ntayiramira disait quelque chose à Juvénal Habyarimana. Du genre : « Votre avion est parfait. Je ne vous remercierai jamais d’avoir demandé à l’équipage de me ramener à Bujumbura dès ce soir ». Mais le président du Rwanda écoutait à peine. Habyarimana essayait de trouver des souvenirs qui le distrairaient de la corvée d’Arusha et des problèmes des Burundais. Se souvenir par exemple sa visite au pape Paul VI, à Rome, avec Agathe. Un des meilleurs moments du couple. C’était peu après sa prise du pouvoir de juillet 1973. Ils étaient encore jeunes et les aînés de leurs enfants, des bébés. L’avenir semblait radieux et la visite du Vatican, une merveille. Agathe était pâmée d’admiration devant le pape et son mari se demandait si elle n’allait pas défaillir.
6 avril 1994, 20 h 15. Comme souvent, Cyprien Ntayiramira demanda un conseil, ce qui tira Habyarimana de son songe fugace. Il se dit que les soucis de son homologue étaient minuscules à côté des siens. Certaines dispositions de l'accord d'Arusha l’inquiétaient particulièrement. Ainsi le « protocole additionnel relatif à l'État de droit » qui ouvrait la perspective de sa comparution devant une Haute cour de justice s'il perdait le pouvoir. « Personne, y compris les autorités, ne peut se placer au-dessus de la loi », édictait le premier protocole signé le 18 août 1992, repris dans des termes identiques par la suite. L'accord prévoyait notamment l'installation d'une Cour suprême totalement indépendante du pouvoir. Apte, le cas échéant, « à juger au pénal le président de la République ». C’était de très mauvais augure.
Comparution devant une Haute cour de justice ?
Le dernier article du protocole additionnel stipulait que « de façon urgente et prioritaire, le gouvernement de transition à base élargie écartera de l'administration territoriale les éléments incompétents ainsi que les autorités qui ont trempés dans les troubles sociaux ou pour les actions constituant un obstacle au processus démocratique et à la réconciliation nationale » (article 46).
Une annexe au protocole d'accord prévoyait en son article le 11 que, « en cas de violation de la loi fondamentale par le président de la République, la mise en accusation est décidée par l'assemblée nationale de transition, statuant à la majorité des deux tiers des membres présents et au scrutin secret. »
Depuis le 30 octobre 1992, date où cet accord avait été cosigné, Habyarimana était hanté par la perspective de se retrouver un jour traîné en justice pour les crimes de masse qu’il avait laissé commettre. Sans doute l'assemblée de transition ne pouvait-t-elle le faire mettre en accusation qu'à la majorité qualifiée des deux tiers. Mais dans cette assemblée de 70 membres, l’ex-parti unique MRND ne disposerait que de 11 sièges. Et même dans la perspective - hautement probable - d'acheter la voix de quelques indécis, Habyarimana ne nourrissait guère d'espoir d'empêcher un vote à la majorité qualifiée pour l’envoyer devant les juges.
L’ex-parti unique MRND à la portion congrue
Dans un communiqué commun lourd de menaces publié à Dar-es-Salaam le 7 mars 1993, les représentants du gouvernement rwandais et ceux du Front patriotique en avaient remis une couche concernant « des poursuites judiciaires, des renvois et les suspensions (...) de tous les fonctionnaires de l'État impliqué directement ou indirectement dans les massacres, ou qui ont failli alors de voir d'empêcher que les massacres ou autres actes de violence soient perpétrés dans les communes ».
Au moins Juvénal Habyarimana pouvait-il compter sur l’ambassadeur de France. En poste au Rwanda depuis mai 1993, Jean-Michel Marlaud n’avait pas tardé à épouser les vues du président Habyarimana sur les accords de paix d’Arusha. Lui aussi était persuadé qu'une des premières décisions de l'assemblée de transition serait la mise en accusation du chef de l'État. Il plaidait donc auprès de ses collègues la modification de la composition de l'assemblée, en y intégrant des représentants de la Coalition pour la défense de la république (CDR), qui représentait l'aile officieuse et extrémiste de la mouvance présidentielle. Ainsi la perspective d'une majorité qualifiée pour juger le président s'éloignerait-elle.
Marlaud était également un opposant résolu à la recomposition des Forces armées rwandaises où les militaires du Front patriotique seraient massivement incorporés pour atteindre 40 % des effectifs.