Citation
Ecoute, Jeanne,
j'entends l'avion
de ton père. »
Agathe Habyari-
mana ne peut pas
se tromper. La résidence pré-
sidentielle est à moins d'un ki-
lomètre du terrain d'aviation
de Kigali, dans l'axe de la piste
unique. L'épouse du président
Juvénal Habyarimana a appris
à reconnaître les avions à
l'oreille. Et aucun vol n'est
programmé, à part celui qui
ramène du sommet de Dar-es-
Salaam les présidents du
Rwanda et du Burundi.
Il est 20 h 30. mercredi
6 avril. A moins de
100 mètres de la maison,
Jean-Luc et ses cousins vien-
nent de sortir de la piscine.
Ils entendent, eux aussi, le
Mystère 50. Les lumières du
triréacteur apparaissent
bientôt, le sifflement s'inten-
sifie. Soudain. trois détona-
tions retentissent en quel-
ques secondes, Après la
première l'avion bascule et
ses réacteurs paraissent s'em-
baller. Après la deuxième, il
prend feu. Après la troi-
sième, il explose. Les débris
en flammes de la carlingue
tombent dans le jardin du
chef de l'Etat, les ailes au-
delà de la clôture. à quelques
dizaines de mètres
Jean-Luc Habyarimana,
âgé de 18 ans, est élève au ly-
cée français du Caire avec sa
sœur de 15 ans, Marie-Merci.
Tous deux sont en vacances à
Kigali. Jean-Luc a tout vu. Il
décrit la scène et les trajec-
toires lumineuses des fusées
depuis Massaka, la colline
que les avions survolent, à
l'atterrissage, juste avant la
résidence. Sa mère était dans
la villa, ainsi que sa sœur aî-
née, Jeanne, qui a 28 ans et
habite à Kigali avéc son mari,
Alphonse Ntirivamunda, et
leurs enfants.
Entendant les explosions,
Jeanne s'est précipitée
dehors, de l'autre côté de la
maison par rapport à la pis-
cine. Elle voit tomber les
morceaux du Mystère. « Ma-
man ! s'écrit-elle, ils ont
abattu l'avion de papa ! »
Mme Habyarimana ne veut
pas sortir. Elle se prend à es-
pérer un miracle : « Peut-
être se dit-elle, mon mari
est-il à bord de l'avion de
Mobutu [le chef de l'Etat du
Zaïre n'est pas allé à Dar es-
Salaam, mais il y était at-
tendu] qui fera escale ici. »
On entend des tirs d'armes
à feu. Le chef du détache-
ment de la garde se précipite
« Attention, madame, dit-il,
on tire sur la maison. Eloi-
gnez-vous des fenêtres et
éteignez les lumières. » « Ils
vont tous nous tuer », pense
Agathe Habyarimana. Elle
envoie sa mère et les enfants
dans la chapelle, puis elle les
y rejoint. Dans la bousculade,
Jeanne, sa fille dans les bras,
tombe et se casse une jambe.
Les tirs dureront, plus ou
moins sporadiquement,
toute la nuit. Mais les tireurs
sont sans doute éloignés. Au-
cun impact ne sera relevé. La
garde présidentielle, bientôt
renforcée d'éléments venus
du camp tout proche sous le
commandement d'un lieute-
nant-colonel et d’un major,
organise la riposte et rassure
la famille : « Nous avons la si-
tuation en main. »
Jean-Luc s'est précipité
dans la maison. Il a constaté
que sa mère « tient Le coup ».
Lui aussi. Avec les gardes, il
éloigne les voitures du bra-
sier qu'est devenu le centre
du jardin : il essaie d’éteindre
le feu avec de la terre et de
l'eau. Dans l'obscurité
commence la macabre re-
cherche des corps.
Le premier découvert est
celui du médecin personnel
du président, le docteur Em-
manuel Akingeneye. Il a tra-
versé le toit du garage pour
tomber sur une voiture. La
plupart des victimes sont mé-
connaissables. Au fur et à
mesure qu'on les trouve, on
les aligne sur deux rangs dans
le salon. Peu après 21 h, on
prévient Mme Habyarimana
qu'on amèné son mari. Elle
vient se recueillir près de la
dépouille, qui prend place au
centre de la chapelle ardente
improvisée. Mais une demi-
heure plus tard, les soldats
reconnaissent le président de
la République dans un massif
de fleurs et ils lui rendent les
honneurs avant de le trans-
porter. Le corps mutilé qu'on
avait d'abord pris pour le sien
était celui de son conseiller
politique, l'ambassadeur
Kenzaho. On pense alors
qu'il s'agit de Cyprien Nta-
ryamina. C'est seulement
après qu'on aura découvert
et identifié le président du
Burundi, vers 3 h du matin,
que l'on pourra mettre son
vrai nom sur la dépouille de
Kenzaho, dont on apprendra
par son épouse qu'il portait
une chemise rouge à rayures.
Les trois derniers corps, ceux
des pilotes français, ne seront
découverts qu'au lever du
jour, hors du jardin de la rési-
dence.
Des militaires français
avaient participé aux re-
cherches et découvert la
boîte noire.
Deux jours et deux nuits
d'horreur vont encore s'écou-
ler pour la famille Habyari-
mana, qui perd la notion du
temps. Les préparatifs de
linhumation se révèlent im-
possibles, et même le trans-
port des corps dans un hôpi-
tal, qui a d'abord été prévu.
Car on tire à tous les carre-
fours de Kigali. Les douze ca-
davres restent alignés dans le
salon. Et le bruit de la mi-
traille ne cesse guère. Le ven-
dredi, on parviendra quand
même à transférer les deux
chefs d'Etat dans la chambre
froide d'un camp militaire
proche.
Le samedi, enfin, un offi-
er français se présente,
envoyé, dit-il, par le prési-
dent Mitterrand. « Je suis
chargé, annonce-t-il à Mme
Habyarimana, de vous faire
partir pour la France. Un
avion militaire vous attend. Il
y a place pour dix personnes
autant que possible des
enfants, chacune avec un seul
bagage, et léger. » Il balaie
les timides objections : « Je
suis désolé, mais c'est tout ce
que nous pouvons faire. Il
faut que vous soyez prêts
dans trente minutes. »
Le frère du président, mé-
decin à Kigali, a établi la liste
des passagers. L'avion mili-
taire a emmené les dix réfu-
giés à Bangui, où ils ont été
accueillis par le président Pa-
tassé. Le dimanche, ils ont
pris un avion régulier d'Air
Afrique pour Paris. Deux re-
présentants du ministre de la
Coopération les attendaient
Accueil un peu sommaire
après toutes ces épreuves ?
« Mais non, coupe Agathe
Habyarimana. J'ai reçu des
messages de condoléances du
président de la République
et du Premier ministre.
M. Mitterrand m'a envoyé
des fleurs. Dites bien que
nous sommes très reconnais-
sants au gouvernement fran-
ais de tout ce qu'il a fait
pour nous. »
Les exilés ont retrouvé
deux des fils du couple prési-
dentiel, étudiants en archi-
tecture à Paris : l'aîné de la
famille, Jean-Pierre, qui a
29 ans, et Bernard, 22 ans.
Jean-Claude, 27 ans, Marie-
Rose, 25 ans, et Léon, 24 ans,
tous les trois étudiants au Ca-
nada, les ont rejoints, ainsi
que le frère de Mme Habyari-
mana, Séraphin Rwabu-
kumba, et des cousins.
La famille campe entre
l'hôtel et l'appartement de
quatre petites pièces que le
président Habyarimana ve-
nait d'acquérir en location-
vente, et qui n'était pas en-
core aménagé. C'est dans ce
logement qu’elle nous a re-
çus, au complet, pour faire le
récit de la tragédie.
Qui a commis le crime ?
Aucun membre de la fa-
mille n'a le moindre doute.
«Nous n'avons pas encore de
preuves, mais on les trouvera,
résume Agathe Habyari-
mana : c'est l'œuvre du Front
patriotique rwandais (FPR),
en connivence avec des
Belges. » Le FPR est le puis-
sant groupe rebelle tutsi qui
avait accepté un armistice et
sa réintégration dans la léga-
lité au mois d'août 1993.
On a pourtant émis l'hypo-
thèse d'un attentat organisé
par des Hutus de l'entourage
d'Habyarimana, qui auraient
voulu donner un coup d'arrêt
au processus de réconciliation.
« Cela ne tient pas debout !
objecte la famille. Les auteurs
de cette thèse citent-comme
têtes du prétendu réseau de
comploteurs le chef d'état-ma-
jor, Déo Nsabimana. et le co-
lonel Elie Sagatwa, secrétaire
particulier du président. Or
tous les deux étaient dans
l'avion... Les mêmes sources
incriminent la garde présiden-
tielle. C'est incroyable. Ces
hommes étaient totalement
dévoués au président. Nous en
avons vu pleurer
dans les minutes
qui ont suivi l'ex-
plosion de
l'avion. Ils nous
ont défendus et
ils ont multiplié
les preuves de
leur attache-
ment. D'autre
part les partis
hutus naguère
proches du FPR
s'étaient ralliés
au président depuis l'assassi-
nat du chef de l'Etat du Bu-
rundi, Melchior Ndadaye, par
des Tutsis probablement in-
cités à la révolte par Paul Ka-
gamé, le chef du FPR. En ef-
fet, Kagamé était allé
plusieurs fois à Bujumbura
après l'élection de Ndadaye.
Il y avait pourtant eu des
troubles sanglants, à la fin
de février, opposant des Hutus
du Sud, partisans de la récon-
ciliation nationale, et des Hu-
tus du Nord, extrémistes anti-
tutsis...« C'est ce que veut
faire croire le FPR, qui est en
réalité, à l'origine des assassi-
nats. À en croire ceux qui re-
laient sa propagande, Félicien
Gatabazi le ministre des Tra-
vaux publics, a été tué parce
qu'il était proche du FPR.
Mais, quelques jours aupara-
vant, il était allé proclamer sa
fidélité au chef de Etat, et le
FPR s'en était montré furieux.
Quant à Martin Bucyana, il a
été tué par des hommes du
Parti social-démocrate de Ga-
tabazi, soi-disant pour venger
leur chef, mais les meurtriers
appartenaient à la tendance
pro-FPR avec laquelle Gata-
bazi venait de rompre. »
Cela suffit-il pour accuser le
FPR d'avoir assassiné Juvénal
Habyarimana et les onze per-
sonnes qui voyageaient avec
lui ? La famille du président
répond que le FPR avait mul-
tiplié les menaces d'embus-
cades contre lui. On avait ren-
forcé les escortes, rendant
difficile la réussite d'un atten-
tat sur une voie terrestre. Il
restait la voie aérienne.
D'autre part, dans l'heure
qui a suivi la
chute de l'avion,
des éléments du
FPR ont attaqué
le camp de la
garde présiden-
tielle. Ce sont les
mêmes, sans
doute, qui ont
tiré sur la rési-
dence présiden-
tielle. Dans le
même temps,
des groupes re-
belles des frontières commen-
çaient leur marche conver-
gente vers Kigali.
Mme Habyarimana ajoute
ceci : « Le dimanche de
Pâques. trois jours avant le
drame, nous avions convié un
haut fonctionnaire des Na-
tions Unies à partager notre
repas familial. Cette person-
nalité a dit à mon mari, et l'a
répété trois fois devant notre
petit cercle intime : “Paul Ka-
gamé m'a chargé de vous aver-
tir personnellement qu'il vous
tuera et qu'il emploiera tous
les moyens pour cela.” » Qui
est cette personnalité ?
Agathe Habyarimana refuse
de le préciser pour l'instant.
Et les Belges ? « N'écrivez
pas "les Belges”, rectifie la
veuve du chef de l'Etat. Mon
mari a toujours eu d'excellents
rapports avec le roi, avec le
Premier ministre Wilfried
Martens, avec beaucoup
d'autres hommes d'Etat, y
compris l'actuel ministre de la
Défense. Nous accusons des
Belges, pas la nation belge ni le
gouvernement belge. »
Alors, quels Belges, et
pourquoi ? La famille
Habyarimena rappelle que le
colonisateur s'est appuyé sur
la monarchie tutsie au détri-
ment de la majorité hutue.
« Beaucoup d'anciens colo-
niaux n'ont jamais admis le
changement de 1950 ». ajoute-
t-elle. Certains avaient épousé
des Tutsies. Les réfugiés tutsis
nombreux èn Belgique, sont
tous actifs et influents auprès
des médias. Bref, il y a, à
Bruxelles, un « parti tutsi », et
une large partie de l'opinion,
qui ne connait rien des Hutus,
incline encore à penser que les
Tutsis sont « nés pour gouver-
ner».
A cela s'ajoute que les
Belges, qui ont en même
temps que les Français envoyé
des troupes lors des émeutes
de novembre 1990, les ont ra-
patriées immédiatement après
l'évacuation de leurs ressortis-
sants, alors que les Français
restaient. Le gouvernement
rwandais en a su gré aux Fran-
çais. Par contre-coup, la Bel-
gique a eu le sentiment de
perdre une nouvelle fois son
ancienne colonie.
Voilà le contexte. Des
hommes politiques belges se-
raient-ils allés jusqu'à entrer
dans un complot d'assassinat
du chef de l'Etat pour favori-
ser une espèce de restaura-
tion ? Les Habyarimana ne ci-
tent pas de noms. Mais ils ne
manquent pas d'arguments
pour affirmer que « des
Belges » ont été
mêlés de très
près à la concep-
tion et à l'exécu-
tion de l'atten-
tat. Pour
comprendre, il
faut savoir
qu'aux côtés de
casques bleus
venus principa-
lement du Ban-
gladesh et du
Ghana, les seuls
Blancs de la MINUAR (Mis-
sion des Nations Unies d'assis-
tance au Rwanda) sont des
Belges, un peu moins de cinq
cents sur un peu plus de deux
mille. Voici ces arguments.
Dès l'arrivée de la MI-
NUAR, à la fin de 1993, les
casques bleus belges ont mani-
festé leur hostilité aux Hutus
dans les rues et dans les cafés.
L'un d'eux a arraché la mé-
daille à l'effigie d'Habyari-
mana qu'arborait un passant.
L'incident ayant fait du bruit,
son auteur a été rapatrié dis-
crètement. Mais les provoca-
tions se sont multipliées, à tel
point que les Belges ont été
consignés.
Dans les jours qui ont pré-
cédé le drame, se rappellent
Agathe, Jeanne et Jean-Luc,
des hélicoptères blancs, donc
des Nations Unies, tournaient
fréquemment autour de la ré-
sidence et de la présidence.
De nombreuses patrouilles de
parachutistes belges exami-
naient minutieusement les
abords de l'aéroport et la col-
line Massaka.
Quelques minutes après
l'explosion du
Mystère 50, témoigne Jean-
Luc, un avion de transport
blanc, C 130 ou Transall, est
passé au-dessus de la maison.
Il n'était pas annoncé. On l'a
empêché d'atterrir. Il a
tourné un moment, puis
disparu.
Immédiatement après
avoir entendu l'explosion,
des paysans de Massaka ont
vu des militaires blancs quit-
ter la colline à bord d'une
jeep, en tiraillant comme
pour se couvrir,
en direction de
Kigali. Ce té-
moignage peut
être rapproché
de l'information
donnée officiel-
lement à la téié-
vision par le mi-
nistre belge des
Affaires étran-
gères qui en
propose une
autre interpré-
tation, selon laquelle un dé-
tachement belge voulant ren-
trer au camp de la MINUAR
peu après la destruction du
Mystère 50 en a été empêché
par les Bengalais de garde,
qui ont trouvé son comporte-
ment suspect.
S'agissant des massacres
interethniques, la famille Ha-
byarimana n'a pas de témoi-
gnage direct à apporter, mais
elle tient à faire quelques
mises au point, surtout sur le
rôle de la garde présiden-
tielle. Les médias l'ont vue
partout, à l'origine du car-
nage de Tutsis. Or c'est une
petite troupe, un bataillon de
cinq cents hommes, qui fu-
rent absorbés par leurs mis-
sions de défense de la rési-
dence présidentielle, de
l'aéroport, etc, et de résis-
tance aux trois attaques suc-
cessives dont ils furent l'objet
de la part du FPR, deux dans
la nuit et une le matin du
7 avril. Les Tutsis ont pris l'of-
fensive. Qu'ils aient es-
suyé les plus lourdes
pertes est possible et lo-
gique : le nombre est
contre eux et ils ont fait
face à des militaires et,
surtout, à des civils ren-
dus furieux par l'assassi-
nat du président.
« Les Tutsis regrette-
ront mon père, ajoute
Jeanne. Il est toujours
intervenu pour calmer
les extrémistes hutus. Il
n'est plus là. Voyez ce
qui se passe dans notre
pays. »
Mme Habyarimana et
ses enfants insistent encore
sur la responsabilité de l'Ou-
ganda dans les malheurs du
Rwanda. De nombreux offi-
ciers du FPR sont des citoyens
ougandais d’origine rwan-
daise, observent-ils, et ils ont
fait des études et des stages
aux Etats-Unis en uniforme
ougandais. Kagamé lui-méme
a non seulement été de ces
stagiaires, mais il est l'ancien
chef de la sécurité de Yoweri
Museveni. Le président de la
République d'Ouganda a été
porté au pouvoir par des
Tutsis. Il paie ses dettes sur le
dos du Rwanda
Tels sont les témoignages
et les commentaires que nous
avons recueillis le 21 avril
1994, deux semaines après la
mort tragique de Juvénal Ha-
byarimana, tombé du ciel
dans son jardin.