Citation
Le : 04/02/2014
Conseil d’État
N° 311793
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
10ème et 9ème sous-sections réunies
M. Martin, président
M. Jean-Philippe Mochon, rapporteur
Mme Burguburu Julie, rapporteur public
SCP WAQUET, FARGE, HAZAN ; FOUSSARD, avocat(s)
lecture du vendredi 16 octobre 2009
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 24 décembre 2007 et 25
mars 2008 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour Mme Agathe A, veuve B,
demeurant ... ; Mme B demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler la décision du 15 février 2007 par laquelle la Commission des recours des réfugiés a
rejeté sa demande tendant à l’annulation de la décision implicite du directeur de l’Office français de
protection des réfugiés et apatrides (O.F.P.R.A.) rejetant sa demande d’admission au statut de
réfugié ;
2°) réglant l’affaire au fond, d’annuler cette décision et de lui octroyer le statut de réfugié ;
3°) de mettre à la charge de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides le versement de
la somme de 6 000 euros au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention de Genève du 28 juillet 1951 et le protocole signé à New York le 31 janvier 1967 ;
Vu le statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda annexé à la résolution 955 (1994) du 8
novembre 1994 du Conseil de sécurité des Nations unies et le règlement de procédure adopté par ce
tribunal le 29 juin 1995 ;
Vu le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;
Vu le décret n° 2004-814 du 14 août 2004 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Jean-Philippe Mochon, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de Mme Agathe B et de Me Foussard,
avocat de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides,
- les conclusions de Mme Julie Burguburu, rapporteur public ;
- La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de Mme Agathe B et
à Me Foussard, avocat de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides ;
Sur la régularité de la décision attaquée :
Considérant, en premier lieu, qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la
demande présentée par Mme B le 8 juillet 2004 auprès du directeur général de l’Office français de
protection des réfugiés et apatrides et tendant au bénéfice d’une part du statut de réfugié et d’autre
part de la protection subsidiaire, a fait l’objet au terme du délai de deux mois prévu par les
dispositions alors applicables de l’article 2 du décret du 14 août 2004, d’une décision implicite de
rejet ; que le délai d’un mois fixé au directeur général de l’office par les dispositions de l’article R.
733-10 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile pour produire des
observations à compter de la communication qui lui est faite d’un recours est sans incidence sur la
possibilité qu’a l’office de procéder à tout moment à la motivation d’une décision implicite ni ne
fait obstacle à la production d’observations après ce délai ; que, dès lors, la circonstance que le
directeur général de l’office ait, au-delà de ce délai, adopté et communiqué à la requérante, qui l’a
elle-même versée au dossier, une décision expresse motivée statuant sur sa demande est sans
influence sur la légalité de la décision de la Commission des recours ; que la circonstance que le
directeur général de l’office ait eu connaissance de la requête de Mme B à la date où il adoptait sa
décision expresse, circonstance inhérente à la possibilité alors existante de rejet implicite des
demandes qui lui étaient adressées, n’entache pas la régularité de la décision de la Commission des
recours ; que, d’ailleurs, le délai qui a été laissé à Mme B entre la communication qui lui a été faite
de la décision expresse du directeur général de l’office du 4 janvier 2007 et la clôture de
l’instruction avant l’audience de la Commission de recours des réfugiés du 25 janvier 2007 lui a
permis de répondre utilement aux motifs énoncés dans cette décision, ce qu’elle a fait par un
mémoire complémentaire produit le 19 janvier 2007 ; qu’ainsi la commission n’a pas méconnu les
droits de la défense ni statué au terme d’une procédure irrégulière ;
Considérant, en second lieu, que la Commission des recours des réfugiés a énoncé de manière
détaillée et abondante les motifs pour lesquels elle retenait que le génocide commis au Rwanda
avait été préparé et planifié par les responsables au pouvoir avant le 6 avril 1994 et que Mme B
avait joué un rôle central dans cette préparation ainsi que dans les événements qui se sont déroulés
dans les premiers jours du génocide entre le 6 et le 9 avril 1994 et était ensuite restée en contact
avec le gouvernement intérimaire puis le gouvernement rwandais en exil ; qu’elle a ainsi, tant sur le
degré de planification préalable du génocide que sur le rôle de Mme B, suffisamment motivé sa
décision et mis le juge de cassation en mesure d’exercer son contrôle ;
Sur le bien-fondé de la décision attaquée :
Considérant qu’aux termes de l’article 1er F de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative
au statut des réfugiés : Les dispositions de cette convention ne seront pas applicables aux personnes
dont on aura des raisons sérieuses de penser : / a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un
crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés
pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes (...) ; qu’aux termes de l’article L. 712-2 du code
de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : La protection subsidiaire n’est pas
accordée à une personne s’il existe des raisons sérieuses de penser : / a) Qu’elle a commis un crime
contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité (...) ;
En ce qui concerne les moyens tirés d’erreurs de fait et de dénaturations :
Considérant que la requérante soutient qu’en estimant que le génocide avait été planifié par les plus
hauts responsables du parti au pouvoir avant 1994 et que sa préparation avait commencé dès 1990 à
tout le moins, la Commission des recours des réfugiés a fait reposer sa décision sur des faits
matériellement inexacts ; que l’appréciation que porte la commission sur un contexte historique et
sur le comportement des acteurs relève de son appréciation souveraine portée à partir des faits
pertinents ressortant du dossier qui lui est soumis et qui ne peut être discutée en cassation, hormis
dans le cas où elle repose sur une dénaturation ; qu’en estimant que les agissements du
gouvernement rwandais avant 1994, notamment son implication dans des massacres à partir de
1990, le climat d’impunité généralisée dans lequel il a laissé agir les groupes les plus extrémistes et
la propagande qu’il a menée à l’encontre de la communauté tutsi, alors même que, comme le
soutient la requérante, les partis ou mouvements liés aux Tutsis ont pu également commettre des
exactions contre les Hutus et que des négociations conduisant à des accords de paix ont pu
également être conduites, constituaient des indices suffisants pour estimer que le génocide avait été
préparé dès avant 1994 par les plus hauts responsables du régime au pouvoir, la Commission des
recours des réfugiés n’a entaché son appréciation d’aucune dénaturation ; que la requérante critique
également pour inexactitude matérielle la référence faite par la Commission des recours à l’appel à
la haine contre les Tutsis et les opposants politiques contenu dans le discours prononcé par M. Léon
C le 22 novembre 1992 ; que cependant il ne ressort pas des pièces du dossier soumis aux juges du
fond, et notamment pas des opinions émises par les membres d’une juridiction étrangère dans un
jugement d’ailleurs annulé par une autre juridiction, que les termes de ce discours aient été
matériellement déformés ni que la Commission des recours en ait dénaturé la portée ;
Considérant que la requérante soutient qu’en retenant qu’elle a joué un rôle central par sa position
au coeur du régime génocidaire responsable de la préparation et de l’exécution du génocide qui a
débuté le 6 avril 1994, alors qu’elle n’a pu jouer un tel rôle compte tenu de son départ du Rwanda
dès le 9 avril 1994, la commission a fondé sa décision sur des faits matériellement inexacts ; que
cependant il ressort des termes mêmes de la décision que la Commission des recours a pris en
compte la date exacte à laquelle la requérante a quitté le Rwanda et fondé son appréciation
souveraine du rôle central de la requérante dans la préparation et la conduite du génocide sur un
ensemble de faits, aussi bien antérieurs que postérieurs au déclenchement du génocide, qu’elle n’a
pas dénaturés ;
Considérant que la requérante soutient également que la commission aurait dénaturé les pièces du
dossier en se référant, pour juger qu’elle avait joué un rôle central au sein du premier cercle du
pouvoir rwandais avant 1994, dit D , à des paragraphes de plusieurs jugements du tribunal pénal
international pour le Rwanda qui ne porteraient pas sur ce point ; que, si les paragraphes mentionnés
sont sans rapport, comme le soutient la requérante, avec l’existence d’un organe occulte de pouvoir
qu’elle aurait influencé, il ressort cependant de la structure même de la décision qu’après avoir cité
un ensemble de pièces nombreuses, la commission a estimé que chacune d’elles établissait ou
contribuait à établir l’une ou plusieurs des nombreuses appréciations portées dans le considérant les
mentionnant ; que, de ce fait, les paragraphes de jugements mentionnés, qui portent sur la
préméditation et la réalité du génocide, ne peuvent être regardés comme ayant été à la base de
l’appréciation portée sur l’implication de la requérante dans le pouvoir occulte, résultant d’autres
pièces mentionnées par la commission ; qu’aucune dénaturation n’entache ainsi l’appréciation
portée ; que si la commission a, par une erreur purement matérielle, relevé que l’acte d’accusation
émis par le procureur du tribunal pénal international pour le Rwanda à l’encontre de M. Protais E
associait la requérante à la mise en forme graduelle du plan génocidaire, c’est sans dénaturer les
pièces du dossier et sans que cette erreur ait d’incidence sur l’appréciation souveraine à laquelle elle
s’est livrée qu’elle a pu estimer que la requérante avait joué un rôle central au sein du premier cercle
du pouvoir rwandais et pris part à ce titre à la préparation et à la planification du génocide ;
En ce qui concerne les erreurs de droit alléguées :
Considérant que, tout en faisant application des dispositions précitées pour exclure la requérante du
bénéfice du statut de réfugié et de la protection subsidiaire, la commission a reconnu que ses
craintes personnelles et actuelles en cas de retour au Rwanda pouvaient être tenues pour fondées ;
que le moyen tiré de ce qu’elle n’aurait pas tenu compte de la gravité des persécutions que la
requérante encourait doit dès lors être écarté ; que le moyen tiré de ce que Mme B n’aurait pas
exercé de fonctions officielles et ne ferait pas l’objet de poursuites est, même à le supposer fondé,
inopérant, l’appréciation de la commission sur l’existence de raisons sérieuses de penser que la
requérante s’est rendue coupable des agissements qui lui sont reprochés n’étant pas subordonnés à
de telles circonstances ;
Considérant que la commission n’a pas davantage commis d’erreur de droit, ni omis de tirer les
conséquences légales de ses constatations, en se fondant sur l’existence de raisons sérieuses de
penser que Mme B aurait commis un crime au sens du a) de l’article 1er F de la convention de
Genève, alors même qu’elle avait quitté le Rwanda le 9 avril 1994, dès lors qu’elle s’est légalement
fondée, pour porter cette appréciation, sur le rôle central de l’intéressée au sein d’un régime au
pouvoir avant le 6 avril 1994 qui avait préparé et planifié le génocide ainsi que sur ses agissements
personnels dans la période décisive du déclenchement du génocide entre le 6 et le 9 avril 1994 et sur
les liens qu’elle a ensuite continué à entretenir avec les auteurs du génocide ; qu’elle a pu sans
erreur de droit se fonder notamment sur des éléments contenus dans des déclarations déposées, dans
le cadre d’instances devant le tribunal pénal international pour le Rwanda, par des témoins non
identifiés car bénéficiant de mesures de protection au titre de l’article 21 des statuts et de l’article 69
du règlement de procédure de ce tribunal ;
Considérant, enfin, que la décision qui se prononce sur le droit au bénéfice du statut de réfugié et à
la protection subsidiaire n’a par elle-même ni pour objet ni pour effet de conférer ou de retirer au
demandeur le droit de séjourner en France ni de fixer le pays de destination où il devrait le cas
échéant être reconduit ; que sont dès lors inopérants les moyens tirés par Mme B de son droit à la
vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que de la protection contre les peines ou traitements
inhumains et dégradants en vertu de l’article 3 de cette même convention ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que Mme B n’est pas fondée à demander
l’annulation de la décision attaquée, en date du 15 février 2007, par laquelle la Commission de
recours des réfugiés a rejeté sa demande ;
Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice
administrative :
Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que soit mise à la charge de l’Office français de
protection des réfugiés et apatrides qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la
somme que demande Mme B au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de Mme B la somme
que demande l’O.F.P.R.A. au même titre ;
DECIDE:
-------------Article 1er : Le pourvoi de Mme B est rejeté.
Article 2 : Les conclusions présentées par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides au
titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à Mme Agathe B, à l’Office français de protection des
réfugiés et apatrides et au ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du
développement solidaire.
Abstrats : 26-055-01 DROITS CIVILS ET INDIVIDUELS. CONVENTION EUROPÉENNE DES
DROITS DE L’HOMME. DROITS GARANTIS PAR LA CONVENTION. - DROIT À NE PAS
SUBIR DE PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS ET DÉGRADANTS (ART. 3) MÉCONNAISSANCE PAR UNE DÉCISION SE PRONONÇANT SUR LE DROIT AU
BÉNÉFICE DU STATUT DE RÉFUGIÉ ET À LA PROTECTION SUBSIDIAIRE - MOYEN
INOPÉRANT [RJ1].
335-05-01 ÉTRANGERS. RÉFUGIÉS ET APATRIDES. QUALITÉ DE RÉFUGIÉ OU
D’APATRIDE. - DÉCISION SE PRONONÇANT SUR LE DROIT AU BÉNÉFICE DU STATUT
DE RÉFUGIÉ ET À LA PROTECTION SUBSIDIAIRE - ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
EDH - MÉCONNAISSANCE - MOYEN INOPÉRANT [RJ1].
54-07-01-04-03 PROCÉDURE. POUVOIRS ET DEVOIRS DU JUGE. QUESTIONS
GÉNÉRALES. MOYENS. MOYENS INOPÉRANTS. - MÉCONNAISSANCE DE L’ARTICLE 3
DE LA CONVENTION EDH INVOQUÉE À L’APPUI D’UNE DEMANDE D’ANNULATION
D’UNE DÉCISION SE PRONONÇANT SUR LE DROIT AU BÉNÉFICE DU STATUT DE
RÉFUGIÉ ET À LA PROTECTION SUBSIDIAIRE [RJ1].
Résumé : 26-055-01 Le moyen tiré de ce qu’une décision se prononçant sur le droit au bénéfice du
statut de réfugié et à la protection subsidiaire méconnaîtrait l’article 3 de la convention européenne
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui interdit les peines ou
traitements inhumains et dégradants, est inopérant dès lors que cette décision n’a ni pour objet ni
pour effet de conférer ou de retirer au demandeur le droit de séjourner en France ni de fixer le pays
de destination où l’intéressé devrait être reconduit.
335-05-01 Le moyen tiré de ce qu’une décision se prononçant sur le droit au bénéfice du statut de
réfugié et à la protection subsidiaire méconnaîtrait l’article 3 de la convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui interdit les peines ou
traitements inhumains et dégradants, est inopérant dès lors que cette décision n’a ni pour objet ni
pour effet de conférer ou de retirer au demandeur le droit de séjourner en France ni de fixer le pays
de destination où l’intéressé devrait être reconduit.
54-07-01-04-03 Le moyen tiré de ce qu’une décision se prononçant sur le droit au bénéfice du statut
de réfugié et à la protection subsidiaire méconnaîtrait l’article 3 de la convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui interdit les peines ou
traitements inhumains et dégradants, est inopérant dès lors que cette décision n’a ni pour objet ni
pour effet de conférer ou de retirer au demandeur le droit de séjourner en France ni de fixer le pays
de destination où l’intéressé devrait être reconduit.
[RJ1] Rappr., s’agissant de l’article 8 de la Convention EDH, 30 décembre 1996, Préfet du Loiret c/
Thammi, n° 162100, T. p. 524.