Il s’appelle Jouan, Thierry Jouan. Et à l’instar de l’autre, Bond, James, célèbre 007, il a été agent secret. «
Agent de renseignements, plutôt », grimace l’intéressé devant un steak tartare, un midi à Paris. Regard bleu ciel et tronche à la Belmondo, rien ne l’agace plus que le mythe exotique de l’agent secret, homme à femmes, vêtu d’un smoking blanc et amateur de vodka Martini. «
C’est n’importe quoi, nous ne sommes pas des héros. Et, en dehors des missions, on a une vie très normale », explique cet homme de 54 ans, marié et père de deux enfants désormais adultes.
Enfin… En guise de « vie normale », le peu qu’il dévoile dans son livre paru au printemps ne correspond pas exactement au destin d’un employé de la Poste. Il a fallu d’abord qu’il soit «
élu », remarqué, sollicité par ses supérieurs. C’était en 1987 à Pau, lors d’un stage. Un officier en charge du recrutement des futurs «
agents » s’intéresse au jeune lieutenant Jouan appartenant depuis quatre ans au régiment de chasseurs parachutistes. Il est jugé brillant. Aurait-il envie d’entrer au service Action de la DGSE, l’officine des 007 français ? Fils de militaire, issu d’un «
milieu qui ne roulait pas sur l’or », l’élu du jour alors tout jeune marié tombe des nues. Il ignore tout de ce monde qu’il finit par accepter de rejoindre. Au début, d’ailleurs, il commet quelques gaffes. Lors d’un exercice pendant son stage de formation, le futur agent et ses condisciples sont lâchés dans la campagne du Loiret avec mission de rentrer à la base en moins de vingt-quatre heures, sans argent et sans moyen de transport. Au passage, on notera que les apprentis espions jouent donc à Koh Lanta en toute discrétion dans les campagnes françaises. Trop malin, le jeune Thierry pense se sortir de l’épreuve en appelant… son épouse et mère au foyer comme il se doit, pour qu’elle vienne les chercher. Une initiative qui lui vaudra un sacré savon. «
On nous apprend à avoir une deuxième vie », commente l’homme de l’ombre.
A chaque bribe de confession, on se heurte à l’impératif du secret. «
Là dessus, je ne peux pas vous répondre », interrompt-il lorsque les questions deviennent sensibles. Un «
no comment » qui ne l’empêche pas de se montrer très soucieux de la com de son livre. «
Je l’ai promis à mon éditeur », se justifie-t-il. Il voudrait qu’on s’intéresse au récit de sa vie, «
pas pour le fantasme à la James Bond, mais pour le côté humain ». OK, Thierry, mais le lecteur, lui, c’est le côté sulfureux qui le fascine ! Alors, quid de ses missions top secret à l’étranger ? Il raconte des événements poignants, mais en restant toujours dans le flou du but réel de l’opération. Dans une station balnéaire de la mer Noire, il a dû laisser un jeune garçon de 12 ans se noyer. Le sauver l’aurait contraint à sortir de son rôle de touriste anonyme.
Il fréquente beaucoup l’Afrique, où il est né même s’il ne garde aucun souvenir de son Mali natal, quitté très tôt. Lors d’une mission qui tourne mal, il se retrouve confronté à un gamin mortellement blessé. Le médecin avec lequel il crapahute dans la brousse lui confie une capsule. «
Le code de déontologie m’empêche d’aller plus loin, mais toi, si tu le souhaites, tu peux abréger ses souffrances », lui dit-il. L’enfant le regarde en silence et lui tient la main avant qu’il ne se décide à lui glisser le comprimé léthal dans la bouche. C’était au Cabinda, une enclave angolaise régulièrement secouée par des rébellions indépendantistes. Le nom du pays n’apparaît pas dans le livre qui, au fond, sert d’exorcisme.
Thierry Jouan acquiesce, mais tique un peu quand on suggère une certaine schizophrénie. Comment vivre en gardant pour soi ces moments tragiques ? «
Il y a l’agent secret et il y a l’être humain », dit-il (un peu trop) simplement. Il a beau croire en Dieu, aller à la messe, il a pourtant failli se détruire, lors de «
la pire mission de [sa]
vie ». De même qu’il ne mentionne jamais le Cabinda, il a changé le nom de ce pays d’Afrique où il atterrit au pire moment en 1994. La «
Zuwanie », même s’il se refuse à le confirmer, désigne le Rwanda.
Il y arrive juste au début du génocide. Le Président a été assassiné, et «
l’attentat sert de prétexte au déclenchement des tueries », écrit-il. Il comprend vite que «
la simultanéité, la violence et l’ampleur des massacres attestent de leur planification de longue date ». Lui est d’abord chargé de «
vérifier le travail de ses collègues », membres de la mission qui l’a précédé. Visiblement, la Zuwanie grouillait d’agents au moment du déclenchement des massacres. Pour y entrer, il se présente d’abord dans un pays voisin où il intègre une ONG humanitaire en se faisant passer pour logisticien. Sans trop de difficultés tant les jeunes recrues de l’ONG se montrent peu curieuses, passant leurs soirées à fumer des cigarettes magiques. Il y aura beaucoup de pétards et d’alcool pendant ce séjour au cœur de l’enfer. Une fois dans le pays, il retrouve une petite équipe d’humanitaires, plus attachants mais déstabilisés car confrontés aux massacres, aux morceaux de corps qu’on ramasse le matin, aux blessés dont il faut couper les membres à la scie. Dans ces conditions, les plaisirs artificiels, le soir venu, ne sont qu’un moyen de survivre.
Thierry Jouan avoue avoir eu souvent peur face aux miliciens qui tiennent les barrages. Très vite, les ordres venus de Paris lui demandent de faire du «
renseignement d’ambiance ». Il est servi. Jusqu’à tester ses propres limites. L’agent Jouan ne se souvient plus du moment où il a quitté le pays. Trou de mémoire ou dissimulation pour cause de «
secret défense » ? Avec lui, aucune certitude. Mais, en évoquant cette amnésie, il semble soudain touché, troublé.
Au retour, il est irritable, boit beaucoup. Le monde chavire. Après treize ans, il quitte les services. Pour une nouvelle vie, aux antipodes de la précédente : le voici aide de camp du prince Albert à Monaco. Les paillettes, après les machettes. Curieusement, c’est dans cette nouvelle vie jet-set qu’il finit par craquer : «
Les voyages, l’agenda du prince, je me suis laissé griser. Je buvais énormément et je voyais moins ma famille que lorsque j’étais au service Action. Ma fille m’en a voulu », explique-t-il. Quand il est soudain remercié par les services du prince, il se prend «
une gifle » qu’il juge aujourd’hui salutaire.
Désormais, il ne boit plus une goutte d’alcool. Il vit toujours à Monaco, s’est réconcilié avec sa fille. Son nouveau boulot, chargé de mission auprès de l’association des consuls honoraires de Monaco, est moins romanesque que sa vie d’aventure. Son fils a obtenu le premier rôle dans une comédie tournée à Monaco et dans lequel apparaît… Roger Moore, célèbre pour avoir incarné 007. On n’échappe jamais à l’ironie du destin.
Thierry Jouan en 6 dates
1959 Naissance à Gao (Mali).
1987 Recruté au service Action, mission en mer Noire.
1994 Mission en «Zuwanie».
1999 Devient aide de camp du prince Albert de Monaco.
2005 Quitte le service du prince Albert.
2013 Publie Une vie dans l’ombre (éditions du Rocher).
Photo Fred Kihn
Maria MALAGARDIS