Fiche du document numéro 467

Num
467
Date
Mardi 15 décembre 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1179688
Titre
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 - Rapport
Mot-clé
Source
MIP
Fonds d'archives
MIP
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
Mission d'information sur le Rwanda

[INLINE]




RAPPORT D'INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l'article 145 du Règlement
PAR LA MISSION D'INFORMATION(1) DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE
NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES ET DE LA COMMISSION DES AFFAIRES
ÉTRANGÈRES, sur les opérations militaires menées par la France,
d'autres pays et l'ONU au Rwanda entre 1990 et 1994.

TOME I


SOMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE.- HISTOIRE DU RWANDA

I.- LE CLASSICISME DE LA POLITIQUE FRANÇAISE AU RWANDA

A. UN PAYS FRANCOPHONE SOUS TUTELLE BELGE OU L'INFLUENCE FRANÇAISE
S'AFFIRME TARDIVEMENT

1. La succession belge

2. L'influence tardive de la France

B. L'INTRODUCTION DU RWANDA DANS LES PAYS DU CHAMP

1. La mise en oeuvre d'une politique ambitieuse d'aide au
développement

a) Les caractéristiques de la coopération française

b) Le plan d'ajustement structurel (1990-1991)

2. La signature d'un accord d'assistance militaire technique

a) L'accord du 18 juillet 1975

b) Les modifications apportées à l'accord initial

C. LES RAISONS DE LA PRESENCE DE LA FRANCE AU RWANDA

1. Le Rwanda aux frontières de l'Afrique francophone

2. La stabilité du Rwanda conditionne la stabilité de la région

D. L'INFLEXION DU DISCOURS DE LA BAULE

1. L'importance du discours de La Baule

2. Le piège du discours de La Baule

Il.- LA TRAGIQUE " EXCEPTION RWANDAISE" EN AFRIQUE

A. LA FÉODALISATION ET LA CENTRALISATION D'UNE SOCIÉTÉ ESSENTIELLEMENT
AGRAIRE

B. LE PASSÉ COLONIAL ALLEMAND ET BELGE

C. LA MISE EN PLACE DU " PIÈGE ETHNIQUE "

D. LE POIDS MAJEUR DE L'ÉGLISE

1. Les facteurs d'explication de la puissance de l'Eglise au Rwanda

2. Une Eglise d'Etat

3. Une Eglise " en dehors du monde "?

E. UNE FORTE PRESSION DÉMOGRAPHIQUE ET FONCIÈRE

1. " Un monde plein au coeur de lAfrique "

2. Une économie dépendante

III - LA COMPLEXITÉ DES RELATIONS INTERRÉGIONALES

A. UNE CRUELLE TRADITION DE MASSACRES

1. Le refus d'une fatalité

2. La récurrence des massacres

3. La violence comme mode de production du politique

B. REFUGIES ET DEPLACES

1. Panorama de la population réfugiée

a) La mobilité dans la région des Grands Lacs

b) La guerre des nombres

c) Une communauté diversifiée

2. Une intégration devenue impossible

a) La dégradation des conditions de vie des réfugiés

b) Le retour du militantisme

3. Les réponses apportées au problème des réfugiés

a) Les refus du pouvoir rwandais

b) L'implication tardive et insuffisante de la communauté
internationale



La mission a entendu de nombreux experts et universitaires,
spécialistes de la région des Grands Lacs, dont les travaux et les
analyses ont enrichi ses réflexions.

Elle tient à remercier pour leur aide tous ceux dont la contribution a
permis de faire progresser la connaissance des faits et la recherche
de la vérité. Elle adresse une mention particulière à Mme Claudine
Vidal, MM. Jean-Pierre Chrétien, André Guichaoua, José Kagabo, Gérard
Prunier et Filip Reyntjens pour la disponibilité dont ils ont su faire
preuve au cours de ces longs mois.

La mission n'oublie pas que plusieurs journalistes lui ont permis de
disposer d'informations précises qui ont été fort utiles à ses
investigations.

Mesdames, Messieurs,

La Mission d'information sur les opérations militaires menées au
Rwanda par la France, d'autres pays et l'ONU, entre 1990 et 1994, a
été créée le 3 mars 1998 par la Commission de la Défense nationale et
des Forces armées. La Commission des Affaires étrangères s'y est
associée le 11 mars 1998. La Mission d'information a donc été
constituée sur la base de la parité entre les deux commissions.
Chacune d'elles a désigné vingt de ses membres pour participer aux
travaux de la Mission, dix comme titulaires et dix autres comme
suppléants.

Le génocide perpétré au Rwanda d'avril à juin 1994 fait partie des
grandes tragédies du siècle. Des centaines de milliers de personnes,
plus de 500 000, peut-être près d'un million, ont été assassinées
parce qu'elles étaient nées tutsies. A nouveau, le monde a connu une
tentative d'extermination d'un groupe d'hommes en raison de leur
naissance. Ces immenses massacres ont également atteint de façon
systématique les démocrates rwandais qui s'y opposaient.

Il est regrettable qu'il ait fallu attendre près de quatre ans pour
qu'une investigation parlementaire soit entreprise sur pareille
tragédie. Les liens de la France avec le Rwanda, les actions de
coopération civile et militaire que notre pays y a menées, les efforts
qu'y ont déployés les organisations non gouvernementales françaises,
la mort de plusieurs de nos compatriotes auraient dû inciter le
Parlement à ouvrir le débat plus tôt.

Le silence de l'exécutif, qui s'explique largement par les traditions
de discrétion, sinon de secret, cultivées par notre diplomatie et
notre défense, l'apparente indifférence du Parlement ont suscité des
interrogations, des suspicions, voire des mises en accusation de la
politique de la France d'autant plus préoccupantes que les éléments
objectifs d'information qui auraient pu les infirmer ou les étayer
étaient rares.

La Mission d'information s'est efforcée de réunir les conditions d'un
débat plus objectif, fondé sur des faits.

Elle a, dans ce but, accompli un travail considérable. Elle a tenu
plus de 110 heures de débats au cours de 45 réunions. Elle a procédé à
l'audition de 88 personnalités civiles et militaires. Ses rapporteurs
se sont rendus au siège de l'ONU à New York, auprès des autorités
américaines à Washington. Ils ont été reçus par des représentants du
Gouvernement et du Parlement belge et en particulier de la Commission
d'enquête du Sénat de Belgique sur les événements d'avril 1994 au
Rwanda. Ils se sont également rendus dans la région des Grands Lacs et
en particulier au Rwanda. Ils ont conduit un grand nombre d'entretiens
particuliers avec divers témoins, essentiellement français ou
rwandais, de la tragédie et des événements qui l'ont précédée.

La Mission a disposé de sources documentaires abondantes qui lui ont
été communiquées à sa demande, sans qu'aucun refus lui ait été opposé
par le Gouvernement, même lorsqu'il s'agissait de documents
classifiés.

Elle est en mesure de présenter des faits et des enchaînements qu'elle
a tenté de mettre au jour de la manière la plus rigoureuse et la plus
incontestable possible. La description pourra parfois en paraître
longue. C'est la contrepartie d'un choix qui a consisté à envisager
les événements politiques et militaires du Rwanda et l'engagement de
la France dans ce pays sous tous leurs aspects de manière à donner une
réponse aussi détaillée que possible à la diversité des interrogations
exprimées.

Cet effort d'élucidation des mécanismes et des motivations d'une
intervention militaire française à l'étranger répond aussi à une
préoccupation nouvelle : celle de permettre au Parlement de mieux
comprendre les ressorts de l'action diplomatique et militaire et, à
l'avenir, d'y être mieux associé.



premiÈre partie
HISTOIRE DU RWANDA

I. - le classicisme de la politique française au Rwanda

a. un pays francophone sous tutelle belge où l'influence française
s'affirme tardivement

" Nous entretenons des relations amicales avec le Gouvernement du
Rwanda qui s'est rapproché de la France après avoir constaté la
relative indifférence de la Belgique à l'égard de son ancienne
colonie(). "

1. La succession belge

En 1954, à l'issue des élections législatives, une nouvelle coalition
de centre-gauche arrive au pouvoir en Belgique.

Le nouveau Gouvernement décide alors d'entreprendre simultanément la
démocratisation et la décolonisation du Rwanda et du Burundi.
M. Jean-Paul Harroy et le Colonel Guy Loggiest deviennent
respectivement Vice-Gouverneur général du Rwanda-Burundi et résident
spécial au Rwanda.

Pour M. José Kagabo, maître de conférence à l'Ecole des hautes études
en sciences sociales, entendu par la Mission d'information : " de
l'aveu tardif, dans les années 80, de deux personnages-clés :
M. Jean-Paul Harroy et le Colonel Guy Loggiest, le processus aura été
organisé de façon brutale, sous la forme d'un transfert de pouvoirs
des Tutsis aux Hutus ".

En effet, comme l'écrit M. André Guichaoua, professeur à l'Université
des sciences et technologies de Lille, dans le rapport d'expertise
qu'il a rédigé à la demande du Tribunal pénal international des
Nations Unies pour le Rwanda : " Désireuses de contrecarrer
l'influence grandissante des revendications indépendantistes parmi les
élites princières du Rwanda et de l'Urundi et de conserver une
implantation régionale déjà fortement compromise à Kinshasa et
Bujumbura, les autorités coloniales, administratives et religieuses "
ont, à partir du milieu des années cinquante, apporté " leur soutien
aux cadres hutus militant en faveur d'une " révolution sociale " ".

En novembre 1959, une guerre civile éclate, connue sous le nom de
" Toussaint Rwandaise ", qui entraîne le départ des premiers réfugiés
tutsis dans les pays voisins. " La révolution sociale " porte au
pouvoir la majorité hutue (85 % de la population) politisée par
l'administration coloniale et l'Eglise. Le processus d'indépendance
qui se met en place fait l'objet pendant plusieurs mois de discussions
à l'ONU. Le 28 janvier 1961, tous les bourgmestres et conseillers
communaux sont convoqués à Gitarama par le Ministre de l'Intérieur, la
République est proclamée. Un gouvernement, dirigé par Grégoire
Kayibanda est formé. Le 25 septembre, ont lieu des élections
législatives. Les Rwandais confirment, à une majorité de 77 %, leur
décision de proclamer la République et de mettre fin au Royaume du
Mwami. Le parti de la République hutue remporte 35 des 44 sièges de
l'Assemblée locale. Grégoire Kayibanda est élu Président de la
République le 26 octobre.

Sur proposition de la Belgique, l'ONU fixe au 1er juillet 1962 la date
d'indépendance du Rwanda et du Burundi, le transfert des pouvoirs et
l'évacuation des troupes belges sont fixés au 1er août 1962.

Mais, déjà, des observateurs internationaux s'interrogent sur le fait
de savoir si la naissance de ce nouvel Etat francophone ne
s'accompagnera pas de troubles graves, du fait des vives tensions
régnant entre Tutsis et Hutus qui ont conduit 120 000 Tutsis à
chercher refuge dans les pays voisins. Les commentateurs de l'époque
(cf. le Monde des 1er et 2 juillet 1962) soulignent que le problème
fondamental de ce pays est d'ordre économique : " désespérément
sous-développé et pauvre, manquant de ressources et de capitaux
privés, de cadres à la hauteur de leur tâche, il (le Rwanda) risque de
sombrer très rapidement dans l'anarchie ".

La France soutient à l'ONU le processus de démocratisation et
d'accession à l'indépendance du Burundi et du Rwanda et parraine leur
adhésion à l'ONU, attitude pour laquelle les deux Etats lui
exprimeront leur reconnaissance.

Dès le mois d'octobre 1962, le Président Grégoire Kayibanda effectuait
une visite officielle, au cours de laquelle, après avoir rencontré le
Général de Gaulle, il déclarait :



" Comme tous les Africains, les Rwandais ont pour " l'homme de
Brazzaville " le plus grand respect. Personne n'a contribué plus que
lui à la décolonisation de l'Afrique. Je connaissais le souci du
Général de Gaulle de voir les pays qu'il a conduits à l'indépendance
jouir pleinement de celle-ci en les aidant à développer leurs
ressources nationales. Je peux constater aujourd'hui que ce souci
s'étend aussi aux pays qui n'ont pas été sous tutelle française ".

Le 20 octobre 1962, est signé un accord d'amitié et de coopération.
Quelques jours plus tard, une délégation française, se rend au titre
de la Coopération à Kigali pour préparer les trois accords de
coopération économique, culturelle et technique, ainsi que
radiophonique, qui furent signés le 4 décembre 1962.

Alors que la France a pour tradition de conclure simultanément avec
chacune de ses anciennes colonies, un accord de coopération civile et
un accord de coopération militaire ou un accord de défense, la
démarche retenue pour les anciens territoires belges s'effectue en
deux temps, ainsi qu'en témoigne le tableau ci-dessous :



DATES DES ACCORDS DE COOPÉRATION
AVEC LES ANCIENS TERRITOIRES BELGES





Coopération civile

Coopération militaire

Rwanda

7 décembre 1962

18 juillet 1975

Burundi

11 février 1963

31 mai et 5 juin 1974

Zaïre

17 décembre 1963

22 mai 1974

2. L'influence tardive de la France

A la proclamation de l'indépendance du Burundi et du Rwanda, la France
est représentée par un seul ambassadeur en résidence à Bujumbura.

Ce n'est qu'en mai 1964 qu'un ambassadeur de France est accrédité
auprès du Gouvernement rwandais. Il n'existait pas non plus de mission
permanente de coopération, un système ad hoc en tenait lieu qui
consistait à confier à des experts la définition de projets ponctuels.

A la fin des années soixante, un plan d'urgence pour le développement
du Rwanda fut défini. Ce n'est qu'en 1969 que fut créée la Mission
d'aide et de coopération à Kigali.

Il aura donc fallu près d'une dizaine d'années après l'indépendance
pour que la France instaure au Rwanda une présence stable et
permanente, qui, dans un premier temps, ne se substituera pas à la
place historiquement occupée par la Belgique.

Si la Belgique a conçu différemment de la France ses relations avec
ses anciennes colonies, elle a conservé une présence au Rwanda et au
Burundi dans les années qui ont suivi leur indépendance. Comme le
précise M. Jacques Mullender (), chargé de mission de 1962 à 1966 au
ministère de la Coopération, pour le Rwanda et le Burundi : " La
stratégie décidée par la France était d'équilibrer sensiblement
l'appui aux deux pays afin d'éviter jalousie et rancoeur. Il
convenait en outre de laisser à la Belgique la place prépondérante,
car elle assurait l'équilibre des budgets, procédait à des
investissements lourds (aérodromes, télécommunications), et envoyait
environ 200 assistants techniques dans chacun des pays. La France
devait éviter l'éparpillement de son aide et l'implantation
d'assistants techniques dans des postes pouvant être tenus par des
personnels locaux. Elle ne devait pas s'impliquer trop complètement
dans l'étude de projets d'infrastructures dont elle n'envisageait pas,
pour des raisons financières ou d'opportunité, de prendre en mains la
construction ".

La France envoie donc des missions ponctuelles d'experts concernant
des domaines variés : le développement agricole, les infrastructures
routières, la sécurité aérienne, l'urbanisation, la petite
industrialisation, etc.

Mais il lui faut considérer aussi, outre la présence belge, la
présence allemande. Ainsi, dans le cadre de la coopération
radiophonique, la France, qui se vit confier notamment la maintenance
des installations techniques, fournit des émetteurs de 1 à 2 kW. Mais
elle se heurte très vite à la concurrence de la Deutsche Welle, qui
arriva avec des émetteurs de 20 kW et un très puissant relais des
émissions allemandes vers l'Afrique Orientale.

Pour M. André Guichaoua, s'exprimant devant la Mission, " aussi bien
au Rwanda qu'au Zaïre ou encore au Burundi, " la France " ne réussira
jamais à s'implanter dans les secteurs étroitement contrôlés par des
intérêts étrangers préexistants. Sa stratégie d'implantation se
limitera donc aux cercles étroits des pouvoirs en place et à la
protection qu'elle peut leur offrir, en particulier sur le plan
militaire ".

Le tournant se situe dans les années soixante-dix où, comme le
souligne M. Stephen Smith () : " sans excès de schématisation, on peut
dire que la France, dans l'indifférence générale, a chaussé les
pantoufles coloniales de la Belgique, héritant du Rwanda par
lévirat. "

La décennie des années soixante-dix parachève l'intégration du Rwanda
dans les pays " du champ " avec le développement d'une politique
ambitieuse d'aide au développement et la signature, en 1975, d'un
accord d'assistance militaire technique. Autour de ces deux axes,
c'est une politique africaine classique que la France entend mener au
Rwanda : coopération au développement d'une part, contribution à la
sécurité et à la stabilité du pays d'autre part.

B. L'INTRODUCTION DU RWANDA DANS LES PAYS DU CHAMP

1. La mise en oeuvre d'une politique ambitieuse d'aide au
développement

a) Les caractéristiques de la coopération française

En 1985, l'aide française au Rwanda occupe parmi les aides bilatérales
une place qualifiée " d'honorable " mais de " non déterminante " dans
le rapport qu'établit le Chef de la Mission de coopération française
de l'époque, M. Patrick Pruvot. Ce dernier estime également que la
coopération française peut y jouer un rôle plus important en se
mettant plus " à l'écoute " de ce pays. Plusieurs priorités sont
d'ores et déjà bien identifiées, il s'agit de l'autosuffisance
alimentaire, du désenclavement, de l'emploi, de l'instruction et de la
formation, de la santé. Elles ne cesseront par la suite d'être
réaffirmées.

En 1990, une centaine de coopérants et de volontaires sont présents au
Rwanda. La coopération française privilégie les interventions
permettant à ce pays de résoudre au mieux les problèmes auxquels il
est confronté -déséquilibre grave des finances publiques, problème de
l'équilibre alimentaire- et en raison desquels il vient de s'engager
dans une procédure d'ajustement structurel auprès des instances
financières internationales.

Quatre secteurs bénéficient des enveloppes d'investissement du Fonds
d'action et de coopération (FAC), de dotations d'assistance technique
et de bourses :

- l'enseignement, la formation universitaire et professionnelle et la
culture qui recueillent 39 % des moyens ;

- le développement rural, c'est-à-dire l'agriculture, l'élevage et la
recherche dans ces domaines, qui totalise 26 % des moyens ;

- la santé avec 16 % des moyens ;

- le secteur des infrastructures, des communications, de l'appui aux
administrations et aux entreprises qui se voit attribuer 19 % des
moyens. Ce dernier secteur connaît une croissance essentiellement liée
à la nécessité de soutenir les domaines dont Etat et communes tirent
des recettes.

Ces crédits doivent permettre de réaliser les objectifs suivants :

- la formation au niveau des structures locales de cadres susceptibles
d'assurer le suivi des projets de développement ;

- la généralisation de l'enseignement primaire pour lutter contre
l'analphabétisme, la réorientation de l'enseignement secondaire et
supérieur en fonction du marché du travail ;

- l'autosuffisance alimentaire recherchée à travers la diversification
des cultures, l'élevage, la sélection des semences, le stockage et la
circulation des produits agricoles, l'outillage et les techniques, la
réforme du système foncier... ;

- l'emploi avec l'aide à la création de petites unités industrielles
agro-alimentaires et la réalisation d'infrastructures recourant à une
nombreuse main d'oeuvre ;

- le désenclavement interne et externe du pays (télécommunications,
aéroports, routes, électrification, ...) ; le secteur des
télécommunications fait l'objet d'un soutien particulier. En 1992, le
Rwanda dispose d'un réseau entièrement numérique, un des plus modernes
du monde ;

- la santé, à travers un appui important à l'hôpital de Ruhengeri, le
développement de campagnes de vaccination, la prévention des
pathologies tropicales, la lutte contre le SIDA, le contrôle des
naissances, la formation des personnels de santé.

En 1990, la France finance pour 1,5 million de francs, un projet
d'appui à la sécurité de la navigation aérienne avec la fourniture à
l'aéroport de Kigali de matériels de radioguidage et de leur
maintenance. Elle prend également en charge l'équipage de l'avion
présidentiel, un Falcon 50 financé par une aide budgétaire de
60 millions de francs.

Par ailleurs, le Président de la République a annoncé le 25 mai 1989 à
Dakar une remise de dette qui représente en 1990 une économie de
36,4 millions de francs. La France figure parmi les pays qui
soutiennent le plan d'ajustement structurel mis en place au Rwanda fin
1990.

b) Le plan d'ajustement structurel (1990-1991)

La très forte dégradation de la situation économique rwandaise à
l'aube des années 1990 met fin à l'illusion de l'autosuffisance sur
laquelle reposait l'économie de ce pays depuis les années 1970.

Jusqu'à cette époque, et contrairement au Burundi, le Rwanda refusait
tout accord avec le FMI qui lui imposerait une dévaluation dans le
cadre d'un programme d'ajustement structurel ; il s'imposait, de
lui-même, un programme de rigueur qui a largement contribué à forger
sa réputation de pays pauvre mais économiquement sain. C'est
d'ailleurs en vertu de cette image que s'est développée une
coopération bilatérale importante avec les pays européens notamment.
En 1991, l'aide bilatérale et multilatérale représentait 21,5 % du
PIB() rwandais et 60 % de ses dépenses publiques en faveur du
développement ; l'OCDE estime, de son côté, à 343 millions de dollars
le montant total de l'aide annuelle fournie au Rwanda sur la période
1990-1993 (soit 50 dollars par habitant) contre 35 millions de dollars
annuels pour la période 1971-1974.

La dégradation continue des équilibres intérieurs et extérieurs a fait
apparaître les limites d'une telle politique, plus encore dans un
contexte de redéploiement budgétaire en faveur des dépenses
militaires, qui passent de 1,9 % du PIB en 1989 à 7,8 % en 1992. Dès
la fin de l'année 1990, est mis en place un plan d'ajustement
structurel (PAS) soutenu par le FMI, la Banque mondiale et par la
plupart des pays et organisations présents au Rwanda, dont la France.
Dans le cadre de ce plan, une facilité d'ajustement structurel de
41 millions de dollars est approuvée en avril 1991 par le FMI ; le
21 juin 1991, c'est au tour de la Banque mondiale d'approuver un
crédit d'ajustement de 90 millions de dollars.

En 1991, les dépenses militaires augmentent fortement et représentent
7 % du PIB rwandais contre 2 % en 1989 tandis que le produit intérieur
brut se dégrade et que la situation politique devient plus instable.

La France pourtant verse, en 1991, 70 millions de francs au titre de
l'aide à la balance des paiements. Cette décision s'explique selon
M. Patrick Pruvot, Chef de la Mission de coopération à l'époque, d'une
part par le fait que la France contribue, avec le FMI et la Banque
mondiale, à certains volets du programme d'assainissement et de
modernisation d'infrastructures hautement stratégiques pour un pays
enclavé (à savoir le réseau routier et les télécommunications),
d'autre part par la bonne image conservée par le Rwanda sur le plan
politique en dépit de la dégradation de sa situation économique. Cette
aide, destinée à accompagner le plan d'ajustement structurel et très
rapidement dégagée, a été fort appréciée des autorités rwandaises qui
ont souligné qu'elle avait favorisé en 1991 le retour à la liquidité
dans les banques.


Le plan d'ajustement structurel

mis en oeuvre au Rwanda en 1990-1991

- Stabilisation macro-économique et amélioration de la compétitivité


® Maintien d'un taux de change compétitif


® Réduction du déficit budgétaire à 5 % en 1993 (12 % en 1990) par
une politique combinée de mobilisation des ressources fiscales et de
réduction des dépenses publiques


® Libéralisation des échanges commerciaux et suppression progressive
du système de contrôle des prix


® Amélioration de la politique monétaire (libéralisation des taux
d'intérêt)

- Réduction du rôle de l'Etat dans l'économie


® Baisse du prix garanti à la production du café et suppression des
subventions


® Accélération du programme de privatisation, liquidation et
réorganisation des entreprises publiques

- Mise en place d'un système de protection des plus démunis (programme


d'action sociale)


® Programme de construction d'un réseau routier rural et de
protection contre l'érosion des sols


® Programme de sécurité de l'approvisionnement en nourriture des
régions touchées par la sécheresse


® Programme de développement de la petite entreprise


® Financement de la part parentale des dépenses d'éducation pour les
10 % les plus pauvres de la population


® Fonds de redéploiement des travailleurs du secteur public en
sureffectif

En 1992, les actions de coopération françaises s'élèvent à
130 millions de francs et concernent toujours prioritairement le
développement agricole, la santé publique, la formation. Fin 1992, une
subvention de 15 millions de francs est accordée au projet de
télévision nationale rwandaise.

En 1993, la France est devenue avec la Belgique le premier bailleur de
fonds du Rwanda avec des actions de coopération représentant
232 millions de francs.

En dépit de cette aide, la situation économique du Rwanda demeure
mauvaise. En 1993, le déficit budgétaire atteint 12 % du PIB, les
recettes intérieures couvrent 40 % des dépenses courantes de l'Etat
mais les dépenses en capital financées sur les ressources intérieures
ne représentent que 8 % du total des investissements publics. Un
nouveau programme d'ajustement, qu'il revenait au Gouvernement à base
élargie, prévu par les accords de paix d'Arusha, de négocier,
apparaissait donc inéluctable.

En décembre 1993, le Chef de la Mission de coopération, M. Michel
Cuingnet, estime, dans son rapport d'activités, que " l'accord
d'Arusha du 4 août 1993 marque l'entrée du Rwanda dans une phase de
paix et ouvre la voie à la normalisation de la vie socio-économique ".
Il conclut sur les capacités d'adaptation de l'économie rwandaise et
l'ardeur au travail de la population même si la situation générale
reste préoccupante sur un plan politique, économique et financier.
Rien n'est dit des tensions ethniques, de la montée des violences, des
grandes difficultés de mise en application des accords d'Arusha. Dans
un bel élan d'optimisme, le Chef de la Mission de coopération appelle
de ses voeux la prochaine réunion de la commission mixte
franco-rwandaise " dans une perspective de reconstruction nationale "
et considère qu'il faudrait promouvoir la politique de rationalisation
foncière et de spécialisation des activités agricoles par région
arrêtée par la guerre. Il estime notamment qu' " il faut à présent
favoriser la promotion des centres de services, d'artisanat, de
transformation des produits du monde rural. Ces centres doivent aussi
être des lieux d'échange et d'innovation sociale en appui au processus
de démocratisation. Voilà dans quel contexte positif doit aussi
s'inscrire notre coopération ".

Il est vrai qu'à cette date de décembre 1993, la coopération civile
représentait la quasi-totalité de l'aide de la France puisque, le
15 décembre, après le retrait de ses forces, la coopération militaire
se limitait à 24 assistants militaires techniques.

2. La signature d'un accord d'assistance militaire technique

Dès 1972, les premiers stagiaires militaires rwandais viennent suivre
en France un enseignement militaire spécialisé. Les quatre gendarmes
rwandais présents cette année-là dans les écoles de Gendarmerie
française ne représentent cependant qu'une proportion modeste de
l'ensemble des participants africains aux stages organisés par la
France (1 %) et suivent quinze des 12 110 stages dont ont bénéficié
des stagiaires officiers ou sous-officiers africains.

a) L'accord du 18 juillet 1975

La France signe avec le Rwanda un accord d'assistance militaire
technique tout à fait classique qui correspond au modèle type encore
utilisé récemment lors de l'accord signé avec Madagascar le 1er juin
1998.

D'application immédiate, cet accord conclu pour un an et renouvelable
par tacite reconduction peut être dénoncé par l'un ou l'autre des deux
Gouvernements, cette dénonciation prenant effet 90 jours après sa
notification à l'autre partie.

L'article premier de l'accord prévoit les conditions dans lesquelles
les personnels militaires français sont mis à la disposition du
Gouvernement rwandais et précise leur mission : " le Gouvernement de
la République française met à la disposition du Gouvernement de la
République rwandaise les personnels militaires français dont le
concours lui est nécessaire pour l'organisation et pour l'instruction
de la Gendarmerie rwandaise ". A l'origine, la coopération militaire
franco-rwandaise avait pour unique mission de développer une
assistance technique visant à faciliter la mise en place d'une
Gendarmerie rwandaise sur le modèle (structure, organisation et
procédures) de la Gendarmerie française. La réalisation de cet
objectif explique tout naturellement que le poste de Chef de la
Mission d'assistance militaire à Kigali ait été tenu par un officier
supérieur de la Gendarmerie.

L'article premier précise également les obligations auxquelles
s'engage la République rwandaise :

- la prise en charge des frais de déplacement résultant de l'exécution
du service ;

- la fourniture gratuite de logements meublés aux coopérants
militaires français et à leur famille ;

- l'obligation d'assurer à ces derniers les soins médicaux et
hospitaliers ;

- l'exonération des droits de douane pour les biens introduits sur le
territoire rwandais par les personnels militaires et destinés à leur
usage personnel ;

- une exonération fiscale pour la fraction de leurs revenus perçus
localement.

L'article 2 stipule que " les personnels militaires français mis à la
disposition du Gouvernement de la République rwandaise sont désignés
par le Gouvernement de la République française après accord du
Gouvernement de la République rwandaise " et que " les intéressés sont
placés sous l'autorité de l'officier français le plus ancien dans le
grade le plus élevé mis à la disposition de la République rwandaise ".
Il est précisé que cet officier relève de l'ambassadeur de France, ce
qui témoigne de la nature " civile " de la coopération militaire.

Dans le texte initial, l'article 3 de l'accord prévoyait que les
militaires français servant au titre de la Coopération demeuraient
sous juridiction française et qu'ils servaient " sous l'uniforme
français, selon les règles traditionnelles d'emploi de leur arme ou
service avec le grade dont ils sont titulaires ". Enfin, cet article
indiquait précisément le cadre et les limites de leur mission : " ils
ne peuvent en aucun cas être associés à la préparation ou à
l'exécution d'opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement
de l'ordre ou de la légalité ".

Les articles 4 et 5 traitent des dispositions disciplinaires et
judiciaires applicables aux coopérants militaires français.

L'article 6 fixe les conditions dans lesquelles le Gouvernement
français assure, dans la limite de ses moyens, la formation et le
perfectionnement de cadres de la Gendarmerie rwandaise dans ses écoles
militaires et prend à sa charge les frais de voyage des stagiaires, à
l'exception des frais d'entretien et des dépenses relatives aux
soldes.

b) Les modifications apportées à l'accord initial

Cet accord particulier sera modifié à deux reprises, en 1983 et en
1992.

La première révision de l'accord a été introduite au mois d'avril 1983
à la demande du Gouvernement rwandais et acceptée sans amendement par
la France. Elle modifie l'article 3 qui précise désormais que les
personnels français " servent sous l'uniforme rwandais, avec le grade
dont ils sont titulaires ou, le cas échéant, son équivalent au sein
des forces armées rwandaises. Leur qualité d'assistants techniques
militaires est mise en évidence par un badge spécifique " Coopération
Militaire " porté sur la manche gauche de l'uniforme à hauteur de
l'épaule ".

Les militaires français portent donc l'uniforme de la Gendarmerie
rwandaise avec toutefois un signe symbolique distinctif sur l'épaule.
Cette modification se justifie par le fait que les assistants
militaires techniques peuvent être appelés à occuper des postes de
substitution dans la Gendarmerie rwandaise. Dans ces conditions, il a
été décidé de faire en sorte qu'il y ait, si ce n'est une intégration
au sein de forces locales, à tout le moins une identification à l'arme
au sein de laquelle ils sont appelés à servir.

La seconde modification introduite par la révision de 1983 concerne la
suppression de l'interdiction faite aux coopérants militaires français
d'être associés de près ou de loin à toute préparation ou exécution
d'opération de guerre, de maintien ou rétablissement de l'ordre ou de
la légalité. Au regard de l'histoire, on ne peut que s'interroger sur
les motivations qui ont conduit le ministère de la Coopération et du
Développement en 1983 à renoncer à la prudence qui fut de mise en 1975
lors de la conclusion de l'accord initial.



L'avenant du 26 août 1992, en remplaçant dans les articles premier et
6 de l'accord de 1975 " la Gendarmerie rwandaise " par " les forces
armées rwandaises ", étend la coopération militaire française à
l'ensemble des missions des forces armées du Rwanda. Cet avenant
intervient près de deux années après que le Front patriotique rwandais
(FPR) a lancé sa première offensive au Rwanda et que la France a, de
fait, étendu sa coopération militaire à d'autres domaines que
l'organisation et l'instruction de la Gendarmerie rwandaise. Il est
pour le moins étonnant que les autorités civiles et militaires
françaises ne se soient rendu compte qu'avec un retard de près de deux
ans que les actions conduites auprès de l'armée rwandaise par les
coopérants français se déroulaient en marge des accords établis par
les deux Etats. Interrogé sur ce point lors de son audition,
l'Ambassadeur Georges Martres a simplement précisé " s'être aperçu en
1992 que la coopération militaire destinée à l'armée rwandaise
manquait de base juridique puisque l'accord en vigueur à cette époque
ne mentionnait que la coopération avec la Gendarmerie ".

Il ne se serait donc agi que d'une simple opération de régularisation,
de mise en conformité avec la pratique. Cet argument purement
technique paraît toutefois insuffisant si l'on se réfère au télégramme
de l'attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac, faisant état du
souhait du Gouvernement rwandais de " doter tous les personnels de
l'opération Noroît d'une carte de coopérant " à une période où la
question du retrait des militaires français était posée dans le cadre
des négociations d'Arusha qui venaient de débuter. Cette demande, si
elle avait été satisfaite, ce qui n'a pas été le cas, aurait eu pour
conséquence de permettre le maintien, au titre de la coopération, d'un
effectif renforcé de coopérants au Rwanda, les militaires français
devant, en application des accords d'Arusha alors en négociation, se
retirer du Rwanda.

L'extension de la coopération française, de la Gendarmerie rwandaise
aux forces armées rwandaises, pourrait dans ce contexte se comprendre
aussi comme une façon de donner satisfaction au Gouvernement rwandais
qui souhaitait le maintien du plus grand nombre possible de militaires
français, tout en respectant en apparence les dispositions d'Arusha
prévoyant le retrait des militaires français.

Le contexte particulier dans lequel est intervenu cette dernière
modification traduit une orientation d'approfondissement de la
coopération française qui, d'après plusieurs informations données à la
Mission, ne concordait pas avec les orientations générales définies
par le Président François Mitterrand. Celui-ci semblait considérer que
les accords de coopération militaire avec l'Afrique ne pouvaient être
maintenus indéfiniment. En effet, le Président aurait estimé que ces
accords pouvaient mettre les troupes françaises dans une situation
délicate dans la mesure où elles exerçaient leurs missions dans des
pays perturbés par des guerres civiles, tout en gardant présent à
l'esprit qu'elles étaient toutefois un point d'appui nécessaire au
développement d'actions humanitaires ou à la sécurité des
ressortissants français.

C. Les Raisons de la présence de la france au rwanda

En lui-même, ce petit pays d'Afrique, enclavé, surpeuplé et sans
richesses, ne justifiait guère que l'on s'y intéressât autant. Comme
l'a souligné le Ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine,
lors de son audition, ce pays " ne revêtait aucun intérêt stratégique
particulier pour la France (...) L'indépendance du Zaïre, du Burundi
et du Rwanda ne s'étaient pas déroulées dans des conditions optimales
(...) Ces trois pays se sont tournés vers la France car elle était le
seul pays qui conservait encore une politique exprimant son intérêt et
son amitié pour un continent qui semblait largement abandonné par les
autres puissances. "

L'engagement de la France au Rwanda est donc issu des conditions dans
lesquelles ce pays a eu accès à l'indépendance. Mais il fallait aussi
que le Rwanda fût francophone et voisin du Zaïre. Géographiquement, le
Rwanda dispose en effet d'une frontière commune avec l'Est du Zaïre
immensément riche en ressources minières (uranium, cobalt,
diamants...) et constitue de ce fait un poste d'observation privilégié
des évolutions de cette région.

Il est clair que l'amorce d'une coopération franco-zaïroise ne pouvait
prendre forme en laissant de côté le Rwanda et le Burundi qui, d'un
point de vue géographique, constituent une voie de pénétration vers le
Zaïre et le Sud du continent pour les populations du Nord-Est de
l'Afrique.

Cette constatation géographique ne suffit pas à justifier la présence
de la France qui s'explique par un ensemble de raisons qui fondent
classiquement sa politique en Afrique.

1. Le Rwanda aux frontières de l'Afrique francophone

Comme l'a souligné devant la Mission M. Robert Galley, Ministre de la
Coopération de 1976 à 1978, " les premiers gestes officiels marquants
à l'égard du Rwanda avaient été faits par le Général de Gaulle qui, à
la suite de l'indépendance, avait été sollicité par le Président
Grégoire Kayibanda. Au nom de la défense de la francophonie et compte
tenu de l'extrême intérêt qu'il portait au Congo ex-belge et à tout ce
qui était francophone, le Général de Gaulle avait jeté les bases de la
coopération avec le Rwanda. "

Cette défense de la francophonie a été interprétée comme l'expression
de ce qu'il est convenu d'appeler le " syndrome de Fachoda " ville que
la mission française du Commandant Marchand dut quitter en 1898 après
y avoir hissé le drapeau national, face à l'expédition anglaise de
Lord Kitchener.

L'obsession du complot anglo-saxon a longtemps occupé les esprits si
l'on en croit les propos tenus en 1957 par M. François Mitterrand
alors Ministre de la Justice : " Tous les ennuis que nous avons eus en
Afrique occidentale française n'ont rien à voir avec un désir
d'indépendance, mais avec une rivalité entre les blocs français et
britannique. Ce sont des agents britanniques qui ont fomenté tous nos
ennuis(). "

La présence de la France au Rwanda répondrait donc au double souci de
défendre, d'une part, ce que certains ont qualifié de " ligne Maginot
linguistique ", d'autre part, de faire face à l'influence
anglo-saxonne, celle des Britanniques à l'origine, celles des
Etats-Unis par la suite. Ce dernier aspect doit être envisagé avec la
plus grande circonspection car il n'est pas possible d'affirmer qu'il
y a eu opposition ou contradiction d'intérêt entre la France et les
Etats-Unis à propos du Rwanda, faute notamment de pouvoir le prouver.

Interrogé sur les relations entre la France et les Etats-Unis à propos
du Rwanda, M. Hubert Védrine a affirmé devant la Mission : " dans les
relations entre la France et les Etats-Unis, la question du Rwanda n'a
jamais été un élément central dans la mesure où bien d'autres sujets
-réunification de l'Allemagne, conflit yougoslave, effondrement de
l'Union soviétique- monopolisaient l'attention à cette époque de
bouleversements est-ouest. Il n'est pas possible de parler de
contradiction frontale, les priorités n'étaient pas les mêmes et les
raisonnements différents. Les Etats-Unis portaient leur attention sur
le Soudan qu'ils considéraient comme un foyer de terrorisme important,
et aidaient en conséquence les pays riverains, ce qui explique leur
soutien au Président Yoweri Museveni et le développement de leurs
relations de coopération avec l'Ouganda. (...) Les Etats-Unis ont sans
doute éprouvé une sympathie à l'égard du FPR en raison du soutien que
lui accordait l'Ouganda. Aucune animosité ou critique du département
d'Etat à l'égard de la France n'a toutefois été notée, ce qui
supposait une concertation minimale entre la France et les
Etats-Unis. "

Le risque représenté par le Soudan est considéré par les Anglo-saxons
comme plus important que le maintien de la paix au Rwanda, ainsi que
le souligne au cours de son audition M. James Gasana, ancien Ministre
rwandais de la Défense d'avril 1992 à juillet 1993, constatant que la
France " déploya de vains efforts auprès de la Grande-Bretagne pour
obtenir son concours auprès de Yoweri Museveni qui estimait, comme les
Etats-Unis, que le rôle de cordon de protection contre la poussée
islamiste au Soudan de l'Ouganda était plus stratégique que la paix au
Rwanda. "

Cette analyse est confirmée par M. Herman Cohen, conseiller pour les
affaires africaines du Ministre américain des Affaires étrangères
d'avril 1989 à avril 1993, qui, devant la Mission, a souligné que le
Président Yoweri Museveni était considéré très favorablement par les
Etats-Unis qui voyaient en lui " une nouvelle personnalité aux idées
modernes, qui cherchait à bâtir une économie de marché " et a reconnu
que les " Etats-Unis craignaient une déstabilisation en provenance du
Soudan " mais n'avaient pas de réelle stratégie géographique dans
cette région. Il s'est dit " très étonné de la théorie d'un complot
anglo-saxon contre les intérêts de la France qui ne correspondait à
aucune réalité. Si les Etats-Unis avaient voulu entreprendre une
action contre les intérêts français en Afrique, ils n'auraient pas
commencé par le Rwanda, car c'est un pays de très petite importance.
Les Etats-Unis ont toujours reconnu le " pré carré français " en
Afrique comme un élément positif, qui n'était pas contraire aux
intérêts américains. "

Rencontré par les rapporteurs de la Mission au Pentagone, M. Vincent
Kern, homologue du Directeur des Affaires africaines au ministère
français des Affaires étrangères, a corroboré cette analyse en
soulignant que l'Afrique était la seule région du monde pour laquelle
les Etats-Unis n'avaient pas défini d'analyse stratégique. Seule
l'Afrique du Sud faisait l'objet d'un intérêt plus soutenu. Il n'y a
aucune raison de penser que le Rwanda échappait à la politique
traditionnelle des Etats-Unis résumée par la formule consacrée
" trade, not aid " (du commerce, mais pas d'aide).

A la lumière de ces différentes réflexions, il apparaît que la France
a mené au Rwanda une politique classique lui permettant d'étendre son
influence dans le champ élargi de la francophonie sans que cette
présence lui ait jamais été véritablement contestée par les puissances
anglo-saxonnes.

2. La stabilité du Rwanda conditionne la stabilité de la région

La garantie de la stabilité des Etats a constitué l'objectif politique
principal de la politique africaine de la France.

Cette recherche est une constante comme l'a souligné le Ministre des
Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, devant la Mission, indiquant
qu'il " avait toujours vu le Président François Mitterrand aborder
fréquemment les questions africaines et se comporter en continuateur
d'une politique ancienne menée depuis les indépendances. (...) Le
Président François Mitterrand estimait que la France devait assumer un
engagement global de sécurité, (...), d'une part, parce que cette
politique permettait aux pays africains de se contenter de budgets
militaires très faibles et donc de consacrer plus de ressources à leur
développement, d'autre part, parce que, dans ces régions toujours
menacées par l'instabilité, il considérait que laisser, où que ce
soit, un seul de ces régimes être renversé par une faction, surtout si
celle-ci était minoritaire et appuyée par l'armée d'un pays voisin,
suffirait à créer une réaction en chaîne qui compromettrait la
sécurité de l'ensemble des pays liés à la France et décrédibiliserait
la garantie française. "

" Dans l'analyse du Président Mitterrand, ce qui importait était avant
tout le raisonnement global, il n'y avait pas de point d'application
stratégique particulier, pas plus au Rwanda qu'au Tchad. Il
considérait, comme ses trois prédécesseurs, que la France avait
souscrit un engagement de sécurité et que si elle n'était pas en
mesure d'apporter une aide dans le cas aussi simple d'un Etat ami
envahi par un pays armé, sa garantie de sécurité ne valait plus
rien. "

A cet égard, la France accorde au Rwanda comme dans l'ensemble des
autres " pays du champ " un soutien au régime en place et ce d'autant
plus que le Rwanda se présente comme un élève modèle, au sujet duquel
Jean-Pierre Chrétien écrit " ce régime né sur les fonds baptismaux de
la colonisation finissante devient l'enfant chéri de l'assistance
technique..., le futur pays "des milles coopérants"(). " Arrivé au
pouvoir en 1973, le Président Juvénal Habyarimana saura mener une
politique économique de rigueur qui lui attirera les félicitations du
FMI, de même qu'il a su traiter de façon " tout à fait correcte et
très acceptable " pour reprendre les termes de Mme Alison Des Forges,
la communauté tutsie lors de son accession au pouvoir. Aussi, lorsque
le Rwanda subit, le 1er octobre 1990, l'offensive du FPR, la France
considère-t-elle qu'elle peut intervenir, tant pour protéger ses
ressortissants que dans le cadre de l'accord de coopération militaire
conclu en 1975, sans se trouver en contradiction avec les principes du
discours de La Baule.

D. L'INFLEXION DU DISCOURS DE LA BAULE

1. L'importance du discours de La Baule

A l'occasion de la seizième Conférence des Chefs d'Etat de France et
d'Afrique, à La Baule le 20 juin 1990, le Président François
Mitterrand prononce un discours qui va renouveler le cadre des
relations franco-africaines et que, devant la Mission, M. Roland Dumas
a estimé pouvoir résumer en deux phrases, d'une part, " le vent de
liberté qui a soufflé à l'Est devra inévitablement souffler un jour en
direction du Sud ", d'autre part, " il n'y a pas de développement sans
démocratie et il n'y a pas de démocratie sans développement. "

Après avoir rappelé dans son discours qu'il considérait le
développement comme " un élément indissociable des progrès de la
démocratie ", le Président de la République affirmait nettement :
" nous ne voulons pas intervenir dans les affaires intérieures. Pour
nous cette forme subtile de colonialisme qui consisterait à faire la
leçon en permanence aux Etats africains et à ceux qui les dirigent,
c'est une forme de colonialisme aussi perverse que toute autre. " Pour
autant la France n'est pas absente et le Président François Mitterrand
le rappelle " la France continuera d'être votre amie, et si vous le
souhaitez, votre soutien, sur le plan international, comme sur le plan
intérieur " et le Président poursuit en déclarant " la France liera
tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour
aller vers plus de liberté ".

La novation du discours de La Baule réside dans cette dernière
annonce ; les rappels des éléments plus classiques de la politique
africaine de la France n'étaient là que pour préparer l'auditoire, le
rassurer. Désormais la chose est dite : l'aide de la France aux Etats
africains est subordonnée à l'avancée du processus de démocratisation.
Ce lien a été clairement explicité lors de la conférence de presse
consécutive à ce sommet par François Mitterrand qui établissait une
distinction entre " une aide tiède " destinée aux régimes autoritaires
refusant toute évolution démocratique et " une aide enthousiaste "
réservée à " ceux qui franchiront le pas avec courage ".

Sur le moment, ce discours a été peu apprécié par l'ensemble des Chefs
d'Etat présents. Traitant du sommet franco-africain de Biarritz
intervenu cinq ans plus tard, M. Bruno Delaye, Conseiller à la
présidence de la République de juillet 1992 à janvier 1995, en fait
ainsi le bilan : " les 31 pays d'Afrique sud-saharienne, dont
22 francophones, représentés à La Baule avaient tous instauré le
multipartisme, 17 avaient adopté de nouvelles constitutions, et une
cinquantaine de consultations générales avaient été organisées qu'il
s'agisse de référendums constitutionnels ou d'élections législatives
ou présidentielles. "

Face aux difficultés de mise en place du processus démocratique,
M. Bruno Delaye a également rappelé devant la Mission qu'il était
important " pour la France de ne pas épouser les querelles locales ni
de défendre un clan ou un homme, mais des principes et une politique.
Le vent démocratique de cette époque avait libéré des énergies
positives, rénovantes, dont ce continent avait grand besoin, mais en
s'appliquant à des Etats-Nations faibles, le mouvement de
démocratisation avait fait apparaître des tensions régionalistes ou
ethniques extrêmement dangereuses. "

Dans un discours prononcé le 5 juillet 1990, le Président Juvénal
Habyarimana annonce la fin du cumul entre sa fonction de Président de
la République et celle de Président du parti unique MRND, ainsi que
l'amorce d'un processus démocratique avec la reconnaissance du
multipartisme.

M. Michel Lévêque, ancien Directeur des Affaires africaines au
ministère des Affaires étrangères de 1989 à 1991, a, devant la
Mission, établi une corrélation entre ces décisions et les entretiens
qui s'étaient déroulés entre les Présidents François Mitterrand et
Juvénal Habyarimana, en marge du sommet de La Baule et qui avaient
porté sur la nécessité de réformes institutionnelles au Rwanda et la
question des réfugiés. " A la suite de ces pressions, le Président
Juvénal Habyarimana a accepté de réactiver la commission rwandaise et
le comité rwando-ougandais sur les réfugiés ".

M. Hubert Védrine a lui aussi considéré que la politique menée par la
France au Rwanda s'inscrivait dans la continuité de " la philosophie
de La Baule ". Il a fait état des nombreuses lettres du Président
François Mitterrand au Président Juvénal Habyarimana sur la question
des réfugiés, des droits de l'homme et sur la nécessité de trouver un
accord politique avec le FPR et de faire évoluer politiquement le
régime vers la démocratie.

2. Le piège du discours de La Baule

La logique d'obligations réciproques exprimée dans le discours de La
Baule -aide au développement contre démocratisation- a rendu la France
prisonnière d'un processus dont elle n'a pas su se désengager, alors
que le Gouvernement rwandais ne satisfaisait pas de son côté à ses
engagements en matière de démocratisation et de respect des droits de
l'homme.

Dès lors, la logique du discours de La Baule a fonctionné comme un
piège.

Face aux atermoiements des autorités rwandaises et préoccupée par la
stabilité des Etats et la sécurité régionale, la France n'a jamais
pris la décision de suspendre toute coopération, ou même de procéder à
une baisse du niveau de son aide civile et militaire. Aussi, le
Président Juvénal Habyarimana a-t-il pu se convaincre lui-même que
" la France... serait derrière lui quelle que soit la situation, qu'il
pouvait faire n'importe quoi sur le plan militaire et politique "
comme l'a estimé M. Herman Cohen au cours de son audition.

Avec le recul, on peut considérer que les autorités rwandaises ont
joué avec habileté des promesses qu'elles n'ont pas tenues.

Toujours dans le discours de La Baule, le Président François
Mitterrand déclare : " Je répète le principe qui s'impose à la
politique française : chaque fois qu'une menace extérieure poindra,
qui pourrait attenter à votre indépendance, la France sera présente à
vos côtés " et ajoute : " mais notre rôle à nous, pays étranger fût-il
ami, n'est pas d'intervenir dans des conflits intérieurs. Dans ce cas
là, la France, en accord avec les dirigeants, veillera à protéger ses
concitoyens, ses ressortissants, mais elle n'entend pas arbitrer les
conflits ".

Les développements ultérieurs relatifs à l'opération Noroît montrent
que la France a tout à la fois procédé à des missions de protection et
d'évacuation de ses ressortissants et mis en place des actions de
soutien aux forces gouvernementales rwandaises, car elle ne
considérait pas le conflit comme intérieur mais comme résultant d'une
agression extérieure. Elle considérait à l'origine le FPR davantage
comme une force militaire d'origine ougandaise que comme le
regroupement de réfugiés rwandais voulant revenir dans leur pays.

La France a ainsi maintenu sa présence et développé sa coopération
militaire sur fond de tensions ethniques, de massacres et de
violences, comme mithridatisée face à un contexte dont elle a
sous-estimé la gravité.

Ces erreurs de jugement ont entraîné des conséquences d'autant plus
graves qu'elles s'appliquaient à un pays aux particularismes forts.

II. - LA TRAGIQUE " EXCEPTION RWANDAISE " EN AFRIQUE

Le Rwanda occupe, avec son voisin, le Burundi, une place singulière en
Afrique : qu'on songe à la complexité de son histoire -même la plus
récente-, qu'on envisage de donner sens à la dynamique particulière
des conflits politiques ou sociaux qui le traversent, qu'on s'attarde
enfin sur le poids du fait démographique, le Rwanda s'érige sur le
continent africain comme une exception, dont le génocide de 1994 fait
apparaître la dimension tragique.

Sans doute la description de ce pays " aux mille collines " et des
affrontements ethniques qui l'ont divisé jusqu'à l'horreur du génocide
participe-t-elle d'une vulgate aujourd'hui partagée.

Pourtant, il n'est pas inutile de rappeler en préambule que les
événements survenus au Rwanda s'inscrivent dans un processus
historique qui ne relève d'aucun déterminisme culturel. Comme l'a
rappelé l'historien, directeur de recherches au CNRS, M. Jean-Pierre
Chrétien, le génocide rwandais n'était " ni plus naturel ni plus
culturel que les autres ". De même, comme l'écrivait Alfred Grosser
dès 1989, " trouverions-nous judicieux qu'un Africain estime une
hécatombe en Europe comme le produit normal d'une civilisation qui a
produit Auschwitz ? ". M Alfred Grosser avait déjà posé les limites
intellectuelles et morales d'un déterminisme historique, fondé
peut-être sur un sentiment injustifié de supériorité politique ou
culturelle.

La Mission d'information ne prétend pas présenter ici une analyse
aussi exhaustive que celle qu'ont pu mener des chercheurs et
universitaires qu'elle a, pour la plupart, entendus et dont les
témoignages constituent la source principale de cette présentation du
Rwanda ; elle se propose simplement de mettre en évidence quelques
caractéristiques essentielles de la société rwandaise.

A. LA FÉODALISATION ET LA CENTRALISATION D'UNE SOCIÉTÉ
ESSENTIELLEMENT agraire

Le Rwanda -comme le Burundi- fait partie de ces très rares Etats
africains dont l'unité politique et culturelle prend sa source dans
les monarchies des XVIIIème et XIXème siècles. L'histoire politique du
Rwanda est d'abord marquée par l'établissement de la dynastie des
Banyiginya, d'origine tutsie, au cours de la seconde moitié du
XVIIIème siècle.

Le Mwami à la fois souverain et chef des armées défend les frontières
de son royaume et s'assure de l'obéissance de ses troupes. Le
XIXème siècle connaît la consolidation du pouvoir dynastique des
Banyiginya sous le règne de Kigeri Rwabugiri.

En 1895, à sa mort, s'ouvre une sanglante crise de succession. Si
certaines régions sont soumises à l'autorité du roi et de ses chefs,
d'autres zones continuent de reconnaître l'autorité des chefs de clans
hutus ou de leurs propres souverains -les Bahinza également Hutus-
mais aussi de chefs de lignage tutsis. A la fin du siècle dernier, le
Rwanda précolonial, en dépit d'une amorce d'unification
centralisatrice, se présente donc encore comme une mosaïque de
pouvoirs.

En 1892 et 1894, Oscar Baumann et Gustav Adolf von Götzen sont les
premiers Européens à pénétrer dans un pays en pleine crise politique,
dont l'unité nationale est sans doute établie, sans qu'existe, pour
autant, de véritable unité territoriale. " Si la prééminence mystique
du roi est à peu près reconnue sur une aire qui correspond grosso modo
au pays actuel, l'autorité politique proprement dite s'exerce très
inégalement : lointaine et souvent remise en cause dans les régions
nordiques (Byumba, Ruhengeri, Gisenyi, Kibuye), qui continuent à être
organisées selon un système clanique et se contentent de verser des
tributs symboliques, en voie d'implantation à l'est (Kibungo) et au
sud-ouest (Cyangugu), forte au centre et au sud (Kigali, Gitarama,
Nyanza, Butare) "().

A l'époque, l'unité de base de la société rwandaise était le lignage
regroupant les descendants, en ligne masculine, d'un ancêtre commun,
chaque lignage étant représenté par un chef. L'organisation
administrative du pays présentait un caractère féodal dans la mesure
où la possession d'un fief (" igikingi ") dépendait du bon vouloir
royal ou du chef d'armée qui vous l'attribuait. Les détenteurs de
fiefs étaient des Tutsis issus pour la plupart des grands lignages
d'origine princière. Toutefois dans les provinces du nord-ouest, dans
la partie montagneuse du nord et dans certaines principautés, les
chefs de lignage hutus, géraient eux-mêmes leur domaine, traitaient
directement avec la cour et se contentaient, on l'a vu, d'acquitter
leur tribut.

Lors de la colonisation, la puissance occidentale supprima les
multiples fiefs créés par la royauté pour créer un commandement
homogène de chefferies et sous-chefferies ; c'est ainsi que
progressivement le roi et les chefs devinrent de simples agents
d'exécution de l'administration territoriale.

Sur le plan économique, la possession de bovins représentait la
richesse par excellence. " Rien ne surpasse la vache " disait un
proverbe, même s'il existait aussi une richesse purement agricole.

Mais la monétarisation de l'économie finit peu à peu par supplanter
les systèmes d'échanges et notamment le don de bétail, " l'inbuhake ",
dont le but principal était l'obtention d'une protection politique.
Les réformes politiques introduites par le mandataire belge firent
perdre sa signification politique et sociale à " l'inbuhake " dont la
pratique fut abolie en 1954.

La colonisation s'achevait donc, d'une part, avec la disparition de
ces deux éléments caractéristiques de l'identité rwandaise -le fief
(" igikingi ") et le don de bétail (" inbuhake ")- et, d'autre part,
avec la mise en place d'un territoire administrativement centralisé et
unifié.

B. LE PASSÉ COLONIAL ALLEMAND ET BELGE

En 1885, la Conférence de Berlin attribua le Rwanda à l'Empire
allemand. En 1900, les Pères blancs fondèrent les premières missions.
L'action des Allemands consista principalement à raffermir l'autorité
dynastique et à protéger l'installation des missionnaires.

En 1919, le Traité de Versailles donna à la Belgique mandat sur le
Rwanda et le Burundi qui devinrent le Rwanda-Urundi. Le mandataire
belge, choisissant l'administration indirecte, décida de moderniser le
pays en adaptant les institutions locales au point de transformer
totalement ces dernières. La royauté traditionnelle s'en trouva
affaiblie et les administrateurs coloniaux choisirent de s'appuyer sur
quelques lignées de l'entourage dynastique en faisant d'une fraction
sociale privilégiée, une élite moderne, instruite et éduquée dans la
religion chrétienne.

Durant la colonisation allemande, puis belge, l'imaginaire racial qui
sous-tend l'histoire mythique propagée par les colonisateurs va
profondément s'ancrer dans la société rwandaise. Il constitue
l'élément structurant de l'organisation sociale et politique mise en
place dans les années vingt et trente : " le travail de redéfinition
des équilibres sociopolitiques des deux royaumes du Rwanda-Urundi
opéré par la colonisation a consisté, dans un premier temps, à
consolider et figer des hiérarchies sociales et économiques, jusque là
largement différenciées voire fluides autour du seul critère
d'identification " ethnique " puis, dans un second temps, à le
reproduire au niveau des nouvelles positions sociales mises en place
par la société coloniale "().

Ce processus de rigidification de la société rwandaise illustre
parfaitement l'interaction entre histoire et historiographie : c'est
essentiellement au nom de la coutume que l'on prétend restaurer,
qu' " une dichotomie rigide entre " seigneurs tutsis " et " serfs
hutus " tend à prendre corps dans la vie sociale "(). Cette dichotomie
n'existait pas auparavant puisqu'un Hutu qui possédait plusieurs têtes
de bétail pouvait, de ce fait, être " tutsifié ", de même que
pouvaient se produire des phénomènes de " détutsification ".

Plus encore, l'ethnicisation de la société rwandaise, fruit d'une
construction politique et institutionnelle élaborée par la puissance
coloniale, est intériorisée par les Rwandais eux-mêmes : chez les uns,
elle développe un complexe de supériorité alors que, chez les autres,
un puissant sentiment de rancoeur et de haine s'installe. Il est
symptomatique de constater à cet égard que l'élite hutue qui émerge
dans les années cinquante développe un discours qui se situe
totalement dans la ligne de ce que Mme Claudine Vidal qualifie dans
ses écrits d'" histoire ressentiment ".

C. LA MISE EN PLACE DU " PIÈGE ETHNIQUE "

L'histoire rwandaise montre qu'à partir de 1725 environ, les
opérations de défrichement, qui ont été suivies d'un mouvement de
sédentarisation ont été accomplies dans le même temps et sur les mêmes
collines par les pasteurs et les agriculteurs. Tutsis et Hutus se
sédentarisent ensemble, coexistent sur une même terre et parlent une
même langue.

Il semble qu'à cette époque, les défricheurs aient eu une conscience
très nette de leur appartenance à la catégorie sociale des Tutsis ou
des Hutus, à celle des pasteurs ou des agriculteurs. Faute
d'informations sur l'état de leurs relations sociales, rien ne permet
toutefois de dire qu'il existait une relation de dépendance des uns
vis-à-vis des autres.

En conséquence, ne relevant ni des ethnies, ni des classes sociales,
Hutus et Tutsis s'apparentent plutôt aux ordres existant dans l'Europe
d'avant 1789 -Stand, en allemand- c'est-à-dire à des groupes
structurés à partir de leur activité. Ceci n'exclut d'ailleurs pas,
pour reprendre la thèse formulée par M. Gérard Prunier devant la
Mission, qu'Hutus et Tutsis soient d'origines différentes si l'on se
place dans le temps long de l'histoire, même si, après plusieurs
siècles, ils s'étaient largement assimilés les uns aux autres par le
biais du mariage.

A la veille de la pénétration européenne, il n'existait donc aucun des
critères permettant de définir ce que l'on a appelé une ethnie. Les
premiers observateurs ont relaté toutes sortes de conflits d'ordre
politique ou de caractère régional mais n'ont jamais fait état
d'affrontement ethnique opposant éleveurs et agriculteurs, Hutus et
Tutsis.

Le processus d'ethnicisation de la société rwandaise commence avec
l'arrivée des premiers colons européens, en 1894. Il s'agit donc d'un
phénomène relativement récent, même si : " la théorie campant des
portraits contrastés du nègre de " l'Afrique des Ténèbres " et du
mystérieux Oriental venu s'aventurer parmi eux avait déjà été forgée à
partir des contacts avec d'autres régions d'Afrique et des réflexions
anthropologiques de l'époque(). " En un sens, il n'y a pas à
proprement parler de découverte du Rwanda, mais plutôt une invention
du Rwanda contemporain : " l'historiographie coloniale, qui va
s'attacher " à fonder scientifiquement " le modèle racial (...)
structure encore aujourd'hui la vision d'une large part de la
population rwandaise. Ainsi, les Bantous (assimilés à la catégorie des
agriculteurs hutus) se seraient installés dans un espace à peine
défriché par les premiers occupants pygmoïdes (les Twas), Hutus et
Twas étant ensuite eux-mêmes confrontés à l'arrivée d'éleveurs
" hamites " (catégorie réduite progressivement à sa composante tutsie)
qui, avec leur bétail, se seraient infiltrés dans tout l'espace laissé
libre et auraient imposé progressivement leur loi sur l'ensemble des
hautes terres centrales de cette région d'Afrique et leurs marges "().

Cette reconstitution pseudo-scientifique et largement mythique du
passé, qui sera relayée durant toute la période coloniale par
l'ensemble des élites rwandaises et européennes, a été largement
déconstruite par l'historiographie contemporaine sans que celle-ci
réussisse pour autant à faire disparaître totalement cette
construction mythologique. Il suffit, pour s'en convaincre, de se
reporter à la lecture de certaine publication récente pour y apprendre
que " les Tutsis se caractérisent par une apparence physique élancée,
un nez fin, des cheveux lisses, ils sont traditionnellement pasteurs,
anciens nomades, et ont depuis longtemps dominé politiquement et
militairement la région. Les Hutus sont de type négroïde. Ils sont
plus petits, aux cheveux crépus. Leur mode de vie est sédentaire et
orienté vers l'agriculture. L'histoire récente du Rwanda est émaillée
de luttes entre les Hutus et les Tutsis qui se sont traduites par une
série de massacres "().

Tutsis évolués et Hutus faits pour obéir : ce mythe fut méthodiquement
véhiculé pendant plusieurs décennies par les missionnaires, les
enseignants, les intellectuels, les ethnologues et les universitaires
qui accréditèrent cette vision de la société rwandaise jusqu'à la fin
des années soixante.

Avec la " révolution sociale " de 1959 et l'accession du Rwanda à
l'indépendance en 1962, le " piège ethnique " devient un " piège
raciste ", pour reprendre l'expression de Mme Claudine Vidal, et comme
le laissait présager d'ailleurs l'évolution durant les années 50 :
" Les rivalités entre " évolués " hutus et tutsis, devenues
ouvertement antagonistes, commencèrent à s'exprimer en termes de
" races ", notions d'origine occidentale, qui n'existaient pas dans
l'ancienne société. " En témoigne le manifeste des Bahutu de 1957 qui,
ainsi que l'a souligné M. José Kagabo, Maître de conférence à l'Ecole
des hautes études en sciences sociales, lors de son audition devant la
Mission, " récuse (...) toute idée de métissage au profit de la
recherche d'une pureté raciale ".

Les changements politiques qui affectent le Rwanda lors de
l'indépendance, loin d'atténuer le clivage ethnique, le renforcent.
" Le paradoxe du " 1789 rwandais " est d'avoir consolidé ces
" ordres ", en inversant leurs indices de valeur au lieu de les
abolir "(), souligne M. Jean-Pierre Chrétien. Le même auteur souligne
que " l'équation entre " noblesse ", " caste tutsie " d'une part et
" race bantoue " d'autre part sortait des livres et des pratiques
d'une administration coloniale pour entrer officiellement dans la vie
d'un pays africain. "

La première République se constitue ainsi dans un " brouillage
quasi-total des références politiques avec, d'un côté, des
monarchistes indépendantistes tutsis, soutenus par les nouveaux
mouvements progressistes que s'est donnés le tiers-monde et par les
puissances communistes -ce qui leur vaudra d'être taxés de
" bolchevistes " par la puissance coloniale- et, de l'autre côté, les
serfs hutus qui poursuivent leur quête d'émancipation sous la double
tutelle de l'administration belge et de la haute hiérarchie catholique
expatriée " (André Guichaoua). Cette confusion politique et
idéologique s'exprime clairement dans le concept de " démocratie
majoritaire hutue ", exprimé en kinyarwanda par le terme rubanda
nyamwinshi (" le peuple majoritaire ") : celui-ci renvoie en effet " à
une sorte de situation coextensive, l'idée étant que les Hutus forment
85 % de la population, il suffisait que l'un d'entre eux soit au
pouvoir pour que la démocratie soit réalisée " (Gérard Prunier).

Comme l'a fait remarquer M. André Guichaoua lors de son audition
devant la Mission, il est certain, dans ces conditions, que cette
confusion a considérablement favorisé le développement de l'ethnisme
et a permis par la suite sa manipulation par certaines forces
politiques. La fin de la période coloniale et les premières années de
la présidence de Grégoire Kayibanda sont d'ailleurs marquées par une
exacerbation des conflits ethniques. Lors de la " révolution sociale "
de 1959, quelque 300 000 Tutsis s'enfuient dans les pays limitrophes à
la suite de combats meurtriers entre bandes rivales hutues et tutsies
et de massacres de populations tutsies. De 1963 à 1966, les incursions
armées des Tutsis exilés (les " Inyenzi ") se soldent systématiquement
par le massacre des Tutsis de l'intérieur, otages faciles pour les
dirigeants hutus. Même s'il est vrai que la violence fait partie
intégrante de l'histoire rwandaise, plus qu'une " tradition de
massacre ", ces événements reflètent une instrumentalisation du
phénomène ethnique. A l'évidence, comme le souligne au cours de son
audition M. Jean-Pierre Chrétien, " en accréditant le fantasme de
l'homogénéité des intérêts au sein de tout un groupe défini par sa
naissance ", le pouvoir rwandais s'est dispensé de la nécessité de
mener une politique qui aurait permis de résoudre ou de s'attaquer aux
véritables enjeux sociaux, politiques ou économiques.

A cet égard, la seconde République, qui se met en place avec l'arrivée
au pouvoir de Juvénal Habyarimana en 1973, a pu faire illusion.
Au-delà du fait que le nouveau Président se veut le réconciliateur
national, le clivage ethnique semble gommé et laisse place à une
ancienne opposition régionale. L'organisation des troubles ethniques
suivant le coup d'Etat de 1973 masque mal la réalité des luttes
politiques entre Hutus du nord, vainqueurs, et Hutus du sud, dont
l'élite est décimée par le nouveau pouvoir. Dans un tel contexte,
l'instauration de quotas pour l'emploi des principales fonctions
administratives en 1974 est présentée par le Président comme la
reconnaissance des droits de la minorité et l'instrument d'ancrage
définitif de la démocratie. De même, la dégradation de la situation
économique, puis politique, dans la deuxième moitié des années 1980,
ne comporte pas de dimension ethnique, à tel point qu'un spécialiste
de la région peut écrire en 1989 que la question ethnique n'est plus à
l'ordre du jour. L'attaque lancée par le FPR le 1er octobre 1990, sur
laquelle se greffent les difficultés économiques, les revendications
politiques et le réveil de la société rwandaise, devait prouver -par
les réactions qu'elle devait susciter de la part du pouvoir de Kigali-
que l'ethnisme restait bel et bien une " ressource politique
dormante ", pour reprendre l'expression du professeur André Guichaoua,
sans que le régionalisme disparaisse pour autant.

D. LE POIDS MAJEUR DE L'ÉGLISE

" Depuis l'époque coloniale, l'Eglise catholique est une puissance au
Rwanda, une sorte d'Etat dans l'Etat " : ce constat formulé devant la
Mission par le Père Guy Theunis, membre de la société des
missionnaires d'Afrique et prêtre au Rwanda de 1971 à 1994, traduit le
rôle majeur de l'Eglise au Rwanda, aussi bien sur le plan politique
qu'économique ou social.

Il convient toutefois de ne pas réduire le panorama religieux du
Rwanda à la seule Église catholique, même si celle-ci est de très loin
la plus puissante et la plus influente. Lors du recensement de 1991 en
effet, sur les 90 % de Rwandais qui se sont déclarés chrétiens, une
proportion notable de 27 % environ s'est réclamée du protestantisme.
Parmi les 10 % restant se trouve une faible proportion de musulmans
(environ 1 %) et des animistes.

La puissance de l'Eglise dans le pays le plus christianisé d'Afrique
repose essentiellement sur les conditions historiques de
l'implantation des missionnaires.

1. Les facteurs d'explication de la puissance de l'Eglise au Rwanda

* En premier lieu, les missionnaires ont vu leur implantation
facilitée par l'étroit contact qu'ils ont d'emblée cherché à
établir avec les populations autochtones. Cette parfaite
connaissance du terrain est liée à la nature même de la Société
des Missionnaires d'Afrique, dite des Pères blancs, la première à
s'implanter au Rwanda. La doctrine et la stratégie d'implantation
des Pères blancs leur ont permis, en s'intégrant à la population
et en parlant sa langue, d'acquérir une très forte influence
sociale, économique, mais également politique.

En effet, la Société des Pères blancs, fondée à Alger en 1868 par
Monseigneur Lavigerie, archevêque d'Alger, préconise l'adaptation à
l'existence et à la mentalité des Africains, et non l'inverse, comme
l'illustrent les trois " commandements " du fondateur des Pères blancs
à ses missionnaires : " Vous parlerez la langue des gens ; vous
mangerez leur nourriture ; vous porterez leur habit ". L'adoption de
vêtements arabes blancs, à l'origine de l'appellation couramment
donnée à cette société, relève de cette intention. Ce point de
doctrine est fondamental pour comprendre le succès de l'implantation
des Pères blancs au Rwanda, entité politique et linguistique tout à
fait spécifique en Afrique, et même dans la région des Grands Lacs.

D'autre part, alors que les sociétés missionnaires plus anciennes
étaient établies dans les pays côtiers, les Pères blancs, prenant leur
essor à l'époque des dernières grandes explorations (à partir de
1878), pénétrèrent jusqu'au centre de l'Afrique, resté jusqu'alors à
l'écart de toute oeuvre missionnaire.

* Cette parfaite connaissance du pays et de sa langue a pu être
d'autant mieux mise à profit que la présence de la tutelle
allemande ne s'est guère fait sentir sur le terrain, celle-ci
privilégiant un mode de gestion indirect qui reposait
essentiellement sur les structures politiques et sociales
autochtones. Il faut en outre souligner que, si les missionnaires
catholiques ont été faiblement " concurrencés " par le pouvoir
colonial, ils ne l'ont pas davantage été par d'autres confessions.
L'Eglise protestante, qui s'intéressait peu au Rwanda (deux
missions créées par l'Eglise évangélique à la veille de la
première guerre mondiale contre onze missions catholiques) ne fut
de toute façon pas autorisée à poursuivre ses activités par la
nouvelle tutelle belge.
* La colonisation belge représente le facteur déterminant de
l'enracinement et du développement de l'Eglise catholique.
Monarchie catholique, la Belgique favorisa considérablement le
rôle des missionnaires et de l'Eglise.

Cette attitude de la tutelle joua un rôle majeur dans l'évolution de
l'attitude des populations vis-à-vis de l'Eglise. Comprenant que la
conversion constituait un point de passage obligé pour conserver ses
positions dominantes, l'élite tutsie se rallia au catholicisme, alors
qu'elle était jusqu'aux années trente assez réticente à abandonner ses
pratiques religieuses traditionnelles. A cette réticence s'ajoutait en
outre une méfiance vis-à-vis de l'Eglise catholique, liée aux débuts
de l'implantation des missionnaires. En effet, malgré le souhait des
Pères blancs d'évangéliser l'élite sociale avant le reste de la
population, conformément à la doctrine de la Société, l'Eglise du
Rwanda était, au début du siècle, une Eglise de pauvres, considérée
avec méfiance par l'aristocratie. En outre, beaucoup de chefs hutus,
qui éprouvaient de la réticence à se soumettre au Mwami, virent dans
le rapprochement avec l'Eglise un moyen d'échapper à l'autorité
royale, ce qui ne fit que renforcer les préventions de l'élite tutsie
à l'égard des missionnaires.

L'évolution de l'élite tutsie au début des années 1930 ainsi que la
destitution du roi Musinga en 1931, au profit de Mutara Rudahigwa,
premier roi chrétien, modifia cette situation et se traduisit par une
vague de conversions restée dans les mémoires sous le nom de
" Tornade ". La consécration du Rwanda au Christ-Roi en 1946
traduisait la nouvelle donne des relations entre l'Eglise et les
élites rwandaises.

2. Une Eglise d'Etat

A la fin des années trente, la conjonction de la politique belge,
favorisant une plus grande influence des Tutsis au sein des élites
politiques, de la conversion de ces mêmes élites et de l'attitude de
l'institution ecclésiastique qui privilégiait elle aussi cette élite
tutsie conduisirent à une imbrication très étroite de l'Eglise et de
l'Etat, à tel point qu'il n'est pas excessif de parler, à l'instar de
Mme Claudine Vidal, d'une Eglise d'Etat().

A la lumière de l'analyse qui précède, il convient toutefois de
s'interroger sur la réalité de la conversion des Rwandais à l'époque.
A ce sujet, le même auteur estime qu'en dépit de véritables mouvements
de conversion dans le premier quart du XXème siècle et de
l'évangélisation des enfants scolarisés, " la masse paysanne n'adhère
qu'en apparence à la foi catholique ", malgré le dénigrement des
pratiques rituelles autochtones(). Dans les années récentes, la
persistance des cultes traditionnels est d'ailleurs vraisemblable.
Ainsi, la divergence d'estimation entre les données fournies par
l'Annuaire ecclésiastique en 1973 et l'enquête démographique effectuée
à cette même date, concernant le nombre de musulmans au Rwanda (0,6 %
de la population selon la première source contre 8,5 % pour la
seconde) a pu être expliquée par le fait qu'un nombre important
d'animistes n'osant affirmer leur appartenance à la religion
traditionnelle et ne pouvant se faire recenser comme catholiques du
fait de la tenue très précise des registres paroissiaux a peut-être
préféré se réclamer de l'islam.

Il est surprenant de constater que les évolutions politiques majeures
du Rwanda dans les années 1950 et 1960 n'ont pas remis en cause le
statut de l'Eglise catholique. En réalité, le paradoxe n'est
qu'apparent et s'explique par le fait que l'Eglise catholique a connu
une évolution parallèle à celle de la société rwandaise. L'émergence
d'une élite hutue, formée dans les séminaires catholiques, qui remet
en question la prééminence de la branche européenne de l'Eglise, est
contemporaine d'une évolution sociologique de la hiérarchie catholique
européenne, qui voit arriver dans ses rangs de plus en plus de prêtres
ou de frères flamands, d'origine modeste, influencés par la doctrine
sociale de l'Eglise apparue dans les années 1930.

Cette évolution se fit très rapidement. En 1950, un Père blanc peut
encore écrire, dans un ouvrage qui reprend la vulgate
pseudo-scientifique développée à partir de la fin du XIXème siècle,
" aujourd'hui, le Rwanda ne songe plus à mettre en cause la légitimité
du pouvoir des nobles ; d'autant que des essais pour les évincer en
les remplaçant par des chefs de la race des Bahutu ont conduit à
d'humiliants échecs "(). Bien que ressortant de cette même grille
d'analyse raciale, le mandement de Carême prononcé seulement neuf
années plus tard par Monseigneur Perraudin marque l'évolution de la
position de la hiérarchie catholique en faveur de la " majorité
hutue ".

Sous les deux Républiques, l'Eglise catholique continue donc de jouer
un rôle essentiel, l'Eglise et l'Etat représentant les seules forces
organisées au sein de la société rwandaise. De même que l'encadrement
administratif et politique est puissant, de même, l'Eglise du Rwanda
présente un visage hiérarchique et administratif qui accentue encore
le caractère rigide de cette société. Cette alliance objective de
l'Etat et de l'Eglise se traduit notamment par l'existence
d'administrations dédoublées : par exemple, il existe un système de
formation professionnelle assurée par l'Etat et, parallèlement, un
circuit de formation interne à l'Eglise. De manière similaire,
l'Eglise a utilisé à son profit le système traditionnel de l'umuganda,
dévoyé par la colonisation, que les experts du Bureau international du
travail (BIT) assimilent à de véritables travaux forcés. Ainsi, de
même que chaque Rwandais devait à l'Etat une demi-journée de travaux
communaux, sous peine de sanctions, de même l'Eglise avait développé
un tel système au profit de ses oeuvres, sanctionnant les résistances
par des refus de sacrement.

Plus grave sans doute est le silence de l'Eglise, qui devint
progressivement une " Eglise du silence "(). Le Père Guy Theunis
reconnaît que " souvent, à cause de ce lien avec l'Etat, elle a eu
peur de se prononcer sur les questions essentielles de justice, de
paix, de développement. L'enseignement social de l'Eglise n'était pas
un élément essentiel de ses discours : ainsi, il était pratiquement
absent non seulement des cours de catéchèse aussi bien au catéchuménat
que dans l'enseignement primaire et secondaire, mais même au grand
séminaire de Nyakibanda "().

Il convient toutefois de ne pas généraliser à l'excès l'analyse,
l'Eglise rwandaise étant loin de se présenter comme un bloc uniforme.
S'il est certain que, dans leur grande majorité, la hiérarchie
catholique et le clergé de base adhéraient totalement à l'idéologie du
pouvoir, voire aux thèses extrémistes, il n'en faut pas moins garder à
l'esprit que l'Eglise rwandaise était traversée par les mêmes lignes
de fracture que la société dans son ensemble. Notamment, l'application
du clivage régional semble beaucoup plus pertinente que la dichotomie
clergé de base/hiérarchie, tout comme il est possible d'identifier au
sein du clergé des groupes aux intérêts divergents.

Le rôle joué par un prêtre comme André Sibomana fournit une excellente
illustration de cette distinction. Ce prêtre originaire du Sud du
Rwanda a développé un discours particulièrement critique à l'égard du
pouvoir en place, notamment par l'intermédiaire du journal catholique
Kinyamateka, créé en 1933, dont il devint le rédacteur en chef à
partir de 1988. Même dans la revue Dialogue, pourtant moins critique,
le J'accuse du Père Maindron en 1991 montrait à quel point l'Eglise ne
se présentait pas comme une institution monolithique. Dans la même
veine, la lettre du presbyterium de Kabgayi, coeur du Rwanda
catholique, écrite en décembre 1991, constitue un témoignage
extrêmement lucide de la situation de l'Eglise au Rwanda. " A première
vue, l'Eglise du Rwanda elle-même se présente comme une puissance à
cause de ses réalisations, que ce soit dans le domaine du
développement ou dans celui des oeuvres caritatives. Elle compte de
nombreux chrétiens et plusieurs communautés religieuses. Elle possède
d'immenses propriétés foncières. Elle est tellement puissante que
certains n'hésitent pas à la considérer comme un Etat dans l'Etat. ".
Et les rédacteurs de relever ensuite les défauts qui minent cette
apparente puissance :



- " elle ne s'est pas saisie à temps des problèmes que connaît le
pays ";

- elle ne s'est pas exprimée " par crainte de déplaire aux autorités
civiles " ;

- " ajoutons à cela les problèmes relatifs à la ségrégation ethnique,
régionale et sociale ", etc.

3. Une Eglise " en dehors du monde "()?

Premier propriétaire, premier employeur et premier investisseur après
l'Etat, l'Eglise représentait à la fin des années quatre-vingts une
puissance économique et sociale majeure au Rwanda, plus encore dans un
contexte économique particulièrement dégradé, qui se traduisit
notamment par une réduction des dépenses publiques civiles.

* Sur le plan social, la puissance de l'Eglise est visible dans le
paysage lui-même. " Les missions du Rwanda, surtout les plus
anciennes, comme les monastères du Moyen-Age, sont de véritables
villages où, autour de l'Eglise et du presbytère, se trouvent
écoles primaires et secondaires, centres de santé, catéchuménats,
foyers sociaux et centres de développement, ateliers, etc., tout
cela géré par les prêtres, les religieux et religieuses. "()

Dans ces conditions, il semble donc pour le moins paradoxal de parler
d'une " Eglise en dehors du monde ". En réalité, en dépit d'une
implantation très forte sur le terrain, l'Eglise pratique très peu le
dialogue interne. Le Père Guy Theunis rappelle ainsi que " ce manque
de dialogue frappait aussi la Conférence épiscopale elle-même : les
évêques ne s'entendant pas entre eux, rares étaient les décisions
communes ; rares étaient les prises de position claires. "() De même,
elle n'aborde que très marginalement et très frileusement les
problèmes sociaux. A cet égard, la lettre de la Conférence des évêques
catholiques du Rwanda datée du 28 février 1990, " Le Christ, notre
Unité " est révélatrice d'une Eglise dont l'alliance avec le pouvoir
limite les capacités d'analyse et de proposition. Si la hiérarchie
catholique reconnaît l'existence d'un problème ethnique -" il y a des
Rwandais qui rejettent ces enseignements et continuent à soutenir les
rivalités ethniques par toutes sortes de discours et de manoeuvres "-,
elle se limite à délivrer un satisfecit à la politique gouvernementale
en la matière en soulignant que " la politique de l'équilibre ethnique
sur les lieux de travail et dans les écoles est destinée à corriger
cette inégalité ". Dans cette mesure, le qualificatif d'Eglise " hors
du monde " n'apparaît pas totalement inapproprié.

E. UNE FORTE PRESSION DÉMOGRAPHIQUE ET FONCIÈRE

Le Rwanda est confronté à une croissance démographique très rapide et
à des difficultés économiques structurelles, qui ont atteint ces
dernières années des proportions extrêmes.

1. " Un monde plein au coeur de l'Afrique "()

Lapidaire, cette formule pose d'entrée de jeu le double problème de la
surpopulation et de l'enclavement du Rwanda. Sans qu'il soit question
de désigner la surpopulation comme cause directe des difficultés et
des crises politiques qui secouent le Rwanda de manière récurrente,
" il serait non moins absurde de méconnaître le rôle que jouent, dans
cette succession de crises, des phénomènes comme la densité de
peuplement, le niveau et l'évolution de la fécondité() ".

Les recensements de 1978 et 1991, ainsi que les enquêtes de fécondité
de 1970, 1983 et 1992 permettent de dégager un certain nombre de
données relativement précises sur l'évolution démographique.



STATISTIQUES DE BASE DU RWANDA()

Superficie

26 338 km2

Démographie

Population totale, 31 décembre 1993

7,9 millions

Population urbaine, 1989

426 000 (estimation)

Population de Kigali (capitale), 1988

300 000 (estimation)

Densité mi-1993

292 habitants/ km2

Taux d'accroissement naturel, 1991

3,1 %/an

Indice synthétique de fécondité, 1983

8,5 enfants/femme

Indice synthétique de fécondité, 1992

6,2 enfants/femme

Taux de mortalité infantile, 1992

85/1 000 naissances

Espérance de vie à la naissance, 1991

52,2 ans (estimation)

Sources : - Banque mondiale, rapport sur le développement dans le
monde - 1995 ; Le monde du travail dans une économie sans frontières,
1996

- Nations Unies, Rapport mondial sur le développement humain 1995,
Paris, Economie, 1995

- République rwandaise, Recensement général de la population et de
l'habitat du
15 août 1991, version provisoire non publiée, Kigali, Ministère du
Plan, 1993

- J.F. MAY, M. MUKAMANZI et M. VEKEMANS " Family planning in Rwanda :
Status & Prospect ", Studies in Family Planning, 21, 1, 1990, 20-32

Le Rwanda a entamé son processus de transition démographique pendant
la Seconde guerre mondiale, voire déjà dans les années 30, ce qui a
conduit, dans une première phase, à un recul du taux de mortalité. Le
rythme de baisse de celui-ci s'est d'ailleurs accéléré depuis, sans
que soit constatée parallèlement une diminution de la fécondité, bien
au contraire : l'indice synthétique de fécondité atteignait ainsi 8,5
en 1983, alors qu'il s'établissait en 1970 à 7,7. Faut-il déduire des
statistiques les plus récentes, qui font état d'une baisse de la
fécondité depuis la fin des années 80 (6,2 enfants par femme en 1992)
que le Rwanda a amorcé la dernière étape de sa transition
démographique ? Il faudrait disposer de données récentes pour répondre
à une telle question.




TAUX DE FÉCONDITÉ PAR ÂGE ET INDICE SYNTHÉTIQUE DE FÉCONDITÉ,
1970-1992

Age

1970
Enquête

1978
Recensement

1983
Enquête

1991
Recensement
(ajustement)

1992
Enquête

Taux de fécondité par âge (pour 1 000)

15-19

47

49

79

59

60

20-24

336

302

327

242

227

25-29

383

405

378

327

294

30-34

349

377

367

310

270

35-39

252

309

296

258

214

40-44

118

198

184

146

135

45-49

47

91

68

39

46

Indice synthétique de fécondité (enfants/femme)


7,7

8,7

8,5

6,9

6,2

Note : les résultats des enquêtes reflètent généralement une
situation antérieure de quelques années (3 ans pour celles de 1983
et 1992).

Sources : - République rwandaise, op. cit.

- ONAPO, Rwanda 1983 - Enquête nationale sur la fécondité

Vol. 1 : Analyse des résultats, Kigali, Office national de la
population, 1985

- B. BARRERE, J. SHOEMAKER, M. BARRERE, T. HABIYAKARE,

A. KABAGWIRA et M. NGENDAKUMANA, Enquête démographique et de
Santé, Rwanda 1992, Kigali - Calverton, MD, République rwandaise,
office
national de la population et Macro International Inc. 1994

Cette évolution divergente de la mortalité et de la fécondité a
conduit à une forte accélération du rythme d'accroissement naturel
estimé à 3,1 % par an en 1993, qui détermine un doublement de la
population tous les 23 ans, sachant que, de 1950 à 1993, la population
du Rwanda a été multipliée par 4.



UN ACCROISSEMENT NATUREL
TRÈS IMPORTANT

Année

Nombre d'habitants
(en millions)

1950

2,0

1970

3,7

1975

4,4

1978

4,8

1991

7,3

1993

7,9
Source : J. MAY, op. cit.

Très fort accroissement naturel, territoire exigu : les niveaux de
densité sont éloquents. Alors qu'on comptait 77 habitants au km2 en
1948, la densité atteint 188 habitants/km2 -250 habitants/km2
habitable- en 1978 ; elle s'établit, à la mi-1993, à
292 habitants/km2. Rapportée à la superficie agricole arable, la
densité atteint même 406 habitants/km2. C'est à Ruhondo, dans la
préfecture de Ruhengeri, que la densité est la plus élevée
(820 habitants/km2). Singulier en Afrique subsaharienne, où la densité
moyenne est de 23 habitants/km2, ce niveau de densité " n'a rien
d'exceptionnel par rapport à d'autres parties très peuplées du monde
tropical. Mais de presque toutes, le Rwanda diffère par sa nature de
montagne en position continentale (par opposition aux " îles à
sucre "), par la rareté des cultures irriguées de plaine (à l'opposé
des deltas rizicoles) et surtout par l'étonnante faiblesse de la vie
industrielle et urbaine... "().

Les facteurs de surpopulation sont nombreux. Tout d'abord, les
conditions climatiques et naturelles expliquent largement cette
tendance ; l'enclavement et le relief rwandais ont indéniablement joué
un rôle de bouclier dans l'histoire rwandaise protégeant notamment les
populations des épidémies et de l'esclavage ; plus encore, dans ce
dernier cas, le Rwanda a sans doute servi de refuge et a vu sa
population augmenter d'autant. Les causes de la surpopulation, et
notamment du haut niveau de fécondité, sont également d'ordre
économique ; dans un pays où l'agriculture occupe 93 % de la
population, la taille de la cellule familiale est considérée comme
déterminante pour assurer la survie de la famille. En outre, les
facteurs culturels jouent un rôle de première importance, la culture
traditionnelle rwandaise et les positions de l'Eglise catholique dans
un pays qui compte 62 % de catholiques s'étant mutuellement
renforcées.

Enfin, les réponses politiques à la pression démographique se sont
révélées insuffisantes et généralement trop tardives. La première eut
lieu sous la colonisation belge en 1955 : un programme d'émigration
fut élaboré dans le but de diriger la main d'oeuvre excédentaire vers
les plantations et les mines des pays voisins. La fermeture des
frontières consécutive aux indépendances mit fin à l'opération. Dans
les années 1960, les réponses portèrent également sur la variable
territoriale : après une politique de redistribution spatiale de la
population -les " paysannats "()- vite avortée, une action
d'" extensification " et d'intensification agricole fut menée à partir
de 1965, qui buta cependant sur la limite écologique.



L'UTILISATION DES SOLS : ÉVOLUTION 1970-1986

(en hectares)

Utilisation

1970

1980

1986 (a)

Pâturages

487 884

322 060

199 360

Boisements communaux

27 156

57 200

99 500

Jachères

200 000

154 000

123 000

Terres de cultures

527 660

710 400

826 500

Total

1 242 700

1 243 660

1 248 360

(a) L'enquête agricole de 1989 confirme en gros les résultats de
1986 ; mais elle fait apparaître 30 % de jachères en plus, et trois
quarts de pâturages en moins.

Sources : - MINAGRI, " enquête nationale agricole 1989 : production,
superficie, rendement, élevage et leur évolution 1984-1989 ",
publication DSA n° 22, Kigali, 1991.

- République rwandaise, " le Rwanda et le problème de ses réfugiés,
contexte historique, analyse et voies de solution ", Kigali,
Présidence de la République, Commission spéciale sur les problèmes des
émigrés rwandais, 1990.

C'est seulement en 1981 que l'on s'efforça de jouer sur la variable
démographique, avec le lancement d'un programme de planification
familiale fondé sur l'offre de services de contraception et assorti
d'un volet d'information, éducation et communication. Mise en oeuvre
très mollement -le programme ne commence véritablement qu'en 1987-
cette politique n'est, en elle-même, pas à la hauteur du problème. La
" politique nationale de population " promulguée en 1990 se révèle
tout aussi dénuée d'une véritable volonté politique. Aux facteurs
précités, il faut ajouter, pour expliquer ces échecs successifs,
l'incapacité des dirigeants rwandais à anticiper dans ce domaine. En
effet, loin d'émaner des acteurs rwandais, les politiques mises en
oeuvre ont, le plus souvent, été décidées sous la pression de
bailleurs de fonds étrangers (Banque mondiale, Nations Unies,
coopérations bilatérales américaine et allemande).

2. Une économie dépendante

C'est à la lumière des données économiques structurelles du Rwanda que
le problème de la surpopulation revêt toute son acuité. Pauvre en
ressources naturelles, le Rwanda a fondé son développement sur une
économie agricole extrêmement dépendante des fluctuations des cours
internationaux. Ces fragilités structurelles n'ont pas manqué
d'éclater au grand jour dans les années 80 et 90.



DONNÉES SOCIO-ÉCONOMIQUES

Produit national brut par habitant, 1993

210 $ US

Main d'oeuvre totale par secteur, 1990-1992 :

- Agriculture

90 %

- Industrie

2 %

- Secteur tertiaire

8 %

Taux d'analphabétisme, 1991, deux sexes

44 %

Calories journalières par personne, 1992

1 821

Sources : - Banque mondiale, op. cit., 1995

- Nations Unies, op. cit., 1995

L'économie rwandaise est centrée, d'une part, sur la trilogie vivrière
" sorgho-haricot-banane " et, d'autre part, sur deux cultures
d'exportation, le café et le thé, 5 % des terres seulement étant
consacrées aux cultures destinées à l'exportation. Quant au secteur
manufacturier, inexistant en 1962, il représentait en 1992 environ
16 % du produit intérieur brut (PIB).

Le café représente de loin le principal produit d'exportation,
puisqu'il compte pour 60 à 80 % des recettes d'exportation. Rendue
obligatoire dès 1927, la culture du café se propagea rapidement. Avec
la généralisation de la culture du café, la paysannerie du Rwanda
entra définitivement sous la tutelle de l'économie monétaire().

La croissance de la production fut constante jusqu'en 1986, année de
pic de la production, avec 42 000 tonnes de café exportées, qui
fournirent 82 % des recettes totales d'exportation. Héritage de la
période coloniale, cette dépendance de l'économie rwandaise à l'égard
de cette seule culture est restée peu sensible jusqu'aux années 1980.
Dans les années 1970 en effet, le Rwanda connaît une situation
économique et financière saine, qui se caractérise par un taux élevé
de croissance économique (5 % en moyenne), une stabilité financière,
ainsi qu'un taux d'inflation faible. Cette situation tient avant tout
au niveau élevé du prix du café et à une gestion publique très
prudente. Dans ce Rwanda, alors considéré comme " la Suisse de
l'Afrique ", l'illusion d'une réussite socio-économique est forte de
1976 à 1983.

Dans la deuxième moitié des années 1980, la conjoncture économique se
dégrade fortement. Couplé à une succession de difficultés internes
(sécheresse, excès d'eau, glissements de terrain, maladies des
plantes, bananes et haricots), ce retournement de conjoncture met en
lumière les fragilités structurelles du système de production
agricole, d'autant plus vivement ressenties que la production
industrielle est marginale, faute d'une compétitivité-coût suffisante,
de formation de la main-d'oeuvre et de matières premières.

Si la politique monétaire et budgétaire restrictive alors mise en
oeuvre par les responsables rwandais, à laquelle s'ajoutent des
mesures protectionnistes, réussit jusqu'en 1986, la chute importante
des cours internationaux du café (près de 50 %) à partir de 1987
entraîne le pays dans un cercle vicieux (perte des recettes
d'exportation, déficit budgétaire, augmentation du coût des
importations, dévaluation, etc.). Les quelque 700 000 producteurs de
café subissent de plein fouet ce retournement de conjoncture : alors
que le Gouvernement leur assurait un prix garanti de 125 francs
rwandais au kilogramme -ce qui, jusqu'en 1987, était inférieur au prix
du marché, d'où une rente de situation très confortable pour le
Gouvernement rwandais-, ce prix tombe à 115 francs par kilogramme,
dans un contexte de dévaluation monétaire.

Les producteurs rwandais répondent à cette conjoncture par une très
forte augmentation de la production entre 1989 et 1990, limitant leur
perte de revenu à 20 %. Beaucoup sont cependant contraints
d'abandonner la culture du café. Simultanément, les exportations de
thé enregistrent une forte croissance, passant de 9 % du total des
recettes d'exportation en 1986 à 30 % en 1992. Cependant, le thé ne
constitue pas une ressource alternative pour la population, sa culture
étant pratiquée dans des domaines appartenant tous, à l'exception d'un
seul, à l'Etat.

*

* *

Considérée globalement, la décennie 1980 voit le déclin dramatique de
l'économie rwandaise.

Tous les indicateurs en témoignent :

- la hausse annuelle moyenne du PIB durant cette décennie s'établit à
2,2 %, contre 4,7 % dans les années 1970 ;

- les exportations couvrent, en valeur, 30 % des importations ;

- la dette extérieure rwandaise passe de 189 millions de dollars en
1980 à 873 millions de dollars en 1992.

Les faiblesses structurelles du Rwanda en matière sociale apparaissent
alors au grand jour : 60 % des enfants scolarisés dans l'enseignement
primaire, 6 % dans le secondaire, une situation sanitaire sinistrée.
Le Rwanda figure notamment parmi les pays les plus touchés par le
SIDA, qui est la cause de 90 % des décès des femmes âgées de 15 à
49 ans en zone urbaine, qui compte 30 % de personnes séropositives.

Déjà très forte, la pression démographique au Rwanda devient donc
explosive à l'aube des années 1990, du fait d'un effet de ciseaux
entre la vitalité démographique du pays et sa capacité à intégrer le
surcroît de population. C'est dans un tel contexte que resurgit la
lancinante question des réfugiés.

III - La complexitÉ des relations interrÉgionales

A. Une cruelle tradition de massacres



" Les massacres de civils en grand nombre perpétrés pour des raisons
ethniques ou politiques ne sont pas une nouveauté au Rwanda "
. Tel était le constat que dressait dans l'introduction de son rapport
du 19 mai 1994, le Haut commissaire des Nations-Unies pour les droits
de l'homme, à la suite d'une mission au pays des mille collines. Il
ajoutait : " Toutefois, la violence qui s'est déchaînée au cours de
ces six dernières semaines dépasse de très loin tout ce que l'on a
connu auparavant "().

1. Le refus d'une fatalité

La tentation est grande lorsque l'on jette un regard sur l'histoire du
Rwanda, et plus généralement sur celle de la zone des Grands Lacs,
d'invoquer un déterminisme historique et " ethnique " qui voudrait,
qu'inexorablement, cette région connaisse des violences cycliques
dressant les uns contre les autres, les " longs " contre les
" courts ", les Tutsis contre les Hutus. Une telle lecture
présenterait l'avantage d'exonérer de toutes responsabilités les
puissances extérieures qui sont intervenues au cours de ce siècle, à
un titre ou à un autre, au Rwanda. Elle pourrait servir également
d'alibi à une inaction future de la communauté internationale face au
risque de résurgence de ces violences. Elle conduit tout naturellement
à privilégier une solution que tous les acteurs s'accordent à juger
irréalisable : la séparation des Hutus et des Tutsis dans deux pays
distincts. Pour les rapporteurs de la Mission, une telle lecture
apparaît comme faussée et doit être rejetée non seulement parce
qu'elle conduit moralement à accepter l'inacceptable, mais surtout
parce qu'elle est intellectuellement malhonnête.

M. André Guichaoua l'exprime très clairement : " les conflits
burundais et rwandais ne relèvent pas de la fatalité, d'une barbarie
spécifique aux hommes de cette région de l'Afrique. Ils sont
constitutifs de la mise en place des Etats indépendants et des formes
de pouvoir alors installées. Chaque crise précisément datée et
localisée (1959, 1973, 1994 au Rwanda, 1965, 1972, 1988, 1991, 1993 au
Burundi) peut très explicitement être analysée au travers de
stratégies d'acteurs politiques jouant délibérément des fantasmes et
des peurs collectifs pour mobiliser les peuples, surimposer les
identités ethniques à toutes autres formes d'appartenance et de
solidarité sociales. " (). Mme Alison Des Forges, consultante pour
Human Rights Watch, professeur d'histoire d'Afrique, a encore été plus
lapidaire devant la Mission dans son évocation du génocide de 1994 :
" Ce ne fut ni un orage, ni une tempête, ni le résultat de forces
historiques impersonnelles, mais le fruit d'une décision politique
prise par des hommes politiques qui voulaient garder le pouvoir".

Inversement, ce serait une tout aussi grande erreur que de faire du
génocide de 1994 un événement exceptionnel coupé de tout arrière-plan
historique. Ce génocide est certes un événement unique, par sa nature
et son ampleur, dans l'histoire du Rwanda. Force est cependant de
rappeler qu'il a été précédé d'événements que beaucoup des
interlocuteurs de la Mission ont qualifié de signes annonciateurs,
voire de répétitions. " Le génocide de 1994, estime M. Jean-Claude
Willame (), se trouve implicitement inscrit dans la révolution hutue
de 1959, dans les massacres de 1963, dans les flambées d'exclusion de
1973, et surtout dans les tueries sélectives qui accompagnent le début
de la guerre de 1990 ". C'est ainsi que le Colonel Ascension
Twagiramungu, Ministre de l'Intérieur et de la Sécurité publique au
Burundi, a évoqué au cours d'un entretien à Bujumbura, le génocide
rwandais de 1994 comme un " 1993 burundais amélioré ", faisant
allusion aux massacres qui ont suivi l'assassinat du Président
burundais Melchior Ndadaye.

2. La récurrence des massacres

Jusqu'à 1994, les différents épisodes de violence au Rwanda ne
faisaient l'objet que de peu d'analyses et encore moins de
médiatisation, ce qui explique sans doute que la logique génocidaire
qui les sous-tendait soit restée incomprise par la communauté
internationale. Un rappel des périodes les plus sanglantes emporte
cependant la conviction de l'existence d'une telle logique.

Quelque temps avant l'indépendance du Rwanda, du 1er au
12 novembre 1959, une flambée de violences, que l'histoire officielle
a retenu comme une révolte sociale des paysans hutus contre les
seigneurs féodaux tutsis, et au cours de laquelle plus de 2 000
habitations furent incendiées, fit environ 300 victimes. Ces massacres
ont continué durant toute la période de décolonisation (1959-1963) et
furent à l'origine d'un exode massif des Tutsis rwandais vers les pays
limitrophes, et plus particulièrement vers le sud de l'Ouganda. Ils
constituèrent les premiers réfugiés africains qui reçurent une aide du
HCR.

En décembre 1963, une suite d'attaques des exilés tutsis, à partir du
Burundi et de l'Ouganda, finalement contenues, fournit l'occasion pour
le pouvoir en place d'organiser une traque aux Tutsis de l'intérieur.
Un plan concerté de massacres est appliqué par les autorités locales,
bourgmestres et préfets, qui organisent des groupes d'autodéfense
agissant en véritables escadrons de la mort. La radio nationale
multiplie les messages de mise en garde contre " les terroristes
tutsis ", surnommés les " Inyenzi ", c'est-à-dire les " cafards " qui,
dit-on, " n'attaquent que la nuit " et " sont aidés par leurs
congénères " restés sur le territoire rwandais. Le nombre de victimes
est estimé à plus de 10 000 personnes. Beaucoup de témoignages de
cette époque évoquent les scènes que l'on retrouvera en 1994 : la même
violence populaire attisée par des rumeurs folles, les mêmes bons
chrétiens transformés en tueurs, la même suite d'atrocités :
mutilations, castrations, viols, enfants jetés vivants dans les
incendies...

Vers la fin de 1972, la tension renaît, à l'instigation du Président
Grégoire Kayibanda qui, de plus en plus menacé par les militaires et
les politiciens hutus du nord, s'efforce de recréer autour de lui
l'unanimité, en ayant recours au bouc émissaire tutsi. Le contexte
régional est favorable à une nouvelle explosion : au Burundi voisin
une terrible répression dirigée contre les Hutus a fait plus de
100 000 morts en 1972 ; le sentiment de peur et de haine contre les
Tutsis en est d'autant renforcé. A partir de la mi-février 1973, des
listes d'employés, de fonctionnaires, de cadres sont placardées et
incitent ceux qui y sont inscrits à " déguerpir ", d'où le nom de
" mouvements de déguerpissements " donné à cette période. Le nombre de
morts est difficile à chiffrer. La majeure partie de l'élite tutsie
prend le chemin de l'exil.

Le 5 juillet 1973, un coup d'Etat porte au pouvoir le Général-Major
Juvénal Habyarimana. Faisant allusion à la situation troublée qui
prévaut depuis février, le nouveau Président n'hésite pas à affirmer
qu'il a pris le pouvoir pour empêcher de nouveaux massacres : " Le
régime avait installé la division dans le pays. Au lieu de panser les
blessures, la première république avait choisi de diviser pour régner.
(...) La garde nationale est intervenue au moment où le pays allait
être précipité dans l'abîme. Elle vient de sauver la paix (...) pour
la prospérité de la nation tout entière. ".

L'échec de l'attaque armée du FPR lancée le 1er octobre 1990 déclenche
un nouveau cycle de violences. Cette période, qui dure jusqu'à janvier
1993 est, pour reprendre une expression de M. Gérard Prunier devant la
Mission, celle des " petits massacres entre amis ". Le maintien des
mentions " ethniques " sur les cartes d'identité, héritées de la
période coloniale, aide aux repérages quand les intéressés sont loin
de leur village. A nouveau, comme en 1963, on assiste à des
comportements de pillages et de meurtres orchestrés par les autorités
locales qui appellent la population à prévenir le danger représenté
par les " Inyenzi ". M. Jean-Claude Willame dresse la liste des
régions concernées () : le Mutara en octobre 1990; la région des
Bagogwe en janvier-février 1991, le Bugesera au printemps 1992 et le
nord-ouest du pays en janvier 1993.

M. Eric Gillet, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau
exécutif de la Fédération internationale des Ligues des Droits de
l'Homme, a souligné devant la Mission que " les massacres perpétrés
depuis 1990 étaient le produit d'une organisation qui impliquait de
plus en plus l'Etat rwandais lui-même ". A titre d'exemple, il fait
état " des mises en scène visant à faire croire à des attaques du FPR,
préalablement aux massacres des Bagogwe ou de Kigali ". Evoquant des
massacres à l'Est du pays, loin du théâtre de la guerre et en dehors
de la présence du FPR, il a souligné que " ces tueries avaient
nécessité un travail d'organisation et de subversion d'autant plus
important que les populations rwandaises extrêmement stables et
intégrées avaient, depuis longtemps, tissé des liens sociaux forts et
qu'il n'était pas facile d'obtenir leur participation ". Il a détaillé
les moyens mis en oeuvre lors des massacres du Bugesera de mars 1992
qui préfigurent le génocide de 1994 " puisqu'on y retrouve, quatre
mois avant son déclenchement, la désignation préalable des victimes,
la justification des meurtres, les attentats individuels, la
distribution de tracts, l'utilisation de la radio annonçant de fausses
menaces tutsies d'assassinat des Hutus ". M. Eric Gillet a également
souligné que sont intervenus dans ces massacres, comme en 1994, " les
représentants de l'administration territoriale (bourgmestres et
préfets), l'armée et la gendarmerie, mais aussi les milices
paramilitaires Interahamwe, issues des mouvements de jeunesse du MRND
et demeurées sous la tutelle de ce parti ".

Ce bref rappel historique montre que les massacres systématiques de
Tutsis au Rwanda sont en oeuvre bien avant les événements de 1994. Ce
pays n'est toutefois pas le seul Etat de la région des Grands Lacs a
être traversé par des vagues de violence. C'est le cas du Burundi qui
a connu lui aussi des massacres ethniques en 1965, en 1972, en 1988,
en 1991 et en 1993. C'est le cas du Zaïre où les tentatives de
sécession entraînent des répressions meurtrières. C'est le cas de
l'Ouganda où les régimes sanglants d'Idi Amin Dada (1971-1979) et de
Milton Obote (jusqu'en 1986) firent des dizaines de milliers de
victimes. Dans la suite du rapport, on reviendra sur les massacres au
Burundi et en Ouganda et on expliquera plus en détail les similitudes
et les différences avec ceux du Rwanda.

On ne peut que souscrire au jugement de M. André Guichaoua déjà cité,
selon lequel dans la région des Grands Lacs, " des logiques
génocidaires furent très tôt à l'oeuvre durant les trois décennies qui
ont suivi les indépendances " (). Cette logique génocidaire s'appuie
sur " des stratégies d'acteurs politiques jouant délibérément des
fantasmes et des peurs collectifs pour mobiliser les peuples,
surimposer les identités ethniques à toutes autres formes
d'appartenance et de solidarité sociales " (). En ce sens, " les
événements rwandais d'avril 1994 constituent le dénouement programmé
d'une crise politique méthodiquement portée à son paroxysme ".

3. La violence comme mode de production du politique

Deux traits importants doivent être soulignés qui devraient permettre
de mieux comprendre le génocide de 1994.

Le premier trait concerne le rôle fondamental joué par les autorités
locales dans la préparation et l'organisation des massacres. Evoquant
les cycles de violence qui ont jalonné l'histoire du Rwanda,
M. Jean-Claude Willame dresse le constat suivant : " Même si l'armée
est impliquée, elle n'est pas, comme dans beaucoup d'autres situations
africaines, l'acteur et l'auteur principal des massacres. C'est
surtout une administration locale proche de la population, qui joue un
rôle essentiel dans l'initiative des massacres. " ().

Le rapport de la Fédération internationale des droits de l'homme de
1973 consacré au Rwanda fournit une explication à cela : " Les
populations des campagnes étant en partie illettrées, et les agents de
l'administration territoriale étant en contact avec elle
quotidiennement, c'est eux qui disposent du pouvoir réel. La société
traditionnelle étant très structurée, le pouvoir s'exerce sans
difficulté. Il se manifeste par des injonctions, de simples
incitations, voire des suggestions... L'observation de l'échiquier
politique rwandais permet d'ailleurs de vérifier que l'administration
territoriale constitue pour tous les partis un enjeu fondamental. ".

Le deuxième trait significatif de cette période est la construction
d'une véritable culture de l'impunité. Les massacres de 1963 par
exemple ne donnèrent lieu qu'à quelques rares protestations
internationales de la part de Radio Vatican qui parla " du plus
terrible génocide depuis celui des juifs par Hitler " et de quelques
personnalités. Au Rwanda même, après avoir tout d'abord nié
l'existence de massacres, () le Gouvernement ne reconnut que quelques
bavures s'expliquant par la colère et la fureur du peuple contre les
fanatiques tutsis de l'intérieur aidés par les terroristes de
l'extérieur.

A partir de 1990, M. Jean-Pierre Chrétien l'a rappelé devant la
Mission, le climat de violence qui règne au Rwanda est dénoncé par
plusieurs acteurs : l'Eglise -bien que nombre de prêtres participent à
cette violence-, les partis d'opposition qui publient en 1992 un
manifeste intitulé " Halte aux massacres des innocents " et la presse,
notamment française. M. Jean-Pierre Chrétien lui même évoquait à cette
époque " un dévoiement tragique vers un génocide ". Mais ces
dénonciations furent sans résultat. Un Tutsi réfugié en France a
caricaturé le climat de cette période où " il était, a-t-il confié au
rapporteur Pierre Brana, plus risqué de voler un poulet que de tuer un
Tutsi ". Ce jugement est révélateur d'un état d'esprit.

Ce qu'enseigne in fine l'étude de cet arrière-plan historique plein de
fureur et de violence, c'est, pour reprendre une analyse de
M. Jean-Claude Willame, que " la violence politique est bel et bien un
mode de production du politique à certaines époques de l'histoire
contemporaine du Rwanda : elle intervient aux moments où la couche
dirigeante sent sa cohésion menacée soit par une intrusion extérieure
-c'est alors que les violences prennent des formes génocidaires-, soit
par ses propres conflits internes " ()

M. André Guichaoua a montré que le clivage " ethnique " constitue la
référence fondatrice du régime rwandais. Ce clivage " remplit une
fonction centrale et nécessaire dans la sphère politique. (...) La
justification ethnique et l'argumentaire qui l'accompagne ne
s'expliquent donc pas, comme au Burundi, par une dérive
institutionnelle ou des régressions sanglantes dues à l'exacerbation
ponctuelle des peurs et des passions, mais constituent une dimension
constitutive fondamentale de l'organisation de l'Etat et du champ
politique rwandais tels qu'ils ont été hérités de la période
coloniale ".

B. Réfugiés et déplacés.



" Question complexe et mal traitée " (), la question des réfugiés est
au coeur des problèmes qui agitent le Rwanda depuis l'indépendance.
Elle jette en effet une lumière crue sur les tensions politiques et
sociales internes au Rwanda, dont elle constitue à la fois la
résultante et le révélateur, voire un moteur. Elle a notamment fait
apparaître la faiblesse structurelle d'une économie agricole inadaptée
aux dynamiques démographiques, l'incapacité du régime à construire une
société fluide et son refus de procéder à un partage des richesses et
du pouvoir, tout comme elle a été le miroir et le résultat de
l'instrumentalisation des problèmes ethniques à des fins politiques.

1. Panorama de la population réfugiée

a) La mobilité dans la région des Grands Lacs

La problématique de la mobilité dans les Grands Lacs, région dans
laquelle la fluidité des populations rurales est une nécessité et
représente " une des contraintes majeures auxquelles la région (...)
est confrontée " () a été profondément renouvelée lors de l'accession
à l'indépendance des pays de la région.

Durant la période coloniale, la mobilité forcée prit deux visages :
les " paysannats " et l'émigration vers les colonies anglaises.
L'objectif de la politique de " paysannats " était de développer une
paysannerie moderne, dont l'activité devait être essentiellement
tournée vers les cultures d'exportation. A cette fin, la tutelle belge
organisa des transferts de populations du Rwanda ou du Burundi vers
les régions peu peuplées. Ainsi, au Kivu par exemple, où plus de
150 000 hectares furent accordés aux Banyarwanda dans les années 1950,
" les 28 000 familles loties initialement atteignaient le chiffre de
40 000 environ, soit quelque 200 000 habitants transplantés ou
natifs " (1) lors de l'accession à l'indépendance. Quant à
l'émigration vers les colonies anglaises, elle fut largement provoquée
par la misère et par la fuite devant le travail forcé imposé par la
tutelle. Au total, on estime entre 600 et 700 000 le nombre de
Rwandais installés en Ouganda, au Congo et au Tanganyika au début des
années 60.

Ce rappel historique, outre qu'il permet de donner une idée de la
difficulté postérieure à évaluer le nombre de réfugiés qui quittent
par vagues le Rwanda après 1959, met en valeur la charge affective
liée à ces mouvements de population. En effet, les souvenirs de la
mobilité forcée durant la période coloniale sont demeurés vivaces dans
l'esprit des Rwandais et renforcent les réfugiés dans leur refus
d'accepter le statu quo.

La naissance des frontières lors de l'accession à l'indépendance
renouvelle la problématique de la mobilité forcée. Les massacres
précédemment évoqués provoquent la fuite par vagues successives de
nombreux Rwandais, hutus et tutsis, puis exclusivement tutsis, au
travers du pays ou à l'extérieur des frontières. Ces exodes font suite
aux événements rapportés ci-dessus : la guerre civile de 1959-1960,
les premières tentatives armées de retour des exilés en 1963, les
troubles répétés et plus ou moins localisés dans certaines préfectures
en 1973. Au total, des centaines de milliers de personnes viennent
grossir les rangs des réfugiés en Ouganda, au Burundi, en Tanzanie ou
au Zaïre, sans oublier celles qui rejoignent les communautés
rwandaises exilées dans d'autres pays d'Afrique (Kenya, Afrique de
l'Ouest), en Europe (en Belgique surtout) et en Amérique du Nord.

b) La guerre des nombres

A combien faut-il estimer le nombre de réfugiés à la fin des
années 80 ? En apparence anodine, cette question devient, dans le
contexte régional et national rwandais, une question politique, la
réponse conditionnant la nature de la solution susceptible d'être
apportée au problème. M. André Guichaoua va jusqu'à parler de " guerre
des chiffres ", M. Gérard Prunier, dont les hypothèses sont
identiques, soulignant combien " ces chiffres sont un splendide
terrain d'affrontement politique et de propagande " (). Cette
incertitude sur les chiffres est aussi une illustration de la
méconnaissance et de l'indifférence internationale à l'égard du
problème des réfugiés rwandais.

En 1964, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et
la Croix-Rouge internationale dénombrent 336 000 réfugiés dans les
camps placés sous leur contrôle, soit 200 000 au Burundi, 78 000 en
Ouganda, 36 000 en Tanzanie et 22 000 au Zaïre. Ces chiffres ont été
repris par les gouvernements dans les documents officiels.

L'évaluation du nombre de réfugiés à la fin des années 1980 repose
quant à elle sur des reconstitutions. Trois hypothèses sont
généralement émises. La première, qui estime à 2 000 000 le nombre de
réfugiés rwandais à la fin des années 1980, est, à l'évidence, peu
réaliste, incluant des populations banyarwanda qui n'ont jamais eu la
nationalité rwandaise. Défendue par les exilés tutsis, cette
estimation sert également à alimenter l'argumentation des autorités
rwandaises à la fin des années 1980 selon laquelle il n'est pas
possible pour un aussi petit pays que le Rwanda d'accueillir une telle
masse de population en sus. La deuxième hypothèse trouve sa source
dans les recensements effectués par le Haut commissariat des Nations
Unies aux réfugiés qui fait état dans ses documents de
300 000 réfugiés en 1990, chiffre retenu par les autorités rwandaises
de l'époque qui le considèrent comme la limite haute du nombre de
personnes susceptibles de bénéficier du " droit au retour ". Cette
hypothèse sous-estimerait cependant considérablement les effectifs
réels des migrants politiques originaires du Rwanda () .
La dernière hypothèse, retenue par les spécialistes mais rejetée par
les autorités rwandaises de l'époque, fait état de quelque 600 000 à
700 000 réfugiés à l'aube des années 1990 ; elle est bâtie à partir de
l'application, aux réfugiés dénombrés dans les années 1960, d'un taux
de croissance similaire à celui de la population rwandaise.

c) Une communauté diversifiée

Présentés dans un premier temps par le pouvoir rwandais comme un bloc
uniforme de monarchistes refusant la République, les réfugiés forment
dans la réalité une masse beaucoup plus diversifiée. " Beaucoup
d'entre eux, comme le souligne M. Jean-Claude Willame, se sont souvent
accommodés de leur exil en s'insérant dans le pays d'accueil, tout en
entretenant le mythe du retour aux collines de leurs ancêtres " ().

Le contexte des années soixante était favorable à cette intégration
qui était d'autant plus facilitée que l'élite tutsie comptait en son
sein des cadres relativement bien formés. Au fil des années toutefois,
les différences sociales s'accentuèrent. Selon M. Gérard Prunier,
" Être " réfugié rwandais " pouvait signifier survivre misérablement
dans la précarité d'un camp en Ouganda occidental ou gagner sa vie
comme journaliste en Suisse, cultiver la terre au Zaïre, faire des
affaires à Bujumbura ou encore être travailleur social à New
York " (). S'agissant par exemple des réfugiés du Kivu, M. Henri
Rethoré, Ambassadeur de France au Zaïre de 1989 à 1992, a souligné
lors de son audition devant la Mission la bonne intégration des
réfugiés rwandais au Zaïre : " Ces réfugiés vivaient en effet fort
bien au Zaïre où ils possédaient des plantations, des élevages, des
boucheries, des abattoirs, et étaient bien intégrés ".

Quant aux réfugiés tutsis rwandais d'Ouganda, ils se sont massivement
engagés aux côtés de la National Resistance Army de Yoweri Museveni
dans sa lutte contre le régime de Milton Obote. Leurs représentants au
sein de cette armée ont fini par y occuper des postes clefs, notamment
dans l'état-major et les services de renseignement.

2. Une intégration devenue impossible

Longtemps, la question des réfugiés rwandais a été traitée uniquement
en termes humanitaires, situation amplifiée par le fait que les
réfugiés eux-mêmes, après des tentatives infructueuses de retour au
pays par la force au début des années 1960, privilégièrent à partir de
cette date, comme cela a été rappelé, leur intégration
socio-économique dans leur pays d'accueil. C'est aussi la période
pendant laquelle se forgent en leur sein une forte solidarité et une
conscience collective.

Le début des années 1980 marqua cependant le réveil de la diaspora
rwandaise, notamment du fait de la dégradation de la situation des
réfugiés dans leurs différents pays d'accueil.

a) La dégradation des conditions de vie des réfugiés

Au Zaïre, la loi de 1972 sur la nationalité, qui avait accordé à une
importante partie des réfugiés rwandais la citoyenneté zaïroise, est
révisée dans un sens plus restrictif par la loi du 29 juin 1981.
Désormais la qualité de Zaïrois n'est reconnue qu'à ceux qui peuvent
prouver que, dans leur lignée, " un des ascendants a été ou est membre
d'une des tribus établies sur le territoire de la République du Zaïre
dans ses limites du 1er août 1885 ".

En Ouganda, l'expulsion des Banyarwanda décidée par le Président
Milton Obote en octobre 1982 dans l'espoir de priver son rival
M. Yoweri Museveni d'une partie de ses appuis renforce encore le
sentiment d'insécurité et de précarité des réfugiés d'origine
rwandaise. Rejetés par les deux pays qui refusent de les reconnaître
comme citoyens, 80 000 personnes se retrouvent dans un " no man's
land " entre l'Ouganda et le Rwanda. L'arrivée au pouvoir de M. Yoweri
Museveni en janvier 1986, grâce notamment, à l'aide apportée par les
réfugiés rwandais tutsis, met fin aux persécutions dirigées contre
eux. Mais leurs succès dans l'armée, dans l'administration et dans les
affaires éveillent très vite la jalousie des Ougandais contre ce
qu'ils appellent de plus en plus fréquemment " la mafia tutsie ". Le
Président Yoweri Museveni lui-même est l'objet de nombreuses critiques
selon lesquelles il serait manipulé par la minorité tutsie rwandaise,
ce qui le contraint à prendre publiquement quelques distances avec
elle.



" C'est alors "
, a expliqué à la Mission M. François Descoueyte, Ambassadeur de
France en Ouganda de 1993 à 1997, " que les Rwandais tutsis qui
estimaient avoir droit à la reconnaissance des populations ougandaises
pour la part qu'ils avaient prise à la lutte de libération,
comprennent avec amertume, -cela se voit très bien dans les nombreux
propos, interviews donnés par Paul Kagame ultérieurement-, qu'ils ne
seront jamais chez eux en Ouganda. "

b) Le retour du militantisme

C'est vers cette même période que les réfugiés rwandais commencent à
se structurer en associations, souvent présentées comme d'intérêt
culturel afin de ne pas tomber sous la législation du pays d'accueil
mais qui, de fait, sont de caractère politique. Ces associations sont
utilisées par les réfugiés comme relais pour dénoncer les atteintes
aux droits de l'homme commis par le Gouvernement de M. Juvénal
Habyarimana et faire reconnaître par la communauté internationale leur
droit au retour. Le Congrès des réfugiés rwandais organisé à
Washington en août 1988 est une bonne illustration de ce nouveau
contexte et de ces revendications.

3. Les réponses apportées au problème des réfugiés

Le constat dressé par M. André Guichaoua est sévère mais juste :
" Pendant trente ans, le problème que pose l'existence de centaines de
milliers de réfugiés dans les pays voisins et dans les pays
occidentaux ne sera jamais sérieusement abordé ".

a) Les refus du pouvoir rwandais

L'analyse de l'attitude des autorités rwandaises à l'égard du problème
des réfugiés est rendue d'autant plus difficile qu'il faut faire la
part entre opinions sincères et manipulations tactiques, entre les
discours d'ouverture destinés aux enceintes internationales et les
incitations à la haine à l'attention des nationaux.

Il faut attendre le début des années 80 pour connaître les premières
prises de position publiques du Président Juvénal Habyarimana. Le
discours tenu a le mérite de la clarté : les contraintes
démographiques et économiques du Rwanda sont incompatibles avec le
retour des réfugiés, qui doivent donc s'installer où ils sont. Ce
discours est très clairement appliqué lorsque le Rwanda bloque à la
frontière ougandaise, en 1982, les réfugiés expulsés par le régime du
Président Milton Obote.

Au fil des années, le lien indissociable entre le sort du Rwanda et
celui de sa diaspora devenant pourtant flagrant, les autorités
rwandaises abordent à nouveau le sujet, sans résultat tangible
toutefois.

Ainsi, le 26 juillet 1986, le comité central du MRND accepte le
principe du droit au retour des réfugiés tout en l'assortissant de
conditions de ressources et envisage la délivrance de laissez-passer
d'entrée au Rwanda pour des visites ponctuelles. Mais le contexte,
marqué par la dégradation de la situation au Burundi et au Kivu,
empêchera toute concrétisation de ces propositions, d'autant que, face
à ces initiatives, la réaction des réfugiés est mitigée, quand elle
n'est pas hostile. Ceux-ci ont alors le sentiment que même les
organisations humanitaires se sont ralliées à la solution, présentée
comme la plus réaliste, de l'intégration définitive des réfugiés dans
les pays d'accueil.

L'extrême fin des années 1980 semble marquer un infléchissement des
positions rwandaises, dont il est difficile de mesurer le caractère
sincère ou tactique. M. José Kagabo, maître de conférence à l'Ecole
des hautes études en sciences sociales, l'a interprété devant la
Mission comme une tentative de diviser l'élite tutsie.

Le poids de la dimension régionale ne doit toutefois pas être négligé.
A coup sûr, le retour d'une situation politique stable en Ouganda en
1986 après la chute de Milton Obote et la dictature d'Amin Dada ne
joue pas en faveur du Rwanda : l'Ouganda entre alors dans un schéma
politique dont l'objectif est la consolidation de l'unité nationale,
ce qui passe notamment par le retour de ses propres réfugiés. D'une
autre manière, mais avec des effets similaires, la volonté de dépasser
le clivage ethnique au Burundi après août 1988, marginalise, en les
soulignant, les problèmes rwandais.

" Ainsi en 1990, alors que la question des réfugiés était quasiment
réglée en Ouganda, connaissait des ouvertures décisives au Burundi ou
potentielles au Zaïre, les quelque 600 000 réfugiés rwandais
apparaissent comme des laissés-pour-compte, exaspérés par des années
de médiation infructueuse de la part des organisations humanitaires
auprès des autorités rwandaises et de plus en plus fréquemment en
butte dans leur pays d'accueil à des courants xénophobes. En fait, de
manière structurelle, la position du Gouvernement rwandais était
délicate car il ne pouvait être en mauvais termes en même temps avec
ses deux grands voisins, ni mécontenter durablement l'un et l'autre
qui disposaient, avec les centaines de milliers de Banyarwanda qu'ils
hébergeaient, d'un moyen de pression redoutable " ().

Concrètement, en février 1988, un Comité interministériel
rwando-ougandais pour les réfugiés est saisi du problème. Lors du
déplacement des rapporteurs de la Mission en Ouganda, leurs
interlocuteurs se sont montrés très prolixes sur les efforts déployés
par l'Ouganda en faveur du règlement du problème des réfugiés. Le
Président Yoweri Museveni s'est impliqué personnellement dans la
recherche d'une solution en tentant de convaincre le Président Juvénal
Habyarimana qu'il y allait de son propre intérêt. " Nous disions aux
Rwandais ", s'est souvenu devant les rapporteurs M. Kahinda Otafiire,
l'actuel Secrétaire d'Etat ougandais aux collectivités locales, " que
nous pouvions certes désarmer les réfugiés tutsis mais que nous ne
pouvions leur retirer ni leur habileté ni leur intelligence du
combat ".

Un arrêté du 9 février 1989 du Président Juvénal Habyarimana a créé
une Commission spéciale sur les problèmes des émigrés rwandais (le
terme d'émigrés que les réfugiés refusent est ainsi maintenu). Le
choix des membres de cette Commission illustre toutefois les limites
de la démocratisation envisagée puisqu'on y retrouve beaucoup de ceux
qui, en 1994 seront des acteurs du génocide, notamment pour ne citer
que les deux noms les plus connus M. Ferdinand Nahimana et le Colonel
Theoneste Bagosora. Il n'est donc pas étonnant pour M. José Kagabo que
les représentants rwandais campent sur la politique antérieurement
définie à l'égard des réfugiés : rapatriement volontaire et individuel
de ceux qui ont les moyens pécuniaires de rentrer et naturalisation
des autres dans les pays d'accueil.

Au total, les résultats de cette politique sont extrêmement ténus : en
novembre 1989, M. Casimir Bizimungu, Ministre des Affaires étrangères
et Président de la Commission spéciale, ne peut avancer que 300 cas de
retours négociés individuellement depuis 1986.

b) L'implication tardive et insuffisante de la communauté
internationale

Après l'attaque du FPR en octobre 1990, la question des réfugiés
devient d'une actualité brûlante. Lors de la réunion de Mwanza qui se
tient le 17 octobre 1990 sous l'égide de médiateurs belges et
tanzaniens, les Présidents rwandais et ougandais acceptent le principe
d'une conférence régionale sur le problème des réfugiés, à
l'instigation du HCR et de l'OUA. Cette conférence a lieu à Dar
Es-Salam, le 19 février 1991, et débouche sur une déclaration commune
au terme de laquelle le Gouvernement rwandais s'engage à offrir à
chaque réfugié le choix entre une des trois solutions suivantes : le
retour au Rwanda, l'intégration par naturalisation dans le pays
d'accueil, l'établissement dans le pays d'accueil avec maintien de la
nationalité rwandaise.

Dès lors, comme le constate M. André Guichaoua, " le cadre étant fixé
et bénéficiant de la plus large caution internationale, tout réside
dans son application et la bonne volonté effective des autorités
rwandaises habituellement résumée sur place par le proverbe :
Kwikiriza ntibibuza uwanga kwanga, c'est à dire : le fait d'accepter
n'empêche pas celui qui veut refuser de refuser " ().

Un " Plan d'actions pour une solution durable du problème des réfugiés
rwandais " est mis au point par le HCR et l'OUA : il fixe un cadre de
travail, des objectifs et des tâches parfaitement identifiés.
Toutefois, c'est en premier lieu au Gouvernement rwandais qu'il
appartient de réunir sur chaque site retenu les conditions d'une
insertion satisfaisante à la fois pour les populations locales et les
nouveaux arrivants. Or, constate M. André Guichaoua, " la question des
réfugiés est très largement considérée comme une cause " imposée de
l'étranger par des étrangers " (mêlant ainsi le FPR, " instrument de
l'Ouganda ", aux récents défenseurs de la démocratisation " au profit
des minorités " qui dosent désormais leurs soutiens et aides), et
c'est avec une totale bonne conscience que la majorité des officiels
rwandais tout comme le menu peuple estiment que la prise en charge du
retour des réfugiés relève de l'entière responsabilité des aides
étrangères " ().

Ce constat est corroboré par M. Bernard Lodiot, Ambassadeur de France
en Tanzanie de 1990 à 1992, qui a affirmé devant la Mission " qu'aucun
des pays n'avait les moyens financiers de contribuer à résoudre le
problème des réfugiés dans la région " et que c'est pour cette raison
que " la Tanzanie a constamment fait appel à l'Europe et, en
particulier, à la France, pour aider à résoudre ce problème " mais que
" les moyens financiers n'ont jamais suivi ".

Il est vrai également que l'évolution de la situation politique au
Rwanda, et notamment le retard pris par le processus électoral et les
campagnes anti-tutsis de certains médias, n'établit pas un climat de
confiance parmi les candidats potentiels au retour.

Comment expliquer le désintérêt de la communauté internationale à
l'égard de la question des réfugiés rwandais ? M. José Kagabo a mis en
avant devant la Mission quatre éléments d'explication : l'ignorance de
certaines réalités africaines, l'analyse exclusive de la situation en
termes de minorités/majorités, la propagande du pouvoir politique
rwandais, l'image d'Epinal véhiculée par les missionnaires d'un
Président chrétien représentant dignement et démocratiquement une
majorité laborieuse dans le pays le plus christianisé d'Afrique. Un
rapport international sur " l'évaluation conjointe de l'aide d'urgence
au Rwanda " publié en 1994 souligne de son côté qu'au début de 1990,
les pays occidentaux sont " préoccupés par d'autres événements en
Europe et par la désintégration de l'Union soviétique ".

Par rapport à ces enjeux, la situation de centaines de milliers de
réfugiés tutsis dans la région des Grands Lacs est de faible
importance pour la communauté internationale. C'est dans ce contexte
que le FPR, abandonnant la voie diplomatique, choisit l'option
militaire et, en l'absence des Présidents Juvénal Habyarimana et
Yoweri Museveni de leurs pays respectifs, envahit le nord-est du
Rwanda le 1er octobre 1990.

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© Assemblée nationale

Mission d'information sur le Rwanda

[INLINE]




RAPPORT D'INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l'article 145 du Règlement
PAR LA MISSION D'INFORMATION(1) DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE
NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES ET DE LA COMMISSION DES AFFAIRES
ÉTRANGÈRES, sur les opérations militaires menées par la France,
d'autres pays et l'ONU au Rwanda entre 1990 et 1994.

TOME I


SOMMAIRE

DEUXIEME PARTIE.- LES EVENEMENTS AU RWANDA DE 1990 A 1994

I.- LE CONTEXTE POLITIQUE INTERIEUR RWANDAIS

A. UNE DIFFICILE DEMOCRATISATION (1990-1992)

1. Un régime affaibli

2. La tentative de reprise en main

3. L'ouverture du régime

a) Les engagements du Président Juvénal Habyarimana

b) La question des cartes d'identité

c) La mise en place du pluripartisme et la nouvelle Constitution

4. La conquête du pouvoir par les nouveaux partis

a) Les nouveaux partis

b) La conquête du pouvoir

B. LE GOUVERNEMENT DE COALITION (AVRIL 1992-JUIN 1993)

1. Des conditions politiques difficiles

a) Le Gouvernement Nsengiyaremye

b) La multiplication des petits partis

c) La Coalition pour la Défense de la République (CDR)

2. L'inquiétante structuration de la violence politique

a) Les attentats terroristes

b) Les massacres du Bugesera

c) L'apparition des milices

3. L'action du Gouvernement Nsengiyarernye

a) Une politique résolue

b) Une opposition de plus en plus déterminée

(1) La résistance des administrations

(2) Le développement des violences

4. L'offensive du FPR et ses conséquences

a) L'offensive du 8février 1993

b) La stratégie du FPR

c) L'affaiblissement de la coalition FDC face au FPR et aux Hutus
intransigeants

5. La chute du Gouvernement Nsengiyaremye et le Gouvernement
d'Agathe UWILINGIYIMANA

a) La fin du Gouvernement Nsengiyaremye

b) Le Gouvernement UWILINGIYIAMNA et la signature des accords
d'Arusha

II.- L'OPÉRATION NOROÎT

A. LE DÉCLENCHEMENT DE L'OPÉRATION NOROÎT

1. L'offensive du FPR le 1 er octobre 1990

a) Présentation du FPR

b) Guerre civile ou attaque étrangère ?

c) La fausse attaque du 4 octobre 1990

2. Motifs et modalités de mise en oeuvre de l'opération Noroît

a) Missions et ordres d'opération du détachement Noroît

b) Organigramme des forces

c) Zones d'intervention des forces Noroît

d) Bilan d'activités du détachement Noroît

(1) Activités du détachement Noroît sous le commandement de
l'attaché de défense

(2) Activités du détachement Noroît sous le commandement du
commandant des opérations

3. Allégement et maintien du dispositif Noroît

a) Noroît, facteur d'apaisement ?

b) L'évacuation de Ruhengeri les 23 et 24 janvier 1991

B. LES AUTRES COMPOSANTES DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE

1 . L'envoi d'un conseiller auprès de l'Etat-major des forces
armées rwandaises

2. L'appréciation de la situation par les représentants de la
France sur place

a) Le Chef de la Mission d Assistance Militaire

b) L Ambassadeur

3. L'action diplomatique de la France

C. LES ANNÉES 1991-1992

1. Le renforcement de l'assistance technique : l'envoi d'un DAMI

a) L'origine de la décision

b) Le DAMI Panda

c) Le bilan d'activités du DAMI Panda

d) La création d'un DAMI Gendarmerie

2. La présence d'un conseiller auprès du Chef d'état-major rwandais

a) Les conseils donnés aux FAR

b) La lettre du ministère rwandais des Affaires étrangères

c) La nomination d'un adjoint opérationnel, conseiller du Chef
d'état-major de l'armée rwandaise

3. Le maintien et le renforcement du dispositif Noroît

a) Le maintien d'une compagnie Noroît en 1991

b) L'année 1992

D. L'ANNEE 1993

1. L'opération Volcan (10 février 1993)

2. L'opération Chimère (22 février-28 mars 1993)

3. Les missions du détachement Noroît

a) Les ordres d'opération

b) Le réaménagement de la présence militaire française en
application de l'accord de cessez-le-feu du 9 mars 1993

E. LES INTERROGATIONS

1. La présence française à la limite de l'engagement direct

a) L'engagement sur le terrain

b) Les contrôles d'identité

c) L'interrogation des prisonniers

2. Les livraisons d'armes

a) Les procédures applicables à l'exportation de matériels de
guerre

b) La livraison d'armes au Rwanda par la France de 1990 à 1994

(1) Les autorisations d'exportation de matériels de guerre (AEMG)

(2) Les cessions directes

c) La politique de la France de 1990 à 1994

III.- LE PROCESSUS D'ARUSHA

A. LA RECHERCHE D'UNE SOLUTION NEGOCIEE

1. Les étapes des négociations d'Arusha

2. Le rôle des pays de la sous-région

3. Le rôle de la France

a) Encourager les négociations entre le Gouvernement rwandais et le
FPR

b) Refuser toute solution militaire

c) Contribuer à l'évolution politique des parties en présence

4. Le rôle de l'OUA et de l'ONU

a) Les limites de l'action de l'OUA

b) Les premières implications de l'ONU

B. LA FRAGILITÉ DES ACCORDS D'ARUSHA

1. Le contenu des accords

2. Une solution fragile

3. Une communauté internationale sur le retrait

a) La MINUAR : un des acteurs majeurs du processus de paix

(1) Le rôle de la force internationale dans les accords dArusha

(2) Le mandat de la force

(3) Le déploiement de la force

b) Les raisons d'un échec

(1) La non implication de l'ONU aux accords dArusha

(2) L'appréciation du contexte politique

(3) L'insuffisance des moyens

(4) La conception du mandat: l'affaire du fax de Romeo Dallaire

4. L'assassinat du Président Melchior Ndadaye

C. UNE MISE EN OEUVRE DIFFICILE

1. Des échéances perpétuellement reportées

2. L'ambiguïté des acteurs

IV. - L'ATTENTAT DU 6 AVRIL 1994 CONTRE L'AVION DU PRÉSIDENT JUVÉNAL
HABYARIMANA

A. LE RAPPEL DES FAITS

B. LE BILAN DES THÈSES EN PRÉSENCE

1. La piste des extrémistes hutus "commanditaires" avec l'aide de
militaires ou mercenaires français " opérateurs "

a) Les motifs

b) Les faits

c) Les interrogations sur les conditions de réalisation de
l'attentat et la nature des " opérateurs "

(1) Les réserves formulées par les universitaires et les
journalistes

(2) L'hypothèse d'une intervention de militaires ou de mercenaires
français comme " opérateurs " de l'attentat

2. La piste burundaise

3. La piste de l'opposition démocratique ou des " hutus modérés "

4. La piste du FPR " commanditaire " avec l'aide de militaires
belges " opérateurs "

a) Les motifs et les éléments matériels en cause

b) La question de l'implication comme " opérateurs " de militaires
belges

C. LES ÉLÉMENTS NOUVEAUX COLLECTÉS PAR LA MISSION D'INFORMATION
PARLEMENTAIRE SUR LES PREUVES MATÉRIELLES ET L'ORIGINE DES MISSILES

1. L'origine des missiles

a) Le contenu des auditions

(1) Des missiles d'origine française ?

(2) Des missiles d'origine américaine ou ougandaise ?

(3) La question des missiles antiaériens détenus par les FAR

b) Les enseignements des documents mis à la disposition de la
Mission sur le type et l'origine des missiles

c) Les questions en suspens

2. L'absence d'enquêtes

a) L'impossibilité d'une enquête immédiate

b) L'absence d'enquêtes officielles

3. Les autres apports des travaux de la Mission

a) Les éléments en faveur de la thèse " attentat-FPR "

(1) Le souhait du FPR d'une victoire politique et militaire

(2) Les mouvements anticipés de troupes du FPR

b) Les éléments en faveur de la thèse " attentat hutu "

(1) L'évolution politique du Président Juvénal Habyarimana

(2) La présence d'extrémistes hutus dans. l'appareil

(3) Le désarroi des responsables hutus

4. Le bilan des thèses en présence, d'après la Mission
d'information

5. L'équipage français et les sociétés prestataires de service

a) L'absence de clarté des contrats

b) Quel était le statut de l'équipage ?

c) L'équipage faisait-il du renseignement ?

V. L'OPÉRATION AMARYLLIS

A. LES ORDRES D'OPÉRATION

1. Les objectifs

2. Les règles de comportement

B. LES ORDRES DE CONDUITE

1. L'ordre de conduite no 1

2. L'ordre de conduite no 2

3. L'ordre de conduite no 3

4. L'ordre de conduite no 4

C. LE DÉROULEMENT DE L'OPÉRATION

1. Les moyens mis en oeuvre

2. La chronologie des événements

3. Les enseignements

D. LES CRITIQUES

1. La nature de l'opération

2. Les personnes évacuées

VI. - LE GÉNOCIDE

A. DES MASSACRES AU GÉNOCIDE

1. La qualification de génocide

2. Le génocide rwandais

a) Le nombre des victimes

b) Des massacres constitutifs d'un génocide

c) L'existence de listes préétablies

d) Un génocide organisé

e) Un génocide prévisible ?

B.- LA REACTION INTERNATIONALE

1. La MINUAR et le début des massacres

a) Le constat d'une impuissance

b) Les actions de la MINUAR

2. Le désengagement du Conseil de sécurité lors du génocide

a) Les hésitations du Conseil de sécurité

b) L'attitude des membres du Conseil de sécurité

3. Le mot tabou

VII. - L'OPÉRATION TURQUOISE

A. LE CONTEXTE

1. La position de la France

2. La progression militaire du FPR

B. LE DECLENCHEMENT DE L'OPERATION TURQUOISE

1. Les données du problème

2. La Résolution 929

3. Les réactions

4. Les ordres d'opérations

5. Les objectifs

C. LE DEROULEMENT DE L'OPERATION TURQUOISE

1. Organigramme des forces

2. La réalisation d'opérations ponctuelles (première phase)

3. La création de la zone humanitaire sûre (deuxième phase)

4. L'extension à Goma de l'opération Turquoise (troisième phase)

5. Le désengagement des forces de Turquoise (quatrième phase)

D. LES CRITIQUES EXPRIMEES CONTRE L'OPERATION TURQUOISE: UNE OPERATION
MILITAIRE A VOCATION POLITIQUE OU A VOCATION HUMANITAIRE ?

1. Sur l'accusation d'avoir exfiltré les membres du Gouvernement
intérimaire

a) La France prend ses distances vis à vis du Gouvernement
intérimaire

b) Les autorités de Gisenyi tentent de rentrer en contact avec les
autorités françaises

c) Les autorités de Gisenyi cherchent refuge dans la zone
humanitaire sûre

2. Sur le désarmement des milices et des FAR dans la zone
humanitaire sûre

a) L'absence de désarmement systématique

(1) Désarmement des milices

(2) Désarmement des FAR

3. Sur l'interruption des émissions de la RTLM

4. Le cas de Bisesero



deuxième partie
LES événements au RWANDA DE 1990 à 1994

Une double rupture se produit dans la seconde moitié des années 1980 :
d'un côté, on assiste d'abord à une montée persistante de la
contestation, si bien qu'en dépit d'une réélection triomphale en
décembre 1988 (99,98 % de voix), l'image du Président Juvénal
Habyarimana s'érode peu à peu.

La conjonction entre l'évolution politique et les difficultés
économiques est frappante ; l'historien Gérard Prunier observe ainsi
que " la stabilité politique du régime suivit presque exactement la
courbe des prix du café et de l'étain "(). Il ne s'agit d'ailleurs pas
là d'une simple coïncidence : le même auteur fait ainsi valoir que
l'agriculture de subsistance paysanne, base de l'économie rwandaise,
n'offrant que peu de possibilité d'excédent direct, seules restaient
" pour l'élite du régime, (...) trois sources d'enrichissement : les
exportations de thé et de café, pendant peu de temps l'exportation
d'étain, et les ponctions sur l'aide internationale. Etant donné
qu'une bonne part des deux premières sources allait au fonctionnement
du Gouvernement, en 1988, la diminution des sources de revenus ne
laissait que la troisième comme recours viable "(). D'où une
exacerbation de la concurrence pour l'accès aux postes de
responsabilité au fur et à mesure que les ressources se tarissaient.

L'assassinat du Colonel Stanislas Mayuya en avril 1988 est
emblématique de ce raidissement des relations politiques et de la
montée en puissance de l'extrémisme hutu. Ce proche du Président
Juvénal Habyarimana, donné comme successeur potentiel, mettait en
effet en péril l'influence de " l'Akazu "(). " L'affaire Mayuya fut
l'étincelle qui mit le feu aux poudres et bientôt les divers clans se
déchaîneraient les uns contre les autres "().

Le deuxième signe d'érosion politique du régime, qui contribua à
dégrader l'image du Président Juvénal Habyarimana, fut la
multiplication des scandales politico-financiers, ressentie plus
vivement encore dans ce pays caractérisé par un puissant rigorisme
moral et ayant à affronter des épreuves très dures, comme la famine de
1988-1989. MM. Gérard Prunier() et André Guichaoua() évoquent
notamment le scandale du projet Gebeka, financé par la Banque
mondiale, qui permit aux plus hautes autorités de l'Etat de bénéficier
de la concession de vastes superficies de terre par l'intermédiaire
d'un projet de développement. Dans ce pays de paysans où le manque de
terres constitue un problème grave, un tel scandale ne put
qu'amplifier la désespérance de la population.

Au mois d'avril 1990, à l'occasion de la visite officielle à Paris du
Président Juvénal Habyarimana, la France confirme sa coopération dans
le domaine de la réorganisation de la gendarmerie rwandaise, et
accepte de remplacer la Caravelle présidentielle par un Falcon 50,
mais elle ne donne pas suite, en revanche, à la demande de
remplacement d'un Nord-Atlas ni à la demande de fourniture d'un
système d'armes antiaériennes. En 1990, la Mission militaire de
coopération à Kigali compte au total 18 officiers et sous-officiers.

L'année 1990 représente un tournant important dans l'histoire
politique contemporaine du Rwanda. Le poids des facteurs internes,
tant politiques qu'économiques, n'est pas à sous-estimer. Toutefois,
la cause essentielle de la rupture se situe dans l'évolution du
contexte international et dans la réorientation que constitue le
discours de La Baule, prononcé par le Président François Mitterrand en
juin 1990. L'appel à la démocratisation des pays africains en général
et au multipartisme en particulier prend tout son sens au Rwanda, où
les manifestations de contestation se multiplient depuis le début de
l'année.

Le Président Juvénal Habyarimana comprend alors qu'il n'échappera pas
à une évolution politique de son régime : ainsi, alors qu'en janvier
1989, il soulignait que tout changement politique ne pouvait se
concevoir qu'au sein du système du parti unique, son discours du
5 juillet 1990 marque l'acceptation du principe de séparation entre
l'Etat et le MRND, seul parti politique autorisé, et la reconnaissance
de la nécessité de réformes constitutionnelles, fondées sur
l'instauration du multipartisme. Les différents acteurs de la société
rwandaise maintiennent une pression soutenue sur le régime : le
1er septembre 1990, 33 intellectuels rwandais dénoncent, dans une
lettre ouverte, le système du parti unique ; quelques jours plus tard,
l'Eglise catholique, qui s'était déjà exprimée sur ce sujet dès le
mois d'avril, et plus particulièrement le clergé de base, exprime son
insatisfaction face au fonctionnement du régime à l'occasion de la
visite du Pape. Le procès contre l'abbé André Sibomana, rédacteur en
chef de la revue Kinyamateka, fournit une tribune supplémentaire aux
détracteurs du régime. " Sibomana utilise ce forum pour démontrer la
véracité des écrits incriminés, publiés entre juin et décembre 1989.
Sa défense devient un véritable réquisitoire contre le régime : perte
de confiance du peuple, inégalités dans l'accès au savoir et à
l'avoir, concentration foncière, intimidation et muselage de la
presse "(). André Sibomana et les trois autres journalistes de la
revue sont d'ailleurs acquittés le 26 septembre.

L'accélération des événements est très nette puisqu'une commission
nationale d'experts chargés d'établir une charte nationale établissant
le multipartisme est mise en place dès la fin septembre 1990.

Entendu par la Mission, le professeur José Kagabo a insisté sur
l'importance de cette année 1990 en soulignant notamment : " Alors
qu'en juin 1990, le Président Juvénal Habyarimana, en visite à Paris,
fait allusion, pour la nier, à la perspective d'une guerre en évoquant
la question des réfugiés, cette thématique est totalement absente du
mandat donné à la Commission nationale de synthèse créée le
21 septembre 1990 dans le prolongement du discours de La Baule.
Priorité est alors donnée dans le discours présidentiel, à l'ouverture
démocratique, ainsi que l'illustre la proposition d'une charte
d'ouverture. De son côté, il semble que le FPR soit prêt à
l'affrontement. " C'est dans ce contexte de bouillonnement politique
qu'intervient effectivement le 1er octobre 1990, l'attaque du FPR qui
va constituer le fait générateur de l'opération Noroît.

I. - Le contexte politique intérieur rwandais

Le dispositif mis en place pour contrer l'offensive du FPR, puis pour
empêcher toute nouvelle tentative, protège un régime désormais
affaibli, susceptible de céder progressivement aux pressions tendant à
instaurer au Rwanda une réelle démocratie. Il apparaît difficile
d'estimer que l'opération Noroît avait pour effet le seul maintien du
système mis en place par Juvénal Habyarimana comme le montre
l'évolution politique du Rwanda sous la protection du dispositif
Noroît.

a. Une difficile démocratisation (1990-1992)

1. Un régime affaibli

En 1990, le régime Habyarimana a déjà vécu 17 ans. Depuis 17 ans, ce
sont les mêmes personnes, le Général-Président lui-même, son
entourage, ses proches et surtout ceux de son épouse, Agathe Kanzinga,
descendante de l'un des clans hutus du nord de la plus haute lignée,
les Abahinza, qui gèrent et dirigent le pays, et aussi, comme dans
toute dictature, qui s'enrichissent.

Alors que le régime est fondé sur l'identification de tous les
Rwandais hutus à leurs dirigeants et au régime, à travers le concept
unificateur de " rubanda nyamwinshi ", ou " Gouvernement du peuple
majoritaire ", le Gouvernement du peuple hutu par des Hutus étant
présenté comme valant démocratie, les dignitaires du régime
apparaissent comme de plus en plus critiquables.

En accord avec la pauvreté du pays et le respect des valeurs
omniprésentes de l'Eglise, le régime se présentait en effet comme
celui de la dignité dans l'austérité et du refus de la corruption, de
la déférence de l'individu pour la collectivité et de l'obéissance au
pouvoir établi. Les paysans rwandais étaient soumis au régime de
travail obligatoire en commun " pour le développement communal " :
" l'umuganda ", pour citer son nom rwandais, théoriquement de deux
jours par mois, pouvait occuper jusqu'à une semaine. Par ailleurs, le
contrôle des déplacements était strict. Le lieu de résidence de chacun
était inscrit sur sa carte d'identité. Pour déménager, il fallait
demander une autorisation. Celle-ci, sauf bonne raison comme des
études ou un emploi, était en général refusée. Signe de l'orientation
du régime, M. Gérard Prunier note que lorsque celui-ci décida, en
1981, après huit années de pouvoir, de créer un parlement, il l'appela
non pas Parlement, Assemblée nationale ou Chambre des députés, mais
" Conseil national du développement () ".

Or, face à cette rigueur et à ce parti pris d'austérité, le train de
vie et le comportement de la sphère dirigeante suscitaient de plus en
plus de contestations.

Les termes utilisés pour la qualifier étaient souvent repris de ceux
qui désignaient autrefois la Maison du Mwami tutsi. Agathe Kanzinga,
l'épouse du Président, avait fini par être surnommée par le peuple
Kansogera, en souvenir de la redoutable mère du roi Musinga, réelle
détentrice du pouvoir. Ses proches, son entourage et celui de ses
trois frères, le Colonel Pierre-Célestin Rwagafilita, Protais
Zigiranyirazo et Séraphin Rwabukumba, d'abord surnommés " le clan de
Madame ", avaient fini par être affublés du nom d'Akazu (la petite
maison), ce terme qualifiant dans le Rwanda précolonial le premier
cercle de la Cour du Roi.

Ces critiques s'étaient développées sous l'effet de pratiques de moins
en moins dissimulées. L'" umuganda " consistait ainsi à aller
travailler gratuitement les propriétés privées des amis du régime.

La fin des années 1980, qui est dominée par la chute des cours du
café, assortie d'un accroissement continu de la population, causait un
appauvrissement sensible du pays, ainsi que plusieurs scandales
politiques ou financiers : en 1988, l'un des fidèles du Président
(hors de toute allégeance à l'Akazu) le Colonel Mayuya, est assassiné,
ainsi que son meurtrier et les hommes en charge de l'enquête.

C'est peu après qu'éclate le scandale Gebeka, vite étouffé. Un projet
existait de défrichage de la forêt de Gishwati (l'une des plus
anciennes forêts du Rwanda) afin d'y développer un projet d'élevage de
bétail importé d'Europe aux fins de production de lait, dans des
conditions industrielles. Bien que l'affaire eût été pilotée par la
Banque mondiale et financée sur fonds publics, des proches du régime
décidèrent d'investir financièrement dans ce projet et d'en partager
les bénéfices. M. Gérard Prunier note que " la " révolution
démocratique " de 1959 avait symbolisé pour les Hutus la propriété
libre des terres et du bétail, avec toute l'importance que cela
revêtait. Mais l'escroquerie de Gebeka fut un sérieux coup porté à cet
idéal ".

M. André Guichaoua signale également l'importance de l'affaire :
" L'accusation selon laquelle les plus hautes autorités de l'Etat
auraient bénéficié, par l'intermédiaire d'un projet de développement,
de la concession de vastes superficies de terre consacrées ensuite à
l'élevage bovin a certainement joué un rôle décisif dans le
désenchantement dont le régime a été alors victime "().

Or, l'appui au régime n'avait jamais été unanime. Celui-ci s'était
construit sur la destruction de la Première République. Entre 1974 et
1977, 56 personnes, pour la plupart d'anciens dirigeants de la
Première République, avaient été assassinés par les services de la
sécurité. Le premier Président rwandais, Grégoire Kayibanda, était
mort en détention en 1976, probablement de faim.

La plupart des dignitaires de la Première République étaient issues du
sud du Rwanda, cette partie du pays avait été désavantagée par rapport
au nord, à la préfecture de Ruhengeri, mais surtout à celle de
Gisenyi, d'où était originaire le Président et son épouse. Les quotas
dans les universités favorisaient non seulement les Hutus contre les
Tutsis, mais les Hutus du nord contre ceux du sud. Il en était de même
pour les postes dans l'administration. Quant à l'armée, ses chefs
étaient en totalité originaires de deux communes de la préfecture de
Gisenyi.

L'évolution du régime faisait donc de plus en plus de mécontents, et
les mécontentements s'exprimaient d'autant plus que le niveau scolaire
et l'alphabétisation du pays s'étaient développés.

Le Gouvernement, ou les proches du régime, tentèrent d'enrayer par la
force la protestation. En août 1989, M. Félécula Nyiramutarambirwa,
membre du Parlement et originaire de Butare, dans le sud du pays, fut
renversé par un camion après avoir accusé le Gouvernement de
corruption sur des contrats pour la construction des routes. En
novembre de la même année, le Père Silvio Sindambiwe, un journaliste
dont la parole était libre, fut également tué dans un " accident de la
circulation ". Des journalistes tentèrent de relater ces événements.
Ils furent arrêtés.

C'est dans ce contexte qu'eut lieu, en avril 1990, le sommet
franco-africain de La Baule. Sur l'insistance du Président Mitterrand,
le Président Juvénal Habyarimana fit une déclaration en faveur du
multipartisme le 5 juillet 1990. M. Faustin Twagiramungu a déclaré,
lors de son audition devant la Mission, que " soucieux de prendre au
mot " le Président Juvénal Habyarimana, " trente-trois Rwandais lui
avaient alors adressé, le 1er septembre 1990, une lettre confirmant
que le peuple rwandais manifestait un grand intérêt pour le
rétablissement d'un système multipartite au Rwanda ", tandis que
l'agitation gagnait non seulement le campus de l'université de Butare,
au sud, mais aussi celui de Ruhengeri, au nord. " Au début de
l'automne 1990, le Rwanda traversait une crise profonde qui gagnait
petit à petit tout le pays ", écrit M. Gérard Prunier.

Dans ces conditions, l'attaque du FPR, le 1er octobre, en montrant
l'incapacité du régime du Président à assurer seul la sécurité du
pays, contribua durement à l'affaiblissement de sa légitimité. Cette
crise de légitimité l'obligea à composer avec son opposition interne
et à demander un renforcement de la coopération militaire française ;
la France, pour sa part, s'en tenait à des pressions sur le
Gouvernement rwandais et sur le Président pour que s'accélère le
processus de démocratisation du régime.

Cependant, aussi affaibli qu'il ait été par les évolutions que lui
imposaient les circonstances et par la pression militaire des Tutsis
de l'extérieur, le régime Habyarimana n'en conservait pas moins une
capacité de résistance forte, dont les principaux éléments restaient
l'idéologie du " rubanda nyamwinshi " et la puissance de l'encadrement
administratif, militaire ou judiciaire du pays, les responsables étant
tous issus de la mouvance du Président de la République et de son
épouse, voire de leur famille, proche ou élargie.

2. La tentative de reprise en main

Dans un premier temps, l'attaque du FPR fut utilisée sur le plan
intérieur comme un catalyseur pour la reprise en main du pays par le
Président Juvénal Habyarimana et son entourage. L'attaque simulée sur
Kigali servit non seulement de leurre pour déclencher l'intervention
française, mais aussi de levier pour restaurer le régime dans sa
plénitude.

C'est ainsi qu'en lieu et place de l'organisation de la résistance au
FPR dans Kigali, une vague d'arrestations massive fut organisée. Le
9 octobre 1990, le ministère de la Justice rwandais admettait
l'arrestation de 3 000 personnes environ. En fait, les chiffres sont
évalués à 10 000.

Selon M. Gérard Prunier " de toute évidence, ces arrestations ne
visent pas des partisans du FPR (très peu nombreux, et pas tous connus
des services de police) ; elles frappent à l'aveuglette Tutsis éduqués
et Hutus contestataires, en fait quiconque n'est pas bien vu des
élites au pouvoir (et même leurs amis et relations de travail ; de
plus, les arrestations servent souvent à liquider des dettes en se
débarrassant des créanciers) ainsi que les résidents d'autres pays
africains, principalement des Zaïrois et des Ougandais, car, même
modestes, des commerçants sont toujours bons à pressurer
financièrement. " Selon le même auteur, le Ministre de la Justice,
M. Théodore Mujyamana, avait à l'époque déclaré : " nous avons des
preuves solides de la culpabilité de tous les détenus... et être
relâché n'est pas une preuve d'innocence. "

En fait, les motifs d'arrestation sont souvent vagues et peu de procès
auront lieu. Par delà ces arrestations, d'autres manifestations du
raidissement du régime interviendront, comme le remplacement du
Procureur général, M. Alphonse-Marie Nkubito, considéré comme trop
libéral.

Le Ministre de la Défense, intervenant à la radio nationale, demandera
à la population de traquer les infiltrés. Cet appel sera immédiatement
suivi d'effet. Une partie des soldats du FPR, vaincus, se réfugieront
dans la région du Mutara, au nord-ouest du Rwanda. Cette région est
une zone traditionnelle de l'émigration tutsie vers l'Ouganda. Or,
348 civils tutsis y seront massacrés entre le 11 et le 13 octobre
1990, et plus de 500 maisons seront incendiées dans la seule commune
de Kibilira. S'il s'agit là d'un massacre dont l'ampleur est relative,
compte tenu du caractère massif des exterminations constatées dans la
région, ses caractéristiques méritent qu'on s'y arrête.

D'abord, aucune des victimes n'est un combattant du FPR ; il ne semble
pas non plus qu'il s'agisse de sympathisants avérés de ce mouvement :
il serait en effet extraordinairement risqué d'afficher de telles
sympathies et les Tutsis conservent le souvenir des persécutions de la
période de 1959 à 1962.

Ensuite, les massacres sont commis par les paysans sous la conduite
des autorités civiles, selon les règles bien connues de la corvée
collective. Interrogé sur la révolte qui aurait poussé les paysans du
nord-ouest à massacrer les Tutsis, le Président Juvénal Habyarimana
répond placidement dans une conférence de presse : " Il ne s'agit pas
d'une révolte. Tout le monde obéit. " Enfin, les dirigeants locaux
sous l'autorité desquels les massacres ont été commis ne seront pas
inquiétés par le pouvoir central.

Les massacres du Mutara peuvent ainsi être définis comme suit :
consécutifs à une attaque du FPR, ils apparaissent comme un système à
la fois d'intimidation et de vengeance en réponse à celle-ci. Les
Tutsis rwandais sont traités comme des otages susceptibles de perdre
leur vie en représailles aux attaques du FPR. Coordonnés par une
autorité locale, ces massacres ne sont en aucun cas des actes
individuels. Enfin, le fait qu'ils soient localisés montre qu'ils ne
font pas l'objet d'une coordination au niveau central, mais le fait
qu'ils demeurent impunis témoigne du regard complaisant que pose le
pouvoir central sur ces actes sanguinaires. Ainsi, le meurtre des
Tutsis rwandais en réponse aux actions du FPR apparaît comme une
solution organisée, qui bénéficie d'une bienveillante indifférence des
autorités centrales.

Ce durcissement du régime, destiné à fédérer derrière lui le peuple
hutu contre le danger tutsi est cependant de courte durée. Sans doute,
en cas de victoire militaire, aurait-il pu être couronné de succès.
Cependant, la conscience que la défaite était assurée sans l'aide de
la France a donné à l'opposition la possibilité de mettre en cause la
capacité du régime à défendre le pays et donc sa légitimité, tandis
que la vague d'arrestations à laquelle le pouvoir procédait lui
faisait prendre conscience de l'urgence d'aboutir. Il lui a été plus
facile également de se réclamer des principes de La Baule. De ce fait,
l'année et demie qui suit l'attaque du FPR est caractérisée par le
recul incessant du MRND, le parti unique du Président, face aux
exigences de démocratie et aux nouveaux partis politiques rwandais.

3. L'ouverture du régime

a) Les engagements du Président Juvénal Habyarimana

L'affaiblissement du régime est marqué d'abord par la création, à
Bruxelles, dès le 9 novembre 1990, d'un parti politique en exil, le
premier du genre, l'Union du Peuple rwandais. La présentation de l'UPR
par son fondateur, Silas Majyambere, un industriel rwandais, constitue
une attaque en règle contre le régime, évoquant les assassinats
politiques des années précédentes, présentant les preuves de la
corruption du Gouvernement, recensant les intimidations de la presse
et les arrestations arbitraires. Le ton est ainsi donné de l'image qui
pourra être donnée du régime Habyarimana auprès de l'opinion en
Europe, alors même que ce régime dépend désormais des forces
militaires belges et françaises. Or, en Belgique, l'opposition absolue
des socialistes et libéraux francophones -au contraire des
sociaux-chrétiens flamands- avait conduit le Premier Ministre, Willy
Martens, et le Ministre des Affaires étrangères, Mark Eyskens, à
décider le retrait des troupes belges du Rwanda. Après une tentative
sans effet de les remplacer par une force interafricaine, les Belges
quittèrent purement et simplement le Rwanda le 1er novembre 1990.

Le Président Juvénal Habyarimana décida donc d'infléchir nettement la
conduite de son pays. Le 11 novembre 1990, il annonce dans un discours
à la radio l'instauration du pluripartisme et la tenue d'un référendum
constitutionnel pour juin 1991. A ce programme susceptible de lui
rallier l'opinion européenne et de satisfaire l'opposition hutue, il
ajoute deux autres éléments, l'approbation du plan d'ajustement
structurel que lui imposaient les institutions financières
internationales et la décision de supprimer la mention ethnique sur
les cartes d'identité et les documents officiels. Ainsi, offrait-il de
larges gages de sa volonté d'accompagner l'évolution de son régime
vers le libéralisme, économique, politique, et vers la démocratie, et
pouvait-il apparaître comme l'un des dirigeants les mieux disposés à
mettre en oeuvre les recommandations du sommet de La Baule,
effaçant l'image dangereuse que pouvaient façonner de lui les
opposants politiques en exil en Europe et les échos de sa politique
dictatoriale.

b) La question des cartes d'identité

Avant d'analyser plus avant la valeur de l'engagement du Président en
faveur de la démocratie, il convient de s'arrêter sur la question de
la mention ethnique sur les cartes d'identité. On sait en effet qu'au
moins dans les villes et sur les routes, les cartes d'identité
constituèrent l'un des principaux instruments du génocide ethnique.
Dans la mesure où le terme " hutu ", " tutsi " ou " twa " y était
porté, une simple vérification des cartes d'identité permettait de
connaître l'appartenance ethnique de la personne contrôlée en vue
éventuellement de l'éliminer.

Or, il a pu être envisagé que le retard dans la distribution des
nouvelles cartes d'identité pouvait être attribué à la France
elle-même. Cette opinion est apparue très précisément lors de
l'audition de M. André Guichaoua par la Mission. Celui-ci a en effet
déclaré : " Le système des quotas ethniques scolaires et
professionnels était formellement aboli dès novembre 1990, tout comme
la mention de l'ethnie sur les cartes d'identité. Les nouvelles cartes
sont alors commandées à des entreprises françaises. Le conseiller
culturel de l'ambassade de France déclarera le 26 mai 1994, devant les
personnels du ministère de la Coopération, qu'elles étaient justement
en cours de livraison la semaine où l'attentat contre l'avion
présidentiel a eu lieu. Pourquoi ce retard ? Cette version
correspond-elle à la réalité ? Il convient de préciser qu'aucune carte
d'identité sans mention d'origine ethnique ne sera délivrée avant
avril 1994 ".

A M. Jacques Myard qui s'étonnait d'une telle assertion, puis au
Président Paul Quilès qui s'enquérait du rapport entre la distribution
des nouvelles cartes d'identité et les fonctions de l'attaché culturel
français, M. André Guichaoua a alors répondu que " c'est par une
déclaration de l'attaché culturel devant l'assemblée générale des
personnels du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la
Coopération et de la Caisse française de coopération qu'il avait
appris que l'ambassade avait été saisie de cette demande dès 1990 et
que les cartes d'identité devaient être livrées au cours de la semaine
où l'avion présidentiel avait été abattu. "

Il a ajouté que " s'agissant des cartes d'identité, dans la mesure où
l'abolition de la mention de l'ethnie avait été demandée en novembre
1990, il était important de savoir si une commande avait été passée,
dans quelles conditions et à qui, et si l'explication alors diffusée à
Kigali, à savoir que les cartes étaient en cours d'impression,
correspondait à la réalité. "

M. Pierre Brana, rapporteur, lui ayant alors plus précisément demandé
s'il imputait le retard de la mise en oeuvre de la réforme " au
fournisseur des cartes d'identité, c'est-à-dire à la France ",
M. André Guichaoua a fait valoir qu'en tout état de cause " la réponse
était certainement interne au Rwanda, un fournisseur ne pouvant
imposer une décision dans un tel domaine " mais qu'il " trouvait
symptomatique qu'il ait été jugé utile de faire cette annonce en plein
génocide, comme s'il y avait une responsabilité française dans ce
dossier. "

Dans la mesure où il y avait là l'expression d'un sentiment plus
largement partagé, la Mission a souhaité vérifier l'ensemble des
informations relatives à cette question. Lors de leurs auditions,
M. Jean-Christophe Mitterrand et M. Jacques Pelletier ont exposé que
la France avait demandé que la mention ethnique sur les cartes
d'identité soit supprimée.

M. Jacques Pelletier, alors Ministre de la Coopération, a même
confirmé avoir dit au Président Juvénal Habyarimana lors de sa visite
au Rwanda en novembre 1990 que le fait que les cartes d'identité
rwandaises " portent une mention ethnique lui paraissait ahurissant.
Le Président Juvénal Habyarimana trouvait cette indication normale car
il en avait toujours été ainsi. La pratique en avait été établie du
temps des Belges, et l'on avait continué ". Le Président Juvénal
Habyarimana lui avait toutefois dit " qu'il pensait que cette mention
pouvait être supprimée. " M. Jacques Pelletier a ajouté qu'à sa
connaissance " il n'y a pas eu demandes d'aide du Gouvernement
rwandais pour la fabrication de cartes d'identité sans mention
ethnique. "

Il a également indiqué que la circonstance qu'il n'y ait pas eu de
demande adressée à son ministère " n'était pas, en soi, étonnante. La
modification des cartes d'identité ne représentait pas une dépense
considérable et le Rwanda pouvait la prendre en charge sur son budget
ou s'adresser à un autre pays parce que, heureusement, la France
n'était pas la seule à avoir une coopération avec le Rwanda. "

Ces propos ont été confirmés par M. Michel Lévêque, alors Directeur
des Affaires africaines et malgaches, lors de son audition à huis
clos. Selon lui, " lors de la visite de M. Jacques Pelletier, la
délégation avait insisté pour que soit décidée cette suppression
symbolique de manière à manifester l'abolition, au Rwanda, des
différences de traitement en fonction des origines ethniques. (...) La
Direction des Affaires africaines et malgaches estimait que sur le
plan des principes démocratiques, il fallait absolument supprimer
toutes ces mentions. " Il a précisé que le ministère de la Coopération
avait prévu des crédits pour cette mesure puisqu'il y avait des
problèmes de financement.

L'interprétation ainsi suggérée, aux termes de laquelle le Président
Juvénal Habyarimana aurait acquiescé à la demande de la France sans la
mettre en application, est confirmée par les propos tenus par
M. Patrick Pruvot, alors Chef de la Mission de Coopération au Rwanda,
lors de son audition. Interrogé par M. Pierre Brana, il a déclaré " ne
pas avoir eu à connaître directement " de ce problème, aucune demande
du Gouvernement rwandais n'ayant été formulée en ce sens. Il a ajouté,
confirmant ainsi l'inaction du Gouvernement rwandais, que " la Mission
de Coopération n'avait pas eu à connaître directement de cette
décision de changer les cartes d'identité, sauf si la France avait
souhaité accorder une aide qui, très probablement d'ailleurs, aurait
été une aide budgétaire. "

Cette politique du Président Juvénal Habyarimana est singulièrement
éclairée par l'audition de M. Marcel Debarge, ancien Ministre de la
Coopération. En effet, celui-ci a déclaré que le Gouvernement rwandais
lui avait fait part de son intention " d'établir une nouvelle carte
d'identité nationale ne faisant plus apparaître de mention ethnique et
de solliciter éventuellement pour cela la coopération française " et
qu'il avait répondu que " c'était effectivement une mesure positive "
et que son département " portait sur ce projet un préjugé favorable. "
Il a indiqué qu'à sa connaissance, " ce projet n'avait pas été suivi
d'effet. "

Or, l'échange ainsi relaté par M. Marcel Debarge a eu lieu pendant la
visite qu'il a faite au Rwanda, en mai 1992, un an et demi après celle
de M. Jacques Pelletier.

Il apparaît donc très clairement que les pouvoirs publics rwandais
n'ont jamais entrepris de mettre en oeuvre une mesure qui leur
était pourtant réclamée par le Gouvernement français. Ceci fut
d'autant plus facile que, comme il n'était pas nécessaire de recourir
à des entreprises françaises pour imprimer de nouvelles cartes, les
diplomates français ne pouvaient avoir aucun contrôle sur l'exécution
effective des opérations.

M. Georges Martres, Ambassadeur de France au Rwanda de 1989 à 1991, a
déclaré, lors de son audition, que le " projet de changement de carte
était bien connu, puisqu'il suscitait des réactions. (...) L'annonce
de suppression avait provoqué une grande émotion dans les campagnes,
car les populations craignaient de ne plus savoir qui était Tutsi ou
qui était Hutu ". Il a ajouté que les " préfets avaient dû organiser
des campagnes d'information, d'où il ressortait que la suppression de
cette mention n'empêchait pas de savoir qui était Tutsi et qui était
Hutu ".

Il est à noter, ce qui peut surprendre, que la question de la
suppression de la mention ethnique sur les cartes d'identité n'a pas
été traitée dans les accords d'Arusha.

c) La mise en place du pluripartisme et la nouvelle Constitution

Si, sur la question des cartes d'identité, le pouvoir pouvait compter
sur l'opposition spontanée des campagnes hutues, tel ne fut pas le cas
en ce qui concerne l'ouverture politique. Le Président finit en effet
par s'y résoudre sous l'effet des critiques de plus en plus fortes
adressées au régime et relatives à sa gestion du pays et à sa capacité
à le défendre. En quelques mois, l'ensemble des forces politiques
mises sous le boisseau depuis 1973 ont repris forme et sont réapparues
au grand jour.

L'opposition au MRND avait gardé en mémoire les assassinats de 1988 et
1989. De plus, l'article 7 de la Constitution sur l'Etat monopartiste
restait en vigueur. Les premiers pas de la reconstitution furent donc
clandestins. Pendant l'hiver 1990-1991, se succédèrent ainsi contacts
et réunions, en même temps que des pressions pour la libération des
prisonniers d'octobre 1990.

Cette forme de pression, assortie de la nécessité de donner des gages
de crédibilité à la déclaration du 11 novembre 1990, amena le
Président Juvénal Habyarimana à remanier son Gouvernement. Le
4 février 1991, le Ministre de la Justice, M. Theoneste Mujyanama,
membre intransigeant du MRND, céda la place au plus consensuel
Sylvestre Nsanzimana, ancien Secrétaire général-adjoint de l'OUA et
ancien Ministre d'Etat sous la Première République. Le nouveau
Ministre entreprit de libérer l'ensemble des internés d'octobre, ce
qui lui aliéna les " durs " du parti. Après la conclusion du
cessez-le-feu de N'Sele, au Zaïre -il ne sera pas respecté- 5 000
civils tutsis furent ainsi libérés.

A partir de mars 1991, les opposants se jugèrent suffisamment forts
pour commencer à agir au grand jour. Il faut dire que le FPR venait de
porter un nouveau coup au régime. Le 23 janvier 1991, il avait en
effet réussi à effectuer un raid sur Ruhengeri.

Pour le régime, cette opération était un désastre. Le FPR réussit à
tenir la ville toute la journée. La prison de Ruhengeri était la plus
grande du pays et les principaux prisonniers politiques du pays y
étaient détenus : le FPR les libéra tous, y compris des opposants
internes au MRND, qu'il enrôla en son sein. Il s'empara également
d'une forte quantité d'équipement militaire. Enfin, il put faire la
preuve de l'incapacité du régime d'assurer la protection du peuple
hutu et la préservation des acquis de la révolution de 1959.

Comme après l'offensive d'octobre, des massacres interethniques furent
perpétrés immédiatement dans les provinces. Cette fois-ci, ce furent
les bourgmestres, c'est-à-dire les maires (les maires sont nommés et
non élus au Rwanda) dont celui de la commune de Kinigi, M. Thaddée
Gasana, qui emmenèrent leurs administrés au meurtre de plusieurs
dizaines de Bagogwe, une communauté ancienne de pasteurs tutsis,
nomades et pauvres. Les massacres s'étendirent jusqu'en mars en
préfecture de Ruhengeri et Gisenyi et des assassinats sporadiques ont
lieu jusqu'en juin. Il faut noter que la législation sur les
déplacements permettait aux autorités d'interdire aux victimes
potentielles de quitter la région. On estime que ces massacres ont
causé entre 300 et 1 000 morts environ.

L'attaque du FPR contribua cependant aussi à renforcer la légitimité
de l'opposition hutue. Le 15 mars 1991, un groupe de 237 opposants
décide de sortir de la clandestinité et de publier un " Appel pour la
renaissance du Mouvement démocratique républicain (MDR) ", l'ancien
parti au pouvoir, sous le nom de PARMEHUTU, puis de MDR-PARMEHUTU,
pendant la Première République. Dès lors, la force du mouvement est
telle qu'il ne faudra qu'un peu plus de trois mois pour que le
pluripartisme se mette en place. L'annonce de la recréation du MDR est
suivie de celle de la constitution d'un Parti social démocrate (PSD),
d'un parti libéral (PL), ainsi que d'un Parti démocrate chrétien
(PDC), qui tente courageusement de s'affirmer malgré le soutien
continu de l'Eglise au régime.

Prenant acte de la situation, le 28 avril 1991, le MRND tient un
congrès extraordinaire et modifie ses statuts pour s'adapter au
pluripartisme. Le 10 juin, une nouvelle Constitution autorisant le
pluripartisme est adoptée par le Conseil national de développement (le
Parlement) et, une semaine plus tard, le 18 juin, la loi sur le
fonctionnement de ceux-ci est promulguée.

Entre le 1er et le 31 juillet, les quatre nouveaux partis tiennent
leur congrès constitutif et se font enregistrer au ministère de
l'Intérieur, ainsi que le MRND rénové, qui, le 5 juillet, décide de
s'appeler désormais Mouvement révolutionnaire national pour le
développement et la démocratie (MRND).

Avec la redynamisation de la vie politique, une presse d'opinion s'est
aussi développée. M. Gérard Prunier la présente ainsi :
" " Kamarampaka " (c'est le nom donné au référendum du 25 septembre
1961, qui a mené à l'indépendance) est l'organe du MRND(D), avec sa
publication jumelle, plus militante, " Interahamwe ". " La Nation " et
" Isibo " (" En avant ! "), animés par le très compétent Sixbert
Musamgamfura, sont les titres français et kinyarwanda qui défendent la
tendance Twagiramungu du MDR. " Le Soleil " est le journal du PSD.
" Rwanda Rushya " (" Nouveau Rwanda "), publié par André Kameya, est
ouvertement pour le FPR. " Le Libéral " prend position pour le parti
du même nom ; et, nés un peu plus tard que les autres, " Paix et
Démocratie ", puis " Umurangi " se battent pour les différentes
factions anti-Twagiramungu au sein du MDR ".

4. La conquête du pouvoir par les nouveaux partis

a) Les nouveaux partis

Le système partisan rwandais ne se serait certainement pas constitué
si vite s'il n'avait pas représenté la réalisation d'une structuration
politique et sociale déjà sous-jacente. C'est pourquoi, il convient de
présenter brièvement chacun des quatre nouveaux partis.

* Le MDR est, on l'a vu, la relance sous une forme rénovée de
l'ancien parti du premier Président rwandais, Grégoire Kayibanda.
Deux de ses caractéristiques doivent être mises en évidence :
d'abord, au contraire du MRND, le MDR est essentiellement implanté
dans le sud du pays, jusqu'à Kigali, et plus particulièrement dans
la préfecture de Gitarama d'où Kayibanda était originaire. Dans le
nord, c'est à Ruhengeri qu'il est le mieux représenté, et non pas
à Gisenyi, le fief du Président Juvénal Habyarimana. Lors de sa
constitution, 30 % de ses membres viennent de Gitarama et 17 % de
Ruhengeri.

Le MDR regroupe ainsi les régions et les familles qui, largement
bénéficiaires de la Première République, ont été défavorisées, voire
persécutées -ses dirigeants ont été assassinés- sous le régime
Habyarimana.

Par ailleurs, le premier nom du parti a été celui de PARMEHUTU (Parti
du Mouvement et de l'Emancipation hutue). En fait, l'ancien PARMEHUTU
a été étroitement associé aux pogromes anti-tutsis de 1959 à 1963.
Devenu ensuite MDR-PARMEHUTU pour atténuer cette image de parti
fortement ethniste, c'est sous la seule dénomination de MDR qu'il se
reconstituera.

Comme le note M. Gérard Prunier, " pour bénéficier des anciennes
associations d'idées, tout en évitant leurs aspects les moins
plaisants, il fallait abandonner le nom de PARMEHUTU et ses
connotations violentes, et mettre plutôt en avant le MDR, et ses
connotations plus tranquilles. "

M. Dismas Nsengiyaremye, vice-président de ce parti, et Premier
Ministre du Rwanda d'avril 1992 à juin 1993, ne dit pas autre chose.
S'il laisse de côté, et pour cause, l'implantation régionale, il
explique, en effet, que " le comportement populiste du MDR-PARMEHUTU
avait laissé une très bonne image auprès de la population :
suppression totale du système des corvées (ubuhake), distribution des
terres aux paysans sans terres, enseignement primaire obligatoire et
gratuit pour tous les enfants, autonomie locale, etc. Cette situation
privilégiée faisait du MDR un rival puissant tant du MRND que du FPR.
Le volet rénovation consistait à supprimer le sigle PARMEHUTU et à
rejeter toute référence aux luttes interethniques qui avaient marqué
l'histoire rwandaise. Pour les rénovateurs du MDR-PARMEHUTU, il était
évident que le problème politique n'était pas l'oppression des Hutus
par les Tutsis, mais l'oppression du peuple rwandais toutes ethnies
confondues par un groupe ayant accédé au pouvoir par la force et
déterminé à y rester, l'Akazu, qui avait conduit le pays à la faillite
de par ses agissements irresponsables et véreux. "()

Le MDR est aussi très largement un parti fondé sur une base régionale
et un parti hutu. Par ailleurs, si la lutte contre le pouvoir tutsi
n'est pas d'actualité, une tendance plus ethnisante se structurera
ensuite au sein du parti sous le nom de PARMEHUTU.

* Le PSD exprime une tendance plus pacifiée de la population. En
fait, il est d'abord l'émanation de la région de Butare,
l'ancienne capitale administrative de l'époque coloniale et le
siège de la première université du pays ; les Tutsis y sont plutôt
nombreux et les relations interethniques traditionnellement plus
paisibles.

L'ancien MDR-PARMEHUTU y a donc laissé un souvenir mitigé, tandis que
la région doit subir la promotion du Nord par le régime Habyarimana
-qui a créé une université à Ruhengeri-. Sociologiquement, le PSD est
moins populiste que le MRND et le MDR et " essaie de se placer au
centre-gauche et d'attirer le corps enseignant, la fonction publique
et les professions libérales en général " (Gérard Prunier).

* Selon M. Dismas Nsengiyaremye, le Parti libéral " avait été créé
sous l'instigation du Président Juvénal Habyarimana par un groupe
d'hommes d'affaires ; ce parti avait pour mission de rassembler
les opérateurs économiques et de préconiser une gestion
capitalistique du pays. " Quoi qu'il en soit, cet objectif attire
à lui de nombreux Tutsis, à l'instar de son Président, M. Landwald
Ndasingwa. Ceux-ci, à défaut de l'administration, s'étaient vu
ouvrir la sphère des affaires par le régime Habyarimana. Son
libéralisme ethnique lui attire également des Rwandais de statut
ethnique ambigu, comme les " Hutsis " (issus de mariages mixtes)
et fait de lui essentiellement un parti urbain. C'est dans les
villes en effet et parmi les gens éduqués -on le voit aussi avec
le recrutement du PSD- que pouvaient réellement s'affirmer des
positions politiques dépassant la question des ethnies.
* Enfin, on a évoqué plus haut les difficultés à s'affirmer du petit
Parti démocrate chrétien (PDC).

Ce sont ces quatre partis d'influence très inégale, du puissant MDR,
rival désigné du MRND, au petit PDC, qui apparaissent, en 1991, dans
le paysage politique rwandais.

b) La conquête du pouvoir

Même après la perte de son caractère de parti unique, le MRND restait
un adversaire difficile à vaincre : il était toujours au pouvoir, il
contrôlait l'armée, l'administration, composée pour l'essentiel de ses
membres, et conservait un fort soutien dans ses bastions du nord. Les
quatre nouveaux partis créèrent donc un " comité de concertation ", en
vue de constituer un front solide face au MRND et d'assurer une unité
d'action pour la transformation du régime. Selon M. Dismas
Nsengiyaremye, le cartel " s'était concerté sur les points suivants :

- rejet de toute idéologie prêchant l'ethnisme et le régionalisme et
de toute pratique politique y afférente ;

- changement profond du régime en place et passage d'une démocratie de
façade à une démocratie réelle, avec séparation des pouvoirs ;

- ouverture de négociations sincères avec le FPR et recherche
concomitante d'une solution négociée au conflit rwandais ;

- tenue d'une conférence nationale et souveraine pour débattre des
questions qui entravent le processus démocratique et le processus de
paix au Rwanda, à savoir : les clivages ethniques Hutus-Tutsis ; les
clivages régionaux entre régions favorisées par le MRND et les
autres ; les malversations dans la gestion des biens publics ".

Ce programme était ambitieux. L'ouverture de négociations avec le FPR
y était clairement mentionnée ; il s'agissait donc de promouvoir une
politique étrangère différente de celle du MRND. Le second point
recouvrait une demande de " désinstitutionnalisation " plus profonde
du MRND, incluant la démission du Président Juvénal Habyarimana de son
poste de président de parti unique, et l'ouverture des médias
audiovisuels alors tous sous contrôle gouvernemental. Ce point ne peut
être interprété que comme un souhait d'approfondissement de la
démocratie. Quant au point quatre, il s'agissait tout simplement de la
demande de convocation d'une réunion d'états généraux.

Ainsi, non seulement la politique du MRND, mais aussi son statut et
l'organisation même des institutions du pays seraient mis en cause par
le programme de l'opposition.

Devant la force et la détermination de celle-ci, le Président Juvénal
Habyarimana entreprit de faire quelques concessions. Il accepta de
renoncer au poste de Premier Ministre, qu'il cumulait avec ceux de
Président de la République, de Ministre de la Défense et de Chef
d'état-major à la fois de l'armée et de la gendarmerie. En revanche,
il ne se résolut pas d'abord à nommer un Premier Ministre issu de
l'opposition et désigna pour ce poste, en octobre 1991, M. Sylvestre
Nsanzimana, le Ministre de la Justice qui avait libéré les derniers
opposants.

L'opposition ne s'en considéra pas satisfaite. Le 17 novembre 1991,
les quatre partis adressèrent au Président un mémorandum commun,
détaillant leurs griefs et objectifs. En même temps, ils organisèrent
une manifestation de 10 000 personnes à Kigali pour soutenir leur
action. Une semaine plus tard, le MRND répondit par une
contre-manifestation : 20 000 personnes défilèrent pour soutenir le
régime.

L'annonce de la constitution du Gouvernement Nsanzimana, le
31 décembre 1991, radicalisa encore les esprits. Celui-ci ne
comportait qu'un seul Ministre non MRND, le démocrate chrétien
Ruhumuliza, au Commerce, à l'Industrie et à l'Artisanat. Le 8 janvier
1992, des manifestations d'une ampleur inconnue au Rwanda secouèrent
les principales villes du pays, notamment Butare, Gitarama et surtout
Kigali, où 50 000 personnes défilèrent pour manifester contre le
nouveau Gouvernement. Une nouvelle journée de manifestation est
convoquée pour le 15 janvier, mais le pouvoir l'interdit et les
manifestants qui passent outre sont arrêtés.

Cependant, devant l'ampleur de la pression, le Président Juvénal
Habyarimana finit par accepter de signer un compromis avec
l'opposition réunie. Aux termes de ce compromis, le Gouvernement
Nsanzimana serait remplacé par un Gouvernement de coalition. Celui-ci,
qui comprendrait des Ministres MRND, serait cependant dirigé par un
membre du MDR.

Le programme du Gouvernement comportait le règlement de la question
des réfugiés et la négociation d'un accord de paix avec le FPR,
l'organisation des élections générales, l'organisation d'un débat
national sur l'ouverture de la " conférence nationale ", la relance de
l'économie par le programme d'ajustement structurel, l'évaluation et
l'assainissement des administrations de l'Etat, l'amélioration de la
sécurité intérieure et la gestion courante du pays.

Le 7 avril, le Premier Ministre Dismas Nsengiyaremye prêtait serment
et le nouveau Gouvernement était mis en place le 16 avril, couronnant
ainsi la réussite de la stratégie d'union de l'opposition.

b. Le Gouvernement de coalition (AVRIL 1992-juin 1993)

1. Des conditions politiques difficiles

a) Le Gouvernement Nsengiyaremye

L'arrivée au pouvoir du Gouvernement Nsengiyaremye ne signifiait en
aucun cas que l'opposition venait de remporter une victoire totale. En
effet, si le Général Juvénal Habyarimana, son entourage et son parti
étaient, pour la première fois depuis 1973, contraints de partager le
pouvoir, ils restaient présents aux affaires. Juvénal Habyarimana
restait Président de la République et Chef d'état-major de l'armée.
Sur 19 ministères, le MRND en conservait 9, dont le ministère de
l'Intérieur, le ministère de la Défense, confié à M. James Gasana, et
ceux de la Fonction publique, de l'Enseignement supérieur, de la Santé
et des Transports. Les partis d'opposition disposaient de
11 portefeuilles, 4 pour le MDR, 3 pour le PSD et le PL, 1 pour le
PDC. Outre le poste de Premier Ministre, le MDR recevait les
ministères des Affaires étrangères, confié à M. Boniface Ngulinzira,
de l'Enseignement primaire et supérieur (Mme Agathe Uwilingiyimana),
et de l'Information. Le parti social démocrate se voyait attribuer les
portefeuilles des Finances, des Travaux publics (M. Félicien Gatabazi)
et de l'Agriculture et l'Elevage. Le parti libéral recevait les
départements de la Justice (M. Stanislas Mbonampeka), du Travail et
des Affaires sociales, confié à son Président, M. Landwald Ndasingwa,
et celui du Commerce, de l'Industrie et de l'Artisanat. Le parti
démocrate chrétien avait un seul ministère, celui du Tourisme.

L'analyse de cette répartition indique que, si le MDR avait réussi à
obtenir, outre le poste de Premier Ministre, ceux correspondant aux
domaines dans lesquels il souhaitait effectuer des réformes (les
Affaires étrangères, autrement dit les négociations avec le FPR,
l'Enseignement, et l'Information, c'est-à-dire le contrôle des médias
et de la radio gouvernementale), tandis que la Justice, où le MRND
était si controversé, était confiée à un libéral et les Finances à un
social-démocrate, le MRND conservait le contrôle administratif et
militaire du pays. Il continuait en effet à diriger les ministères de
l'Intérieur, soit la police, les préfets et les bourgmestres, de la
Fonction publique, et aussi de la Défense, ce dernier département
étant en expansion rapide du fait de la guerre (l'effectif des FAR
décuple en trois ans) et ayant également en charge la Gendarmerie,
c'est-à-dire la police des campagnes.

Le dispositif mis en place permettait donc techniquement à
l'opposition de mener sa politique, mais sous le contrôle sourcilleux
et efficace du MRND. Sur ce point, il ne faut pas cesser d'avoir à
l'esprit que le Gouvernement Nsengiyaremye -et c'est justement pour
cela qu'il était un Gouvernement de transition- n'était pas
l'expression d'un rapport de force électoral. L'une de ses tâches
était justement l'organisation d'élections, qui devaient être tenues
dans l'année. C'est grâce au ralliement de l'opinion, exprimée par les
instruments nouveaux qu'étaient des médias plus libres et les
manifestations publiques, à la dénonciation de la corruption et de
l'impéritie du régime que les partis d'opposition s'étaient imposés au
parti unique. En aucun cas ce n'était par les urnes. La légitimité de
l'opposition pour entreprendre de vastes réformes ou réorientations
était au bout du compte fondée seulement sur les manifestations de
janvier 1992. Il y avait là une grande faiblesse, qui n'échappait pas
au MRND et à l'entourage présidentiel. Par ailleurs, l'absence
d'élections pouvait amener à ce que les réformes conduites ne puissent
être contestées, comme à l'époque où le MRND régnait sans partage, que
par les manifestations de rue, voire la violence physique.

b) La multiplication des petits partis

Avec le redéploiement de la vie politique s'est aussi créée, entre
novembre 1991 et janvier 1992, toute une série de petits partis. Leur
audience ne pourra jamais être mesurée. En fait, il semble que, pour
l'essentiel d'entre eux, la perspective ait été d'exister comme parti
enregistré de façon à pouvoir réclamer de participer à une
" conférence nationale ", si une telle conférence était convoquée.

Or, si certains de ces partis semblent être le fait d'initiatives
indépendantes, comme le Parti pour la démocratie islamique,
l'autonomie de nombre d'entre eux semble assez largement sujette à
caution. C'est ainsi que, selon M. Dismas Nsengiyaremye, le Parti
socialiste rwandais (PSR) et l'Union démocratique du peuple rwandais
(UDSR) évoluaient dans le sillage du FPR.

Mais, la plupart furent carrément suscités par le pouvoir rwandais,
soucieux de créer un effet de nombre et d'expression de sensibilités
proches autour du MRND. Les commentateurs ne varient que sur le détail
des conditions de leur création ou de leur inféodation au MRND.
M. Dismas Nsengiyaremye en fait le commentaire suivant : " Comme la
majorité de ces partis (les quatre partis d'opposition) préconisaient
la tenue d'une conférence nationale en vue de débattre des grands
problèmes qui entravent l'épanouissement d'un véritable système
démocratique au Rwanda, le MRND a créé des partis satellites destinés
à appuyer sa position dans la presse écrite et à la radio. (...) Il
s'agit de :

MFBP : Mouvement pour la promotion de la femme et du bas peuple ;

PECO : Parti des écologistes ;

PPJR : Parti progressiste pour la jeunesse rwandaise ;

RTD : Rassemblement travailliste rwandais ;

PADER : Parti démocratique rwandais ;

PARERWA : Parti républicain rwandais.

Partis de la mouvance présidentielle, ils soutenaient
inconditionnellement les positions du Président de la République et de
son parti, le MRND. "

Le Président et son entourage s'assuraient ainsi de leviers
susceptibles d'entraver l'action politique de réforme des institutions
du nouveau Gouvernement le moment venu.

c) La Coalition pour la Défense de la République (CDR)

Pour nombre de membres du MRND, l'arrivée au pouvoir de l'opposition
et la perspective de négociations, en vue d'un partage du pouvoir,
entre l'Etat hutu rwandais et le FPR ne devait susciter qu'un refus
absolu. C'est ainsi qu'en mars 1992 apparaît sur la scène politique un
nouveau parti, la Coalition pour la défense de la République (CDR). Au
contraire des petits partis ci-dessus évoqués, la CDR va jouer un rôle
important et largement autonome dans la vie du Rwanda jusqu'à la fin
du régime. La CDR se positionne comme un mouvement beaucoup plus
intransigeant que le MRND dans son opposition au FPR et à la coalition
emmenée par le MDR. Ses dirigeants, M. Jean-Bosco Barayagwiza, son
fondateur, M. Jean Barahinyura, son Secrétaire général, M. Martin
Bucyana, harcèlent le régime et le MRND, pour leur mollesse envers le
FPR et ceux qu'il appelle ses complices (" ibyitso ", c'est-à-dire les
partis d'opposition). Il est à remarquer que ces personnalités, et de
façon générale celles de la frange radicale qu'emmène la CDR, ne sont
pas forcément les moins talentueuses, ni les moins brillantes de la
vie politique rwandaise.

Le journal kinyarwanda " Kangura " (" Réveillez-le "), dirigé par l'un
d'entre eux, M. Hassan Ngeze, est d'une efficacité politique
redoutable grâce à des attaques personnelles contre les dirigeants de
l'opposition, la corruption voire la criminalité n'étant pas l'apanage
des seuls dirigeants du MRND. C'est aussi parmi ces sympathisants que
se recrutera plus tard pour l'essentiel des journalistes de
l'extrémiste " Radio-télévision libre des Milles Collines " (RTLM).

Selon M. Dismas Nsengiyarimye, la CDR " était ouvertement contre le
FPR et les Tutsis et pour l'unité des Hutus afin de combattre
l'hégémonisme tutsi et assurer la domination hutue. En fait, elle
disait tout haut ce que le MRND susurrait. La CDR a joué un rôle
funeste dans l'invitation à la division et à la haine ethniques et
dans la conduite des massacres qui ont endeuillé le Rwanda depuis 1990
et en particulier à partir d'avril 1994 ".

En pratique, la CDR attirait logiquement les Hutus purs et durs, les
théoriciens du " rubanda nuyamwinshi " jusqu'ici membres du MRND.
C'est ainsi qu'au vu de ses activités et de ses déclarations, on a pu
fréquemment écrire que M. Ferdinand Nahimana, universitaire rwandais,
directeur de l'ORINFOR, l'Office rwandais d'information, chargé du
contrôle de la presse et de la radio, puis dirigeant de la radio RTLM,
était membre de la CDR, alors qu'il est resté jusqu'au bout membre du
MRND, et qu'il devait être nommé, au titre de ce parti, membre du
Gouvernement de transition à base élargie (GTBE) issu des accords
d'Arusha.

2. L'inquiétante structuration de la violence politique

a) Les attentats terroristes

Le refus absolu de toute forme de transaction avec l'opposition ou
plus encore, avec le FPR, se traduit aussi par une violence beaucoup
plus concrète. Le mois de mars 1992 voit en effet le début d'une série
d'attentats terroristes. Par deux fois, des grenades sont jetées dans
la foule, à la gare routière de Kigali, faisant cinq morts la première
fois et un mort et 34 blessés la seconde. Le 2 mai, une bombe explose
dans un train, faisant quatre morts. La responsabilité en est bien sûr
attribuée au FPR, sans qu'aucune preuve ne permette d'étayer cette
thèse, le matériel utilisé n'étant pas spécifique de son armement, et
sans qu'on voie quel bénéfice politique il aurait pu tirer
d'opérations qui nuisaient à l'arrivée au pouvoir de ses futurs
interlocuteurs.

b) Les massacres du Bugesera

Le mois de mars 1992 est aussi celui de la reprise des massacres de
Tutsis dans les provinces. Ils font suite à l'annonce de la découverte
par une organisation de défense des droits de l'homme, à Nairobi au
Kenya, d'un tract attribué au parti libéral, dont le Président est
Tutsi, appelant les Tutsis à se soulever et à massacrer leurs voisins
hutus. Cette annonce, faite à la radio, est répétée plusieurs fois et
prend ainsi la forme d'un avertissement.

Dans la région du Bugesera, le retentissement de cette annonce
conduisit à l'accomplissement de massacres. Ceux-ci durèrent du 4 au
9 mars, et causèrent la mort d'un nombre de personnes évalué à 300
(l'administration rwandaise d'alors en a admis 182). Comme dans le cas
des massacres du Mutara (voir ci-dessus), ils furent accomplis par les
paysans sous la conduite de leur bourgmestre dans le cadre d'une
" umuganda ".

Cette fois cependant, la police et une partie de l'appareil judiciaire
tentèrent de réagir et 466 personnes furent arrêtées mais elles furent
rapidement libérées et jamais inculpées.

Les massacres du Bugesera présentent, par rapport à ceux qui les ont
précédés, trois particularités inquiétantes :

- d'abord -ce qui est nouveau-, ils font suite non à une offensive du
FPR, cause de mort, et d'angoisse, voire de panique, mais à la lecture
commentée à la radio d'un tract attribué à un parti rwandais. Pour la
première fois, ces massacres sont donc un pur événement de politique
intérieure ;

- ensuite, les paysans ont été assistés par des personnes venues de
l'extérieur. Une coopérante italienne, Antonia Locatelli, résidente
dans la région et présente depuis 22 ans au Rwanda, fut assassinée le
10 mars. Pendant les deux jours précédant sa mort, elle avait
plusieurs fois appelé Radio France Internationale. " Elle protestait
contre la version officielle des massacres et précisait que, vivant
dans la région depuis 22 ans, elle était parfaitement capable de voir
que ces assassinats n'avaient pas été commis par une foule
spontanément en colère. Elle ajoutait que certains des tueurs étaient
des gens qu'elle n'avait jamais vus auparavant, qu'on les avait amenés
de l'extérieur dans des véhicules portant des plaques
d'immatriculation officielles " (Gérard Prunier).

M. Filip Reyntjens, auteur d'un rapport au nom de la Fédération
internationale des droits de l'homme, écrit quant à lui que : " début
mars, on remarque la présence de militaires de la garde présidentielle
en civil, munis de poignards et de pistolets. Par ailleurs, des
membres des milices Interahamwe du MRND sont introduits dans la région
à bord de véhicules de la Direction des Ponts et Chaussées du
ministère des Travaux publics, service dirigé par Christophe
Ntiriwamuna, gendre du Chef de l'Etat ; l'essence nécessaire à
l'opération est fournie par Séraphin Rwabukumba, beau-frère du
Président et par l'ancien Ministre Joseph Nzirorera, proche de la
famille présidentielle() " ;

- enfin, l'enquête a rapidement révélé que le tract prétendument
trouvé à Nairobi, par une organisation qui n'a donné signe de vie que
pour l'occasion, était un faux. Ses auteurs furent découverts : il
s'agissait de fonctionnaires rwandais. Les seules sanctions prises par
le Premier Ministre, M. Sylvestre Nsanzimana, furent d'ordre
administratif. La rumeur avait attribué la conception du tract à
M. Ferdinand Nahimana lui-même.

Dès que l'ampleur en fut connue, les massacres du Bugesera firent
l'objet d'une démarche des ambassadeurs des pays de l'OCDE auprès du
Président Juvénal Habyarimana. A ce propos, il a été écrit que
l'Ambassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, ne s'était pas
associé à cette démarche. Lors de son audition par la Mission,
celui-ci a affirmé au contraire que le télégramme diplomatique qu'il
avait envoyé prouvait qu'il s'y était bien associé.

En tout état de cause, les massacres du Bugesera indiquent qu'il y a
bien dans la mouvance du pouvoir, idéologues hutus, nantis du régime,
personnels de l'administration issus du MRND, une capacité à faire du
meurtre en série un instrument de Gouvernement, et que, outre les
paysans, cette mouvance commence à disposer d'un outil spécifique, les
milices.

c) L'apparition des milices

Dans un régime où l'évolution politique a pour source la capacité de
montrer sa force de rassemblement ou d'intimidation, chaque parti se
devait de disposer d'un organisme qui tienne à la fois de
l'organisation de jeunesse et du service d'ordre, apte à encadrer une
manifestation, à protéger ses chefs politiques et intimider ceux d'en
face. Selon l'ancien Ministre de la Défense MRND, M. James Gasana,
dans un document remis à la Mission et intitulé La violence politique
au Rwanda de 1991 à 1993 : témoignage sur le rôle des organisations de
jeunesse des partis politiques, c'est le MRND qui aurait le premier
créé sa propre organisation de jeunesse, dénommée " Inkuba " (foudre),
dès juin 1991, pour organiser troubles et manifestations destinés à
déstabiliser le régime. Il aurait été ensuite rejoint par le PSD,
créateur des " Abakombosi " (libérateurs). C'est sur le modèle de ces
organisations qu'auraient alors été créés au MRND les " Interahamwe "
(ceux qui combattent ensemble) et, par la CDR, dès sa constitution,
les " Impuzamugambi " (ceux qui poursuivent le même but).

S'agissant de ces deux dernières organisations, le plus simple est
sans doute de citer M. James Gasana lui-même. Ses propos font
apparaître clairement qu'à partir de la mi-1992, elles deviennent le
plus souvent, au niveau communal ou préfectoral, mais parfois même au
niveau national, de véritables armées privées au service des nantis du
régime.



" Les affrontements entre le MRND et les partis d'opposition sont
fréquents à Kigali. Les organisations de jeunesse sont les instruments
de ces affrontements et de protection des personnalités politiques
riches et influentes qui deviennent des chefs de bandes. Cependant, le
Congrès national du MRND d'avril 1992 ne vote pas pour l'intégration
des Interahamwe au parti. Mais la pression des militants de
l'opposition sur les autorités territoriales MRND s'intensifiant dans
certaines communes, les Interahamwe sont de plus en plus tolérés comme
instrument de contre-Ukubohoza
() et de résistance contre la restructuration forcée des
administrations. Ils jouent un rôle croissant dans l’animation et
la protection des meetings populaires du parti. De la défensive ils
deviennent petit à petit un facteur important de pression de certaines
personnalités du MRND sur l’opposition. (...)

" Dès la mi-1992, la décentralisation des Interahamwe autour des
personnalités politiques riches alliées à l'entourage de Habyarimana
se renforce. Leur mobilité couplée au regain de force du MRND va leur
permettre d'opérer au niveau national, en particulier pour des
meetings politiques. Il ne se forme pas de groupes préfectoraux car
les préfets redoutent une action disciplinaire du Gouvernement. Même
si les groupes créés sont généralement communaux, ils se créent par
secteur dans la préfecture de la ville de Kigali et dans les environs.
Les luttes entre les organisations des jeunesses ont plus fréquemment
lieu par quartier en ville de Kigali.

" La prolifération des Interahamwe vers mi-1992 est due principalement
à la perte du contrôle des FAR par Habyarimana et le MRND dans un
contexte insurrectionnel d'Ukubohoza ou libération créé par les partis
FDC(). Elle est aussi due au positionnement de certaines personnalités
du MRDN face à leurs rivaux de même région, au sein du même parti,
dans la perspective des élections générales. Enfin, l'adhésion aux
Interahamwe était pour les malfaiteurs une façon de trouver une
protection politique contre les poursuites en justice, et pour les
jeunes chômeurs une façon de subvenir à leurs besoins de survie sous
la protection des dignitaires riches. C'est ainsi que les mêmes
personnes pouvaient adhérer à la fois à plusieurs organisations
rivales, voire radicalement opposées, en changeant tout simplement de
couleurs de parti lors des émeutes, des manifestations ou des meetings
populaires ".

3. L'action du Gouvernement Nsengiyaremye

a) Une politique résolue

Dans un contexte extrêmement difficile, le nouveau Gouvernement
entreprend de réaliser effectivement le programme qu'il s'est fixé.

D'abord, le Service central de renseignements (SCR), les
tout-puissants services secrets rwandais, est démantelé et ses
attributions confiées à quatre ministères différents. Les préfets les
plus visiblement excessifs sont remplacés.

En matière d'éducation prévalait un système de quotas, dit " de
l'équilibre ". En vertu de celui-ci, les étudiants étaient choisis par
les autorités sur des listes de candidatures, de façon à la fois à
vérifier que le strict quota fixé pour les Tutsis n'était pas dépassé
et à faire respecter un certain équilibre régional. En fait, ce
système avait abouti à privilégier de façon presque extravagante les
Hutus du nord, ceux des communes et des lignages du pouvoir, au
détriment de ceux du sud. L'une des premières décisions de la nouvelle
Ministre de l'Education, Mme Agathe Uwilingiyimana, fut donc de
remplacer ce système par des examens d'entrée.

S'agissant de l'information, le nouveau Ministre, le PSD Pascal
Ndengejeho, fait limoger le directeur de l'ORINFOR, M. Ferdinand
Nahimana, proche de la CDR. Le changement à la tête du ministère de la
Justice amène certains magistrats à plus d'audace dans leurs
jugements. On voit même certains décrets déclarés
anticonstitutionnels.

Enfin, le Gouvernement obtient, dès le 22 avril, la démission du
Président Juvénal Habyarimana de son poste de Chef d'état-major de
l'armée, désormais déclaré incompatible avec ses fonctions
présidentielles.

Pour le Gouvernement, la réalisation la plus ambitieuse et la plus
complexe qu'il ait entreprise est cependant le règlement de la
question des réfugiés et la négociation d'un accord de paix avec le
FPR. Sur ce point, c'est le Ministre des Affaires étrangères,
M. Boniface Ngulinzira, qui porte les espoirs de la coalition.

Les premiers contacts officiels entre le nouveau Gouvernement rwandais
et le FPR ont lieu à peine un peu plus d'un mois après l'investiture.
Le 24 mai en effet, le Ministre Ngulinzira rencontre le FPR à Kampala.
Un calendrier de négociation est alors établi. Dès le 29 mai, soit
cinq jours seulement après cette première rencontre, les pourparlers
de paix commencent à Bruxelles entre le FPR et des représentants du
Gouvernement membres des trois partis MDR, PSD et PL, dont la
coalition prend désormais le nom de FDC (Forces démocratique pour le
changement). Le 5 juin, un accord de cessez-le-feu est trouvé entre le
FPR et la coalition gouvernementale FDC, malgré l'opposition du MRND.

Les négociations se poursuivent alors à Paris les 6 et 7 juin, date à
laquelle un accord incluant le MRND est finalement signé. La
négociation des accords de paix proprement dits peut alors débuter.
Les pourparlers cette fois se déroulent en Afrique sous l'égide de
l'OUA, à Arusha en Tanzanie à partir du 12 juillet, à Addis Abeba en
Ethiopie à partir du 26 juillet, puis de nouveau à Arusha à compter du
11 août.

Le 1er août, le cessez-le-feu entre en application, et le 18 août,
soit un mois après le début des négociations des accords de paix
proprement dit, le premier protocole d'accord est signé.

Les accords d'Arusha seront détaillés plus avant. Leur importance dans
la vie politique rwandaise pendant la période des négociations oblige
cependant à en évoquer brièvement, au passage, le contenu. Le
protocole du 18 août porte sur l'Etat de droit. Il s'agit en fait
d'une déclaration de principe par laquelle les deux parties
" acceptent l'universalité et les implications des principes
fondamentaux de la démocratie ", dont l'égalité devant la loi, le
multipartisme, le Gouvernement électif, issu " d'élections régulières,
libres, transparentes et justes " et la garantie des droits
fondamentaux de la personne. Il est précisé que l'ethnisme doit être
combattu. Enfin, le droit au retour des réfugiés est qualifié de
" droit inaliénable " et il est stipulé qu'une solution définitive du
problème des réfugiés rwandais doit être trouvée.

Les négociations s'engagent alors dans une seconde phase, plus
concrète. Celle-ci aboutit à la signature d'accords sur le partage du
pouvoir dans le cadre d'un " Gouvernement de transition à base
élargie ". Ces accords sont signés en deux temps : le 30 octobre 1992
pour les dispositions les plus générales, le 9 janvier 1993 pour les
parties les plus difficiles, notamment la répartition concrète des
postes ministériels et le nombre des représentants à l'Assemblée
nationale de transition. L'accord du 30 octobre 1992 dispose notamment
que pour participer aux institutions de transition, les forces
politiques devront signer une déclaration par laquelle elles
s'engagent notamment à " soutenir l'accord de paix, s'abstenir de
toute violence ou incitation à la violence, rejeter et s'engager à
combattre toute idéologie politique et tout autre acte ayant pour fin
de promouvoir la discrimination basée notamment sur l'ethnie ".

L'accord du 9 janvier 1993 précise la répartition effective des
portefeuilles dans le futur GTBE : cinq pour le FPR, dont l'Intérieur,
cinq pour le MRND, dont la Défense, quatre, dont le poste de Premier
Ministre, pour le MDR, trois pour le PSD et le PL, un pour le PDC.
Ainsi, en neuf mois à peine, la coalition FDC a-t-elle réussi à
conclure un accord politique avec le FPR. Restent alors à conclure les
pourparlers sur l'intégration des forces armées et sur les réfugiés.

La résolution du Gouvernement dans la conduite de son action
intérieure, la rapidité avec laquelle il progresse dans son action
diplomatique ne doivent cependant pas faire oublier les conditions
politiques difficiles dans lesquelles il doit travailler. En fait, son
action doit très vite affronter les forces de résistance ci-dessus
décrites : idéologues hutus, fonctionnaires et militaires au service
du régime et dignitaires de celui-ci. De plus, avec le temps, cette
résistance se manifeste de façon de plus en plus violente et
coordonnée.

b) Une opposition de plus en plus déterminée

(1) La résistance des administrations

Le Gouvernement doit d'abord faire face à l'inertie des
administrations, voire à leur répugnance dans l'application des
mesures prises.

M. André Guichaoua décrit très clairement cette situation dans le
rapport d'expertise qu'il a rédigé à la demande du Tribunal pénal
international des Nations Unies sur le Rwanda(). Il note d'abord que
" les oppositions inévitables mais de plus en plus ouvertement
affichées entre le Président et les partis d'opposition vont conduire
à un blocage rapide du fonctionnement du Gouvernement, voire des
ministères eux-mêmes otages des rivalités entre partis ". Mais au-delà
de l'administration centrale du ministère, c'est dans les communes et
les préfectures que s'organise la résistance déterminée à l'action
gouvernementale. En effet, le ministère de l'Intérieur restant dirigé
par un Ministre MRND, le renouvellement des préfets effectué par le
Gouvernement est resté limité.

Or, sous l'impulsion de leurs chefs, les administrations locales
s'affranchissent de plus en plus de la tutelle gouvernementale.
M. André Guichaoua note également cette évolution : " Le MRND,
profondément divisé et en cours de recomposition, s'opposera d'une
manière systématique aux décisions centrales qu'il n'approuve pas
grâce à sa forte implantation administrative préfectorale et communale
maintenue (en juillet 1992, seuls quatre parmi les onze préfets
renouvelés seront issus des partis d'opposition). On assistera alors à
de véritables prises de contrôle partisanes de l'administration
locale ".

Pour s'assurer du succès, ces pouvoirs locaux organisent leurs propres
forces armées. Ils orientent en ce sens les fameuses milices, issues
des organisations de jeunesse des partis. Sur ce point, le rapport de
M. André Guichaoua confirme et complète le témoignage de M. James
Gasana, cité plus haut : " à partir de 1991, la plupart des partis
politiques ont créé des services d'ordre locaux regroupant des
militants actifs et inconditionnels généralement issus de leurs
propres mouvements de jeunesse. Ces groupes, qui s'entraînent
physiquement et détiennent souvent des armes de poing, servent à
encadrer les manifestations publiques du parti, à se défendre, si
nécessaire, vis-à-vis des services d'ordre des autres formations
politiques, à intimider ou neutraliser les adversaires politiques.



" Dans certaines préfectures ou communes sous contrôle des partis de
la mouvance présidentielle, ces services d'ordres se transformeront
très tôt en milices armées, groupes de civils suppléants ou se
substituant aux forces de l'ordre. Elles joueront un rôle décisif au
cours des exactions et massacres ".

Le Gouvernement n'est pas plus heureux dans ses relations avec
l'armée. Le 29 mai, le jour même du début officiel des pourparlers de
paix à Bruxelles entre les représentants de la coalition FDC et le
FPR, une mutinerie militaire éclate dans les préfectures de Gisenyi et
Ruhengeri, accompagnée de pillages et de massacres. Les soldats, dont
l'effectif est passé, selon M. James Gasana, de 5 000 environ à
27 000, Gendarmerie non comprise, craignent en effet de se trouver
démobilisés, la démobilisation signifiant aussi, sauf recrutement par
une milice, le retour à la misère.

En juin 1992, le Ministre de la Défense, M. James Gasana, pourtant
lui-même issu du MRND, entreprend alors une réorganisation importante
de l'encadrement de l'armée, incapable de mettre fin aux mutineries et
exactions . Les deux Chefs d'état-major de l'Armée et de la
Gendarmerie sont ainsi mis à la retraite, ainsi que de nombreux
officiers supérieurs.

Les conditions, mais aussi les limites de cette réorganisation, font
cependant apparaître la puissance et la structuration du réseau
d'intérêt auquel doit faire face le Gouvernement. M. Gérard Prunier,
lors de son audition par la Mission, a tenu sur ce point les propos
suivants : " en 1992, le Président Juvénal Habyarimana avait demandé
au Ministre de la Défense James Gasana de le débarrasser d'un certain
nombre d'hommes de son entourage, qu'il trouvait peu sûrs, voire
dangereux pour lui, en les marginalisant ou en les éliminant de leur
poste (...) parmi ceux-ci figuraient les Colonels Rwagafilita,
Serubuga, Sagatwa, avant qu'il ne change de camp, et Bagosora ". Il a
ajouté que " si James Gasana avait réussi pour les Colonels
Rwagafilita, Serubuga et Sagatwa, il avait toujours échoué dans le cas
du Colonel Theoneste Bagosora qui représentait l'ultime point de
résistance de Madame et de ses frères. Tant qu'il demeurait secrétaire
administratif du ministère de la Défense, eux et leur groupe
gardaient, dans ce ministère, un accès qu'ils estimaient absolument
vital, non seulement pour le contrôle de l'armée, mais aussi parce que
l'anse du panier dansait énormément ". A ce propos, il a fait observer
que " le décuplement, en trois ans, de l'effectif de l'armée, de 5 200
à 50 000 hommes, en accroissant de façon considérable le budget de la
défense, avait ouvert de façon tout aussi considérable les
possibilités de détournement de fonds, d'abord pour financer les
milices -ainsi les milices comme les Interahamwe ou les Impuzamugambi
ont-elles été financées par de l'argent volé au ministère de la
Défense- mais aussi dans un but d'enrichissement personnel ou
politique ".

Le ministère de la Défense était ainsi doublement important pour les
réseaux en place. Il assurait le contrôle de l'armée, mais aussi le
financement du pouvoir et de son entourage. M. James Gasana était
particulièrement exposé et une tentative d'attentat contre lui fut du
reste déjouée à la fin de l'année 1992.

L'action diplomatique du Gouvernement elle-même était soumise à des
tractations avec l'ancien pouvoir, le Président et son entourage. Lors
de son audition par la Mission, l'observateur français aux
négociations d'Arusha, M. Jean-Christophe Belliard, a aussi exposé que
la délégation gouvernementale rwandaise, composée de M. Boniface
Ngulinzira, à l'époque Ministre des Affaires étrangères du Rwanda,
accompagné de M. Claver Kanyarushoki, à l'époque Ambassadeur du Rwanda
en Ouganda, ainsi que du Colonel Theoneste Bagosora, " était en
perpétuel désaccord et donc en situation de faiblesse dans cette
négociation ". Il a précisé qu'il arrivait, par exemple, que " le
Ministre Ngulinzira, qu'il voyait en permanence et en tête-à-tête, lui
donne son accord sur une formulation, mais tout en le prévenant que ce
n'était pas lui qui décidait et qu'il fallait en parler à M. Claver
Kanyarushoki. Il lui fallait alors discuter avec l'Ambassadeur Claver
Kanyarushoki, ce qui constituait une partie importante de son travail.
Lorsque M. Claver Kanyarushoki était convaincu, il finissait par lui
exprimer son accord et celui du Président Juvénal Habyarimana, tout en
ajoutant qu'il fallait désormais convaincre le Colonel Theoneste
Bagosora. "

Il a ajouté qu'il avait même assisté à des scènes de désaccord au sein
de la délégation, qui obligeaient à lever la séance de négociations et
à remettre la discussion à plus tard.

(2) Le développement des violences

L'opposition à la coalition gouvernementale FDC ne se manifeste pas
seulement par l'obstruction administrative. L'action du Gouvernement
et la conclusion de chaque étape du processus d'Arusha sont rythmées
par des manifestations, des violences et des massacres.

La signature du premier accord d'Arusha sur le Gouvernement
transitoire est accompagnée de graves violences. Des manifestations
hostiles au Gouvernement éclatent dans les préfectures de Gisenyi et
Ruhengeri.

Aux termes du témoignage de M. James Gasana, le 17 août 1992, veille
de la signature des accords, " il se crée une véritable tension entre
un nombre de hauts fonctionnaires extrémistes du MRND et le Premier
Ministre. S'alliant aux Interahamwe et aux Impuzamugambi, ces
fonctionnaires organisent des manifestations contre le Gouvernement,
qui se déroulent sans autorisation, pour paralyser la fonction
publique et la vie dans Kigali. La Gendarmerie prend toutes les
mesures, sans complaisance, contre tous ceux qui perturbent l'ordre
public. Ceci nous met en épreuve de force avec les organisateurs, dont
le beau-fils du Président Juvénal Habyarimana, A. Ntilivamunda,
Directeur des Ponts et Chaussées, qui avait déployé des camions de
l'Etat pour verser la terre sur une voie publique à Kigali afin de
bloquer la circulation lors de la manifestation illégale. "

Conscient de l'inquiétude de ses partisans, le Président Juvénal
Habyarimana tente alors de les rassurer. Le même jour, il fait savoir
dans un discours à la radio que toute latitude dans les négociations
n'est pas laissée au Premier Ministre et au Ministre des Affaires
étrangères et que leurs initiatives sont sous contrôle.



" Nos négociateurs à Arusha ont reçu des instructions... les positions
qu'ils adoptent ne sont donc pas improvisées... C'est pourquoi je
pense que le peuple rwandais peut être rassuré : toutes les
précautions sont prises pour s'assurer que les actions individuelles
ne mènent pas notre pays vers une aventure dont il ne veut pas ".

Cette déclaration ne suffit pas à apaiser la colère de certains Hutus
radicaux. Selon un processus désormais connu, des massacres
s'ensuivent donc. Cette fois, c'est la préfecture de Kibuye qui est le
théâtre des événements. Selon M. Gérard Prunier, le bilan de ceux-ci
se monterait à 85 morts environ, 200 blessés et plus de
5 000 déplacés.

La négociation puis la conclusion des deux accords du 30 octobre 1992
puis du 9 janvier 1993 s'accompagnent d'une tension grandissante.

Le 2 octobre 1992, le professeur belge Filip Reyntjens dénonce
l'existence d'un " réseau zéro ". Cette expression, à laquelle on
donne souvent le sens de " zéro Tutsi ", a été utilisée par son auteur
M. Christophe Mfizi en référence à l'oeuvre de Roland Barthes Le degré
zéro de l'écriture (voir annexe). Le " réseau zéro " est une sorte
d'escadron de la mort formé de miliciens du MRND et de soldats
détachés et équipés par l'armée sous le contrôle de proches du Chef de
l'Etat, c'est-à-dire des membres les plus notables de l'Akazu. Le
professeur Filip Reyntjens cite ainsi les trois frères de Mme
Habyarimana, le directeur des travaux publics et gendre du Président,
M. Alphonse Ntirivamunda, le Colonel Elie Sagatwa, secrétaire
personnel du Président et son beau-frère, le chef du service de
renseignement militaire, le commandant de la Garde présidentielle, et
enfin le Colonel Theoneste Bagosora, directeur de cabinet du Ministre
de la Défense.

Dans le témoignage déjà cité, M. James Gasana expose que " dès
septembre 1992, l'alliance des Interahamwe et des Impuzamugambi est
plus forte que les Inkuba. Avec la CDR, ils constituent la base
politique des " durs " des FAR. Ils mènent une campagne auprès des
militaires pour le renversement du Gouvernement de
Dismas Nsengiyaremye. "

De fait, le 18 octobre, la CDR organise une manifestation réclamant le
départ du Premier Ministre et de son Gouvernement, s'insurgeant contre
l'évolution gouvernementale de Radio Rwanda et remerciant la France
pour sa présence. Les manifestants réclament aussi que tous les partis
enregistrés participent au Gouvernement. Il s'agit bien, compte tenu
de ce qui a été dit de ceux-ci, de tenter de paralyser l'action
gouvernementale.

La signature le 30 octobre 1993 du premier accord sur le partage du
pouvoir, qui prive le Président de la République de quasiment toutes
ses prérogatives au profit du futur Gouvernement transitoire à base
élargie (GTBE), accroît l'ampleur de la mobilisation
antigouvernementale.

Le 15 novembre, dans un discours prononcé en kinyarwanda à Ruhengeri,
et non retransmis à la radio nationale, le Président Juvénal
Habyarimana appelle le cessez-le-feu de juillet " un chiffon de papier
(...) que le Gouvernement n'est pas obligé de respecter ".

La tension continue à monter. Le 22 novembre, M. Léon Mugesera, membre
influent du MRND, s'adresse en ces termes aux militants de la ville de
Kabaya, en préfecture de Gisenyi. " Les partis d'opposition ont
comploté avec l'ennemi pour faire tomber la préfecture de Byumba aux
mains des Inyenzi (...). Ils ont comploté pour saper nos forces armées
(...). La loi est très claire sur ce point : " Toute personne coupable
d'actes visant à saper le moral des forces armées sera condamnée à
mort. " Qu'est-ce que nous attendons ? (...) Et ces complices
(Ibyitso) qui envoient leurs enfants au FPR ? Qu'attendons-nous pour
nous débarrasser de ces familles ? Nous devons prendre en main la
responsabilité et supprimer ces voyous. (...) Nous devons agir. Il
faut les liquider tous ! "

Quelques jours plus tard, M. Léon Mugesera répète le même discours à
Kibilira, où se sont déjà produits des massacres en 1990.

Inculpé par le Ministre de la Justice, le libéral Stanislas
Mbonampeka, d'incitation à la haine raciale et sous le coup d'un
mandat d'amener, M. Léon Mugesera se réfugie dans un camp militaire,
où la Gendarmerie n'ose pas aller le chercher, et peut ensuite
s'enfuir à l'étranger.

Le MRND et la CDR continuent à organiser des manifestations contre les
accords de partage du pouvoir. Elles s'achèvent désormais toutes en
combat de rue entre d'une part les Interahamwe et les Impuzamugambi et
d'autre part l'opposition. Les violences sporadiques font une douzaine
de morts. Cependant, si, selon M. James Gasana, la Gendarmerie tente
de contenir les violences et a arrêté, à la fin 1992, une centaine de
miliciens " Interahamwe ", la justice se révèle de plus en plus
incapable de faire respecter la légalité. Le 5 janvier 1993, exaspéré
de son impuissance à poursuivre et à faire arrêter M. Léon Mugesera,
le Ministre Stanislas Mbonampeka démissionne. Signe des temps, le
poste restera sans titulaire pendant six mois jusqu'à la constitution
du ministère Agathe Uwilingiyimana, le 18 juillet 1993.

En même temps, pour échapper à la surveillance de M. James Gasana, une
société secrète structurant la tendance hutue extrémiste se crée dans
l'armée, sous le nom " d'Amasasu ".

La signature du deuxième accord sur le partage du pouvoir, le
9 janvier 1993, radicalise encore la situation. D'abord, conformément
aux craintes des Hutus radicaux, les accords fixent la répartition des
sièges de l'Assemblée de transition devant laquelle répondra le
Gouvernement. Celle-ci ne sera donc pas élue mais nommée. Les membres
du MRND et de la CDR y voient une concession intolérable au FPR,
celui-ci s'assurant ainsi d'une présence en nombre alors que, eu égard
à la faible proportion de Tutsis du Rwanda, et au fait que nombre
d'entre eux sont des proches du parti libéral, des élections tenues
immédiatement ne lui auraient donné qu'une faible représentation. De
plus, s'agissant du Gouvernement, les partis FDC et le PDC conservent
tous leurs postes ministériels. Les cinq postes attribués au FPR sont,
à part une création destinée à prendre en charge les réfugiés, tous
pris sur le contingent du MRND, qui perd ainsi au profit du FPR quatre
de ses sièges, dont le ministère de l'Intérieur.

Eu égard au caractère stratégique de ce ministère, la colère du
pouvoir MRND et de ses sympathisants déferle. Le 19 janvier, le MRND
et la CDR organisent de violentes manifestations contre l'accord. Le
21 janvier, le Secrétaire général du MRND déclare que son parti le
rejette purement et simplement. La présence d'une commission d'enquête
internationale sur les violations des droits de l'homme au Rwanda, du
7 au 21 janvier 1993, avait eu un impact certain sur le ralentissement
des violences. Son départ le 21 janvier, au moment même où le MRND
rejette l'accord, libère leur expression. Pendant six jours, des
violences meurtrières menées par des miliciens extrémistes associés
aux populations locales dévastent le nord-ouest du Rwanda. Voici
comment M. Dismas Nsengiyaremye les présente : " avec la caution des
autorités locales, le MRND organisa des manifestations violentes à
travers tout le pays du 20 au 22 janvier 1993 et proclama son
intention de paralyser toutes les activités. Les partis d'opposition
ne se laissèrent pas intimider et organisèrent des
contre-manifestations qui neutralisèrent les activistes du MRND et de
ses satellites, dans les préfectures de Byumba, Kibungo, Kigali-ville,
Kigali rural, Gitarama, Butare, Gikongoro, Cyangugu et Kibuye (sauf
commune Rutsiro). Dans les préfectures de Gisenyi, Ruhengeri, Kigali
rural (zone de Bumbogo et de Buliza), Byumba (commune Tumba) et Kibuye
(commune Rutsiro), ces manifestations se transformèrent rapidement en
émeutes et les prétendants manifestants se mirent à tuer les Tutsis et
des membres des partis d'opposition. Il y eut environ 400 morts et
20 000 personnes déplacées ".

4. L'offensive du FPR et ses conséquences

a) L'offensive du 8 février 1993

Le développement de ces massacres amène le FPR à suspendre les
contacts à Arusha. En fait, le 8 février 1993, il décide de rompre le
cessez-le-feu et passe à l'attaque dans les environs de Byumba et de
Ruhengeri.

L'offensive est couronnée de succès. Le FPR enfonce les lignes
rwandaises, l'annonce de la paix ayant par ailleurs largement démotivé
les FAR. Il s'empare de l'essentiel de leur équipement, occupe la plus
grande part des préfectures de Ruhengeri -ville qu'il conquiert dès le
8 février- et de Byumba, et avance jusqu'à Rulindo, à 30 km au nord de
Kigali.

Cependant, le 20 février, le FPR proclame un cessez-le-feu unilatéral.
Il semble que deux éléments aient pu l'arrêter. D'une part l'annonce
du renforcement de Noroît le plaçait dans la perspective risquée d'un
affrontement direct avec les forces françaises. D'autre part, ses
contacts à Kigali lui faisaient part de l'impact extrêmement négatif
de l'attaque sur la population hutue, y compris les opposants les plus
déterminés au régime, de la volonté affirmée de celle-ci de se battre
contre le FPR, voire du risque d'un carnage concernant les Tutsis de
la ville.

b) La stratégie du FPR

Eu égard aux ravages que cette attaque a eus sur l'image du FPR, la
question de ses motifs a été plusieurs fois posée.

En fait, quel que soit le discours moral et démocratique tenu par le
FPR sur le droit de retour de réfugiés injustement chassés de leur
pays, il faut écarter toute idée d'angélisme dans sa stratégie
politique.

En 1990, c'est par la force qu'il a tenté de prendre le contrôle du
pays. Depuis, il n'a jamais renoncé à l'usage de la menace militaire.
Ainsi, le jour même de la signature du cessez-le-feu avec la coalition
gouvernementale FDC, le 5 juin 1992, le FPR avait lancé une offensive
militaire qu'il justifiait par l'attitude hostile du MRND, qui n'avait
alors pas voulu s'associer à ce cessez-le-feu.

Dans le témoignage qu'il a remis à la Mission, M. James Gasana note
aussi que " paradoxalement, la mise en vigueur du cessez-le-feu fait
accélérer le recrutement sans précédent des jeunes Tutsis pour la
formation militaire dans les rangs du FPR en Ouganda. Ce recrutement,
qui est une violation grossière de l'accord de cessez-le-feu, est
facilité par des réseaux supervisés par Karenzi Karake, commandant de
l'équipe des officiers du FPR au sein du GOMN (Groupe d'observateurs
militaires neutres) " et se plaint que " ces opérations ont pour effet
l'attisement de la tension ethnique de voisinage là où les jeunes sont
recrutés, situation qui est exploitée par les extrémistes de la CDR et
leurs sympathisants au MRND ".

Tentant, à partir d'entretiens avec bon nombre de ses militants,
d'analyser les buts et raisons d'être du FPR, ainsi que la pensée
politique et les stratégies qui y prévalaient, M. Gérard Prunier
n'hésite pas dans son ouvrage déjà cité à affirmer que, " malgré son
idéologie " progressiste ", le FPR compte parmi ses membres (et encore
plus parmi ses sympathisants extérieurs) un nombre considérable de
partisans de la suprématie tutsie pour lesquels les Hutus ne sont
qu'un ramassis de paysans méprisables et arriérés ". Il précise
cependant que " les principaux leaders du mouvement (...) sont tous de
purs produits du monde politique ougandais " et que leur idéal
politique est Yoweri Museveni.

Or, la réussite de celui-ci en Ouganda repose sur la façon ingénieuse
par laquelle il a fait taire les conflits tribaux. Selon M. Gérard
Prunier, en effet, " le Gouvernement à base élargie prôné par Yoweri
Museveni est une variation ingénieuse sur le thème de la politique
tribale. Il accueille volontiers toute puissance tribale souhaitant se
joindre à lui, mais il y a une nuance subtile entre " être au
Gouvernement " (avec tous les à côtés et privilèges que cela implique)
et " être au pouvoir " (avec souvent moins d'à-côtés et de privilèges,
mais un réel pouvoir de décision) ".

Sur ce point, il note que " la méthode du FPR était en gros
semblable : conserver le pouvoir de décisions essentielles au sein
d'un noyau central familier, constitué de réfugiés tutsis d'Ouganda,
ajouter un nombre " d'outsiders " choisis dont quelques Hutus fiables,
puis essayer de construire une direction officielle plus large,
d'apparence " pluriethnique " pour la façade ". Il conclut ainsi :
" que cette élite tribale antitribaliste soit capable de suivre ses
idéaux plutôt que son inclination sociologique reste une question sans
réponse ".

Le FPR apparaît ainsi comme une structure politique et militaire bâtie
pour la conquête et l'exercice du pouvoir. Dans cette perspective, il
est également clair, et les observateurs français au processus
d'Arusha font également ressortir ce point, qu'il ne se limite pas
dans ses ambitions.

Or, pour prendre le pouvoir au Rwanda, le FPR doit surmonter deux
obstacles. D'abord, toute guerre risque d'être cause, si elle se
prolonge, d'un génocide des Tutsis par les Hutus. M. Gérard Prunier
relève ce dialogue entre un jeune militaire FPR et un vieux Tutsi
rwandais lors du raid sur Ruhengeri : " c'est le pouvoir que tu veux ?
Tu vas l'avoir. Mais ici, nous allons tous mourir ". Toute guerre de
conquête ne peut donc être qu'une guerre éclair.

Ensuite, le régime qu'il prétend renverser doit être un régime isolé
et disqualifié. Sur ce point, M. Gérard Prunier note l'habileté avec
laquelle le FPR présente son programme sur la scène internationale.
Celui-ci, qui selon M. Filip Reyntjens, n'est " pas très original et a
déjà largement été débattu au Rwanda avant la guerre, et même au sein
du MRND au pouvoir ", ne sert, selon M. Gérard Prunier, " qu'à (...)
garder sa pureté d'intention à l'organisation et situer la querelle
politique sur le plan moral. En cela, il est imbattable. "

Or, le régime Habyarimana n'en ayant pas compris l'impact sur la scène
internationale, ne mettra jamais ce programme en question. Dès lors
" à l'étranger, l'opinion publique (dans la mesure où elle peut
connaître le Rwanda ou s'en soucier) prend rapidement pour argent
comptant que la guérilla tutsie rassemble de malheureuses victimes,
des opprimés, des réfugiés chassés de leur pays, auxquels une
dictature dénie tout droit pourtant acquis de naissance ; elle lutte
donc forcément pour la démocratie et l'égalité sociale. "

Ainsi, la charge de la preuve incombe au régime Habyarimana, à une
époque où, en partie sous le poids de l'épreuve infligée par le FPR,
il s'enfonce dans le meurtre et la violence.

Confortant cette analyse, M. André Guichaoua, dans le rapport
d'expertise déjà cité, apporte un éclairage intéressant sur
l'offensive du 8 février 1992. " Le FPR attendra le passage de la
Commission d'enquête internationale (7-21 janvier 1993) avant de
lancer son attaque et justifiera sa violation de l'accord de
cessez-le-feu par l'évocation du génocide des Bagogwe dans son
communiqué du 8 février 1993. Il comptait ouvertement que les
conclusions de l'enquête internationale aboutissent à un lâchage de
Habyarimana par la communauté internationale et à une disqualification
de ses soutiens français. "

De plus, une telle stratégie impose aussi que nul pouvoir hutu
légitime ne vienne se substituer au régime disqualifié.

M. André Guichaoua, dans le même rapport, met clairement en évidence
cette stratégie à propos du cessez-le-feu. " L'ouverture des
pourparlers avec les partis d'opposition à Bruxelles le 29 mai,
débouchant le 5 juin sur la signature d'un cessez-le-feu suivi sur le
terrain et le jour même par une offensive militaire justifiée par
l'attitude hostile du MRND, montre avec force la stratégie que le FPR
veut d'emblée imposer aux partis d'opposition : alliés politiques, ces
partis doivent se solidariser aussi avec les offensives militaires du
FPR, ce qui rend leur position proprement intenable à l'intérieur au
regard du problème politique et social de la progression des effectifs
de déplacés ".

Il souligne alors la réussite de l'opération. " La traduction est
immédiate, l'appareil dirigeant du MDR affiche publiquement ses
divergences stratégiques dans des déclarations et communiqués
contradictoires. Faustin Twagiramungu approuve l'attaque du FPR,
Boniface Ngulinzira le désavoue, (...) enfin le Comité national du MDR
ébauche un soutien explicite à l'attitude du Président Juvénal
Habyarimana. "

c) L'affaiblissement de la coalition FDC face au FPR et aux Hutus
intransigeants

S'il s'agissait d'affaiblir la coalition gouvernementale, l'offensive
de Byumba est une réussite. En fait, c'est un séisme. Elle fait
40 000 morts, des civils pour la plupart. Un million de réfugiés de
guerre viennent s'entasser dans des bidonvilles sur les collines
autour de Kigali. Dans ces conditions, la coalition gouvernementale
qui défendait envers et contre tout depuis un an l'idée que le FPR
était animé par la seule volonté de reconquérir les droits politiques
et sociaux des Tutsis en exil et qu'il pouvait être un partenaire
loyal avec qui l'on pouvait négocier est totalement prise à
contre-pied et déconsidérée. Au contraire, la position du régime
Habyarimana et de ses franges dures, qui continuaient à présenter le
FPR comme une alliance de féodaux assoiffés de sang, apparaît
brusquement bien plus raisonnable et lucide aux yeux de beaucoup.

La peur d'un FPR conquérant, qui n'a pas hésité, par représailles, à
exécuter à Ruhengeri non seulement des criminels comme M. Thaddée
Gasana, le bourgmestre de Kinigi, mais aussi leurs femmes et leurs
enfants, l'impossibilité de justifier auprès des réfugiés hagards des
collines de Kigali la politique menée renforcent le pôle du refus et
le Président de la République aux dépens des tenants de la politique
de la négociation. M. James Gasana le note dans son témoignage. " Le
FPR mène une attaque massive contre les FAR en violant l'accord de
cessez-le-feu. Cette attaque surprise donne un net avantage au FPR,
qui occupe désormais la plus grande partie du territoire des
préfectures Byumba et Ruhengeri, et qui enlève le gros de l'équipement
militaire des FAR. Elle provoque aussi le passage de plusieurs
adhérents des Inkuba (les milices MDR) aux Interahamwe. Elle provoque
déjà le début du passage de trois pôles politiques (MRND, FDC, FPR) à
deux pôles politico-militaires (pro-FPR et anti-FPR) ".

Deux événements sont immédiatement significatifs de cette évolution.
Devant le désastre, la coalition FDC, soutenue par les pays
occidentaux, se tourne vers le FPR pour tenter de négocier avec lui
une solution susceptible de permettre la remise en marche du processus
de paix. Les négociations ont lieu, en terrain neutre, à Bujumbura et
durent une semaine entière, du 25 février au 2 mars. Elles se
concluent par un communiqué commun appelant à un cessez-le-feu
durable, à une reprise des négociations de paix à Arusha, au retour
des personnes déplacées, à une action judiciaire contre les
responsables des massacres, mais aussi, et cela est une novation par
rapport à un retour à l'état antérieur, à un retrait des " troupes
étrangères ", c'est-à-dire françaises.

Cette dernière clause était en fait une concession au FPR, qui tirait
ainsi profit de son attaque. M. Faustin Twagiramungu, alors Président
du MDR, qui était membre de la délégation, l'a expliqué très
clairement à la Mission. " Le MRND ayant refusé à la dernière minute
de se joindre à la délégation, seuls les représentants des partis
politiques de l'opposition se rendirent à Bujumbura. Ils y
retrouvèrent la délégation du FPR. Celle-ci s'avéra déterminée à
n'accepter le retrait de ses forces que si les forces françaises
acceptaient de faire de même en quittant le Rwanda. Autrement dit,
pour que les négociations de paix puissent continuer, pour que les
forces du FPR se retirent de la zone qu'ils occupaient et que celle-ci
soit démilitarisée, le détachement Noroît devait partir. Comme les
partis politiques d'opposition privilégiaient la solution négociée et
que les accords de paix d'Arusha prévoyaient le déploiement d'une
force militaire internationale, un compromis associant le retrait du
FPR des zones occupées en février 1993 et le départ des troupes
françaises leur était apparu comme acceptable. C'est pourquoi les
partis d'opposition recommandèrent au Gouvernement d'examiner le
retrait des troupes françaises. "

La voie des concessions divise maintenant les partis de la coalition
FDC. Le dernier jour des négociations, le Président Juvénal
Habyarimana réunit à Kigali une " conférence nationale " regroupant
des représentants non seulement de sept des partis mineurs, mais aussi
du MDR, du PSD, du PL et du PDC. Les résolutions auxquelles elle
aboutit prennent littéralement le contre-pied de celles de Bujumbura.
Elles condamnent en effet les " Inkotanyi du FPR " qui essaient de
prendre le pouvoir par les armes, remercient les forces armées pour
leur " bravoure " et les assurent de leur soutien total, trouvent
bienvenue la présence militaire française, condamnent l'Ouganda pour
son soutien au FPR et demandent une " coordination " entre le Conseil
des Ministres, le Président et le Premier Ministre.

Interrogé sur cette contradiction, M. Faustin Twagiramungu a répondu à
la Mission que celle-ci " marquait tout simplement le début des
divisions du MDR entre ceux qui soutenaient le processus d'Arusha et
qui estimaient qu'il fallait absolument que le pouvoir puisse être
partagé au Rwanda ", tendance dont lui-même faisait partie, " et la
tendance Hutu Power, qui souhaitait s'associer aux militaires pour
combattre le FPR et refuser le partage du pouvoir ".

Par ailleurs, à la suite de longs efforts du Gouvernement, le 23 mars
1993, a lieu le renouvellement de 38 bourgmestres jugés corrompus,
incompétents ou coupables d'exactions. La procédure est celle de
l'élection par de grands électeurs qui, selon le rapport d'expertise
de M. André Guichaoua, ont été " choisis selon des critères bien peu
transparents et soumis à d'intenses pressions. " Or, toujours selon ce
rapport, " les résultats électoraux confirmeront le fait que les bases
partisanes régionales demeurent déterminantes, que les deux principaux
partis (MRND et MDR) élargissent quelque peu leur assise y compris
dans les bastions des autres. Enfin, et cet élément est essentiel, le
MRND " tient " bon et sa stratégie dure apparaît payante ".

La déclaration commune de Bujumbura permettait cependant la reprise
des négociations. Sous l'égide du Premier Ministre tanzanien, une
rencontre entre une délégation du Gouvernement rwandais conduite par
son Premier Ministre et une délégation du FPR conduite par son
Président fut organisée à Dar Es-Salam du 6 au 8 mars 1993. La
déclaration de Dar Es-Salam concluait à l'arrêt immédiat des
hostilités, au maintien des FAR sur leurs positions du 8 mars et au
retour du FPR sur celles du 8 février, à la transformation de la zone
ainsi libérée par le FPR en zone démilitarisée, à la reprise des
négociations d'Arusha et à la sanction des responsables impliqués dans
les troubles de janvier.

5. La chute du Gouvernement Nsengiyaremye et le Gouvernement
d'Agathe UWILINGIYIMANA

a) La fin du Gouvernement Nsengiyaremye

Ainsi affaibli, tant par rapport au FPR que vis-à-vis du MRND et de la
tendance qu'on commence à appeler " Hutu power ", le Gouvernement
rwandais, dont le mandat d'un an devait s'achever le 16 avril, est
cependant reconduit pour trois mois. Il s'agit en fait d'en finir avec
les négociations. Le 9 juin 1993, est signé le protocole sur les
réfugiés. Celui-ci prévoit l'inaliénabilité du droit au retour et la
restitution de leurs propriétés aux réfugiés rapatriés. Il dispose
cependant que les réfugiés ayant quitté le pays depuis plus de 10 ans
devront se voir offrir des terres nouvelles en compensation plutôt que
récupérer les leurs.

En revanche, les négociations, où, depuis fin janvier, M. James Gasana
a remplacé M. Boniface Ngulinzira, bloquent sur la question des forces
armées. Le FPR, qui demandait d'abord 20 % des postes dans l'armée,
alors que le Gouvernement rwandais ne voulait pas aller au-delà de
15 %, quota qu'il jugeait largement représentatif de la part des
Tutsis dans la société, en exige pour accepter de conclure
progressivement plus : 30 %, puis 40 %, et enfin 40 % des postes de
soldats et de sous-officiers et 50 % des postes d'officiers. La
signature des accords de paix, régulièrement annoncée, est donc tout
aussi régulièrement repoussée, accroissant les crispations dans la
population.

En même temps, la perte de contrôle du Gouvernement sur l'ordre public
devient totale. Le développement des milices devient incontrôlable.
M. James Gasana en fait une des conséquences de l'offensive de
Byumba :



" Malgré l'action de la gendarmerie, les Interahamwe ne cessent de se
renforcer. La reprise des hostilités par le FPR a poussé les
populations de Byumba en direction de Kigali, notamment. Il y a ainsi
des milliers de jeunes gens déplacés de guerre, déscolarisés, sans
autre occupation, aigris, et poussés dans la haine ethnique par la
guerre, l`abandon et la misère qui se font recruter dans les
Interahamwe pour survivre. Il s'y ajoute aussi des centaines de
militaires qui ont déserté le front ou qui ont été renvoyés pour
indiscipline.

Il faut scruter la frustration et la colère des milliers de jeunes
déplacés de guerre, abandonnés à eux-mêmes dans la misère et
l'angoisse des camps, pour comprendre la force que les Interahamwe
vont avoir à Kigali. Dans leur long calvaire, ces jeunes ont côtoyé la
mort dans les camps. Ils ont vu des centaines de corps mutilés par les
bombes des rebelles du FPR. Les victimes sont soit leurs amis ou les
membres de leur parenté. N'ayant rien à perdre et cherchant où
s'accrocher pour la survie élémentaire, ils deviennent un réservoir de
recrutement d'Interahamwe et sont utilisés avec d'autres jeunes dans
les affrontements contre ceux qu'ils considèrent comme alliés au
responsable de leur misère, le FPR. "

Les attentats aveugles reprennent. Comme au printemps 1992, ils sont
attribués au FPR, sans que cette assertion ne soit jamais vérifiable,
puisque les coupables ne sont pas arrêtés. S'agissant des
personnalités politiques, le 17 mai, le leader libéral Stanislas
Mbonampeka échappe à un attentat à la grenade. Le 18 mai, le populaire
leader MDR Emmanuel Gapyisi est assassiné juste après avoir lancé une
nouvelle structure, le Forum Paix et Démocratie. Gapyisi était un
homme politique populaire et d'envergure. Tout en refusant de prendre
part à la signature des accords, il se déclarait favorable à une
politique qui leur donne leur chance. Ainsi, il était susceptible de
redynamiser le mouvement MDR, comme de constituer une alternative
possible au Président Juvénal Habyarimana. Son assassinat est attribué
simultanément aux milices MRND, au FPR, par hostilité à l'émergence
d'un leader hutu neuf, mais aussi aux autres prétendants à la
direction du MDR, Faustin Twagiramungu et Dismas Nsengiyaremye. La
possibilité, ouverte par l'enquête -qui n'aboutira pas- de tels
soupçons croisés, crée une atmosphère dévastatrice.

Etape supplémentaire et gravissime dans la décomposition de l'Etat, le
14 juin 1993 est marqué par l'évasion spectaculaire et massive de la
prison de Kigali de militaires, d'Interahamwe et d'individus impliqués
dans les événements de décembre 1992 et janvier 1993.

Dans son rapport d'expertise, André Guichaoua note que " cette évasion
de personnes ayant des dossiers très lourds (meurtres, viols,
pillages) n'a pu se faire qu'avec la complicité des militaires de
garde et des forces de l'ordre aux alentours de la prison ".

Pris dans un étau entre les exigences du FPR et le renforcement du
camp du refus, sans contrôle sur l'ordre public et le fonctionnement
des administrations, le Gouvernement se trouve dans une situation
impossible.

b) Le Gouvernement UWILINGIYIMANA et la signature des accords
d'Arusha

Alors que la délégation d'Arusha vient d'annoncer la signature de
l'accord pour le 19 juin en présence du Président, le coup de grâce
tombe le 16 juin, le jour où le Gouvernement doit être renouvelé : les
présidents des quatre partis de la coalition, le MDR, le PSD, le PL et
le PDC, rejoignant le MRND, publient un communiqué récusant Dismas
Nsengiyaremye comme Premier Ministre.

S'il entre dans cette décision une part de stratégie personnelle de la
part des quatre présidents et notamment de celui du MDR, Faustin
Twagiramungu, celle-ci est aussi l'aboutissement d'une évolution
politique profonde, comme l'analyse des événements du mois qui suit
permet de le constater.

En effet, le 17 juillet 1993, M. Faustin Twagiramungu, le président du
MDR, le parti à qui revient le poste de Premier Ministre dans le
système mis en place en mars 1992, désigne comme Premier Ministre
Mme Agathe Uwilingiyimana, la Ministre de l'Enseignement primaire et
secondaire. Il s'agit pour lui de nommer l'une de ses proches, tout en
réservant sa propre candidature pour la direction du Gouvernement de
transition à base élargie (GTBE) prévu par les accords d'Arusha.

Le choix qui a été effectué, en étroite concertation avec le Président
Juvénal Habyarimana, entraîne de vives réactions au sein du MDR. L'un
des courants du parti désigne alors M. Jean Kambanda comme candidat.
Malgré l'opposition, selon M. Gérard Prunier, des trois quarts du
bureau politique et de la plupart des délégués régionaux du parti,
M. Faustin Twagiramungu, usant de ses pouvoirs de Président, se
désigne lui-même, le 20 juillet, comme candidat du MDR au poste de
Premier Ministre du GTBE.

Le parti décide alors d'organiser un congrès pour confirmer la
candidature de Kambanda contre Twagiramungu, mais le préfet de Kigali
interdit la tenue de celui-ci et les militants du MDR, mobilisés, se
battent avec les délégués du congrès qui veulent passer outre. Le
courant anti-Twagiramungu va alors jusqu'à séquestrer Mme Agathe
Uwilingiyimana et à lui arracher une lettre de démission,
immédiatement lue à la radio. Mais Mme Agathe Uwilingiyimana en dément
les termes sur les ondes dès le lendemain. Le même jour, le congrès du
MDR, enfin réuni, exclut M. Faustin Twagiramungu du parti.

Ces événements montrent bien l'évolution qui s'est produite. Le MDR,
emmené l'année précédente par MM. Dismas Nsengiyaremye et Faustin
Twagiramungu, s'est, dans sa majorité, radicalisé autour d'une branche
" Hutue Power ". M. Jean Kambanda, le candidat de la majorité du
parti, est en effet le futur Premier Ministre du Gouvernement dit
intérimaire, constitué après l'attentat contre le Président Juvénal
Habyarimana. Il a été depuis, en cette qualité, condamné pour génocide
par le tribunal d'Arusha. M. Faustin Twagiramungu, dont les positions
à l'égard du FPR étaient plus bienveillantes que celles de M. Dismas
Nsengiyaremye, se trouve désormais isolé à la tête d'une petite
fraction de l'ancien MDR.

En même temps, on voit bien le jeu du Président Juvénal Habyarimana et
du MRND. En favorisant la manoeuvre de M. Faustin Twagiramungu, il
réussit à la fois à faire assumer la signature des accords d'Arusha à
un groupe politique issu du parti rival du sien, peu nombreux et
proche du FPR, et empêche une fois de plus la structuration d'un pôle
du refus autour d'un autre responsable politique que lui-même et d'un
autre parti que le MRND. Dans l'affaire, ce qu'on a appelé
l'opposition démocratique, favorable au règlement du problème des
réfugiés dans le cadre d'une rénovation démocratique du Rwanda, a
disparu en tant que force politique. Illustration emblématique de la
situation, MM. Dismas Nsengiyaremye et James Gasana, menacés de mort,
quittent rapidement le pays.

Le 3 août 1993, la rédaction du protocole sur l'intégration des forces
armées est achevée. Le 4 août, les accords d'Arusha sont signés.
L'évolution politique du Rwanda a laissé face à face les deux forces
les plus antagonistes. Ce n'est pas là forcément une garantie d'échec.
Mais la fragilité ainsi créée suppose, sans doute, pour leur mise en
oeuvre, la plus grande circonspection et beaucoup d'habileté.

II. - L'OPÉRATION NOROÎT

L'attaque du FPR, le 1er octobre 1990, va déclencher l'opération
Noroît et modifier très sensiblement les caractéristiques de la
présence militaire française au Rwanda.

A. LE DÉCLENCHEMENT DE L'OPÉRATION NOROÎT

1. L'offensive du FPR le 1er octobre 1990

Le 1er octobre 1990, alors que les Présidents Yoweri Museveni et
Juvénal Habyarimana se sont rendus à New York pour assister à une
conférence organisée par l'UNICEF sur les problèmes de l'enfance dans
les pays du tiers-monde, une centaine d'hommes armés en provenance de
l'Ouganda attaquent le poste de Kagitumba, sur la frontière nord-est
rwando-ougandaise. Ces premières troupes, vite renforcées par de
nombreux réfugiés rwandais, bien que ne disposant ni d'artillerie
lourde ni de véhicules blindés, montrent par leurs premiers succès
qu'elles sont bien armées et organisées. L'effet de surprise aidant,
elles parviennent assez facilement jusqu'à Gabiro, à 90 kilomètres de
Kigali. Mais les autorités rwandaises se ressaisissent et, dès le
3 octobre après-midi, font intervenir des hélicoptères Gazelle armés
qui détruisent les véhicules et camions d'un convoi logistique des
assaillants au sud de Kagitumba. A compter du 5 octobre, le front se
stabilise.

A l'évidence, manquant de munitions et de carburants, ces troupes
n'étaient pas préparées à une guerre conventionnelle de longue durée
et avaient parié sur une victoire rapide, comptant, à tort, sur un
soutien massif de la population. La mort de leur chef, le Général Fred
Rwigyema, le deuxième jour de l'offensive, suivie par celle de deux de
ses principaux lieutenants, et surtout les contre-attaques meurtrières
menées par l'armée rwandaise les contraignirent bientôt à se réfugier
dans le parc national de l'Akagera, puis dans la zone des Virunga, la
zone des volcans, où ils ne pouvaient que très difficilement être
poursuivis, et à partir de laquelle ils menèrent des actions de
guérilla pour contrôler une partie du territoire rwandais.

Ces hommes appartenaient en quasi totalité au Front patriotique
rwandais, le FPR, dont les membres s'étaient surnommés eux-mêmes les
" Inkotanyi " (ceux qui vont jusqu'au bout)

a) Présentation du FPR

Le FPR a été créé formellement en décembre 1987 en Ouganda. Il succède
à l'ancien Rwandese Alliance for National Unity (RANU), le premier
mouvement politique à avoir posé ouvertement la question du droit au
retour des réfugiés ; ce parti était lui-même issu de la Rwandese
Refugees Wefare Fundation créée en juin 1979 pour venir en aide aux
réfugiés rwandais. La création du FPR correspond à une volonté de
modernisation des thèmes et de l'action politiques. L'appellation de
" front " avait pour objectif d'atténuer l'aspect de mouvement
ethnique tutsi qui était jusqu'alors attaché au RANU. Le FPR cherche
pour ce faire à rallier tous les opposants, tutsis ou hutus, au régime
du Président Juvénal Habyarimana. C'est ainsi que M. Pasteur
Bizimungu, l'actuel Président de la République rwandaise, le Colonel
Alexis Kanyarengwe qui avait participé au coup d'Etat de 1973 ayant
permis à Juvénal Habyarimana d'accéder au pouvoir ou encore
M. Theoneste Lizinde, ancien chef de la sécurité, tous trois Hutus,
rejoindront les rangs du FPR.

Le FPR, qui se donne pour mission " la libération du peuple rwandais
de l'ignorance, de la pauvreté et de la dictature en vue de réaliser
lui-même son épanouissement " (article 6 de ses statuts), est
influencé à ses débuts par les thèses marxisantes dont se réclame le
nouveau régime de Kampala. Partisan d'une " démocratie
multi-ethnique " et s'opposant au " régime corrompu et tribaliste "
d'Habyarimana, le FPR réussit à fédérer toute une variété de
tendances, des communistes aux monarchistes, autour d'un programme en
huit points qui constitue la charte du mouvement : la restauration de
l'unité nationale ; l'édification d'une véritable démocratie ; la mise
en place d'un système économique basé sur les ressources nationales ;
la lutte contre la corruption, la mauvaise gestion de la chose
publique et le détournement des fonds publics ; la sauvegarde de la
sécurité des personnes et de leurs biens ; le règlement définitif des
causes du problème des réfugiés ; le bien être social des masses ; la
réorientation de la politique extérieure du Rwanda.

Les principaux chefs du FPR, MM. Fred Rwigyema et Paul Kagame, sont
des anciens compagnons d'armes de M. Yoweri Museveni dans la guérilla
qu'il a menée contre le régime du Président Milton Obote (décembre
1980-juillet 1985) puis celui éphémère de Tito Okello
(juillet-1985-janvier 1986). M. Fred Rwigyema notamment faisait partie
des 27 compagnons d'armes qui, le 6 février 1981, attaquèrent un poste
de police dans le Luwero, au nord-ouest de Kampala, une attaque
considérée comme l'acte de naissance de la lutte armée lancée par
M. Yoweri Museveni pour la conquête du pouvoir. Lors de la victoire,
en 1986, les Banyarwanda -c'est ainsi que sont appelées les
populations de réfugiés du Rwanda- représentaient jusqu'à 20 % de la
National Resistance Army. La décision du Président Milton Obote en
1982 de chasser d'Ouganda plus de 50 000 Banyarwanda, soupçonnés
d'aider la guérilla, avait convaincu ces derniers, qui ne savaient
plus où aller car le Rwanda refusait de les accueillir, de s'engager
massivement aux côtés de M. Yoweri Museveni. Certains d'entre eux
avaient déjà dans l'idée -cela été confirmé aux rapporteurs par
M. Charles Murigande, l'actuel Secrétaire général du FPR- de profiter
de ces circonstances pour acquérir une formation militaire qui
pourrait par la suite être utilisée pour leur retour armée au Rwanda.

Au lendemain de la victoire de M. Yoweri Museveni, ainsi que l'indique
M. Gérard Prunier(), les militants du FPR entreprirent un noyautage
systématique de certains services de l'armée ougandaise, notamment du
service informatique et de la sécurité militaire. M. Fred Rwigyema fut
promu chef d'Etat-major, c'est à dire le numéro deux de l'armée
ougandaise puis devint vice-Ministre de la Défense alors que M. Paul
Kagame était nommé directeur adjoint des services de renseignements.
M. Yoweri Museveni s'est appuyé à nouveau sur les Banyarwanda en août
1986, six mois après son accession au pouvoir, pour mater une
rébellion qui avait éclatée dans le nord puis l'est du pays.

L'attitude du Président Yoweri Museveni à l'égard de ses alliés
banyarwanda n'est pas dénué d'ambiguïtés. Certes, son soutien leur est
acquis non seulement parce qu'il est issu de l'ethnie hima()
considérée comme proche des Tutsis mais encore parce qu'il considère
qu'il a contracté une dette morale vis à vis d'eux en raison de leur
aide dans sa conquête du pouvoir. Il doit faire face cependant aux
critiques des Ougandais de souche, en particulier la population
ougandaise, qui l'accuse ainsi que l'a rappelé M. François Descoueyte,
Ambassadeur de France en Ouganda de décembre 1993 à décembre 1997,
" d'être manipulé par cette minorité tutsie rwandaise agissante ".
Cette campagne dirigée contre la trop grande importance des réfugiés
rwandais trouve un écho au Parlement. M. Charles Murigande a évoqué
devant les rapporteurs le souvenir d'un débat où un orateur a appelé
les Banyarwanda à modérer leurs ambitions en les comparant à des
chiens accompagnant leur maître à la chasse et qui, même s'ils ont tué
le gibier, doivent savoir se contenter des os, le chasseur se
réservant la chair. Les Banyarwanda étaient tout à la fois enviés en
raison de leur réussite dans l'armée et l'administration, et méprisés
en tant qu'étrangers expulsés de leurs pays. Cette attitude incitait
les Banyarwanda à considérer que la seule solution pour mettre fin à
leur condition d'exilés était le retour dans leur pays : le Rwanda.

Les Banyarwanda se sont sentis de plus en plus menacés en Ouganda,
d'autant que le Président Yoweri Museveni a été contraint de prendre
des mesures symboliques pour faire taire les critiques comme celle de
limoger M. Fred Rwigyema de ses fonctions de vice-Ministre de la
Défense en novembre 1989 et envoyer M. Paul Kagame aux Etats-Unis pour
y suivre une formation militaire.

Les débats se sont faits plus vifs à l'intérieur du FPR entre
partisans d'une solution négociée et ceux qui souhaitaient le recours
à la force armée. L'hypothèse de la guerre, a expliqué M. Charles
Murigande, aux rapporteurs de la Mission, était considérée comme
" l'option Z ", c'est-à-dire l'option à n'utiliser qu'en dernier
recours, en cas d'échec des négociations. C'est cette option pourtant
qui, sous l'influence de M. Fred Rwigyema, va finalement être retenue.

La présence de M. Paul Kagame aux Etats-Unis, pour suivre une
formation militaire, au début de l'attaque du FPR - il ne rentre en
Ouganda que le 14 octobre, pour prendre le commandement d'une armée
sérieusement ébranlée par la mort de Fred Rwigyema- a suscité
certaines interrogations sur l'aide accordée aux Etats-Unis à ce
mouvement. M. Herman Cohen, conseiller pour les affaires africaines du
Secrétaire d'Etat américain aux affaires étrangères d'avril 1989 à
avril 1993, a affirmé devant la Mission que " les Etats-Unis
n'apportaient aucune aide au FPR. Une douzaine d'officiers membres du
FPR avaient suivi des cours aux Etats-Unis, mais c'était dans le cadre
de la coopération militaire des Etats-Unis avec l'Ouganda ". Cette
version a été confirmée lors du passage des rapporteurs à Washington,
par M. Vincent Kern du Pentagone qui affichait cependant sur son
bureau une photo de lui-même avec le Major Paul Kagame. M. Jacques
Dewatre, directeur de la DGSE, entendu par la Mission, a estimé quant
à lui qu'il n'y avait pas eu d'appui militaire américain aux réfugiés
tutsis rwandais, mais seulement une aide indirecte par l'intermédiaire
de l'Ouganda. M. Charles Murigande a précisé qu'il n'avait pas été
très facile pour le FPR de se faire recevoir par l'administration
américaine et que les premiers contacts officiels s'étaient tenus en
mars 1991 au niveau modeste d'un " desk-officer ". Ce n'est, selon
lui, qu'à partir de juin 1992 que les relations entre le FPR et les
Etats-Unis sont devenus plus faciles.

Le FPR recevait un soutien financier actif tant des Tutsis de
l'intérieur que des communautés rwandaises du Burundi, du Zaïre et de
Tanzanie ou encore de la diaspora installée aux Etats-Unis, au Canada
ou en Europe. M. Henri Rethoré, ancien Ambassadeur de France à
Kinshasa, a confirmé à la Mission que si la communauté tutsie
installée au Zaïre ne pouvait avoir aucune activité politique, elle
cotisait en revanche fortement au FPR.

M. Marcel Causse, ancien Ambassadeur de France à Bujumbura, a rappelé
que " le Président Juvénal Habyarimana, lors de l'attaque du FPR, en
octobre 1990, avait accusé le Burundi d'apporter une aide importante
aux rebelles tutsis venus d'Ouganda et avait même réussi à en
convaincre le Gouvernement français ".

b) Guerre civile ou attaque étrangère ?

Le débat pour savoir si l'attaque du FPR du 1er octobre 1990 doit être
considérée comme un élément d'une guerre civile ou une attaque
extérieure n'est pas sans incidence politique et diplomatique. Le
Président Juvénal Habyarimana l'avait bien compris, qui a très vite
présenté cette attaque comme la résultante d'un complot de quelques
Tutsis ougandais, décidés à conquérir le pouvoir à des fins purement
ethniques et personnelles sous la bannière médiatique de la défense de
l'unité nationale.

Quel fut le rôle de l'Ouganda dans la préparation de l'attaque ? La
force qui a attaqué le Rwanda, le 1er octobre, était composée de
soldats appartenant à la NRA et de nombreux civils venus des camps de
réfugiés du sud-ouest de l'Ouganda. Les armes saisies sur le champ de
bataille du côté du FPR étaient toutes d'origine soviétique ou
chinoise, en provenance des stocks de l'armée ougandaise. Cela n'est
pas suffisant toutefois pour affirmer que le Président Yoweri Museveni
connaissait la date et l'heure de l'attaque. Qu'il n'ait rien fait
pour l'empêcher est une évidence. Les motifs qui l'y poussaient ont
déjà été évoqués : peut-être ses origines familiales, sûrement
l'ancienne fraternité d'armes durant la guérilla. Mais aussi, comme
l'a souligné le Préfet Jacques Dewatre, cette aide de l'Ouganda
répondait également à deux objectifs, favoriser indirectement la
déstabilisation du Président Juvénal Habyarimana, dont le régime était
critiqué par Kampala et qui refusait le retour des réfugiés, écarter
les Rwandais tutsis, dont la présence constante, croissante au sein de
l'appareil d'Etat ougandais suscitait le mécontentement des Ougandais
de souche.

Selon les déclarations faites à votre rapporteur Pierre Brana par
M. Amama Mbabazi, actuel Secrétaire d'Etat ougandais à la coopération
régionale et ancien directeur général à la Défense, des informations,
imprécises toutefois, avaient été communiquées au Gouvernement sur ce
qui se préparait mais la date de l'attaque a été néanmoins une
surprise, le FPR ayant profité de l'absence simultanée des deux
présidents. Les mouvements de troupes vers la frontière n'avaient pas
suscité, selon M. Amama Mbabazi, d'interrogations particulières, les
soldats FPR affirmant qu'ils étaient justifiés par la préparation de
la fête nationale du 9 octobre.

Le Gouvernement ougandais avait annoncé le 4 octobre qu'aucune
assistance ne serait accordée au FPR et que les soldats qui
reviendraient en Ouganda seraient arrêtés et poursuivis. Lors de son
retour à Kampala le 10 octobre 1990, le Président Yoweri Museveni, qui
n'avait pas jugé la situation suffisamment importante pour interrompre
son voyage, a condamné officiellement cette attaque en déclarant que
les Banyarwanda avaient abusé de l'hospitalité ougandaise tout en
appelant le Rwanda à prendre des mesures pour régler le problème de
ces réfugiés. Cette condamnation apparaît plus comme une concession
aux pressions diplomatiques que l'expression d'une indignation réelle.

De fait, lorsque votre rapporteur Pierre Brana a demandé à M. Kahinda
Otafiire, actuel secrétaire d'Etat aux collectivités locales et ancien
directeur général de la sécurité extérieure, si l'Ouganda s'était
opposée à toute aide en armes au FPR, celui-ci s'est contenté de
sourire. Le préfet Jacques Dewatre a confirmé le soutien logistique de
l'Ouganda en faveur des forces du FPR qui ont continué à utiliser
entre 1990 et 1994 un certain nombre de camps d'entraînement et de
bases opérationnelles ougandais. Les personnes en charge de cette aide
logistique auraient été selon la DGSE, le Général Salim Saleh,
demi-frère de Yoweri Museveni, et le capitaine Bisangwa, conseiller du
Chef de l'Etat pour les problèmes de sécurité. M. Jacques Dewatre a
estimé probable une aide de la Libye au FPR pendant cette période,
sans que la DGSE en ait obtenu les preuves.

En somme, si l'on doit admettre qu'en droit pur un réfugié qui prend
les armes pour exercer son " droit absolu et intangible au retour " se
met lui-même en dehors de la convention de Genève sur les réfugiés et
perd en conséquence son statut de réfugié, cette question doit avant
tout être considérée dans sa dimension politique. Dans cette optique,
il apparaît que le retour armé des réfugiés du 1er octobre relève bien
d'un épisode de la guerre civile rwandaise plutôt que d'un conflit
entre deux Etats.

Du côté rwandais, le Président Juvénal Habyarimana était-il informé de
l'imminence d'une telle attaque ? Pour certains, cela est fort
probable. Confronté à des difficultés internes, le Président Juvénal
Habyarimana aurait trouvé dans cette offensive une occasion de
divertir les esprits et une justification pour procéder dans le pays à
des arrestations en masse des Tutsis. Un télégramme de l'Ambassadeur
de France à Kigali daté du 27 octobre 1990 fait référence à cette
situation, qu'il juge excessive, ce qui lui fait dire " l'éloignement
de la menace militaire devrait inciter les autorités rwandaises à
régler le plus vite possible le problème de nombreuses personnes qui
sont détenues comme suspectes, très souvent pour la seule raison de
leur appartenance à l'ethnie tutsie ". Il apparaît donc clairement,
dès cette première offensive du 1er octobre 1990, que la population
tutsie du l'intérieur fait immédiatement l'objet de " représailles "
en cas de conflit entre le Gouvernement rwandais et le FPR.

c) La fausse attaque du 4 octobre 1990

Vis-à-vis de l'extérieur, le Président Juvénal Habyarimana, rentré
d'urgence dans la nuit du 3 au 4 octobre à Kigali, qualifie
l'incursion du FPR d'agression extérieure susceptible de fonder sa
demande d'aide et d'assistance à ses alliés étrangers et notamment la
France. Il apparaîtrait aujourd'hui qu'il n'a pas hésité à mettre en
scène une attaque de la capitale par le FPR dans la nuit du 4 au 5
octobre en exagérant la menace résultant de coups de feu et d'échange
de tirs qui eurent lieu cette nuit-là dans Kigali.

Dans un télégramme établi quelques mois plus tard, le 12 mars 1991,
l'Ambassadeur de France s'interroge : " le Président du FPR soutient
la thèse selon laquelle la fusillade du 4 octobre 1990 à Kigali aurait
été entièrement et unilatéralement provoquée par le Gouvernement
rwandais afin de justifier une répression massive de l'opposition
intérieure. Comment expliquer, dans ces conditions que le 5 octobre
1990, le "centre de commandement des rebelles" ait fait passer à notre
ambassade à Bujumbura un message selon lequel la pause observée ce
jour-là à Kigali n'était qu'une trêve décidée par le Général Fred
Rwigyema pour permettre à la France et à la Belgique d'évacuer leurs
ressortissants ? "

Interrogé sur ce point lors de son audition devant la Mission,
l'Ambassadeur Georges Martres a reconnu que compte tenu de ces
injonctions (c'est-à-dire l'ultimatum du FPR accordant 48 heures aux
troupes françaises pour quitter le Rwanda) " il avait vraiment cru à
de violents combats et à une attaque du FPR contre les soldats
français. Pourtant, à l'époque, il s'est avéré qu'il n'y avait pas de
contact à Kigali entre l'armée française et celle du FPR. Le
représentant du FPR pour l'Europe, M. Bihozagara, a confirmé dans un
entretien à Paris le 13 janvier 1992, que le parti tutsi rwandais
n'avait jamais envoyé de messages et que ceux-ci devaient provenir des
Tutsis du Burundi et non du FPR, d'autant que Fred Rwigyema venait
d'être tué le 2 octobre. Il s'agit donc d'une double intoxication ".

Néanmoins, cette mise en scène de la chute imminente de Kigali n'a pas
convaincu les autorités françaises d'apporter au Président Juvénal
Habyarimana toute l'aide en armement et munitions qu'il demandait mais
la situation a été jugée suffisamment risquée pour les ressortissants
français pour justifier le 4 octobre le déclenchement de l'opération
Noroît.

2. Motifs et modalités de mise en oeuvre de l'opération Noroît

Lors de son audition devant la Mission, le Général Maurice Schmitt, en
sa qualité d'ancien Chef d'état-major des armées, a précisé les
conditions dans lesquelles la décision d'envoyer des troupes
françaises au Rwanda avait été prise le 4 octobre par le Président de
la République, afin de protéger les ressortissants français.

Il a rapporté plus précisément que lui-même avait accompagné, le
3 octobre 1990, le Président François Mitterrand, MM. Jean-Pierre
Chevènement, Roland Dumas et Hubert Védrine, ainsi que l'Amiral
Jacques Lanxade dans un voyage au Moyen-Orient : " Le 4 octobre, après
une nuit à Abu Dhabi, l'ensemble de la délégation est arrivé à Djeddah
où elle était reçue à déjeuner par le Roi Fahd. C'est peu avant ce
déjeuner que deux messages sont arrivés, en provenance respectivement
de l'Elysée et de l'état-major des armées. Ces messages précisaient
que des risques graves d'exactions existaient à Kigali et que le
Président Juvénal Habyarimana demandait l'intervention de l'armée
française. Un Conseil de défense restreint, très bref, s'est tenu sur
l'heure à Riyad, sous la présidence du Président de la République, à
la suite duquel l'ordre a été donné d'envoyer au plus vite deux
compagnies à Kigali, avec la mission de protéger les Européens, les
installations françaises et de contrôler l'aérodrome afin d'assurer
l'évacuation des Français et étrangers qui le demandaient. Ces troupes
ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l'ordre
qui étaient du ressort du Gouvernement rwandais. "

a) Missions et ordres d'opération du détachement Noroît

La mission attribuée au détachement Noroît et définie dès le 3 octobre
par le message 3782 de l'état-major des armées, est triple :

- protéger l'ambassade de France ;

- assurer la protection des ressortissants français ;

- être en mesure de participer à leur éventuelle évacuation.

L'objectif est donc strictement limité à la protection de la
communauté française et sera précisé par une série d'ordres
d'opération élaborés afin de mieux coordonner l'action des forces
françaises avec celle des forces belges présentes au Rwanda pour les
mêmes raisons.

* L'ordre d'opération n° 1 qui date du 24 octobre 1990 ne modifie
pas les missions précitées. Afin d'être en mesure de conduire
l'évacuation des ressortissants en liaison ou non avec les forces
belges et rwandaises, il est notamment demandé de " participer au
contrôle de l'aéroport de Kigali, aux côtés des forces belges et
rwandaises en préservant notre liberté d'action " et de procéder à
" la recherche systématique du renseignement d'ambiance afin de ne
pas être surpris ".
* L'ordre d'opération n° 2, du 26 octobre, établi après
concertation avec les autorités diplomatiques françaises et le
commandement des forces belges au Rwanda, répond à l'hypothèse
d'une évacuation conjointe des ressortissants belges et français
auxquels viendraient se joindre d'autres ressortissants désireux
de bénéficier du dispositif d'évacuation.

Trois niveaux de menace sont définis auxquels correspondent trois
stades d'alerte qui entraînent le regroupement de ces personnes, dans
les points suivants : Centre culturel français, Club sportif, Ecole
française, Hôtel Méridien. Ce dernier lieu constitue un centre
d'évacuation des ressortissants dans l'attente de leur embarquement
aérien. Les priorités d'évacuation concernent d'abord les
ressortissants français et belges, puis les ressortissants
occidentaux, enfin les autres ressortissants sur ordre et avec l'aval
des autorités diplomatiques.

En dehors de Kigali, les ressortissants français se regroupent en
trois points d'évacuation : Butare, Gisenyi, Ruhengeri.

* L'ordre d'opération n° 3 rectifié du 7 novembre 1990 maintient
les trois stades d'alerte pouvant déboucher sur une décision
d'évacuation de ressortissants. Les missions sont inchangées. Il
est demandé, sur ordre, de défendre l'aéroport pour y permettre
l'acheminement des renforts et de maintenir une présence
dissuasive sur le centre d'évacuation du Méridien, les points de
regroupement français, les points d'implantations des
cantonnements sur l'axe centre-ville/aéroport.

b) Organigramme des forces

Le déploiement des troupes de l'opération Noroît s'est effectué en
deux temps.

Dès le 4 octobre, des éléments précurseurs sont envoyés sur place en
provenance de Bouar. Quelques jours plus tard, le 3è RPIMA et le
2è REP présents au Rwanda sont relevés et remplacés par un dispositif
opérationnel renforcé. Le Général Jean-Claude Thomann, à l'époque
Colonel, (message 3852 de l'état-major des armées) prend le 19 octobre
le commandement de l'opération Noroît, jusqu'alors exercé par le
Colonel René Galinié, attaché de défense et chef de la Mission
d'assistance militaire. Le Général Jean-Claude Thomann relève
directement du chef d'état-major des armées.

Interrogé sur les raisons de la création d'un commandement ad hoc des
opérations, le Général Jean-Claude Thomann a reconnu devant la Mission
que cette question recoupait à la fois une difficulté de doctrine et
un problème particulier lié à cette opération. Il a précisé que sa
désignation comme commandant d'opération par le Chef d'état-major des
armées avait entraîné un débat qu'il a qualifié d'assez acide entre le
ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères,
l'Ambassadeur estimant que, compte tenu de la situation, c'était à
l'attaché de défense d'assurer le commandement de l'opération.

Il a ajouté que ce débat avait d'ailleurs provoqué son maintien à
Bangui pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que l'affaire soit
réglée... et que ces opérations faisaient progressivement l'objet
d'une théorisation et d'une doctrine. Jusqu'à un certain niveau
d'engagement, c'est l'attaché de défense qui est désigné comme
commandant d'opération. Ce n'est qu'au-delà d'un certain niveau que
l'on envoie un élément de commandement avec un chef désigné depuis la
France ou d'autres pays où l'on dispose de forces prépositionnées, une
estimation étant toujours faite au ministère de la Défense, souvent en
liaison avec les Affaires étrangères sur le niveau d'intervention.

Sans qu'il soit ici question d'ouvrir un débat sur le bien fondé de
cette doctrine, on peut néanmoins constater qu'en l'espèce cette
décision a été la source de difficultés et qu'elle a retardé l'arrivée
sur place de l'ensemble du dispositif. Si l'envoi d'un commandement
spécial est justifié par la gravité de la situation, alors la
désignation le 19 octobre du Général Jean-Claude Thomann, alors
Colonel, comme commandant des opérations s'est réalisée trop
tardivement au regard des événements.

Le détachement Noroît sous le commandement du Général Jean-Claude
Thomann était composé d'un état-major tactique de 40 personnes et de
deux compagnies -1ère et 3è compagnies du 8è RPIMA- de chacune
137 personnes, soit un effectif total de 314. La 3è compagnie était
chargée d'intervenir en ville, la 1ère compagnie dite compagnie
extérieure avait la responsabilité de la protection de l'aéroport. Le
PC du détachement Noroît était installé à l'hôtel Méridien et le
Général Jean-Claude Thomann soulignera tout l'intérêt pratique d'une
implantation dans un tel établissement.

c) Zones d'intervention des forces Noroît

Il est demandé aux compagnies Noroît " d'adopter une attitude
discrète " car il ne saurait être créé " le sentiment de notre
engagement aux côtés des FAR ".

L'action des forces Noroît est limitée à la ville de Kigali et à
l'aéroport, les sorties en dehors de ces lieux restant subordonnées à
l'autorisation de l'état-major des armées.

En application de ce principe, deux missions de reconnaissance ont été
effectuées à Butare les 27 et 28 octobre, à Ruhengeri et Gisenyi les
30 et 31 octobre. Elles étaient destinées à prendre contact, rassurer
et organiser l'éventuelle évacuation des ressortissants français. A
l'occasion de ces deux déplacements, le Général Jean-Claude Thomann,
Commandant des opérations, note dans son rapport de mission
l'existence aux abords des villes principales, de nombreux barrages
tenus le plus souvent par la gendarmerie ou l'armée rwandaise, et de
points de contrôle tenus par des " civils qui interdisent l'accès de
certains villages de brousse et permettent ainsi de filtrer les gens
des collines. Les barrages civils sont gardés par une dizaine d'hommes
armés de machettes ".

Il constate par ailleurs l'accueil enthousiaste des populations et des
forces armées rwandaises réservé aux soldats français.

Les ressortissants français se montrent rassurés : " tous sont
certains qu'en cas de troubles graves en ville ni la population ni les
rebelles ne s'attaqueraient à eux et à leur famille ".

d) Bilan d'activités du détachement Noroît

C'est tout d'abord au titre de Chef de la MAM que le Colonel René
Galinié, comme il l'a indiqué au cours de son audition, " a ordonné à
ses hommes (22 personnes) lors de l'offensive du FPR, le 1er octobre
1990, de sortir des camps d'instruction où ils se trouvaient en tant
que conseillers militaires, de rejoindre immédiatement les collines
centrales aux alentours de Kigali et de revêtir la tenue civile,
conformément aux dispositions contenues dans nos accords de
coopération ". Il s'est " félicité de cette décision qui a permis,
lors de l'attaque de Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, de
protéger plus facilement les ressortissants français qui avaient été
regroupés. "

(1) Activités du détachement Noroît sous le commandement de
l'attaché de défense

Le détachement Noroît envoyé pour protéger les ressortissants français
a procédé à une série d'évacuation qui se sont déroulées selon le
processus minutieusement prévu : recensement puis regroupement et
évacuation par avion à partir de l'aéroport de Kigali.

Un télégramme du 12 octobre 1990 adressé à Paris par l'Ambassadeur de
France à Kigali dresse le bilan des évacuations de la communauté
française entre le 5 octobre et le 12 octobre : 313 Français ont
quitté le Rwanda pour Paris soit par des vols réguliers ou spéciaux
d'Air France affrétés pour la circonstance par le ministère des
Affaires étrangères, soit par un vol régulier de la compagnie belge
Sabena. Certains d'entre eux sont allés à Bangui par avion Transall.

Il reste à cette date 290 Français au Rwanda, dont 178 se trouvent à
Kigali parmi lesquels le personnel de l'ambassade, 16 coopérants
militaires et 16 coopérants civils avec leurs familles, 102 personnes
relevant du secteur privé, des organisations internationales et des
ONG.

(2) Activités du détachement Noroît sous le commandement du
commandant des opérations

Au cours de la période où le Général Jean-Claude Thomann, alors
Colonel, a assuré le commandement de l'opération Noroît, celui-ci, aux
dires même du Colonel René Galinié, " a mené à cette période une
opération indispensable de recensement et de localisation de chaque
expatrié. Cette action a été très appréciée par nombre d'ambassades
qui ne connaissaient pas le nombre de leurs ressortissants. Il a
confirmé la mise en place d'un dispositif d'assistance et de sécurité
dans Kigali au profit des expatriés de l'école française et de
l'ambassade. "

Dans son rapport de mission, le Général Jean-Claude Thomann indique
qu'en plus des activités liées à l'accomplissement de sa
mission-protection et planification de l'évacuation des ressortissants
français-, le détachement Noroît a également procédé à des activités
très diverses comme le recensement des livraisons d'armes et de
matériels aux forces rwandaises ou l'instruction des FAR, par
l'officier Génie du détachement, pour leur apprendre à faire face aux
dangers des mines et des pièges.

Dans ce même rapport, le Général Jean-Claude Thomann note de surcroît
" le rôle stabilisateur que joue la présence, même non active, d'un
contingent d'intervention étranger, pour conforter un pouvoir menacé
par une agression extérieure et confronté à un risque non négligeable
de troubles intérieurs, d'origine ethnique ou politique. "

Il fait cependant observer que son détachement n'a reçu aucune carte
du Rwanda à son départ de France et que le 8° RPIMA a pu remédier à
cette " déficience " grâce à une carte du Rwanda récupérée à la Mairie
de Castres, ville jumelée avec la ville rwandaise de Huye.

Une telle situation est proprement stupéfiante. Au regard du contexte
et de l'objet même de l'opération Noroît, la Mission juge inconcevable
qu'elle ait pu se produire.

Par ailleurs, le Général Jean-Claude Thomann souligne l'importance du
rôle de la Mission d'assistance militaire (MAM) et des autorités
locales qui peuvent fournir l'information, donner des renseignements
d'ambiance, préparer les unités. Il rappelle que c'est à ces
personnels qu'incombent notamment les réquisitions auprès des
autorités locales et la " lourde charge d'avoir défini les consignes
de sécurité et de regroupement des ressortissants ainsi que le suivi
des listes de ressortissants. " Il conclut en disant qu'il " importe
d'entretenir une étroite coordination avec l'attaché de défense et les
personnels de l'ambassade afin d'éviter des distorsions préjudiciables
à la gestion de la crise entre autorités de tutelle respectives :
Coopération, Relations extérieures, Défense, etc. "

Sur le plan opérationnel, le Général Jean-Claude Thomann a reconnu
devant la Mission qu'une fois installé, le dispositif de sécurisation
autour des points relevant de la responsabilité française (ambassade,
résidence, centre culturel...), il était apparu très vite que la
mission de sécurisation n'impliquait pas le maintien d'un dispositif
aussi important et qu'il avait proposé au Chef d'état-major des armées
de ne laisser sur place qu'une compagnie, ce qui a été fait dès le
mois de décembre.

3. Allégement et maintien du dispositif Noroît

a) Noroît, facteur d'apaisement ?

La présence des troupes françaises afin de garantir la sécurité des
ressortissants a pour conséquence indirecte d'avoir un rôle de
stabilisateur de la situation très marquée par les tensions ethniques.
Cet aspect déjà souligné par le Colonel René Galinié est repris par
l'Ambassadeur de France à Kigali qui se montre, dans un télégramme du
30 novembre 1990, très réservé à l'idée d'un retrait total des troupes
de Noroît, compte tenu du caractère encore instable de la situation
mais aussi parce que : " La présence de nos troupes, même réduite,
n'apparaît plus seulement comme une garantie de sécurité pour la
population expatriée mais aussi comme un facteur indirect d'apaisement
pour l'ensemble du pays. Nombreux sont d'avis que cette présence
rassure autant les Rwandais que les étrangers. L'opération Noroît tend
de ce fait de plus en plus à se placer sous un nouvel éclairage ". Il
indique quelques jours plus tard, le 5 décembre, qu'informé de notre
volonté de retirer le reste du contingent français, le Président
Juvénal Habyarimana a qualifié cette décision " d'abandon ", qu'il a
demandé le maintien des forces françaises pendant deux mois
supplémentaires et que, n'ayant pas réussi à joindre l'Amiral Lanxade,
il a fait part de sa demande au Général Jean-Pierre Huchon qui lui a
paru convaincu de la nécessité de retarder le retrait des troupes
françaises.

Par télégramme du 7 décembre, l'Ambassadeur précise : " j'ai informé
le Président Juvénal Habyarimana de notre décision de ne pas retirer
les derniers éléments militaires le 15 décembre et de les maintenir
pour une durée limitée. Le Président Juvénal Habyarimana craint la
guérilla non pas sur le plan militaire mais parce qu'elle fragilise
l'unité nationale. "

Sur décision du Président de la République François Mitterrand, la
France maintient au-delà du terme initialement prévu, la présence au
Rwanda, d'une des deux compagnies Noroît, mais réaffirme son non
engagement aux côtés des FAR.

Le 2 janvier, l'Amiral Jacques Lanxade souhaite le retrait de la
deuxième compagnie Noroît mais, les incursions du FPR se poursuivant,
le Président de la République souhaite reporter ce départ d'un mois.
Ce maintien des forces de Noroît permet de réaliser fin janvier
l'évacuation de ressortissants français et occidentaux de Ruhengeri à
Kigali.

b) L'évacuation de Ruhengeri les 23 et 24 janvier 1991

Sur le plan militaire, l'offensive du 1er octobre 1990 a été
rapidement contrée puisque les FAR reprennent Gabiro le 27 octobre et
contrôlent à nouveau l'axe Gabiro-Nyagatare le 29 octobre.

Les troupes du FPR ont été contraintes soit de retourner en Ouganda
lorsqu'elles en ont eu la possibilité car la frontière ougandaise a
été fermée dès le 20 octobre, soit de s'éparpiller en territoire
rwandais à l'est de la route Gabiro-Kampala et dans le parc de
l'Akagera. Ces éléments entreprendront alors des actions sporadiques
de guérilla et d'attaques ciblées déstabilisantes dans la région
nord-est du pays.

Les troupes zaïroises se sont retirées dès la mi-octobre, les troupes
belges en novembre, une compagnie Noroît est repartie le 15 décembre.

L'offensive générale du FPR dont les Rwandais prévoyaient la
survenance pour la fin de l'année 1990 ne se produira pas. L'effet de
surprise viendra fin janvier 1991 avec l'attaque de Ruhengeri.

Les 22 et 23 janvier, les soldats du FPR lancent une offensive sur
Ruhengeri au cours de laquelle, après avoir attaqué la prison, ils
libèrent 350 prisonniers parmi lesquels le Major Theoneste Lizinde,
ancien chef de la sécurité qui en 1981 avait participé à la tentative
de coup d'Etat contre Juvénal Habyarimana. En représailles, les Tutsis
de la communauté Bagogwe sont massacrés.

Les 23 et 24 janvier, deux sections des forces Noroît organisent
l'évacuation de Ruhengeri de près de 300 personnes, dont 185 Français,
qui seront convoyés jusqu'à Kigali.

L'Ambassadeur Georges Martres rend compte par télégramme diplomatique
du 24 janvier 1991 de cette évacuation : " l'unité dirigée par le
Colonel René Galinié a su rester dans les limites de la mission qui
lui était impartie, intervenant dans la zone résidentielle aussitôt
après la reprise en main de la ville par les para-commandos rwandais.
Le respect des instructions n'a pas exclu une certaine audace dont les
parachutistes français ont dû faire preuve dans les deux dernières
heures précédant la tombée de la nuit. "

L'Ambassadeur signale dans ce même télégramme la présence dans le
convoi de deux sous-préfets et du président du Tribunal d'instance,
estimant qu'il y a là " un signe inquiétant de perte de confiance de
la haute administration rwandaise ". Le 27 janvier, un message de
l'Attaché de défense (n° 25) indique " le nettoyage de la ville de
Ruhengeri et de la région de Kinigi par les FAR aidées de la
population est terminé... les rebelles sembleraient s'être repliés
dans les forêts du parc national des volcans. "

Fin janvier 1991, il apparaît donc que, de fait, les deux opérations
d'évacuation des ressortissants, début octobre à Kigali et fin janvier
à Ruhengeri, se sont déroulées sous le commandement du Colonel René
Galinié, tout à la fois attaché de défense, chef de MAM et commandant
de l'opération Noroît et non pas pendant la période où le Général
Jean-Claude Thomann, alors Colonel, a été nommé commandant des
opérations. Comme il a été dit précédemment, le Général Jean-Claude
Thomann a mis en place un dispositif de sécurisation et effectué des
missions de reconnaissance à Butare, Gisenyi et Ruhengeri. Néanmoins,
la présence au Rwanda du dispositif complet des forces de Noroît
(314 personnes), s'il n'a pas servi à réaliser des évacuations, a,
semble-t-il, joué un rôle dissuasif et préventif.

De ce point de vue, l'opération Noroît fait partie d'un ensemble plus
vaste dont les composantes sont d'une part l'accord d'assistance
militaire technique du 18 juillet 1975 sur lequel le Président Juvénal
Habyarimana appuie notamment sa demande d'assistance, et qui
justifiera la venue du Colonel Gilbert Canovas pour exercer une
mission de conseil auprès des FAR, d'autre part une action
diplomatique fondée sur les principes énoncés dans le discours de La
Baule (démocratisation, pluripartisme, partage du pouvoir...).

Comment ces différents éléments ont-ils été mis en jeu dans le
contexte rwandais et quelle a été l'appréciation de la situation faite
par les différents représentants français sur le terrain ?

B. LES AUTRES COMPOSANTES DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE

1. L'envoi d'un conseiller auprès de l'Etat-major des forces armées
rwandaises

Entre le 11 octobre 1990 et le 26 novembre 1990, le Colonel Gilbert
Canovas est nommé comme adjoint de l'attaché de défense, chargé de
conseiller l'état-major des FAR.

L'offensive du FPR lancée le 1er octobre 1990 a mis en évidence les
faiblesses de l'armée rwandaise que l'attaché de Défense, le Colonel
René Galinié juge ainsi dans un télégramme date du 11 octobre
" l'armée rwandaise n'est pas en mesure de faire face à la situation.
Ainsi, si les forces françaises et belges ne l'avaient pas soulagée en
prenant à leur compte des missions et du terrain (protection de
l'aéroport et des voies y menant) et si les forces zaïroises ne
participaient pas directement au conflit, elle se serait au mieux
enfermée dans Kigali dans des conditions et selon un dispositif peu
efficaces ".

Il préconise l'envoi par la France de conseillers sur le terrain au
nord-est dans la zone des combats et à Kigali. Ces conseillers
seraient soit prélevés sur le terrain, soit détachés d'unités
spécialisées venant de France. " Leur mission serait d'instruire,
d'organiser et de motiver une troupe sclérosée depuis trente ans et
qui a oublié les règles élémentaires de combat ". La nomination du
Colonel Gilbert Canovas satisfait dans une certaine mesure cette
suggestion puisque ce dernier est officiellement chargé " d'aider les
autorités militaires rwandaises à améliorer la capacité opérationnelle
de leur armée afin de la rendre rapidement apte à s'opposer aux
incursions de plus en plus nombreuses des troupes du FPR... ".

Au cours de son audition, le Colonel Gilbert Canovas a précisé que sa
mission " était officielle et déclarée et s'inscrivait dans une
situation de crise forte face à laquelle les forces armées rwandaises,
peu nombreuses et peu aguerries, connaissaient des difficultés ".

Il a rappelé qu'il avait exercé ses fonctions en tenue militaire
française et que " son travail avait consisté... à fournir expertise
et conseil au chef d'état-major de l'armée rwandaise et à son
équipe ". A ce titre, il a indiqué qu'il avait notamment " apporté son
aide à l'élaboration des plans de défense de la ville de Kigali " et
participé dans les régions frontalières les plus menacées, Gisenyi,
Ruhengeri, Byumba, région du lac Mutara, " aux travaux de
planification visant à renforcer les dispositifs militaires et à les
doter de capacités de réaction ".

Dans le rapport qu'il établit le 30 avril 1991, au terme de sa
deuxième mission de conseil, le Colonel Gilbert Canovas rappelle les
aménagements intervenus dans l'armée rwandaise depuis le 1er octobre
1990 parmi lesquels figurent notamment :

- la mise en place de secteurs opérationnels afin de faire face à un
adversaire menaçant l'ensemble de la frontière rwando-ougandaise et
une grande partie de la frontière rwando-tanzanienne ;

- le recrutement en grand nombre de militaires du rang et la
mobilisation des réservistes qui a permis aux FAR un quasi doublement
de leur effectif passant de 11 000 en octobre 1990 à 20 000 en janvier
1991 ;

- la réduction du temps de formation initiale des soldats, limitée à
l'utilisation de l'arme individuelle en dotation.

L'Ambassadeur de France au Rwanda indique, par télégramme du
24 octobre 1990, que les médias occidentaux continuent à être
manipulés par une diaspora rwandaise dominée par les Tutsis. Le
Colonel Gilbert Canovas souligne également le rôle prépondérant joué
par les médias internationaux au mois d'octobre 1990 mais précise par
la suite " l'évident avantage concédé au profit du FPR au début des
hostilités a été compensé par une offensive médiatique menée par les
Rwandais à partir du mois de décembre ".

Quoi qu'il en soit, l'apport du Colonel Gilbert Canovas s'est révélé
fort efficace -au point que sa mission sera prolongée jusqu'à la fin
novembre- si l'on en juge par les résultats militaires obtenus par les
FAR sur le terrain au cours du dernier trimestre de l'année 1990.
Différents télégrammes de l'attaché de Défense témoignent de ce
redressement.

Le 31 octobre 1990 : " les FAR ont reconquis la totalité de leur
territoire national en s'emparant de la région de Kagitumba le 30
octobre... les FAR doivent lancer aujourd'hui des actions de ratissage
le long de la rivière Akagera. "

Le 18 novembre 1990 : " Ainsi, les FAR dont la cohésion est plus
affirmée aujourd'hui que jamais, grâce aux liens que créent les
contacts menés contre l'adversaire, voient-elles leur influence
politique et populaire considérablement augmentée, au point que leurs
chefs comme le Colonel Serubuga apparaissent menaçants. "

Sur le plan militaire, la situation demeure néanmoins fragile puisque
la BBC annonce le 2 décembre 1990 que le Colonel Alexis Kanyarengwe
serait à Kabale en Ouganda en train de réorganiser les troupes du FPR.

2. L'appréciation de la situation par les représentants de la
France sur place

a) Le Chef de la Mission d'Assistance Militaire

A la veille de la première offensive du Front patriotique rwandais, le
1er octobre 1990, la coopération militaire française au Rwanda
comptait, conformément à l'accord particulier d'assistance militaire
de 1975, une vingtaine d'assistants militaires techniques relevant de
la Mission militaire de coopération et rattachés de ce fait au
ministère de la Coopération et du Développement.

Comme l'ensemble de leurs collègues coopérants affectés dans les
divers pays du champ de la coopération, ils exerçaient auprès de
l'armée régulière nationale des missions de formation et de soutien
logistique au profit des différentes composantes des forces armées
rwandaises.

La Mission d'assistance militaire était placée sous la responsabilité
du Colonel René Galinié, Chef de la Mission. Elle était composée :

- d'un détachement militaire d'assistance technique " Gendarmerie ",
dont les deux officiers et les quatre sous-officiers participaient à
des actions de formation et de conseil auprès de l'état-major de la
Gendarmerie et auprès de l'école des sous-officiers de Gendarmerie de
Ruhengeri ;

- d'un détachement d'assistance technique " Terre ", dont les deux
officiers et les quatre sous-officiers étaient chargés de
l'instruction et de l'aide au soutien logistique des unités de
l'aviation légère, des troupes aéroportées et des unités blindées et
mécanisées ;

- d'un détachement d'assistance militaire technique " Air " composé
d'un officier et de deux sous-officiers ayant pour mission de piloter
et d'entretenir un avion Nord-Atlas 2501.

La permanence de cette structure et la présence sur le terrain avant
l'offensive du 1er octobre 1990 du Colonel René Galinié en fait un
observateur privilégié. Il juge avec inquiétude et pertinence la
situation politique rwandaise dans les nombreux messages qu'il envoie
en tant qu'attaché de Défense.

Le 10 octobre 1990 : " il est à craindre que ce conflit finisse par
dégénérer en guerre ethnique. "

- Le 15 octobre 1990 : " certains Tutsis... pensent enfin qu'il
convient de craindre un génocide si les forces européennes (françaises
et belges) se retirent trop tôt et ne l'interdisent pas, ne serait-ce
que par leur seule présence. Actuellement, la solution est plus
politique que militaire... mais là aussi le Président ne pourra
conserver son autorité et ramener la paix dans l'avenir qu'en
procédant à une large ouverture démocratique débouchant, à court
terme, sur des réformes profondes... ".

- Le 24 octobre 1990 : " les autorités gouvernementales ne peuvent
admettre que leur soit imposé un abandon territorial, au motif
d'établir un cessez-le-feu, au profit d'envahisseurs tutsis désireux
de reprendre le pouvoir perdu en 1959. Elles peuvent d'autant moins
l'admettre que ceux-ci rétabliraient probablement au nord-est le
régime honni du premier royaume tutsi... ; ce rétablissement avoué ou
déguisé entraînant selon toute vraisemblance l'élimination physique à
l'intérieur du pays des Tutsis, 500 000 à 700 000 personnes, par les
Hutus, 7 millions d'individus... "

Le Colonel René Galinié a rappelé devant la Mission qu'il mesurait
d'autant mieux ce risque d'élimination physique et de massacres que
" dès son arrivée dans le pays, le 23 août 1988, il avait été amené
par hélicoptère à la frontière et avait été personnellement très
troublé par la constatation de visu des massacres perpétrés au
Burundi. Cet épisode lui avait néanmoins permis de bien comprendre la
réalité quotidienne marquée par la violence. "

b) L'Ambassadeur

L'Ambassadeur de France à Kigali, Georges Martres, a également
souligné les risques de violences ethniques. Il adresse, le 15 octobre
1990, au Quai d'Orsay et au Chef d'état-major particulier du Président
de la République, l'amiral Jacques Lanxade, le télégramme suivant :
" la population rwandaise d'origine tutsie pense que le coup de main
militaire a échoué dans ses prolongements psychologiques... Elle
compte encore sur une victoire militaire, grâce à l'appui en hommes et
en moyens venus de la diaspora. Cette victoire militaire, même
partielle, lui permettrait d'échapper au génocide. "

Le 17 décembre 1990, il indique " la radicalisation du conflit
ethnique ne peut que s'accentuer. Le journal Kangura, organe des
extrémistes hutus, vient de publier une livraison qui ressuscite les
haines ancestrales contre la féodalité tutsie : les " commandements
hutus ".

Le 19 décembre il indique que les ambassadeurs français, belge et
allemand, ainsi que le délégué de la communauté économique européenne
ont approuvé un rapport commun constatant " la détérioration rapide
des relations entre les deux grandes ethnies, les Hutus et les Tutsis,
au Rwanda, qui entraîne le risque imminent d'un dérapage avec des
conséquences néfastes pour le Rwanda et toute la région. "

Sur la nature de l'offensive du 1er octobre 1990, l'Ambassadeur de
France se place dans la logique d'une agression extérieure qui peut
plus facilement justifier l'intervention et l'aide de la France.

Le 7 octobre, il pose le problème en ces termes : " le choix politique
est crucial pour les puissances occidentales qui aident le Rwanda et
notamment la Belgique et la France. Ou bien elles considèrent avant
tout l'aspect extérieur de l'agression et un engagement accru de leur
part est nécessaire sur le plan militaire pour y faire face. Ou bien
elles prennent en compte l'appui intérieur dont bénéficie ce mouvement
(FPR).... il aboutira vraisemblablement à la prise du pouvoir par les
Tutsis ou tout au moins par la classe métisse... Si ce deuxième choix
était retenu, une négociation délicate assortie de pressions
militaires s'imposerait pour garantir la sécurité de la population
européenne, avec la perspective de substituer aux difficultés
provenant des assaillants celles qui résulteraient alors d'une armée
nationale rwandaise qui se sentirait abandonnée. "

Dans un télégramme daté du 27 octobre 1990, l'Ambassadeur se prononce
plus nettement à propos de l'arrivée, les 23 et 24 octobre, d'avions
libyens sur l'aéroport de Kampala. Saisissant cette occasion pour
insister sur la nécessité de mettre en valeur sur le plan médiatique
le caractère d'agression extérieure, il estime que la France sera plus
à l'aise pour aider le Rwanda s'il est clairement montré à l'opinion
publique internationale qu'il ne s'agit pas d'une guerre civile. La
situation serait beaucoup plus claire et beaucoup plus facile à
traiter selon lui si le nord-est du pays était nettoyé avant la
poursuite de l'action diplomatique.

3. L'action diplomatique de la France

Au cours de son audition, M. Jean-Christophe Mitterrand, conseiller à
la Présidence de la République pour les affaires africaines de 1986 à
1992, a rappelé qu'il avait établi le 19 octobre 1990 une note à
l'attention du Président de la République " indiquant que la situation
au Rwanda était influencée par la position dans le conflit des pays
voisins et qu'une concertation régionale entre les différents pays de
la zone constituait le seul moyen de stabiliser la situation " et que
" notre présence miliaire risquait donc de perdurer aussi longtemps
qu'une solution politique n'aura pu être trouvée. "

M. Jean-Christophe Mitterrand a alors précisé que " le Président
avait, en marge, commenté négativement cette solution, mais qu'il
avait en revanche approuvé le principe d'une mission, qui sera
effectuée par le Ministre de la Coopération, M. Jacques Pelletier. "

Accompagné de M. Jean-Christophe Mitterrand, le Ministre de la
Coopération Jacques Pelletier s'est rendu dans la région des Grands
Lacs du 5 au 9 novembre 1990. Cette visite intervenait après la
rencontre de Mwanza, le 17 octobre, entre les Présidents Juvénal
Habyarimana et Yoweri Museveni et celle de Gbadolite, du 23 au 27
octobre, entre les Chefs d'Etat de la communauté économique des pays
des Grands Lacs qui avaient posé le principe d'un cessez-le-feu
contrôlé par un groupe d'observateurs zaïrois, burundais, ougandais,
rwandais et représentants du FPR, et la création d'une force africaine
d'interposition.

Dans ce contexte, comme l'a rappelé M. Jacques Pelletier au cours de
son audition, " le Gouvernement français avait eu deux objectifs dès
le début du conflit : un objectif très visible, à savoir, aider un
pays à assurer sa sécurité contre une agression extérieure, et un
objectif dont on a moins parlé, mais qui était tout aussi important,
faire évoluer le régime en place. "

L'action diplomatique de la France à l'égard du Rwanda s'articule
autour de deux axes. S'agissant du règlement du conflit, la France
souligne la nécessité de tenir dans les meilleurs délais la conférence
régionale sur la question des réfugiés qu'elle considère comme un
problème fondamental qui, s'il n'était pas réglé, serait facteur de
troubles extrêmement graves. Elle rappelle également la nécessité
d'une conférence nationale destinée à mettre en place l'ouverture
politique du régime.

Sur le plan intérieur, la France rappelle qu'elle reste
particulièrement sensible au respect des droits de l'homme et à la
démocratisation des institutions.

C'est ainsi que M. Jacques Pelletier a affirmé devant la Mission qu'il
avait attiré l'attention du Président Juvénal Habyarimana sur le
problème des détenus politiques qui place le Rwanda dans une situation
extrêmement critiquable sur la scène internationale en raison des
violations manifestes des droits de l'homme. La question de la
suppression de la carte d'identité ethnique est également abordée et
le Président Juvénal Habyarimana admet, selon l'Ambassadeur Georges
Martres que la suppression de la mention de l'origine ethnique sur les
cartes d'identité pourrait apparaître comme une mesure de
réconciliation nationale.

D'octobre 1990 à fin janvier 1991, la présence française au Rwanda
apparaît comme l'application des principes énoncés dans le discours de
La Baule, avec, d'une part, une intervention militaire en vue
d'assurer la protection et l'évacuation des ressortissants français
et, d'autre part, une aide logistique et de conseil aux forces armées
rwandaises, assortie de pressions sur le Président Juvénal Habyarimana
pour qu'il s'engage au règlement du problème des réfugiés, qu'il
procède à une ouverture politique en vue du partage du pouvoir et
qu'il respecte les droits de l'homme.

Cet équilibre complexe va évoluer à partir de février 1991 jusqu'en
décembre 1993. Au fur et à mesure que les tensions ethniques et
politiques s'accroissent, la France renforce son dispositif de
coopération militaire, tandis que se mettent en place des tentatives
insuffisantes de démocratisation du régime rwandais et que s'ouvrent
en juillet 1992, les négociations d'Arusha.

C. LES ANNÉES 1991-1992

1. Le renforcement de l'assistance technique : l'envoi d'un DAMI

a) L'origine de la décision

Au début de l'année 1991, le Président Juvénal Habyarimana n'a de
cesse de demander l'engagement militaire direct de la France. Celle-ci
refuse mais accepte le principe d'une aide sous forme de conseil,
d'assistance et d'instruction afin de permettre aux FAR, après les
événements de Ruhengeri, de mieux se défendre et s'organiser.

Une note établie le 1er février 1991 par la Direction des Affaires
africaines du ministère des Affaires étrangères indique que la France
pourrait aider le Président Juvénal Habyarimana à faire face à toute
menace dans la zone nord du pays en envoyant un détachement d'une
quinzaine d'hommes du 1er RPIMA à Ruhengeri en mission de coopération
pour la formation du bataillon rwandais en garnison dans cette ville.
Le ministère de la Défense et l'état-major particulier du Président de
la République seraient d'accord sur une telle formule qui répondrait
aux instructions du Chef de l'Etat. La direction du ministère des
Affaires étrangères estime toutefois, " afin qu'une aide de ce genre
ne soit pas considérée par le Président Juvénal Habyarimana comme un
blanc seing, il conviendrait de lier notre proposition à un engagement
du Chef de l'Etat rwandais à ouvrir un dialogue direct avec le FPR
pour un cessez-le-feu et à rechercher un accord politique dans la
ligne de l'ouverture démocratique que nous n'avons cessé de
préconiser. Ce dialogue devrait être ouvert à l'occasion du sommet
d'Arusha sur les réfugiés rwandais, auquel il conviendrait que le FPR
soit représenté ".

Cette proposition d'aide, conditionnée par un engagement de dialogue
avec le FPR présenterait le double avantage, si elle était retenue,
de :

- stabiliser la situation sur le plan militaire dans la zone sensible
de Ruhengeri et de Gisenyi ;

- d'avancer de manière décisive sur la voie du cessez-le-feu et de la
réconciliation nationale.

Le 15 février 1991, le Général Marc-Amédée Monchal, alors Chef de
cabinet militaire du Ministre de la Défense, fait parvenir à
l'état-major des armées une note ayant pour objet de préparer la mise
en place d'un détachement d'assistance opérationnelle (DAO) au Rwanda.
Cette note a pour objectif de préciser les orientations devant servir
à l'élaboration des missions et de la constitution du détachement. Il
y est notamment précisé que ce " DAO aurait pour première fonction de
former et de recycler les forces armées rwandaises et plus précisément
les unités situées dans le secteur de Ruhengeri à Gisenyi. La mise en
place dans cette zone du DAO devrait rassurer les coopérants français
et étrangers, permettre le retour de ceux qui ont été évacués sur
Kigali et, par là, la remise en route d'un secteur vital pour le
Rwanda. Au cas où ces villes feraient l'objet d'une agression, le DAO
aurait à regrouper et à protéger les expatriés en attendant l'arrivée
de renforts chargés de l'évacuation. "

Soutenu par la Mission militaire de coopération, le Colonel René
Galinié refuse la mise en place d'un DAO et propose la venue pour
quatre mois d'un détachement d'assistance militaire et d'instruction
(DAMI).

Par télégramme diplomatique du 15 mars 1991, l'Ambassadeur de France à
Kigali est prié d'informer le Président Juvénal Habyarimana de la
décision prise par la France de mettre très prochainement un DAMI à la
disposition de l'armée rwandaise. Il est précisé que " cet élément
d'une trentaine d'hommes se consacrera à l'instruction des unités de
l'armée rwandaise... à l'exclusion de toute participation à des
opérations militaires ou de maintien de l'ordre ". Il est rappelé que
cette décision répond à une demande du Président Juvénal Habyarimana
et qu'elle est prise en raison notamment " des assurances données "
par le Ministre des Affaires étrangères rwandais concernant
l'ouverture politique du régime.

Il est enfin souligné en conclusion : " nous n'avons pas l'intention
d'annoncer officiellement la mise en place du DAMI. Vous direz au
Président Juvénal Habyarimana que nous souhaiterions qu'il agisse de
la même manière ".

Par télégramme, le 18 mars, l'Ambassadeur de France répond que le
Président Juvénal Habyarimana a exprimé " sa vive satisfaction " à
l'annonce de cette décision.

La mise à disposition du Rwanda de détachements d'assistance militaire
et d'instruction, si elle répond aux demandes réitérées des autorités
rwandaises, traduit un choix politique privilégiant une solution
temporaire. La France aurait pu accroître dans des proportions
identiques les effectifs permanents de sa coopération militaire
classique. Elle a préféré une formule plus souple et moins coûteuse
pour répondre aux besoins de formation des forces armées rwandaises en
très forte augmentation -de 10 000 fin 1990, elle atteignent 20 000 en
début d'année 1991- lesquels besoins nécessitaient un accroissement
correspondant du nombre des coopérants militaires français.

Ainsi que l'a précisé le Général Jean Varret à la Mission : " Au
Rwanda les AMT, essentiellement chargés de l'entretien des matériels,
étaient basés à Kigali et travaillaient dans les écoles militaires ou
géraient des ateliers de réparation, d'hélicoptères par exemple ". En
revanche, les personnels DAMI vivaient en dehors de la capitale, dans
des camps militaires d'instruction, avec leurs élèves, dont ils
assuraient la formation.

b) Le DAMI Panda

La directive 3146 du 20 mars 1991 de l'état-major des armées destinée
à l'attaché de défense à Kigali prévoit, à la demande des autorités
rwandaises, d'implanter à Ruhengeri un détachement d'assistance
militaire et d'instruction (DAMI), qui prend le nom de Panda, pour une
durée de quatre mois, directement subordonné à l'attaché de défense.

* Le DAMI Panda, composé de 30 personnes comprend :

- un élément de commandement (2 officiers) ;

- une équipe de transmission (1 sous-officier, 2 militaires du rang) ;

- une équipe " instruction tactique " (3 officiers, 5 sous-officiers,
9 militaires du rang) ;

- une équipe " instruction spécialisée " (2 officiers, 4
sous-officiers, 2 militaires du rang).

* Les missions du DAMI sont les suivantes :

1. participer à la formation et au recyclage des FAR et plus
spécialement des unités situées dans le secteur de Ruhengeri et de
Gisenyi ;
2. parallèlement, en contribuant à restaurer un climat de sécurité
et de confiance, permettre le retour des coopérants français et
étrangers dans cette zone ;
3. en cas d'attaque contre Ruhengeri ou Gisenyi, assurer le
regroupement et la protection des ressortissants français et
étrangers, en attendant l'arrivée des renforts ;
4. renseigner sur la situation locale, en se limitant au recueil
passif des informations.

Les points 2, 3 et 4 ont un caractère confidentiel.

Les opérations d'instruction consistent notamment à :

- conseiller les commandants du bataillon dans l'organisation du leur
unité, la formation du personnel, l'utilisation des appuis ;

- recycler les commandants de compagnie dans le domaine tactique ;

- former, recycler ou initier le personnel des FAR, dans la mise en
oeuvre et l'emploi d'armes lourdes (mortiers 120 mm AML60 et 90)
et dans la formation élémentaire en matière de génie (mines,
explosifs).

* Les règles de comportement et d'engagement précisent :

- le comportement du DAMI doit être ouvert et non agressif. En cas de
menace, il sera dissuasif et défensif ;

- dans le climat d'incertitude qui prévaut localement, le détachement
devra veiller sans relâche à prendre les mesures appropriées
concernant la sécurité immédiate des hommes, la protection des
installations et la sécurité de l'armement ;

- les déplacements hors de la ville seront limités aux besoins
d'instruction, aux liaisons logistiques et aux activités de détente de
groupes en détachement constitué ;

- l'attaché de défense a la possibilité de prendre l'initiative d'une
intervention d'urgence du DAMI de Ruhengeri pour porter secours à la
communauté française de Gisenyi sous réserve d'en rendre compte ;

- il convient enfin d'être à même, sur court préavis, d'intervenir
avec tout ou partie des troupes de l'opération Noroît. Dans cette
éventualité, il incombe à l'attaché de défense de commander cette
intervention et de coordonner l'action des différents éléments
engagés.

Les règles d'engagement et d'ouverture du feu sont limitées à la
légitime défense du détachement ou à celle des ressortissants.

Les transmissions et comptes rendus sont centralisés. Toutes les
informations échangées entre le DAMI et ses autorités organiques
passent par le canal de l'attaché de défense commandant l'opération
Noroît, qui établit un compte rendu hebdomadaire. Sur le plan
matériel, à l'exception des transmissions et de l'armement, le soutien
est assuré par les FAR. La prise en charge financière du DAMI est
assurée par la MMC.

L'instruction s'effectue dans les lieux suivants : les camps de base à
Mukamira ; les champs de tir à Nyakanama et Ruhengeri ; le centre
d'entraînement commando de Bigogwe ; le camp de Gako ; enfin le site
de Gabiro.

Ce DAMI de base dont la mission sera reconduite et enrichie jusqu'en
décembre 1993, sera renforcé par une composante artillerie en 1992,
une composante génie en 1993.

Avec l'arrivée du DAMI Panda, l'effectif total de la Mission
d'assistance militaire composé, d'une part des personnels permanents
AMT, d'autre part des personnels temporaires DAMI atteindra
50 personnes en mars 1991. Ultérieurement, l'accroissement des
effectifs des DAMI portera à 80, puis 100 personnes, l'effectif total
de la MAM, le nombre des assistants militaires techniques restant
stable autour d'une vingtaine (voir graphique).



ÉVOLUTION DES EFFECTIFS DE L'ASSISTANCE MILITAIRE TECHNIQUE FRANÇAISE
AU RWANDA DE 1990 À 1994



[INLINE]




(Source : Etat-major des armées)

c) Le bilan d'activités du DAMI Panda

Arrivés le 22 mars 1991 à Kanombe, les premiers éléments du DAMI se
sont installés le 29 mars à l'université de Nyakinama près de
Ruhengeri. Le premier bataillon concerné par l'instruction a été celui
de Gitarama.

Le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet a précisé au cours de son
audition en quoi consistait la mission. Il s'agissait de recevoir,
pour une période de quatre à cinq semaines, un bataillon rwandais
nouvellement créé ou composé d'éléments hétéroclites issus de
compagnies préexistantes et d'en faire une armée de soldats, organisée
et structurée, capable de contrôler son territoire, afin que les
autorités rwandaises puissent se rendre à Arusha dans une situation
équilibrée face au FPR.

Au cours de ce stage, les commandants de bataillon recevaient une
formation tactique et apprenaient à organiser leurs unités en fonction
notamment du type d'armes dont elles disposaient. Le travail se
déroulait en salle mais également sur le terrain.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias qui a succédé en mars 1992 au
Lieutenant-Colonel Gilles Chollet a indiqué à la Mission qu'il avait
poursuivi le travail entrepris en insistant sur les points faibles des
FAR qui avaient été constatés sur le terrain. Il a ainsi fait porter
son enseignement sur les missions d'infiltration de nuit et sur
l'apprentissage des manoeuvres de contournement, les FAR ne livrant
que des attaques frontales.

Il a précisé qu'il avait continué de dispenser une formation appui feu
pour laquelle les Rwandais ne montraient qu'une habileté limitée. Il a
également indiqué que ces instructions s'étaient déroulées dans le
camp de Gabiro et dans le camp d'entraînement de Bigogwe à une
quinzaine de kilomètres au sud de Mukamira. Cependant, il a souligné
qu'il était impossible d'instruire tous les bataillons, d'autant plus
que les FAR essuyaient des revers et se trouvaient en mauvaise posture
à la frontière.

Toutefois, trois unités du volume d'une compagnie ont pu être
constituées. Formées à Gabiro au nord-est de Gisenyi, elles ont été
principalement entraînées au combat de nuit. Face à l'ampleur des
besoins, c'est au cours de sa mission que les effectifs du DAMI ont
été renforcés pour passer de 30 à 45 personnes " de façon à permettre
une amélioration de la formation de l'encadrement des FAR ". Le
Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias a rappelé qu'il avait lui-même
demandé ce renforcement à l'attaché de défense, le Colonel Bernard
Cussac, pour pouvoir prendre en compte l'instruction des officiers et
sous-officiers de l'armée rwandaise à leur sortie d'école de Kigali.

Répondant au rapporteur, M. Bernard Cazeneuve, qui l'interrogeait sur
la localisation des terrains d'entraînement par rapport à la ligne de
front, le Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias a indiqué que Mukamira,
Bigogwe ou Ruhengeri en étaient distants d'environ 20 km.

Ce dernier a précisé qu'il était allé une fois jusqu'au front en
prenant la route goudronnée allant de Ruhengeri jusqu'à la frontière
ougandaise. A cette occasion, il avait constaté que cet axe n'était
pas obstrué et a considéré qu'il y avait là un risque grave pour la
sécurité de ses hommes. Après avoir observé la zone il a demandé aux
FAR l'installation d'un certain type d'obstacle en des points précis
notamment à Cyanika. Un barrage a ainsi été édifié à 2 km du front et
lui-même s'est trouvé à 2 km en arrière de l'obstacle après s'être
assuré de sa bonne l'installation, d'après les photos qui lui avaient
été communiquées.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias a d'autre part confirmé que
les comptes rendus d'activité transitaient toujours par l'attaché de
défense qu'il allait voir chaque semaine à Kigali, en précisant que
son régiment basé à Bayonne était également tenu informé.

Aux fonctions " affichées " d'instruction du DAMI, s'ajoutaient les
fonctions " confidentielles " de protection des ressortissants et
d'établissement de renseignements sur la situation locale, soit des
missions proches de celles attribuées au détachement Noroît.

La nature fondamentalement différente de ces deux types d'activités
" déclarées " et " confidentielles " conduit à se demander sous quelle
autorité se trouvait placé le DAMI. Comme l'a exposé au cours de son
audition le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet, les missions
d'instruction des FAR s'effectuaient sous l'autorité du Colonel René
Galinié, puis du Colonel Bernard Cussac, en tant que Chef de la
Mission d'assistance militaire, et le second volet était placé sous
les ordres des mêmes officiers agissant cette fois en tant qu'attaché
de défense.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a confirmé cette situation
en indiquant que le DAMI était placé sous la double autorité de
l'état-major des armées et de la Mission militaire de coopération. En
temps normal, le DAMI relevait d'abord de l'autorité de la Mission
militaire de coopération. En temps de crise, la réglementation
permettait " d'engerber " tous les éléments sous une seule autorité.

Cette configuration n'a pas été unanimement confirmée par les
autorités supérieures. Le Général Maurice Schmitt a précisé en
audition qu'il avait " personnellement recadré les missions des uns et
des autres car, dans la mesure où un DAMI avait été envoyé au Rwanda
et se trouvait sous les ordres du responsable de l'opération Noroît,
il devenait nécessaire que chacun dispose d'instructions écrites
précises ".

Le Général Jean Varret a indiqué à la Mission avoir exercé en tant que
Chef de la MMC son autorité sur le DAMI jusqu'à la nomination en
février-mars 1993 du Général Dominique Delort, alors Colonel, comme
commandant des opérations. Son successeur, le Général Jean-Pierre
Huchon, a pour sa part affirmé que le DAMI n'avait jamais dépendu de
la Mission militaire de coopération et qu'il dépendait de Noroît. Il a
indiqué que l'état-major des armées avait donné la responsabilité de
l'opération Noroît au Chef de la Mission d'assistance militaire, en
tant également que commandant du DAMI, mais sans dépendance de la MMC.

Le Colonel Bernard Cussac a précisé devant la Mission que pour les
activités de ce DAMI, il dépendait de l'état-major des armées
considérant en conséquence qu'il intervenait alors en tant qu'attaché
de défense.

A deux reprises, dans les situations de crise lors des offensives
lancées sur Byumba en juin 1992 et sur Ruhengeri en février 1993, le
DAMI, dont les effectifs ont été renforcés (cf. graphique précité),
s'est trouvé intégré dans un ensemble unique placé sous l'autorité
d'un commandant des opérations, le Colonel Jacques Rosier de juin à
novembre 1992, puis le Général Dominique Delort en février et mars
1993.

Dans ce cas, la structure se simplifie. Il n'y a plus qu'une autorité
supérieure unique, comme l'a précisé le Général Dominique Delort,
indiquant à la Mission qu'il avait été désigné comme commandant de
l'ensemble des éléments français présents sur place. Le Général Didier
Tauzin a confirmé ce dispositif, en rappelant au cours de son audition
que son seul et unique correspondant était à l'ambassade, le Général
Dominique Delort, alors Colonel, qui commandait alors l'opération.
Celle-ci comprenait deux entités : d'une part, le DAMI Panda,
70 officiers, sous-officiers et spécialistes du 1er RPIMA, d'autre
part, le détachement Noroît proprement dit, c'est-à-dire les unités
tournantes de l'Armée de terre, qui se relayaient tous les quatre
mois. Le Colonel Didier Tauzin a par ailleurs confirmé qu'il
n'existait pas de communications directes entre le DAMI et la Mission
militaire de coopération et que seul le Général Dominique Delort était
habilité à établir la liaison avec l'état-major des armées.

Pour sa part, le Général Jean Rannou a affirmé, au cours de son
audition, qu'il lui paraissait indispensable que les personnels de
l'aide militaire technique passent sous l'autorité des responsables
opérationnels.

d) La création d'un DAMI Gendarmerie

En 1991 et 1992, différentes villes rwandaises, mais surtout Kigali,
sont la cible d'une vague d'attentats dont l'origine est
systématiquement et sans enquête sérieuse attribuée au Front
patriotique rwandais ou à ceux, généralement les Tutsis de
l'intérieur, que l'on soupçonne d'être les complices du FPR. Conscient
des risques de dérapages susceptibles de découler de ces tensions, le
Colonel René Galinié a déclaré à la Mission qu'il avait
personnellement proposé la création d'un DAMI Gendarmerie, demande
pour laquelle il avait obtenu, le 29 janvier 1992, l'accord de la
Mission militaire de coopération. Le DAMI " Gendarmerie " aura pour
mission de compléter le travail de renforcement de l'état de droit
déjà entamé par les assistants techniques : enseignements des
techniques de maintien de l'ordre à la Gendarmerie mobile (1992-1993)
et formation d'officiers de police judiciaire (1992-1993), notamment
pour la conduite des enquêtes. Le DAMI " Gendarmerie " fut implanté à
Ruhengeri et à Kigali.

En août 1992, le DAMI " Gendarmerie " sera enrichi de quatre
assistants techniques pour mettre en place, au sein de la Gendarmerie
rwandaise, une section de recherche en vue de lutter contre les
actions de terrorisme qui se multiplient au Rwanda. Ses missions et
ses effectifs furent maintenus, à la demande des ambassadeurs français
successifs.

Dans une note qu'il établit le 5 octobre 1992, le Colonel Bernard
Cussac dresse le bilan de l'AMT-Gendarmerie au Rwanda et estime
notamment que le DAMI envoyé auprès de la Gendarmerie nationale a
permis le redressement très net de l'Ecole de la Gendarmerie nationale
rwandaise, qui se trouvait " dans un état déplorable au 1er juillet
1992 ". Interrompue en raison de la reprise des hostilités le
8 février 1993, l'instruction des militaires de la Gendarmerie a
repris dans le courant du mois d'avril 1993. Le DAMI " placé près de
la Garde Présidentielle ", petite structure composée de trois hommes,
chargée de la faire évoluer vers une garde républicaine, sera de
courte durée. La Garde présidentielle ayant été souvent mise en cause
dans les différents attentats perpétrés dans le pays et apparaissant
comme un soutien indéfectible au Président Juvénal Habyarimana,
l'attaché de défense annonce à celui-ci que la France supprime à
compter du mois d'août 1992 son assistance technique à la Garde
présidentielle. Cette décision a fait suite aux différentes critiques
formulées par l'opposition interne et par certains ressortissants
français et étrangers.

Parallèlement, une demande, restée sans suite, de former des officiers
de police judiciaire avait été formulée par la Gendarmerie rwandaise,
qui souhaitait, à la suite de divers attentats, pouvoir mener plus
efficacement des enquêtes.

A la différence de l'Ambassadeur de France qui soutenait le projet, le
Général Jean Varret a indiqué à la Mission qu'il était resté très
sceptique quant à la possibilité de faire de la Gendarmerie rwandaise
une Gendarmerie " démocratique ". A la question de savoir si le
Gouvernement rwandais, à travers cette demande, n'avait pas en réalité
le désir de ficher les Tutsis, le Général Jean Varret a répondu que
cela correspondait effectivement à son sentiment et qu'il avait tout
entrepris pour éviter cela.

2. La présence d'un conseiller auprès du Chef d'état-major rwandais

L'envoi d'un DAMI va être complété par la désignation, à deux reprises
et à la demande des autorités rwandaises, d'un officier français
adjoint de l'attaché de défense, spécialement chargé de conseiller le
Chef d'état-major des FAR.

Le Chef de DAMI, qui exerce des fonctions de conseil auprès des
commandants de secteurs et de compagnies des forces armées rwandaises,
est périodiquement amené à s'entretenir avec les responsables de
l'état-major des FAR de questions relevant de l'organisation générale
des armées rwandaises.

Néanmoins, il n'est pas investi d'une mission spécifique de conseil
auprès du Chef d'état-major des FAR, même si les autorités rwandaises,
en ce qui les concerne, ont plus que vivement insisté pour qu'une
telle fonction lui soit attribuée.

a) Les conseils donnés aux FAR

Dans un rapport qu'il établit le 30 avril 1991 sur les forces armées
rwandaises, le Colonel Gilbert Canovas préconise un certain nombre de
mesures visant notamment à améliorer l'organisation, le renseignement
et la formation des forces de l'armée rwandaise. En annexe de ce
rapport, il dresse le bilan des visites qu'il a effectuées dans la
première quinzaine de février 1991 dans l'ensemble des secteurs
opérationnels.

Au terme de cet audit, le Colonel Gilbert Canovas suggère au Chef
d'état-major de l'armée rwandaise la création de cinq zones de
défense, dont la configuration serait fonction du type de menace, la
zone de Kigali disposant d'une réserve générale. Il insiste par
ailleurs sur la formation, l'encadrement des troupes et le contrôle de
l'instruction.

Le Colonel Gilbert Canovas établit ensuite pour chaque secteur
opérationnel un bilan de situation, en février 1991, dans lequel il
souligne les difficultés rencontrées dans la zone et propose des
solutions concrètes pour améliorer la sécurité et l'efficacité de
chaque dispositif.

Dans le secteur de Mutara, en majorité hostile aux FAR, il indique
qu'environ 150 000 personnes ont été déplacées. Il suggère la mise sur
pied d'un élément d'intervention rapide.

Dans le secteur de Gisenyi, il propose un meilleur emploi de la
Gendarmerie, dont il constate qu'elle est écartée de la mission de
défense du secteur, plutôt pour des raisons politiques que
stratégiques.

Dans la zone de Ruhengeri, il note " la hargne " et " le zèle " des
populations lors des opérations de ratissage et de contrôle routier,
mais aussi le découragement et la peur de tous ceux qui se sont enfuis
de chez eux pour se regrouper dans des lieux plus urbanisés. Il
propose, pour remédier à l'insécurité de ces populations, vivant au
sud du Parc des Volcans, " la mise en place de petits éléments en
civil, déguisés en paysans, dans les zones sensibles, de manière à
neutraliser les rebelles généralement isolés ".

Dans le secteur de Rusumo, il préconise la sécurisation du Pont de
l'Akagera avec l'installation de projecteurs et d'une mitrailleuse
supplémentaires, ainsi que le piégeage des accès possibles par la
vallée.

Enfin, dans le secteur de Byumba, il relève notamment la difficulté de
contrôler un front très large et très accidenté. Il suggère de
" valoriser le terrain en piégeant des carrefours, confluents de
thalwegs, et de points de passage possibles de l'adversaire ". Il note
sur ce point particulier qu'il s'agit d'une " mesure en cours
d'exécution avec la participation du détachement Noroît".

La ville de Kigali lui semble souffrir de mauvaises liaisons radio ou
téléphoniques et ne dispose pas de réserve d'intervention locale.

Si les rapporteurs de la Mission ont tenu à développer cette
présentation faite à l'époque par le Colonel Gilbert Canovas,
conseiller du Chef d'état-major de l'armée rwandaise, c'est parce
qu'elle leur est apparue typique du travail accompli par l'armée
française auprès des autorités militaires rwandaises. Celui-ci
témoigne, en effet, d'une connaissance très concrète des réalités et
des lieux. Les suggestions destinées à combattre l'ennemi que l'on
sent très proche, se mêlent aux réflexions générales de conception et
d'organisation valables à plus long terme, indépendamment d'un
contexte de crise.

b) La lettre du ministère rwandais des Affaires étrangères

Le 5 février 1992, l'Ambassadeur de France reçoit du ministère
rwandais des Affaires étrangères une lettre, dont un exemplaire,
assorti d'un tract critique émanant du Mouvement démocratique
rwandais, principal parti d'opposition, circule le 14 février 1992
dans Kigali. Cette lettre informe l'ambassade que le
Lieutenant-Colonel Gilles Chollet, chef du DAMI Panda, exercera
simultanément les fonctions de conseiller du Président de la
République " chef suprême des forces armées rwandaises " et les
fonctions de conseiller du Chef d'état-major de l'armée rwandaise.
D'après ce document, le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet est habilité
à se déplacer, en liaison avec l'état-major de l'armée rwandaise, dans
les différents secteurs opérationnels et garnisons et à travailler en
étroite collaboration avec les responsables locaux. Il rendra compte à
ses deux autorités de tutelle. La lettre conclut en demandant si les
dispositions précitées conviennent au Gouvernement français.

Le tract du MDR, qui accompagne ce courrier, déclare : " Un militaire
français, le Lieutenant-Colonel Chollet, commandant des forces
françaises venues assurer la sécurité de leurs compatriotes, dit-on,
vient de recevoir le pouvoir illimité de diriger toutes les opérations
militaires de cette guerre.... Voilà que maintenant nos armées sont
commandées par un Français ".

L'attaché de défense, Le Colonel Bernard Cussac, indique à propos de
cette affaire qu'il se propose de contacter le Secrétaire général de
la Présidence rwandaise ainsi que le Chef d'état-major des FAR pour
leur rappeler que le Lieutenant-Colonel Chollet sera rapatrié en mars
1992 et remplacé à la tête du DAMI, dont le rôle " d'organisateur de
l'instruction des unités combattantes et spécialisées rwandaises
exclut toute autre fonction ". L'attaché de défense voit dans cette
opération la volonté du MDR qui, parce qu'il espère le poste de
Premier Ministre dans le futur Gouvernement, souhaite préserver les
prérogatives de cette autorité en matière de défense.

De fait, le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet n'a jamais, à la
différence du Colonel Gilbert Canovas, reçu pour instruction d'exercer
une mission de conseil auprès du Chef de l'Etat rwandais ou du Chef
d'état-major de l'armée rwandaise. Son remplacement à la tête du DAMI
par le Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias le 3 mars 1992, tend à
prouver que la France n'a pas souhaité répondre favorablement à cette
demande des autorités rwandaises.

Toutefois, la nomination, quelques semaines plus tard, à la mi-avril
1992, du Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin comme adjoint de
l'attaché de défense, montre que la France a partiellement répondu à
la demande des autorités rwandaises.

c) La nomination d'un adjoint opérationnel, conseiller du Chef
d'état-major de l'armée rwandaise

Entendu par la Mission, le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a
déclaré qu'il avait été désigné par l'Amiral Jacques Lanxade pour une
mission temporaire de durée indéterminée en tant qu'adjoint
opérationnel plus spécialement chargé de conseiller le Chef
d'état-major de l'armée rwandaise dans la conduite des opérations et
dans la préparation et l'entraînement des forces. Il a précisé que,
peu après son arrivée à Kigali, le 24 avril 1992, le Chef d'état-major
des FAR avait expressément souhaité, dès le mois de mai 1992, sa
participation aux réunions quotidiennes de Chef d'état-major de
l'armée rwandaise et a indiqué qu'il accompagnait le Chef d'état-major
dans tous ses déplacements sur le territoire.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a précisé, en audition
devant la Mission, qu'avec l'expérience il pouvait faire un tri entre
" l'intoxication et le reste ". Il a indiqué qu'il participait au
titre de cette mission à l'élaboration des plans de bataille
quotidiens et était partie prenante aux décisions. Il a précisé
cependant qu'en période de crise, il se tenait d'autres réunions,
auxquelles il ne participait pas.

Dans le cadre de cette mission de conseil, le Lieutenant-Colonel
Jean-Jacques Maurin rencontre tous les jours le Colonel Serubuga. Il
est sollicité notamment sur la conception d'une compagnie de
renseignement conçue à partir des équipes CRAP, des groupes RASURA et
d'une section d'écoute. Par ailleurs, il tient à jour la situation
tactique à partir du compte rendu de tous les chefs de secteurs
présents sur le terrain, des comptes rendus quotidiens et du bilan des
écoutes rwandaises.

On peut considérer qu'en tant qu'adjoint opérationnel de l'attaché de
défense, chargé de l'aider à rendre cohérente l'action des personnels
militaires pour améliorer la capacité opérationnelle des FAR, le
Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a pu se rendre régulièrement à
l'état-major rwandais et que cette présence a pu apparaître " comme la
conséquence naturelle de l'engagement de la France au profit du
Gouvernement rwandais " pour rapporter les termes définissant cette
mission.

Néanmoins, on peut se demander si le caractère journalier de ces
rencontres n'allait pas quelque peu à l'encontre de la volonté
exprimée par ailleurs " que cet officier n'affiche pas ostensiblement
sa présence au sein de l'état-major rwandais ".

Le fait, d'autre part, pour le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin
d'accompagner le Colonel Serubuga dans ses déplacements et de
participer à la définition des opérations tactiques montre bien
qu'au-delà d'une mission consistant à seconder l'attaché de défense
dans sa fonction d'assistance opérationnelle des FAR, existait bien
une mission consistant à " conseiller discrètement le Chef
d'état-major des FAR pour tout ce qui concerne la conduite des
opérations, mais aussi la préparation et l'entraînement des forces ".

En somme, afin de ne pas donner le sentiment de répondre aux demandes
des autorités rwandaises de façon officielle, cette fonction de
conseiller du Chef d'état-major des FAR a été exercée de manière
dérivée, à l'occasion de la nomination aux côtés de l'attaché de
défense d'un adjoint chargé de le seconder.

3. Le maintien et le renforcement du dispositif Noroît

a) Le maintien d'une compagnie Noroît en 1991

Dans une lettre qu'il adresse le 30 janvier 1991 au Président Juvénal
Juvénal Habyarimana, le Président de la République François
Mitterrand, après avoir rappelé que " ce conflit ne peut trouver de
solution durable que par un règlement négocié et une concertation
générale dans un esprit de dialogue et d'ouverture ", déclare
ensuite : " sensible aux arguments que vous m'avez fait valoir, j'ai
décidé dans cette période de mise en place de la politique d'ouverture
sur les réfugiés, de maintenir provisoirement et pour une durée liée
aux développements de la situation, la compagnie militaire française
envoyée en octobre dernier à Kigali et chargée d'assurer la sécurité
et la protection des ressortissants français ".

L'ordre de mission du 26 février 1991 maintient les missions du
détachement Noroît implanté à Kigali -protection de l'ambassade et des
ressortissants français, participation à une éventuelle évacuation,
contrôle de l'aéroport. Le comportement des forces de Noroît reste
dissuasif et défensif.

Il est par ailleurs précisé que l'action des éléments français ne doit
ni conduire ni être assimilée à une ingérence dans les affaires
internes du Rwanda. Aucune opération de maintien de l'ordre, aucun
engagement aux côtés ou au profit des forces armées rwandaises ne
peuvent être menés sans ordre express du Chef d'état-major des Armées.
En conséquence, sont notamment exclus toute action de patrouille de
nuit en ville et entre l'aéroport et le centre de Kigali, et tout
contrôle d'aéronef ou de sa cargaison qui relève de l'Etat souverain.

Le détachement Noroît est autorisé à :

- poursuivre son entraînement au tir et au saut en parachute ;

- effectuer des sorties d'instruction de 24 heures au camp de Gako ;

- organiser des instructions d'une journée dans le sud-ouest du pays.

Les consignes de dissuasion sont renouvelées, les règles d'engagement
et d'ouverture du feu sont limitées à la légitime défense des forces
ou des ressortissants français.

Toutefois, la référence à un ordre express du Chef d'état-major des
Armées laisse penser qu'a contrario les opérations susvisées
entraînant un engagement aux côtés ou au profit des FAR pourraient
avoir lieu dans certaines conditions. En mars 1991, le détachement
Noroît est relevé par le 2ème REP, puis en juillet par le 3e et
6e RPIMA et à nouveau en novembre par le 2ème REP.

b) L'année 1992

L'année 1992 est marquée par la nomination d'un Premier Ministre
d'opposition, M. Dismas Nsengiyaremye, qui dirige un Gouvernement de
transition. Le parti libéral, qui détient trois portefeuilles
ministériels, a clairement indiqué qu'il ne souhaitait pas la présence
militaire française au Rwanda, sans préciser si cette décision ne
concernait que le détachement Noroît ou l'ensemble des éléments
français.

De son côté, le parti du Premier Ministre, le MDR, à l'origine d'un
tract concernant le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet fait savoir que
si " dans le passé le Président agissait pour son propre pouvoir, il
n'en va plus de même aujourd'hui. Si une action doit se faire au
profit du Rwanda, elle doit également se faire au profit du
Gouvernement qui est maintenant représentatif de l'opinion
populaire ". Par conséquent, le nouveau Gouvernement entend désormais
que la politique du Rwanda ne se fasse plus seulement à l'échelon de
la présidence, mais également à celui du Gouvernement.

La mise en place d'un Gouvernement de coalition, loin d'apaiser les
tensions, suscite, au mois de mai, une recrudescence des actions
terroristes.

En juin, le FPR entreprend une série d'actions sur la ligne du front
dans la zone de Byumba. Le 6 juin, l'attaque de Byumba, qu'il ne
parvient pas à contrer, provoque l'exode de milliers de paysans. C'est
ce moment que certaines unités rwandaises choisissent pour se mutiner
à Ruhengeri, Gisenyi, Kibuye et Byumba, pour piller les magasins,
agresser et tuer ceux qui leur résistent. Cette situation est
parfaitement évoquée dans le rapport bimestriel de l'attaché de
défense, le Colonel Bernard Cussac. Au terme d'infiltrations
successives, le FPR a réussi à établir une poche d'environ 10 km de
profondeur, qui lui permet, vers le 20 juin, de créer une zone
continue entre Butare, à l'ouest, et Mutara à l'est.

La gravité de la situation entraîne le retour d'une deuxième compagnie
Noroît et la nomination du Colonel Jacques Rosier comme commandant des
opérations, ainsi que l'envoi d'une mission d'évaluation militaire.

Les FAR sont moralement abattues, installées dans la défensive. Les
responsables militaires rwandais attendent de la France une aide qui
leur permettra de redresser la situation.

Le 9 juin, les deux Chefs d'état-major des forces armées rwandaises et
de la Gendarmerie sont remplacés, respectivement par le Colonel
Nsarymaha et le Colonel Ndindilyimana. Les discussions d'Arusha
s'ouvrent les 10-12 juillet 1992 et le cessez-le-feu instauré depuis
le 1er août est globalement respecté.

Au cours du dernier trimestre 1992, la situation reste tendue sur le
plan militaire. Cependant, compte tenu de la signature, le 31 juillet
1992, d'un cessez-le-feu accompagné de la mise en place d'un groupe
d'observateurs militaires neutres, le GOMN prévu par les termes des
accords d'Arusha I, le Président de la République exprime le souhait
de retirer le dispositif Noroît le plus vite possible, car " une
présence militaire longue sur un terrain étranger, fut-elle de
300 hommes seulement, a toujours des effets pervers ".

L'année 1993, qui s'ouvre avec une nouvelle offensive généralisée du
FPR, le 8 février, sur Ruhengeri et Byumba, va empêcher la réalisation
de cet objectif.

d. l'année 1993

1. L'opération Volcan (10 février 1993)

L'opération Volcan désigne l'opération de récupération des
ressortissants de Ruhengeri, qui s'est déroulée le 10 février 1993.

Le 8 février, lors de l'offensive du FPR, 67 ressortissants américains
et européens, dont 21 Français, se trouvent bloqués dans Ruhengeri, au
milieu de la zone de combats. Les troupes de Noroît sont mises en
alerte et les DAMI font également mouvement vers Ruhengeri en vue de
procéder à la récupération de ces ressortissants.

Le lendemain, 9 février, il s'avère que le FPR contrôle les points de
la ville et " empêche toute pénétration en souplesse ". Les
représentants du FPR ont fait savoir par l'entremise d'un des
ressortissants français, Melle Nadine Doné, chez qui ils se sont
installés, qu'une action de force de Noroît mettrait en danger les
ressortissants étrangers, compte tenu de la violence des combats dans
la ville. Le FPR se déclare prêt, en revanche, à les laisser partir en
toute sécurité.

Le principe est retenu d'une négociation avec les deux parties
belligérantes pour obtenir un cessez-le-feu local, permettant de
procéder à l'évacuation. Une action de force en cas d'échec est
envisagée en solution de repli.

Le mardi 9 février à minuit, l'état-major des armées donne son
autorisation pour une " récupération non violente avec accord des deux
parties sous responsabilité FPR assurant la sécurité des véhicules des
ressortissants jusqu'aux limites sud de la ville, avec un recueil par
le détachement Noroît ".

Le mercredi 10 février, le Général Dominique Delort, à l'époque
Colonel, désigne le Lieutenant-Colonel Baré pour mener à bien, sous
l'égide du GOMN, les négociations avec les FAR et le FPR, qui
acceptent le principe d'un cessez-le-feu pour permettre le départ des
ressortissants étrangers. Leur récupération s'effectue dans
l'après-midi, au milieu des tirs des FAR et du FPR, car, sur le
terrain, le cessez-le-feu n'a jamais été respecté.

L'opération Volcan a permis l'évacuation de 67 personnes, dont
21 ressortissants français, en trois convois escortés chacun par une
section de combat.

Parallèlement, le 8 février en fin de journée, un message de
l'état-major particulier du Président de la République adressé au
ministère de la Défense fait part de l'accord du Président sur l'envoi
de nouvelles compagnies Noroît en renfort. Le 9 février, les premiers
éléments français d'assistance opérationnelle (EFAO) de la 4ème
compagnie du 21ème RIMA et un chef de corps arrivent à Kigali.

Le Colonel Bernard Cussac est informé de ce renfort de Noroît par
l'état-major des armées, qui lui précise, le 16 février, que cette
décision s'inscrit dans " le seul cadre d'une mission à caractère
humanitaire, destinée à assurer la protection de nos ressortissants ".
Il est rappelé à cette occasion que les actions que les militaires
français pourraient mener à l'extérieur de Kigali ne devront en aucun
cas donner " l'apparence d'une collusion de fait " avec les actions
que pourraient mener les FAR pour s'opposer au FPR.

Le Colonel Bernard Cussac conserve ses attributions vis-à-vis du
détachement Noroît et des DAMI jusqu'à l'arrivée, le 20 février, d'une
deuxième compagnie, composée d'éléments en provenance de Bangui
(parachutistes) et de Libreville et, le 21 février, de celle de la
section des mortiers lourds des EFAO.

A cette même date, le Général Dominique Delort, alors Colonel, est
désigné commandant opérationnel des forces françaises au Rwanda.

Il a autorité sur :

- l'emploi opérationnel de Noroît ;

- le DAMI Panda ;

- la cellule RAPAS (recherche aéroportée d'action spéciale) du
1er RPIMA, qui englobera le DAMI Panda et viendra, sous le nom de
Chimère, apporter une assistance opérationnelle aux FAR.

2. L'opération Chimère (22 février-28 mars 1993)

Après l'offensive généralisée du FPR le 8 février, l'armée rwandaise,
totalement démoralisée, ne contrôle plus la situation. Le Général
Dominique Delort est informé de l'arrivée à Kigali, le 22 février, du
Colonel Didier Tauzin, accompagné d'une vingtaine d'officiers et
spécialistes du 1er RPIMA, connu sous le nom de Chimère en raison du
nom de la station de transmission de ce régiment.

Sur décision du Général Dominique Delort, le Colonel Didier Tauzin
reçoit sous ses ordres la totalité des militaires du DAMI, soit
69 hommes au total. Le détachement Chimère regroupe donc le DAMI
Panda, déjà présent, et le détachement venu en renfort avec le Colonel
Didier Tauzin.

La mission du détachement Chimère consiste à :

- rehausser le niveau technique opérationnel de l'état-major des FAR
et d'au moins deux commandements de secteurs ;

- participer à la sûreté éloignée du dispositif Noroît, chaque fois
que la situation le nécessite ;

- compléter le niveau d'instruction des personnels des FAR sur les
équipements scientifiques ;

- former les spécialistes des FAR sur les équipements nouveaux ;

- être en mesure de guider les appuis aériens.

D'après les documents recueillis par la Mission, l'objectif du
détachement était d'encadrer indirectement une armée d'environ
20 000 hommes et de la commander indirectement.

Après un survol en hélicoptère des zones menacées, il est décidé
d'envoyer une équipe d'officiers-conseillers auprès de l'état-major
des FAR et une équipe de conseillers auprès de chacun des commandants
de secteur (Ruhengeri, Rulindo, Byumba). Des éléments du DAMI Génie
exercent une mission de conseil auprès des commandants de secteur en
matière d'organisation défensive du terrain. Un DAMI Artillerie
effectue une mission de conseil en vue de l'utilisation des batteries
de 122D30 et de 105 mm.

Les trois équipes de secteurs, les DAMI Génie et Artillerie, opéreront
à proximité souvent immédiate des contacts. On note toutefois
l'absence de tout dommage, à l'exception d'un blessé léger lors d'un
tir ennemi, qui a entraîné une riposte du côté français. S'agissant du
bilan des actions de conseil aux FAR, on relève en premier lieu que la
seule présence française a entraîné une reprise de confiance
quasi-immédiate parmi ces dernières, et corollairement, face à cette
" nouvelle pugnacité " des FAR, l'inquiétude du FPR, qui tentera en
vain jusqu'au cessez-le-feu du 9 mars, d'améliorer ses positions. Le
FPR, arrêté sur ses gains du 23 février 1993, ne progressera plus.

Dans le prolongement de ce qu'avait pu préconiser le Colonel Gilbert
Canovas, le Colonel Didier Tauzin insiste à nouveau auprès des FAR sur
la nécessité pour elles de prévoir une réserve stratégique, un
recrutement de cadres, une réorganisation des unités et la création
d'unités de renseignement. Il indique qu'à partir du 15 mars 1993, de
nombreuses propositions sont faites au Chef d'état-major rwandais, qui
les accepte, et que, dans le cadre de la coopération franco-rwandaise,
des plans de défense et de contre-attaque sont élaborés.

Dès le 20 mars, l'armée rwandaise entreprend des réorganisations.

Un officier français estime que cette mission est sans doute la
première application à grande échelle depuis 20 ans du concept
d'assistance opérationnelle d'urgence et attribue ce mérite à la bonne
connaissance du Rwanda par le 1er RPIMA. Il reconnaît également, dans
ce contexte, le caractère indispensable de la présence d'éléments de
Noroît, qui se révèle dissuasive pour le FPR et rassurante pour le
DAMI en cas de difficultés.

La conclusion qu'il tire de cette expérience donne toutefois matière à
réflexion. Le coût global (financier, humain, médiatique) de cette
opération de stratégie indirecte lui paraît extrêmement faible en
regard des résultats obtenus et en comparaison de ce qu'aurait été le
coût d'un engagement direct contre le FPR.

3. Les missions du détachement Noroît

Au cours de la période allant du 8 février au 30 mars, la mission des
unités de Noroît basées à Kigali évoluera peu : contrôle de la ville
et de l'aéroport, protection des ressortissants. En revanche, comme le
souligne le Colonel Philippe Tracqui, la mission des unités déployées
au nord et au sud de la ville sera sans cesse modifiée " allant d'une
simple mission d'observation à une mission de contrôle de zone, puis
de défense ferme et enfin de patrouilles, d'escorte de convois
humanitaires, d'aide aux personnes déplacées de guerre et de
protection des moyens de guerre électronique.

a) Les ordres d'opération

Plusieurs ordres d'opération et de conduite viennent définir les
missions du détachement Noroît.

* L'ordre de conduite n° 5 du 12 février 1993, en vue de faire face
à toute action surprise du FPR sur Kigali et, tout en assurant le
contrôle de l'aéroport et la protection des ressortissants,
demande d'être en mesure :

- de renseigner sur les mouvements éventuels du FPR aux abords nord de
la capitale,

- d'être en mesure de gagner les délais nécessaires,

pour permettre une opération d'évacuation des ressortissants de la
capitale.

* L'ordre de conduite n° 7 du 20 février 1993 prévoit une
infiltration possible d'éléments FPR à partir de la sortie de
Rutongo et fait part de la présence d'environ 700 000 déplacés sur
une frange de 15 km de profondeur, aux lisières nord de la
capitale, dont une grande partie pourrait se diriger vers Kigali
et se livrer à des opérations de pillage. L'ordre est d'assurer la
protection rapprochée du nord et de l'ouest de Kigali et la
sécurité des ressortissants français dans la capitale, tout en
contrôlant l'aéroport. :
* L'ordre d'opération n° 3 du 2 mars 1993 fixe pour mission :

- de surveiller les accès nord et ouest de la capitale, en étant en
mesure de les interdire temporairement ;

- d'assurer la sécurité des ressortissants, tout en contrôlant
l'aéroport.

* L'ordre de conduite n° 9 du 19 mars 1993, traite de l'allégement
du dispositif Noroît.

b) Le réaménagement de la présence militaire française en
application de l'accord de cessez-le-feu du 9 mars 1993

ÉVOLUTION DES EFFECTIFS NOROÎT*



Date

08/02

09/02

20/02

21/02

28/02

03/02

16/03

17/03

21/03

Officiers

8

13

23

26

29

30

41

39

34

Sous-officiers

28

42

82

97

114

115

138

137

122

MDR

134

236

430

447

482

493

509

508

405

Total

170

291

535

570

625

638

688

684

561
*Source : rapport de mission du Colonel Philippe Tracqui, commandant
Noroît

Le 9 mars, le FPR signe un accord de cessez-le-feu à Dar Es-Salam, en
vertu duquel il se retire sur les positions qu'il occupait avant le
8 février. Cet accord prévoit par ailleurs le retrait du Rwanda, à
partir du 17 mars 1993, des troupes françaises arrivées en renfort
après le 8 février.

Le mercredi 17 mars, une partie du renfort EMT-EFAO arrivé le
9 février repart pour Bangui. Le vendredi 19 mars, une partie de la
4ème compagnie du 21ème RIMA, présente elle aussi depuis le 9 février,
repart également à Bangui. Deux autres sections de cette même
compagnie s'en iront le samedi 20 mars, puis le reliquat et le chef de
corps du 21ème RIMA partiront le dimanche 21 mars.

Le dispositif Noroît, ramené à deux compagnies, est alors placé à
Kigali, après que les troupes ont abandonné l'axe de Gitarama et les
postes de contrôle sur les axes menant à Kigali.

En compensation de ce retrait, le Général Dominique Delort, alors
Colonel, et le Colonel Bernard Cussac proposent, le 15 mars, une
réorganisation du DAMI Panda renforcé en effectifs et dont les
missions seraient élargies à l'assistance à l'état-major des FAR dans
les domaines du renseignement, de la préparation et de la conduite des
opérations, de la veille opérationnelle sur le front, du recyclage de
quelques unités existantes.

De fait, le Général Dominique Delort considère le 16 mars, dans une
note adressée au COA, que " si des impératifs politiques entraînent
l'allégement de Noroît, le processus peut être différent en ce qui
concerne l'assistance aux FAR. En effet..., la diminution de notre
aide entraînerait l'effondrement rapide de l'armée gouvernementale en
cas de reprise de l'offensive ".

De même, estime-t-il préférable, compte tenu du contexte, de maintenir
le dispositif Chimère jusqu'aux derniers jours de mars. Le Général
Dominique Delort sera entendu, puisque le détachement Chimère se
retirera le 28 mars et que les effectifs du DAMI Panda seront portés à
environ 80 personnes en juin, juillet, août et septembre 1993, avant
de décroître rapidement en octobre 1993 à une trentaine.

e. les interrogations

1. La présence française à la limite de l'engagement direct

a) L'engagement sur le terrain

Procéder à des opérations d'instruction, réaliser une assistance
technique militaire en temps de paix ne pose pas de problèmes
particuliers en termes de principes. Intervenir sur la base d'un
accord de défense ou en vertu d'un engagement politique aux côtés d'un
Etat auquel un autre Etat souhaite apporter son soutien dans le cas
d'une agression extérieure, ne soulève pas non plus de questions
d'ordre éthique. Il s'agit là d'un jeu classique d'alliances exprimant
tel ou tel équilibre politique.

Que l'agression ne puisse être véritablement caractérisée comme une
agression extérieure, que le pays qui la subit soit lui-même auteur ou
complice d'exactions graves sur ses propres populations en
représailles aux offensives qui le menacent et la situation devient
dès lors beaucoup plus complexe. Comment peut-on alors concevoir une
aide et un engagement extérieurs qui ne soient pas perçus comme un
engagement direct ? Autrement dit, la seule présence militaire
française sur le terrain, prolongée après les dernières évacuations
des ressortissants français à Ruhengeri fin janvier 1991, ne
signifie-t-elle pas, lorsqu'elle devient aussi déterminante sur
l'issue des combats, que la France s'est trouvée à la limite de
l'engagement direct, même si elle n'a pas participé aux combats aux
côtés des FAR, comme le firent pendant quelques jours, en octobre
1990, les forces armées zaïroises ?

L'activité des instructeurs et formateurs du DAMI Panda a constitué
une source de polémique portant principalement sur le degré
d'engagement personnel des instructeurs aux côtés des personnels
rwandais en formation. Le Général Jean Varret, ancien chef de la MMC,
a fait état devant la Mission des possibles divergences
d'interprétation des consignes par les personnels du DAMI Panda.

Il a précisé à la Mission qu'il s'était déplacé en mai 1992 au Rwanda
et que des rumeurs existaient en France sur le comportement du DAMI
Panda. Il a fait remarquer que " sur place, il se trouvera toujours
des hommes pour se vanter d'actions qu'ils auraient aimé réaliser mais
qu'ils n'ont en réalité pas faites ". La Mission a par ailleurs reçu
des informations selon lesquelles les militaires français étaient très
fortement impliqués sur le terrain, qu'ils se disaient que l'ennemi,
venu d'Ouganda, menaçait les ressortissants français et que, dans un
tel contexte, étant donné la faible compétence de l'armée rwandaise,
il n'est pas absurde de penser que certains aient pu aider à régler
les tirs de certaines armes d'artillerie comme les mortiers.

Le Général Jean Varret a confirmé à la Mission que " des
instructeurs-pilotes se trouvaient à bord d'hélicoptères Gazelle
envoyés sur place aux côtés des Rwandais et qu'ils n'avaient pas été
engagés. Ils n'étaient présents que pour faire de l'instruction de
pilotage et de tir. " Il a également affirmé que " les troupes
françaises n'avaient pas arrêté l'offensive du FPR en octobre 1990 ".

En réponse aux nombreuses questions des membres de la Mission portant
sur un éventuel engagement des personnels du DAMI Panda auprès des FAR
dans la guerre que celles-ci menaient contre le FPR, les responsables
du DAMI, interrogés par la Mission, ont précisé qu'il n'entrait pas
dans les missions du DAMI Panda de participer à des actions armées.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a fait remarquer qu'en près
de trois ans et demi de présence française au Rwanda, entre 3 500 et
4 000 soldats français s'y sont succédé et que pas une seule perte n'a
été enregistrée à l'exception des personnels français de l'avion
présidentiel, des deux coopérants assassinés le 8 avril et d'un
adjudant-chef du 8ème RPIMA qui, à l'issue d'un cross de cohésion de
sa compagnie autour de l'hôtel Méridien à Kigali, a été victime d'une
crise cardiaque.

Les propos du Colonel Didier Tauzin, qui a lui aussi commandé le DAMI
Panda, permettent de mieux comprendre la confusion possible sur le
rôle des hommes du détachement. Il a précisé que, dans la mesure où
l'armée rwandaise était, au départ, dans une position défensive, la
situation sur le théâtre imposait une proximité des instructeurs. Il a
ainsi indiqué que, très souvent, en offensive, les troupes se
répartissent dans la profondeur, c'est-à-dire qu'un bataillon motorisé
de 800 hommes se répartit éventuellement sur une quinzaine de
kilomètres, mais qu'en défensive, l'armée se doit d'être soudée et la
profondeur du dispositif est forcément réduite. Il a analysé que, si
la logistique est assez loin derrière, à un ou deux kilomètres maximum
selon le terrain, les troupes elles-mêmes opèrent sur cinq cents
mètres. En conséquence, selon lui, même si l'instruction se déroule à
l'arrière, elle se situe inévitablement à proximité du front.

Il a souligné que sur le terrain, il n'y avait jamais plus de
cinquante hommes, éparpillés dans les montagnes, avec une forte
végétation sur 250 kilomètres de front et que, quand les artilleurs
faisaient de l'instruction, ils n'étaient pas au pied de la pièce en
train de tirer, mais se trouvaient à l'arrière. Il a également indiqué
qu'éventuellement, si l'artilleur local était " perdu dans ses
comptes ", ceux-ci l'aidaient, mais pour se retirer ensuite à
l'arrière, et fait valoir qu'il était hors de question de procéder
autrement, compte tenu des consignes données par le chef d'état-major
des armées.

Enfin, s'agissant d'une éventuelle acquisition du renseignement par
des commandos de recherche et d'action en profondeur français (CRAPS),
le Général Jean Rannou, ancien Chef du Cabinet militaire du ministère
de la Défense, a regretté que l'on assimile en permanence " ce que
font les gens à l'idée que l'on a de ce qu'ils font " et a précisé que
si les DAMI se trouvaient effectivement près de la frontière nord,
aucun ordre d'intervention n'y a jamais été donné, car cela ne
correspondait pas au rôle des troupes françaises.

Si les missions du DAMI Panda sont clairement délimitées par les
directives de l'état-major, force est de constater qu'un doute peut
peser sur leurs modalités d'exécution. Certes, l'absence de victime
dans les rangs du DAMI conforte le principe du non-engagement des
militaires français aux côtés des FAR. En effet, alors que le conflit
entre les FAR et le FPR a fait de très nombreuses victimes dans
l'armée rwandaise, un engagement physique des éléments français aux
côtés du FAR se serait inévitablement traduit par quelques pertes ou
blessures dans les rangs du personnel du DAMI.

Par ailleurs, l'une des missions du DAMI était l'acquisition du
renseignement et l'on constate que parmi l'ensemble des messages
militaires envoyés par l'attaché de Défense à l'état-major des armées
dressant un panorama de la situation militaire sur le terrain, aucun
ne porte trace de renseignements ayant une qualification d'origine et
de degré de certitude permettant de l'attribuer à une observation
directe de militaires français dans la zone de combat.

Toutefois, la Mission ne peut totalement écarter l'idée qu'un
instructeur français aurait pu, pour des raisons diverses, apporter
ponctuellement un concours plus effectif lors de l'aide au maniement
d'une pièce de mortier ou dans une autre situation, malgré les
consignes diffusées par l'état-major des armées, tant il paraît
difficile, en situation critique, de déterminer la limite exacte au
delà de laquelle l'instruction et la formation pourraient être
assimilées à un engagement réel. Cette ambiguïté apparaît
consubstantielle à la notion d'assistance opérationnelle en temps de
crise ou de guerre.

Si la France n'est pas allée aux combats, elle est toutefois
intervenue sur le terrain de façon extrêmement proche des FAR. Elle a,
de façon continue, participé à l'élaboration des plans de bataille,
dispensé des conseils à l'état-major et aux commandements de secteurs,
proposant des restructurations et des nouvelles tactiques. Elle a
envoyé sur place des conseillers pour instruire les FAR aux maniement
d'armes perfectionnées. Elle a enseigné les techniques de piégeage et
de minage, suggérant pour cela les emplacements les plus appropriés.

Cette présence auprès des FAR s'est-elle doublée d'une participation
des militaires français à des opérations de police et de maintien de
l'ordre ? Les militaires français ont-il procédé à des vérifications
d'identité ?

b) Les contrôles d'identité

La présence de militaires français du détachement Noroît devait
satisfaire au double objectif contradictoire d'être à la fois discrète
et visible. D'après les ordres d'opération, il convient d'adopter une
attitude discrète, de limiter les déplacements au strict nécessaire,
de n'accorder aucun entretien à la presse sans autorisation du Chef
d'état-major des Armées.

Mais, en même temps, la simple présence des soldats de Noroît s'est
révélée dissuasive et sécurisante. De la vient que les autorités
rwandaises aient souhaité leur maintien, parce que les militaires
français, en tenue française à la différence des personnels coopérants
de la MAM, étaient visibles à Kigali et dans un rayon d'une dizaine de
kilomètres autour de la capitale. Les entrées et les sorties de la
ville étaient soumises à des contrôles effectués à des " barrières "
par la Gendarmerie rwandaise. Les militaires français ont-ils procédé
à de telles opérations ? De nombreuses critiques ont été faites à ce
sujet. Devant la Mission, M. Jean-Hervé Bradol s'est déclaré
" particulièrement choqué par la part que prenaient les militaires
français à certaines fonctions de police dans le pays, notamment le
contrôle routier à la sortie nord de Kigali " précisant que, soit les
militaires français restaient postés dans leur guérite en observant
les militaires rwandais, soit ils examinaient eux-mêmes les papiers,
comme il en fut témoin en juin-juillet 1993.

Sur le contrôle direct opéré par les militaires français, le Général
Dominique Delort s'est exprimé devant la Mission. Il a indiqué que les
deux axes principaux Byumba-Kigali au nord et Ruhengeri-Kigali à
l'ouest étaient particulièrement fréquentés et qu'il était difficile
de positionner des unités au nord de la ville sans avoir des
renseignements sur ces grands axes menant à la capitale.

Il a précisé qu'il avait alors décidé d'installer sur chacun de ces
axes, à quelques kilomètres de l'entrée de la ville, deux points de
contrôle, tenus par des soldats français les trente-six premières
heures, avant que soient obtenus du Chef d'état-major des FAR les
gendarmes rwandais pour assurer eux-mêmes le contrôle.

Sur la réalité du contrôle, les dires de M. Jean-Hervé Bradol sont
bien confirmés ; en revanche, il semble qu'il ait commis une erreur de
date, puisque le Général Dominique Delort, alors Colonel, a été
désigné commandant des opérations en février-mars 1993, soit quelques
mois plus tôt. Sous son commandement, plusieurs ordres d'opérations
ont été établis. L'ordre de conduite n° 5, daté du 12 février 1993
prévoit, en cas de rupture du cessez-le-feu, de " jeter un dispositif
d'observation sur les axes nord... et de reconnaître les positions
d'arrêt dans cette zone, dans un rayon de 5 km, en vue d'une
éventuelle action d'arrêt ultérieure ". La 4ème compagnie Noroît doit
notamment à cet effet surveiller les débouchés des axes :
Ruhengeri/Kigali et Gitarama/Kigali à l'ouest ; Byumba/Kigali au
nord ; les points de passage obligé sur l'axe Muhazi/Kigali, et se
trouver en mesure d'interdire ces débouchés sur préavis d'une heure.

La mise en place du dispositif de surveillance prévu par l'ordre de
conduite est extrêmement précise :

- position d'observation du volume du groupe :

- point OSCAR - secteur ouest : à hauteur virage piste Murehe
(036/875) ;

- point CHARLIE - secteur centre : mouvement de terrain (096/961) ;

- point ECHO - secteur est : carrefour pistes (173/876) :

- de nuit, resserrement du dispositif au plus près des axes (volume :
1 binôme en sonnette) ;

- relève des postes toutes les 72 heures.

* Quant à l'ordre de conduite n° 7 du 20 février 1993, il prévoit,
pour parer à toute tentative d'infiltration du FPR ou tout risque
d'arrivée en masse de populations sur la capitale, qui menacent de
compromettre la sécurité dans Kigali, donc la sécurité des
ressortissants français, la mise en place, le 20 février à
16 heures, d'un dispositif de contrôle, destiné à :



" - empêcher tout élément FPR de franchir :

- à l'ouest, le débouché des axes Ruhengeri/Kigali et Gitarama/Kigali,

- au nord, le débouché de l'axe Byumba/Kigali à hauteur de la
sucrerie ;

- Pour cela, renseigner en avant et à l'est du dispositif par le DAMI,
en liaison avec FAR,

- premier temps : mettre en place immédiatement un dispositif d'arrêt
de Cie sur les débouchés cités,

- deuxième temps : renforcer la défense de l'aéroport et du dispositif
de protection des ressortissants ".

* L'ordre d'opération n° 3 du 2 mars 1993 indique que le
renseignement s'étend jusqu'à 10 km de la capitale et qu'il
convient de surveiller les accès nord et ouest en faisant un
effort du nord-ouest au nord-est, et d'être en mesure de les
interdire temporairement.

Puis il est précisé : " pour conserver toute liberté d'action dans la
ville :

" - en permanence maintenir un dispositif de contrôle dans la zone
d'intérêt, sous forme de patrouille et de check-points en liaison avec
la Gendarmerie rwandaise ;

" - sur ordre, être en mesure de basculer sur un dispositif d'arrêt
temporaire, tout en déclenchant le plan d'évacuation ".

Ces instructions sont ensuite explicitées à l'attention de chacune des
compagnies présentes sur le terrain, qui doit être en mesure :


pour le 2/8 RPIMA

- de surveiller dans un rayon de 10 km entre Gihogwe (40/89) et pont
de la briqueterie (00/84) inclus ;

- d'interdire les axes Ruhengeri/Kigali et axe Gitarama/Kigali.

pour le CEA/21 RIMA

- de surveiller dans un rayon de 10 km entre Gihogwe exclu et la ligne
Kabubu et Nouba inclus ;

- d'interdire l'axe Byumba à la hauteur de la sucrerie.

pour la SML 2/68e RA

(section de mortiers lourds)

- de surveiller sous forme de patrouilles la zone d'intérêt entre
Nouba exclus et Rusoro inclus - effort à l'est ;

- sur ordre, d'appuyer l'action d'arrêt des unités à l'extérieur.

* Les règles de comportement sur les " check-points " prévoient :

- un dispositif limité au volume d'une équipe ;

- une action limitée au soutien de la Gendarmerie rwandaise chargée
des opérations de contrôle ;

- la remise de tout suspect, armement ou document saisis à la
disposition de la Gendarmerie rwandaise.

Vis-à-vis de la presse et du GOMN, il est précisé :

- aucune interview - accès des positions interdit ;

- laisser effectuer des prises de vues sans les faciliter ;

- orienter tout journaliste vers l'ambassade de France.

Il ressort de l'ensemble de ces éléments que les forces françaises
ont, entre février et mars 1993, mis en place, sur ordre de
l'état-major des armées, un dispositif de surveillance des accès de
Kigali très développé, prêt à se transformer éventuellement en
interdiction d'accès dans de très brefs délais, afin d'assurer
l'évacuation des ressortissants français, mais aussi de prévenir les
infiltration du FPR.

Cette surveillance active, sous forme de patrouille et de
" check-points ", même si elle s'effectue en liaison avec la
Gendarmerie rwandaise, conduit incontestablement à pratiquer des
contrôles sur les personnes. Si les règles de comportement aux
" check-points " font référence à la " remise de tout suspect,
armement ou documents saisis à la disposition de la Gendarmerie
rwandaise ", on voit mal comment une telle procédure peut avoir lieu
si préalablement il n'y a pas eu une opération de contrôle d'identité
ou de fouille.

Comment, dans ces conditions, définir " l'action limitée au soutien de
la Gendarmerie rwandaise chargée des opérations de contrôle " si ce
n'est sous la forme d'une coopération ? Comment expliquer enfin les
consignes interdisant l'accès des positions à la presse et au GOMN,
sinon par l'existence d'un engagement des forces françaises à des
opérations de police qui sont, par principe, du ressort des autorités
nationales et qu'il était préférable de ne pas mettre en évidence ?

c) L'interrogation des prisonniers

De nombreuses affirmations et rumeurs ont circulé à ce sujet,
notamment dans la presse.

Au cours de son audition, le Colonel Bernard Cussac a souhaité faire
le point sur cette question et a déclaré qu'il avait été le seul et
unique militaire français à avoir rencontré des prisonniers
militaires. Il a indiqué qu'il avait voulu ainsi, en les rencontrant,
non seulement montrer aux militaires rwandais que les prisonniers
militaires étaient susceptibles de fournir des renseignements
intéressants pour mieux conduire les opérations militaires futures,
mais surtout faire oeuvre humanitaire en offrant à ces derniers un
sauf-conduit pour la vie.

Dans un message qu'il adresse le 31 juillet 1991 (n° 202) à ses
supérieurs hiérarchiques ainsi qu'au cabinet du Ministre de la Défense
et au ministère de la Coopération, le Colonel Bernard Cussac précise
qu'il était accompagné du Lieutenant-Colonel Gilles Chollet,
commandant le DAMI, ce qui contredit légèrement sa déclaration devant
la Mission. Il fait ensuite état, dans ce message, du déroulement de
l'entretien par les officiers rwandais et indique qu'il demande au
commandant rwandais de faire soigner le prisonnier, le Lieutenant
Aroni Bagambana.

La Mission a par ailleurs eu communication d'une liste d'une vingtaine
de prisonniers entendus par les FAR établie à la date du 12 août 1991.

Ce document montre à la fois la jeunesse des soldats du FPR, certains
d'entre eux ayant seulement 14 ou 16 ans, la plupart autour d'une
vingtaine d'années, mais aussi le manque d'expérience de ces
combattants qui, pour la moitié d'entre eux, à peine engagés au FPR se
retrouvent quelques jours plus tard capturés par les FAR, alors que
l'autre moitié faisait partie de la NRA.

A propos d'interrogatoires musclés de prisonniers du FPR, auxquels les
militaires français auraient assisté, Mme Alison Des Forges a, lors de
son audition, indiqué que M. James Gasana avait fait état de la
présence d'agents français au centre de documentation, endroit bien
connu pour être le lieu de torture de la Gendarmerie et de la police
rwandaise. Surpris par une telle affirmation, le Président de la
Mission a demandé des vérifications à la suite desquelles Mme Alison
Des Forges a reconnu dans un courrier adressé à la Mission qu'elle
s'était trompée.

2. Les livraisons d'armes

Cette question a fait l'objet de nombreuses affirmations, souvent
imprécises, parfois inexactes. La Mission n'entend pas sur ce problème
épuiser la réalité du sujet et notamment elle ne prétend pas,
s'agissant du trafic d'armes, élucider tous les cas évoqués à travers
différents articles ou ouvrages, de marchés parallèles ou de
livraisons effectuées au moment des massacres, en avril 1994, ou après
la déclaration d'embargo des Nations Unies le 17 mai 1994.

Sur la base des informations qu'elle a pu obtenir, la Mission a
cherché d'abord à faire précisément le point sur les livraisons
d'armes de la France au Rwanda réalisées dans un cadre légal entre
1990 et le 8 avril 1994, date à laquelle toute exportation a été
suspendue. Ce travail qui n'avait pu être entrepris jusqu'à présent,
faute d'éléments disponibles, lui a paru nécessaire, car il permet, en
complément des différents développements qui viennent d'être
présentés, de mieux comprendre la dimension de l'engagement de la
France au Rwanda.

a) Les procédures applicables à l'exportation de matériels de
guerre

L'exportation des matériels de guerre s'effectue en deux étapes. Il
est tout d'abord nécessaire d'obtenir de la commission
interministérielle pour l'étude des exportations de matériel de guerre
(CIEEMG) un agrément préalable qui peut être délivré, soit pour les
prospections de marchés, soit pour les négociations de contrats, soit
pour les ventes d'armement. L'obtention de l'agrément " vente " de la
CIEEMG ne vaut pas pour autant autorisation d'exportation.
L'industriel qui a signé un contrat de vente d'équipements, d'armes ou
de munitions doit ensuite obtenir, pour les exporter, une autorisation
d'exportation des matériels de guerre (AEMG) auprès de la délégation
générale pour l'armement du ministère de la Défense.

Après avis favorable du ministère de la Défense et du ministère des
Affaires étrangères, l'AEMG est accordée par le SGDN, service
directement rattaché au Premier Ministre. L'autorisation est valable
un an ; elle est revêtue d'un numéro de douane. L'AEMG est exigée à
l'appui de la déclaration d'exportation, lors du passage en douane ;
elle est ensuite imputée en quantité et en valeur lors de chaque
opération, car un contrat bénéficiaire d'une AEMG peut être exécuté en
plusieurs livraisons.

Une attestation de passage en douane (APD), transmise par les services
des douanes à la direction de la protection et de la sécurité du
ministère de la Défense, permet de contrôler l'utilisation des AEMG et
de s'assurer des livraisons effectives.

Cette procédure à deux niveaux s'applique aussi bien pour les contrats
de vente commerciaux que pour les cessions directes de matériels de
guerre.

Les cessions directes peuvent être réalisées à titre onéreux ou à
titre gratuit. Elles consistent, à partir d'une demande d'un Etat
étranger, à prélever sur les stocks des armées les matériels
souhaités. A la différence des contrats commerciaux, il ne s'agit pas
d'armes neuves. Les cessions à titre gratuit doivent être autorisées
expressément par le Ministre de la Défense, les cessions à titre
onéreux ne nécessitent pas une telle autorisation. En cas de cession
directe, la procédure est plus rapide, puisque les deux étapes de
l'obtention de l'agrément de la CIEEMG et de la délivrance de l'AEMG
se confondent. Dans les faits, bien souvent les cessions directes
s'effectuent sans qu'il y ait une AEMG ni même délivrance d'une
régularisation postérieure de la procédure. Le Rwanda n'a pas échappé
à cette pratique.

b) La livraison d'armes au Rwanda par la France
de 1990 à 1994

LES AGRÉMENTS DÉLIVRÉS PAR LA CIEEMG




1987

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

Nbre de CIEEMG

4

3

4

16

11

17

6

1

Total en MF

50

19

116

191

48

122

44

1
Source : ministère de la Défense

L'année 1994 n'est pas significative, puisque le dernier agrément
délivré par la CIEEMG concernant des ventes de matériels de guerre au
Rwanda remonte au 20 janvier 1994.

(1) Les autorisations d'exportation de matériels de guerre (AEMG)

* Les AEMG au Rwanda, de 1990 à 1994, ont porté principalement sur
les matériels suivants :



Armes

Radars Rasura

6

Postes de tir Milan

2

Lance-roquettes 68 mm SNEB

6

Mortiers de 120 mm

6

Mitrailleuses 12,7 mm

50

Munitions

Munitions de mortiers de 60 mm

5 550

Munitions de mortiers de 81 mm

2 000

Munitions de mortiers de 120 mm

6 000

Obus de 90 mm pour AML

1 300

Roquettes de 68 mm

800

Munitions de 12,7 mm

100 000

Munitions de 7,62 mm

5 000

Munitions de 5,56 mm

700 000

Plates-formes

Hélicoptères Gazelle

3

* Exprimées en valeur, les AEMG représentent sur la période du
1er janvier 1990 au 6 avril 1994, date de la dernière AEMG, un
total d'environ 137 millions de francs ainsi répartis :



RÉCAPITULATIF DES AEMG DE 1990 À 1994



1990

1991

1992

1993

1994

Nombre d'AEMG

13

9

33

23

6

Valeur en MF

9

5

90

32

0,4

(2) Les cessions directes

* Les cessions directes de matériels de guerre au Rwanda, de 1990 à
1994, ont concerné principalement les matériels suivants :



Armes

Radars Rasura

6

Mitrailleuses 12,7 mm

70

Canons de 105 mm

8

Munitions

Munitions de mortiers de 60 mm

1 000

Munitions de mortiers de 81 mm

2 000

Trépieds de mitrailleuses

25

Munitions de 12,7 mm

32 400

Explosifs de 105 mm

6 000

Plates-formes

Hélicoptères Gazelle

3

Les cessions directes onéreuses ont porté essentiellement sur l'achat
de munitions -cartouches de 90mm à obus explosif, obus explosifs de
mortiers de 120mm- de matériels et vêtements -tentes, parkas,
parachutes...- et de pièces de rechange pour hélicoptères Alouette II.
Les cessions directes à titre gratuit ont concerné, outre des
matériels similaires à ceux décrits ci-dessus, des radars Rasura, des
mitrailleuses, des canons de 105mm, c'est-à-dire des matériels plus
importants et plus coûteux.

Dans l'ensemble, ces cessions directes, à titre gratuit comme à titre
onéreux, n'ont que très rarement fait l'objet d'une AEMG et ont été
réalisées directement.

Parmi les opérations de cessions directes bénéficiant d'une AEMG, on
trouve l'exportation de 6 radars Rasura, de 50 mitrailleuses de
12,7 mm, de pièces de rechange pour Alouette II, de cartouches à obus
explosifs de 90 mm. Soit 5 opérations sur 36 au total.

31 cessions directes d'armes et munitions au Rwanda ont donc été
réalisées sans respect des procédures, mais cette situation, qui n'est
pas propre au Rwanda, ne peut donc être retenue comme illustrative
d'une quelconque spécificité. Il y a cependant là une question de
principe, qui méritait d'être soulignée.

* En valeur, les cessions directes représentent un total d'environ
42 millions de francs ainsi répartis.



RÉCAPITULATIF DES CESSIONS DIRECTES ONÉREUSES


(en millions de francs)

Nombre

1990

1991

1992

1993

1994

Valeur

3,3

0,4

8,5

6,0

0



RÉCAPITULATIF DES CESSIONS DIRECTES GRATUITES


(en millions de francs)

Nombre

1990

1991

1992

1993

1994

Valeur FF

0

1,3

14,9

8,4

0

Les pics que constituent les années 1992 et 1993 montrent que les
cessions directes d'armement prélevés sur les stocks de l'armée se
sont réalisées à une période où se déroulaient sur le terrain des
affrontements violents (offensives de Byumba en 1992 et de Ruhengeri
en 1993) et où se tenaient en parallèle les négociations d'Arusha.

c) La politique de la France de 1990 à 1994

La France a livré des armes au Rwanda mais elle n'a pas répondu
systématiquement à ses demandes. Quelques heures après, l'offensive du
1er octobre 1990, le Président Juvénal Habyarimana demande assistance
à la France et a souhaité notamment que lui soit fourni un appui
aérien. Le Général Jean Varret, entendu par la Mission, a déclaré que
cette demande du Président rwandais d'un appui-feu Jaguar " lui était
apparue hors de propos " et a indiqué lui avoir répondu que " ce
n'était pas là le but de l'action de la France, cette demande avait
néanmoins été transmise à Paris ".

Cet appui-feu ne sera pas accordé au Rwanda, au grand regret du
Président Juvénal Habyarimana, qui a insisté à plusieurs reprises,
n'hésitant pas à forcer le trait en allant jusqu'à dire, le 6 octobre,
que son armée devait faire face à " des masses d'assaillants ... dont
beaucoup sont drogués ", puis le 7 octobre " que la phase diplomatique
est dépassée et que si les avions français n'interviennent pas sous 24
ou 36 heures, Kigali ne pourra pas tenir ".

La transformation des graves incidents survenus dans Kigali dans la
nuit du 4 au 5 octobre à l'instigation de Tutsis ou de sympathisants
de la cause FPR, en attaque de la capitale par des éléments du FPR
venus de l'extérieur, participe incontestablement du même désir
d'obtenir de la France cet appui-feu aérien " aussi rapide que discret
et efficace ".

Il apparaît également que la France, tout en procédant à des
livraisons d'armes ou de munitions, en aurait conditionné
l'utilisation à des moments stratégiques dans l'évolution du conflit.
Telle est notamment l'analyse faite par M. James Gasana, ancien
Ministre rwandais de la Défense, devant la Mission. Selon lui, la
France considérait que le Gouvernement rwandais ne pourrait concevoir
la nécessité d'une négociation politique avec le FPR que si ce dernier
prenait possession d'une partie du territoire.

M. James Gasana a déclaré que la France avait pour cela permis au FPR
en mai 1992 de conquérir une partie de la commune de Muyumba, les
commandes passées à la France n'ayant pas été livrées à temps. Sur
cette affaire, un télégramme diplomatique, daté du 12 mars 1992, de
l'ambassade de France à Kigali indique que le Général Jean Varret,
lors de son audience avec le Président Juvénal Habyarimana, a rappelé
les efforts faits par la France pour répondre à des demandes de
munitions dont la fourniture avait été retardée pour des raisons
strictement administratives et techniques. M. James Gasana a également
précisé " qu'en juin 1992, alors que les forces rwandaises venaient
d'acquérir des obusiers français de 105 mm, la France leur en a refusé
l'utilisation alors que les FAR étaient en mesure de reprendre le
contrôle des hauteurs des communes du Kiyombe et Kivuye. La perte de
ces hauteurs dont le FPR conservera le contrôle sera un des facteurs
déterminants de la suite de la guerre. L'autorisation d'agir ne sera
donnée que lorsque, après avoir décidé d'acheter des obusiers 125 mm à
l'Egypte, les instructeurs égyptiens arriveront à Kigali ".

M. James Gasana a par ailleurs souligné que les prix des armes légères
françaises étaient supérieurs à ceux pratiqués par la concurrence. La
législation rwandaise sur les marchés publics adoptée en 1992 exigeant
au moins trois offres par lot de commande, la France ne figurait pas
parmi les plus gros fournisseurs.

Compte tenu des informations dont la Mission a disposé, il est certain
que l'Afrique du Sud figure en bonne place parmi les fournisseurs du
Rwanda en armement et met par la même occasion le Rwanda en situation
de violation de la convention 558 du 13 décembre 1984 qui déclare
l'embargo à l'encontre de l'Afrique du Sud, avec laquelle
théoriquement il est interdit de commercer.

En revanche, il paraît plus difficile de souscrire à l'analyse de
M. James Gasana, estimant qu'en 1992, la France aurait volontairement
et indirectement laissé le FPR progresser territorialement dans la
mesure où la France a apporté régulièrement au Rwanda de 1990 à 1994
un soutien en matériel, armements et munitions. Le fait que certaines
demandes comme l'appui-feu aérien aient été refusées ne contredit pas
cet état de fait mais signifie simplement que, compte tenu du
dimensionnement de l'armée rwandaise, une telle demande a semblé
inappropriée.

L'étude des AEMG de 1990 à 1994, confrontée aux informations fournies
par la Direction générale des douanes sur la même période, permet de
dire que l'ensemble des matériels de guerre dont l'exportation a été
autorisée ont été effectivement livrés au Rwanda.

Ainsi, deux postes de tir pour missile Milan fournis par Euromissile
ont bénéficié d'une AEMG le 29 mai 1990 et sont passés en douane le
4 juillet 1990.

En 1991, l'Office général de l'air reçoit pour des rechanges
d'hélicoptères Gazelle, Alouette et Ecureuil une autorisation
d'exportation le 18 décembre 1991 qui seront exportés le 8 avril 1992,
d'après les statistiques douanières.

En 1992, Eurocopter reçoit une autorisation d'exportation datée du
27 janvier portant sur trois hélicoptères Gazelle SA 342 avec des
capabilités d'armement (parties fixes et mobiles pour canon-lance
roquettes et canon axial) et des pièces de rechanges. Le marché
représentant environ 42 millions de francs s'effectuera en plusieurs
fois entre le 22 avril et le 6 novembre 1992. Les trois hélicoptères
Gazelle ont été exportés aux dates suivantes : 22 avril 1992,
1er juillet 1992, 9 octobre 1992.

Ce marché correspond à une commande passée par le Gouvernement
rwandais le 20 avril 1991 qui à l'époque souhaitait donner la priorité
en matière d'armement aux hélicoptères de combat. Il faut rappeler à
ce sujet qu'un hélicoptère Gazelle avait été abattu en octobre 1990
par le FPR.

La France a d'autre part assuré le suivi de cette livraison puisque
plusieurs AEMG ultérieures concernent des pièces de rechange de ces
hélicoptères Gazelle qui seront notamment exportées en 1993 par
l'Office général de l'air ou la société Eurocopter.

Outre les matériels conventionnels classiques, la France a également
livré au Rwanda via la société Thomson-CSF de nombreux équipements de
cryptophonie avec accessoire et maintenance, plusieurs centaines
d'émetteurs-récepteurs, dont certains portatifs, ainsi que quatre
postes téléphoniques numériques de haute sécurité TRC 7700 exportés le
4 mai 1992 d'après les statistiques douanières.

Les livraisons d'armes et de matériel vont se poursuivre après
l'offensive sur Byumba menée en juin 1992 et la conclusion d'un accord
de cessez-le -feu signé en juillet 1992 à Arusha, constituant le point
de départ des accords du même nom. L'ouverture des négociations
d'Arusha que la France soutient activement sur un plan diplomatique,
ne constitue pas aux yeux du ministère des Affaires étrangères un
élément nouveau susceptible de modifier l'environnement contractuel
des commandes d'armes et de munitions passées par le Rwanda.

Ainsi le 12 août 1992, le Quai d'Orsay considère-t-il que les termes
de l'accord d'Arusha ne sont pas de nature à remettre en cause la
cession de 2 000 obus de 105 mm, de 20 mitrailleuses de 12,7 mm et de
32 400 cartouches.

Les autorités françaises ont par ailleurs tenu à ce que les forces
armées rwandaises soient toujours régulièrement approvisionnées en
munitions lors des différentes offensives sérieuses menées par le FPR.

Ainsi en février 1993, alors que le détachement Noroît vient d'être
renforcé d'une compagnie des EFAO en raison de l'aggravation de la
situation sur le terrain, l'état-major des armées rappelle à l'attaché
de défense qu'il lui revient de " faire en sorte que l'armée rwandaise
ne se trouve pas en rupture de stocks de munitions sensibles... et que
les livraisons aux FAR de matériels militaires s'effectuent dans la
plus grande discrétion ".

De fait, dans la chronologie qu'il établit dans son rapport de fin de
mission, le Colonel Philippe Tracqui, commandant le détachement Noroît
pour la période allant du 8 février 1993 au 21 mars 1993, note
" vendredi 12 février 1993 : poser d'un DC8 avec 50 mitrailleuses
12,7 mm plus 100 000 cartouches pour les FAR. Mercredi 17 février
1993 : poser d'un Boeing 747 avec déchargement discret par les FAR
d'obus de 105 mm et de roquettes de 68 mm (Alat) ".

Les livraisons d'armes et de munitions, jointes à l'opération
d'assistance opérationnelle menée quelques jours plus tard à partir du
23 février par le Lieutenant-Colonel Didier Tauzin, permettront aux
FAR de redresser spectaculairement la situation en une quinzaine de
jours face au FPR.

La France n'est pas la seule à fournir des armes aux FAR. L'Afrique du
Sud, l'Egypte, la Russie ou Israël comptent aussi parmi les
fournisseurs du Rwanda. D'après les relevés établis par les militaires
français présents au Rwanda -commandant des opérations ou attaché de
défense- des livraisons de matériels de guerre ont été régulièrement
effectuées par ces pays dès l'offensive d'octobre 1990.

Le 4 décembre 1990, le Ministre de la Défense rwandais commande à
l'Egypte trois Gazelle roquettes ainsi que des munitions et à l'URSS
du matériel d'artillerie sol-sol et sol-air.

Le 15 juillet 1991, le chargé d'affaire russe indique à l'attaché de
défense français que le Rwanda a passé commande à titre onéreux à son
pays de 50 mortiers, 6 obusiers, 30 mitrailleuses et de missiles SA 16
dont le nombre n'est pas précisé, ainsi que des munitions
correspondant à ces armements. Le chargé d'affaires russe indique que
la commande est prête à livrer sous réserve de la confirmation du
Rwanda qui devra alors verser une provision.

En avril et mai 1992, plusieurs rotations d'appareils en provenance
d'Afrique du Sud ou d'Egypte livrent aux FAR des munitions,
essentiellement des cartouches et des obus.

Début novembre 1992, l'attaché de défense recense l'arrivée de
7 avions cargo sud-africains qui livrent à nouveau des mortiers, des
mitrailleurs, des fusils, grenades... et indique que c'est dans un
cadre défensif que ces achats ont été réalisés, car dans l'hypothèse
d'une reprise du conflit sur l'ensemble du front, les stocks
permettent aux FAR de tenir au mieux quinze jours. Il relève également
des livraisons de munitions par Israël à cette même période.

La presse a par ailleurs fait état d'une violation par la France de
l'embargo posé par elle le 8 avril et par l'ONU le 17 mai. Il est
ainsi reproché à la SOFREMAS, société française d'exploitation de
matériels et systèmes d'armement contrôlé par l'Etat d'avoir rompu
l'embargo en procédant à des livraisons via Goma au Zaïre. De même, la
société Luchaire, dépendant à 100 % de Giat Industries, aurait
également procédé par ce biais à des livraisons.

Dans son rapport de mai 1995, Human Rights Watch indique avoir appris
du personnel de l'aéroport et d'un homme d'affaires local que cinq
convois étaient arrivés à Goma en mai et juin 1994 contenant de
l'armement et des munitions venant de France et destinés aux FAR.

Sur ces différents points, la Mission n'a pas pu recueillir à ce jour
d'éléments probants, en dépit des demandes qu'elle a formulées pour
obtenir, notamment de l'association Human Rights Watch, copie des
documents ou bordereaux relatifs à la SOFREMAS et trouvés au Zaïre
dans un bus abandonné près de Goma.

En revanche, sur la livraison d'armes effectuée par l'Egypte en 1992
et qui aurait reçu la caution bancaire du Crédit Lyonnais, son
Président Jean Peyrelevade a adressé au Président de la Mission les
précisions suivantes " les recherches auxquelles nous nous sommes
livrés font apparaître que l'ambassade d'Egypte auprès du Royaume-Uni
disposait d'un compte à notre agence de Londres, de même que les
forces armées égyptiennes auprès de notre agence du Caire. Mais ni
dans une agence, ni dans l'autre, il n'a été identifié aucune
implication par voie de garantie ou de crédit documentaire dans
l'exécution du contrat sur lequel vous m'interrogez ".

L'élément de preuve sur lequel s'appuie l'association Human Rights
Watch pour déceler la présence de la France derrière l'Egypte n'est
que la reproduction d'un contrat sans en-tête et non signé qui vise
effectivement trois parties, le Gouvernement rwandais dit
" l'acheteur ", le Gouvernement égyptien dit " le fournisseur " et la
caution bancaire dite " la banque " qui reste non identifiée, puisque
la version anglaise laisse même apparaître un blanc à côté du nom de
la banque. Dans ces conditions, il est apparu difficile à la Mission
de tirer de ces quelques éléments des conclusions définitives.

De façon générale, qu'il y ait eu du trafic d'armes incontrôlé, cela
est plus que probable si l'on se réfère par exemple aux transactions
menées par la société Dyl-Invest. Comme l'a fait remarquer M. Ahmedou
Ould-Abdallah à la Mission, l'Afrique est aujourd'hui remplie d'armes
venues du trafic et, selon lui, il est illusoire de prétendre pouvoir
un jour arriver à contrôler et sanctionner ces flux illicites.

En revanche, la violation de l'embargo et les exportations illégales
d'armements, qui auraient été connues des autorités françaises et
qu'elles auraient laissé se produire n'ont pas été démontrées.

On sait au contraire que les fournisseurs ayant " pignon sur rue " se
sont, pour certains, posé des questions quant à la nécessité, avant
même le prononcé de l'embargo par la France, de poursuivre certaines
livraisons. Ainsi la Mission a-t-elle eu connaissance du fait que la
société Thomson-Brandt s'est interrogée sur le bien fondé de la
livraison de 2 000 obus supplémentaires au Rwanda en février 1994.

La question a enfin été soulevée de la livraison éventuelle, après la
décision d'embargo, de pièces de rechange pour des hélicoptères
Alouette II.

D'après les documents actuellement en sa possession, la Mission juge
que cette exportation s'est faite avant l'embargo, même si cette
cession onéreuse a connu une procédure compliquée.

III. - LE PROCESSUS D'ARUSHA

A. La recherche d'une solution négociée

Si l'on en croit l'un de ses visas, l'accord de paix d'Arusha est
destiné à constituer " la base d'une paix durable recherchée par le
peuple rwandais pour les générations présentes et futures ".
Soulignant que ces accords avaient été obtenus après de longues
négociations au cours desquelles facilitateur, médiateur et
observateurs étrangers jouèrent un rôle important, l'actuel Ministre
de la justice burundais a confié au rapporteur M. Pierre Brana ce
qu'il a estimé être l'erreur principale de ces négociations : " on
n'importe pas la paix ". Il a regretté qu'à cette époque, la
population, toujours traumatisée par le souvenir des massacres passés,
n'ait pas été suffisamment informée de cette volonté de paix.

1. Les étapes des négociations d'Arusha

· Comme évoqué ci-dessus, le Gouvernement rwandais nommé le 16 avril
1992, avec à sa tête M. Dismas Nsengiyaremye du Mouvement démocratique
républicain, s'était donné, comme point essentiel de son programme, de
restaurer durablement la paix et de favoriser la réconciliation
nationale. Des négociations directes entre le nouveau Gouvernement et
le FPR se sont engagées en juin 1992, qui ont conduit à la conclusion,
le 12 juillet à Arusha, d'un accord de cessez-le-feu. Cet accord
prévoyait de surcroît dans son principe, le partage du pouvoir dans le
cadre d'un Gouvernement de transition et l'intégration des soldats du
FPR dans l'armée rwandaise.

De nouvelles négociations se sont ouvertes à compter du 10 août 1992
et qui ont abouti à la signature le 18 août d'un protocole d'accord
relatif à l'Etat de droit, puis les 30 octobre 1992 et le 9 janvier
1993, de deux autres protocoles relatifs au partage du pouvoir dans le
cadre d'un Gouvernement de transition à base élargie. Les sujets
encore en discussion concernent la constitution d'une armée nationale
rwandaise, le problème des réfugiés et quelques points politiques en
suspens, telle la durée de la période de transition.

Les concessions faites au FPR dans le cadre de ces derniers
protocoles, et plus précisément le transfert des pouvoirs du Président
au Gouvernement et la répartition des portefeuilles ministériels -
notamment le fait que la CDR ait été écartée du Gouvernement pendant
la période de transition - provoquèrent de fortes tensions politiques
qui furent à l'origine de nouveaux massacres de Tutsis dans le
nord-est du pays. Ces massacres entraînèrent à leur tour une rupture
du cessez-le-feu, le FPR lançant, le 8 février 1993, une offensive
généralisée qui lui permit d'avancer jusqu'à 25 kilomètres de Kigali.

L'ampleur de cette offensive laisse toutefois à penser que celle-ci
n'était pas simplement un geste de rétorsion mais qu'elle était
préparée depuis de longs mois dans le but d'élargir la zone d'emprise
du FPR sur le nord du pays. Elle semble constituer une application de
cette stratégie, qui avait si bien réussi à la NRA ougandaise, du
" talk and fight ", négocier et combattre.

Un cessez-le-feu effectif est obtenu à partir du 21 février et
formalisé le 7 mars 1993 à Dar Es-Salaam. L'accord conclu prévoit le
retrait des troupes des zones occupées depuis le 8 février. Dans les
faits, le FPR semble être demeuré présent dans la zone tampon.

Les négociations d'Arusha, qui avaient été suspendues durant les
combats, reprennent le 16 mars 1993 sur les points en suspens.

La question la plus délicate, que M. Jean-Christophe Belliard a
soulignée devant la Mission, est celle relative à la proportion de la
future armée rwandaise qui inclurait des d'éléments FPR. Les
négociations sont d'autant plus âpres que les négociateurs ont
tendance à considérer l'armée davantage comme une garantie de
protection pour les groupes " ethniques " dont les militaires sont
issus que comme une protection du régime et des citoyens.

Après la signature d'un nouveau protocole le 9 juin 1993 sur le
rapatriement des réfugiés rwandais et la réinstallation des personnes
déplacées, l'accord de paix final est signé le 4 août 1993, en même
temps que les deux derniers protocoles portant respectivement sur
l'intégration des forces armées des deux parties et sur les questions
diverses.

Cette rapide description des négociations des accords d'Arusha qui ont
duré plus d'une année, ne donne qu'une petite idée des incertitudes,
des revirements et des blocages qui les ont tour à tour ponctués. La
formule utilisée par M. Gérard Prunier, dans son ouvrage intitulé
Rwanda : le génocide, " une paix par épuisement ", est davantage
évocatrice.

· Les auditions par la Mission de M. Jean-Christophe Belliard, qui
fut le Représentant de la France en qualité d'observateur aux
négociations d'Arusha, et de M. Claver Kanyaroshaki, qui faisait
partie de la délégation rwandaise, rendent un peu de l'atmosphère de
ces négociations. M. Jean-Christophe Belliard a décrit à la Mission
l'attitude des deux délégations en présence : " la délégation du FPR
était une délégation unie qui parlait d'une seule voix. Le président
en était M. Pasteur Bizimungu, qui est aujourd'hui Président du
Rwanda. (...). Lorsqu'on faisait une proposition à cette délégation
rwandaise, elle disait toujours "on vous répondra demain". Entre
temps, un contact était opéré (...) avec M. Paul Kagame, qui se
trouvait à l'époque à Mulindi. En fait, la délégation du FPR, c'était
M. Paul Kagame. M. Paul Kagame décidait et M. Pasteur Bizimungu
parlait ".

De l'avis général, la délégation FPR a fait preuve dans ces
négociations d'une très grande habileté. Confortant ses positions par
des pressions militaires, se montrant tour à tour intransigeante ou
conciliante, elle a obtenu des accords -nous y reviendrons- qui lui
sont globalement favorables.

En revanche, toujours selon les souvenirs de M. Jean-Christophe
Belliard, " la délégation rwandaise était en perpétuel désaccord et
donc en situation de faiblesse dans cette négociation ". Le Président
de la délégation rwandaise, M. Boniface Ngulinzira, Ministre des
Affaires étrangères, membre, comme le Premier Ministre, du parti de
l'opposition MDR - il sera assassiné au lendemain du 6 avril 1994 -,
est contraint dans les faits de mener de front une double négociation,
non seulement avec le FPR, mais aussi avec les membres de sa
délégation. M. Claver Kanyarushoki a confirmé devant la Mission " qu'à
partir d'octobre 1992, les désaccords au sein du Gouvernement de
coalition à Kigali se transposaient au sein de la délégation, qui
était devenue une mosaïque des représentants de différents partis, qui
provoquaient parfois quelques incidents ". L'ex-parti unique, le MRND,
accusait M. Ngulinzira, et tout particulièrement après la signature du
protocole sur le partage du pouvoir, d'outrepasser son mandat et de
choisir de défendre d'abord les intérêts de son parti.

Les conditions de négociation laissaient mal augurer des conditions de
mise en oeuvre. " A Arusha ", a souligné M. Herman Cohen devant la
Mission, " un siège restait vide, celui du Président Juvénal
Habyarimana qui n'était pas présent. Le Ministre des affaires
étrangères du Rwanda négociait de fait sans l'appui du Président
Juvénal Habyarimana et il semblait impossible d'envisager la mise en
oeuvre des accords obtenus dans ces conditions ".

Pourtant, les observateurs veulent rester optimistes, comme l'illustre
cet extrait d'une note de la direction des affaires africaines et
malgaches du Ministère des Affaires étrangères français : " quelles
que soient les observations qui peuvent être faites quant aux
dispositions de cet accord généralement favorables au FPR, sa
signature ne peut qu'être accueillie favorablement par la France ".
L'importance accordée à la signature des accords semble l'avoir
emporté sur toute autre considération, y compris peut-être sur le
contenu même de l'accord et sur les réticences du Président Juvénal
Habyarimana, affirmant que la délégation rwandaise va " au-delà de son
mandat ".

2. Le rôle des pays de la sous-région

En dépit de sa participation à plusieurs organisations régionales, le
Rwanda entretenait traditionnellement des rapports délicats avec ses
quatre voisins immédiats, le Zaïre, l'Ouganda, la Tanzanie et le
Burundi. Il est en effet à l'origine, nous l'avons à plusieurs
reprises évoqué, de l'exode de nombreuses populations qui, fuyant les
différentes vagues de massacres, se sont installées en masse dans les
régions frontalières, et ont représenté un facteur non négligeable de
déstabilisation.

· Plusieurs raisons ont incité le Maréchal Mobutu à intervenir dans
la question rwandaise. Tout d'abord, " étant le doyen des chefs d'Etat
de la région et le chef du deuxième Etat francophone du monde, comme
il le disait ", a rappelé devant la Mission M. Henri Rethoré,
Ambassadeur de France au Zaïre de juin 1989 à décembre 1992, " le
Président Mobutu avait toujours voulu jouer un rôle sur la scène
internationale " et cette volonté était d'autant plus forte à cette
époque que son régime devenait chaque jour de plus en plus discrédité.
Il s'agissait également pour lui de préserver l'intégrité du
territoire zaïrois et d'éviter la contagion des troubles rwandais dans
la région du Kivu. Il faut ajouter à ces raisons les " liens
personnels très forts ", selon la qualification de M. Henri Rethoré,
entre le Maréchal Mobutu et le Président Juvénal Habyarimana.

Il n'y a dès lors rien d'étonnant à ce que le Président zaïrois envoie
à son ami rwandais, lors de l'attaque du FPR en octobre 1990, un corps
d'environ 2 000 hommes, composé d'éléments de la Division spéciale
présidentielle. En dépit de cette intervention, le Maréchal Mobutu est
chargé par les deux parties en conflit d'assurer le rôle de médiateur
et ses efforts aboutirent au cessez-le-feu de Gbadolite le 26 octobre
1990, qui ne fut pas respecté, pas plus que celui signé le 29 mars
1991 à la Nsele. Ceci explique qu'un cessez-le-feu est à nouveau signé
lors d'une nouvelle rencontre de Gbadolite en septembre 1991.
L'insuccès chronique de ces cessez-le-feu, l'effondrement politique
intérieur du régime zaïrois, son discrédit croissant sur la scène
internationale expliquent qu'à partir du début de 1991, le Président
Mobutu fut progressivement mis à l'écart des négociations concernant
la crise rwandaise, au profit principalement de la Tanzanie.

· L'implication de la Tanzanie dans la recherche d'un règlement de la
crise rwandaise devint manifeste, avec l'organisation d'un sommet
régional à Dar Es-Salaam en février 1991 sur les questions relatives
aux réfugiés. Cette action médiatrice est certes justifiée par la
volonté du Président Mwinye de saisir l'opportunité de renouer avec un
prestige international qui appartenait à la Tanzanie à l'époque du
Président Nyerere. Elle répond également aux intérêts bien compris de
ce pays : refuser de laisser se développer, en raison des risques de
contagion, une situation de désordre sur ses frontières; permettre aux
réfugiés rwandais installés en Tanzanie, qui représentent un poids et
un facteur de déstabilisation non négligeables, de retourner dans leur
pays d'origine; assurer une reprise économique qui passe
inéluctablement par le développement du commerce de transit avec le
Burundi et le Rwanda. C'est donc sans surprise que la Mission a
entendu M. Bernard Lodiot, Ambassadeur de France en Tanzanie de mars
1990 à décembre 1992 déclarer : " pendant toute la durée de son séjour
à Dar Es-Salaam, le problème du Rwanda et de la stabilité régionale a
toujours été au coeur des entretiens qu'il avait eus, tant avec le
Président Mwinyi qu'avec le ministère des Affaires étrangères et ses
divers interlocuteurs habituels ".

La Tanzanie a joué un rôle particulièrement important en tant que
" facilitateur " des négociations d'Arusha. Le rôle du
" facilitateur " tanzanien a été, de l'avis général, un élément de
sérénité et d'impulsion tout au long des négociations d'Arusha et les
dépêches diplomatiques en gardent de nombreuses traces. M. Georges
Rochiccioli, Ambassadeur de France en Tanzanie de décembre 1992 à mai
1995, a souligné devant la Mission que les autorités tanzaniennes
avaient véritablement joué " un rôle d'arbitre " et qu'elles s'étaient
efforcées " de maintenir la balance entre le FPR et le Gouvernement
rwandais de l'époque, de façon très neutre, du moins la plus neutre
possible ".

· Le rôle de l'Ouganda en tant que principal soutien du FPR a déjà
été évoqué. Cette proximité avec l'une des parties au conflit, mais
aussi la suspicion des pays de la région envers les visées
impérialistes du Président Yoweri Museveni, gênait l'Ouganda pour
jouer un rôle de médiateur. Toutefois, l'ascendant que l'on prêtait au
Président ougandais sur le FPR était une raison suffisante pour avoir
recours à lui comme élément modérateur. M. Claver Kanyarurushoki, qui
appartenait pourtant à la délégation rwandaise, a rendu hommage devant
la Mission au rôle du Président Yoweri Museveni : " Lorsqu'il y avait
un blocage provenant du FPR, tout le monde allait à Kampala.
Généralement, le président ougandais, très attentif, parvenait
toujours à lever ces problèmes ". M. Yannick Gérard, qui fut
Ambassadeur de France en Ouganda d'août 1990 à décembre 1993, a
confirmé devant la Mission cette implication modératrice de Yoweri
Museveni, qu'il a expliquée d'une part par le souci, partagé avec ses
homologues de la région, d'améliorer son image internationale et
d'autre part par le désir, renforcé par des raisons de politique
intérieure, déjà évoquées, de trouver une solution aux problèmes des
réfugiés rwandais.

* L'influence du Burundi, qui s'était bien gardé d'intervenir dans
le conflit rwandais lors de l'attaque du FPR d'octobre 1990 afin
de ne pas perturber sa propre politique de réconciliation
nationale, a pourtant été déterminante pour l'évolution de la
crise rwandaise. M. James Gasana, qui participa aux négociations
d'Arusha en tant que Ministre rwandais de la Défense, mais qui fut
obligé de s'enfuir pour sauver sa vie avant la signature des
accords finaux, a rapporté devant la Mission que " le Président
Juvénal Habyarimana citait le processus burundais comme un exemple
à suivre dans les négociations d'Arusha " et qu'" il en allait de
même pour l'opposition à qui cette expérience burundaise avait
prouvé que des élections justes permettaient de participer à
l'exercice du pouvoir ". Cette influence bénéfique se retourna
brutalement lorsqu'en octobre 1993 des militaires tutsis
assassinèrent le premier Président hutu démocratiquement élu,
M. Melchior Ndadaye.

On le constate en conclusion de ce paragraphe, les pays de la région
n'ont pas su mettre sur pied des politiques communes et concertées et,
à l'exception de la Tanzanie, ont souvent joué tour à tour le rôle de
pyromane et de pompier. Empêtrés dans des difficultés internes,
manquant de moyens financiers et humains, on pouvait sans doute
difficilement attendre d'eux plus qu'ils n'ont fait.

3. Le rôle de la France



" L'action de la France au Rwanda est guidée par une volonté de
stabilisation et un souci d'apaisement. Elle comporte un volet
diplomatique et un volet militaire. Le premier nous a amenés à
encourager le processus d'ouverture au Rwanda et à soutenir les
efforts régionaux de paix ainsi que le dialogue entre les parties en
conflit (...) Le second, complétant le premier, nous a conduits à
dépêcher des militaires sur place, afin de protéger nos
ressortissants, et à intensifier notre coopération auprès de l'armée
rwandaise. La déstabilisation du Rwanda, si elle se produisait,
sonnerait en effet le glas du processus de démocratisation, dans un
contexte d'exacerbation des tensions communautaires ".
Cette note de la direction africaine et malgache, signée Dominique de
Villepin, est datée du 24 juillet 1992. Nous avons examiné ci-dessus
en détail le volet militaire de cette politique. Il nous reste à
étudier le volet diplomatique.

Divers intervenants ont tenté d'en résumer devant la Mission le
contenu principal.

M. Bruno Delaye a précisé que " la France n'avait pas soutenu un homme
ni un clan, mais des principes et une politique ". Il a ensuite décrit
la politique suivie par la France à l'égard du Rwanda comme " une
politique du juste milieu ".

Pour sa part, M. Hubert Védrine a indiqué que " la diplomatie
française a consisté à se mettre " les mains dans le cambouis " " et
que " cette politique se traduisait à l'époque, non par un soutien au
régime en place, mais au contraire par une pression continue et
opiniâtre de la France sur le Président Juvénal Habyarimana pour que
celui-ci partage son pouvoir et que les autres partis y accèdent ".

Enfin, M. Paul Dijoud a estimé que " la politique française était
nécessairement compliquée puisqu'elle s'inscrivait dans une démarche
qui se voulait globale et entendait traiter non seulement les causes
immédiates mais aussi ses causes plus lointaines, en posant les bases
d'un processus à plus long terme ".

Si l'on en croit tous ces jugements formulés par ceux-là même qui ont
contribué à la définir, la politique française à l'égard du Rwanda fut
à la fois équilibrée, subtile et compliquée.

Trois axes sont néanmoins clairement identifiés :

a) Encourager les négociations entre le Gouvernement rwandais et le
FPR

La diplomatie française a beaucoup oeuvré pour encourager les
négociations de paix entre le Gouvernement rwandais et le FPR. C'est
ce qu'a exprimé M. Bruno Delaye devant la Mission : " une véritable
course contre la montre s'est engagée entre la logique de paix et
celle des armes, entre la survie du dialogue et le basculement dans le
chaos ".

Cette politique s'est essentiellement organisée autour de deux
actions : assurer un respect du cessez-le-feu; contribuer au
rapprochement entre le FPR et le régime Habyarimana.

· A la suite de discussions entre les Ministres des Affaires
étrangères ougandais et rwandais, organisées à Paris le 14 août 1991
sous l'égide du Quai d'Orsay, la France a accepté d'envoyer sur la
frontière entre le Rwanda et l'Ouganda, une Mission d'observateurs
français (MOF).

Opérationnelle du 26 novembre 1991 au 10 mars 1992, cette MOF avait
pour mission d'enquêter sur les violations de la frontière entre le
Rwanda et l'Ouganda, dans le contexte de guérilla menée par le FPR
contre le Gouvernement rwandais. Chacun des deux pays renvoyait sur
l'autre la responsabilité de ces violations. Cette MOF fut constituée
d'un diplomate, M. François Gendreau, et de sept observateurs mis à
disposition par le ministère de la Défense.

La France attendait de cette mission, selon une note de la direction
des affaires africaines et malgaches en date du 22 octobre 1991,
" que, par sa présence, elle incite les parties à la modération et
mette fin aux plaintes non fondées qui auraient pu jusqu'alors être
émises " et qu'elle informe chacune des parties et les tiers, sur le
comportement de l'autre partie. Le but recherché, toujours selon la
note précitée, était double : " d'une part, que le Gouvernement
ougandais modère son appui au FPR -qui serait peut-être plus enclin à
négocier-, d'autre part, que le Président Juvénal Habyarimana soit
davantage incité à poursuivre son ouverture ".

Dans les faits malheureusement, ces espoirs ont été plutôt déçus car
la MOF n'a pu apporter d'éléments probants sur la responsabilité des
incidents, faute de moyens adaptés et alors même que la reprise des
combats l'empêchait d'opérer à proximité immédiate de la frontière.
Son rapport final a toutefois fait apparaître que le FPR ne pouvait
opérer que s'il disposait de nombreuses facilités en territoire
ougandais : ravitaillement en munitions, sites d'entraînement du FPR
et centres de soins pour blessés.

Le Ministre des affaires étrangères ougandais, auquel a été communiqué
le rapport final de la MOF lors d'une nouvelle réunion à Paris le 20
juin 1992 avec son homologue rwandais, s'est contenté de répondre que
ce document ne contenait que " des suppositions transformées en
présomptions ".

· La France a par ailleurs contribué à nouer le dialogue entre le
Gouvernement Habyarimana et le FPR en les réunissant à Paris à
diverses reprises : en octobre 1991, janvier 1992 et juin 1992. Ces
discussions, la lecture des dépêches diplomatiques en témoignent, ont
apporté peu d'éléments sur le fond mais ont eu néanmoins pour
principal avantage d'engager véritablement un dialogue direct entre
les parties.

La France a également apporté son soutien aux négociations d'Arusha.

Elle a ainsi contribué à la mise en place du Groupe des observateurs
militaires neutres (GOMN) par l'Organisation de l'unité africaine,
dont la création avait été décidée par l'accord de cessez-le-feu
d'Arusha du 12 juillet 1992. Cette aide s'est notamment matérialisée
par la prise en charge du transport des observateurs et par la
fourniture de matériel de transmission.

Les dépêches diplomatiques montrent également que l'Ambassadeur est
intervenu à plusieurs reprises auprès du Président Juvénal Habyarimana
pour calmer ses inquiétudes et contribuer à ce qu'il accepte le
compromis d'Arusha, ce qui montre bien les réticences de celui-ci. Par
exemple, M. Georges Martres rend compte, par un télégramme en date du
3 novembre 1992, d'un entretien avec le Président Juvénal Habyarimana
faisant suite à la signature du protocole du 30 octobre 1992 sur le
partage du pouvoir : " J'ai également insisté sur les dangers d'une
remise en cause des acquis auxquels la délégation de M. Ngulinzira
étaient parvenue. Le transfert des pouvoirs du Président au Conseil
des Ministres conduisait à une diminution du rôle du chef de l'Etat,
mais si celui-ci ne l'acceptait pas, il apparaîtrait à l'opinion
publique intérieure et extérieure comme seul responsable de la rupture
de l'accord, avec toutes les conséquences que cette rupture pourrait
avoir sur le maintien du cessez-le-feu. Il valait mieux, lui ai-je
fait valoir, porter maintenant son effort sur le mode de partage des
portefeuilles ministériels et sur la désignation de l'Assemblée
nationale de transition. C'est à travers le nombre de ses partisans
qui figurerait dans ces deux organismes que s'affirmeraient en effet
désormais les véritables pouvoirs du Président ".

A la lecture des dépêches diplomatiques, la critique formulée devant
la Mission par M. James Gasana selon laquelle l'attitude de la France
durant les négociations d'Arusha auraient été " une politique de
réaction et non d'initiative " apparaît particulièrement sévère.

Il existe des instructions écrites du ministère des Affaires
étrangères à la délégation chargée de représenter la France aux
négociations d'Arusha, qui définissent clairement les lignes générales
défendues sur les différents points en discussion. L'extrait du
télégramme du 3 novembre 1992 cité plus haut confirme davantage le
témoignage devant la Mission de M. Jean-Christophe Belliard selon
lequel " son travail quotidien était de répéter aux Rwandais qu'ils
allaient devoir partager le pouvoir donc faire des concessions, mais
qu'en revanche, ces concessions devaient avoir des limites et rester
raisonnables ".

Toutefois, la diplomatie française n'a pas fait une analyse suffisante
des arguments, des méthodes et de l'idéologie de ceux qui, dans le
Gouvernement rwandais et dans " l'Akazu ", refusaient a priori tout
accord avec le FPR et poussaient au massacre des Tutsis et des Hutus
modérés. La menace d'un possible génocide a été sous-estimée alors que
se multipliaient, dans la plupart des partis politiques, des branches
extrémistes ouvertement racistes.

Il est à noter par ailleurs que le FPR a remercié la France, par
lettre, du rôle qui fut le sien lors des négociations des accords
d'Arusha.

b) Refuser toute solution militaire

Le deuxième élément de la politique diplomatique de la France est
d'affirmer clairement, selon les termes mêmes d'une note de la
direction des affaires africaines et malgaches, " le caractère
inacceptable (...) d'une solution militaire à la crise rwandaise ".

Début mars 1992, M. Daniel Bernard, directeur de cabinet du Ministre
des Affaires étrangères, signe une note à l'attention du cabinet du
Ministre de la Défense, qu'il conclut, après avoir rappelé les
insuffisances des forces militaires rwandaises, ainsi : " dans ce
contexte, la France ne semble avoir d'autre solution que d'accentuer
son appui, en particulier militaire, au Gouvernement du Rwanda ". Le
21 mai 1992, M. Paul Dijoud, directeur des affaires africaines et
malgaches, reprend cette analyse dans une note interne au Quai
d'Orsay : " Pour l'équilibre de la région et dans la perspective des
négociations, il est impératif que le Rwanda ne se trouve pas en
situation de faiblesse militaire ".

Cette aide militaire que l'on présente comme un " appui indirect à
l'armée rwandaise (conseils, équipements, munitions) " (note de la
direction des affaires africaines et malgaches du 25 février 1993)
poursuit un double objectif : d'une part, amener le FPR à une certaine
souplesse dans les négociations en lui exprimant fermement que tout
tentative militaire est dès le départ vouée à l'échec car la France
s'y opposera, d'autre part renforcer le Président Juvénal Habyarimana
vis-à-vis des éléments les plus durs du régime.

L'appui militaire de la France à l'armée rwandaise est perçu, comme
l'explique M. Paul Dijoud dans une note du 11 mars 1992 au Ministre
des Affaires étrangères, comme le seul moyen de sortir d'une
contradiction qualifiée " d'évidente " : " seule l'ouverture politique
intérieure permettra de trouver une solution durable à la guerre avec
le Front populaire rwandais, mais cette ouverture est difficilement
possible dans un pays que la guerre déstabilise et radicalise de plus
en plus ".

La France estime que le renforcement de son aide militaire au
Gouvernement rwandais est le seul moyen d'échapper à la logique de
guerre en obligeant le FPR à s'asseoir à la table des négociations.
Malheureusement, et c'est la faille du raisonnement, la volonté de
paix du Gouvernement rwandais a été supposée acquise. La situation
était plus complexe et la France s'est retrouvée à aider un
Gouvernement à préparer la guerre qu'il désirait.

Certes, il semble y avoir eu çà et là quelques tentations pour
clarifier la situation au profit du Président Juvénal Habyarimana.
C'est ainsi que le 25 octobre 1990, M. Georges Martres écrit dans un
télégramme : " La situation serait beaucoup plus simple et beaucoup
plus facile si le nord-est du pays était nettoyé avant la poursuite de
l'action diplomatique ". Mais de tels propos semblent refléter
davantage l'opinion personnelle d'un homme que celle de la diplomatie
officielle de la France. Dans une note du 19 avril 1991, la direction
des affaires africaines et malgaches suggère en vue de la préparation
d'une rencontre entre MM. François Mitterrand et Juvénal Habyarimana :
" Le Président de la République pourrait (...) encourager vivement son
interlocuteur à adopter une attitude de modération. Les troupes
rwandaises disposent en effet aujourd'hui d'un avantage certain sur le
terrain ; une nouvelle offensive de leur part ne s'impose pas ; elle
risquerait au contraire d'altérer l'image du Rwanda, aussi bien aux
yeux des pays africains que de l'opinion internationale. Un message
appuyé sera adressé dans le même sens, et par les canaux appropriés,
au FPR ". Témoignent également de cette action les nombreux refus,
opposés au Gouvernement rwandais pour la livraison de certaines armes,
que nous avons largement évoqués dans la partie consacrée au volet
militaire de notre action.

c) Contribuer à l'évolution politique des parties en présence

Le troisième axe de l'action diplomatique a consisté à contribuer à
l'évolution politique des parties en présence pour faciliter la
conclusion d'un accord.

Au Rwanda, la France a encouragé une politique d'ouverture, de
démocratisation. C'est sous son impulsion qu'en 1991 et 1992, comme
nous l'avons évoqué ci-dessus, le Président Juvénal Habyarimana a pris
certaines mesures allant dans ce sens : réforme de la constitution,
abandon du parti unique, formation d'un Gouvernement de coalition avec
à sa tête un premier Ministre appartenant à l'opposition.

Expliquant cette politique devant la Mission, M. Hubert Védrine a
déclaré que " l'idée directrice était que le Rwanda, bien que le
régime en place y soit l'émanation d'une immense majorité, ne pourrait
échapper au cycle des massacres si n'intervenait pas un accord
politique pour un partage du pouvoir entre les partisans du Président,
qui représentait d'abord les Hutus du nord, l'opposition, représentée
par les Hutus du Sud, d'autres opposants internes, notamment les
Tutsis de l'intérieur et même l'opposition armée des Tutsis de
l'extérieur exprimée par le FPR ".

Réciproquement, des pressions similaires étaient exercées sur le FPR.
M. Jean-Christophe Mitterrand a ainsi indiqué devant la Mission qu'il
avait rencontré confidentiellement des représentants du FPR,
M. Pasteur Bizimungu et le Major Paul Kagame, respectivement en
janvier et septembre 1991, notamment pour leur " faire partager la
vision réconciliatrice de la France ".

Consciente toutefois de ses limites sur ses capacités à influencer
directement le FPR, la France s'est employée à convaincre le Président
Yoweri Museveni, directement, ou indirectement par l'intermédiaire des
Etats-Unis ou du Royaume-Uni, à servir de relais à ses conseils de
conciliation. A titre d'exemple, dans une note du 11 mars 1992, le
directeur des affaires africaines et malgaches, M. Paul Dijoud, estime
souhaitable que le Président Yoweri Museveni joue un rôle plus positif
dans la recherche de la paix et émet l'hypothèse que peut-être " la
promesse de faire entrer l'Ouganda dans la liste des pays du champ
pourrait y contribuer ".

Le Secrétaire d'Etat adjoint américain pour les affaires africaines,
M. Herman Cohen, est ainsi convié à la réunion le 20 juin 1992 au
cours de laquelle est remis aux Ministres des affaires étrangères
rwandais et ougandais le rapport de la MOF, ce qui lui permet, selon
le compte rendu du 22 juin 1992 de la direction des affaires malgaches
et africaines, de signifier " clairement au Ministre ougandais que les
services américains disposaient de renseignements précis sur
l'implantation du FPR en Ouganda et que, si le cessez-le-feu n'était
pas effectif d'ici au mois d'octobre, les Etats-Unis pourraient
reconsidérer leur assistance à ce pays ".

La France s'est engagée si avant dans le processus de démocratisation
rwandais qu'elle en est venue à estimer que sa crédibilité serait
compromise sur le continent africain, dès lors qu'il apparaîtrait que
le pouvoir à Kigali pouvait toujours se conquérir par les armes. Le
Président Juvénal Habyarimana avait beau jeu de rappeler que c'était
la France qui l'avait engagé dans la voie de la démocratie et du
multipartisme et que dès lors, elle devait l'aider à accompagner et
maîtriser le processus, notamment en l'assurant contre toutes les
tentatives de conquête militaire du pouvoir entreprises par le FPR. La
France a accepté elle-même de se laisser piéger. M. Hubert Védrine a
ainsi reconnu devant la Mission que l'on pouvait " se demander si la
France (...) avait été bien inspirée de s'engager à ce point (...) et
estimer maladroite une politique aussi interventionniste ".

C'est ce constat, rendu encore plus évident après l'offensive
généralisée du FPR le 8 février 1993, qui a incité la France à
internationaliser la solution du conflit et à passer le relais aux
Nations Unies.

4. Le rôle de l'OUA et de l'ONU

a) Les limites de l'action de l'OUA

Dans un premier temps, c'est l'OUA, et non l'ONU, qui a été impliquée
dans le règlement de la crise rwandaise. Une telle répartition des
rôles n'est pas en soi surprenante. La Charte des Nations Unies
prévoit en effet la possibilité de recourir aux organismes régionaux
et M. Boutros Boutros-Ghali était traditionnellement partisan que les
problèmes régionaux soient traités en premier lieu par les
organisations internationales régionales.

L'OUA a ainsi décidé le 12 juillet 1992, nous avons déjà eu l'occasion
de l'évoquer, la création d'un Groupe d'observateurs militaires
neutres (GOMN), composé de 50 personnes, pour surveiller la zone
tampon entre la partie du Rwanda contrôlée par le FPR à la suite de
son attaque du 1er octobre 1990, et le reste du pays. La création du
GOMN a constitué une précaution inutile et n'a pas empêché le FPR
d'attaquer la zone tampon le 8 février 1993. La direction des affaires
africaines du ministère des Affaires étrangères français estimait
encore en mai 1993 que le GOMN n'était toujours pas en mesure
d'accomplir sa tâche correctement. La communauté internationale a
espéré remédier à l'inefficacité de ce groupement en augmentant ses
effectifs à 132 personnes en août 1993.

Lorsque l'ONU intervient pour la première fois sur le dossier rwandais
le 12 mars 1993, elle reconnaît et met en avant le rôle de l'OUA, et
les efforts que cette organisation a déployés pour promouvoir une
solution politique négociée mettant fin au conflit du Rwanda. La
résolution 812, votée ce même jour, invite ainsi le Secrétaire général
de l'ONU à étudier " la possibilité d'établir une force internationale
sous les auspices de l'OUA et des Nations Unies, chargée entre autres
de l'assistance humanitaire et de la protection de la population
civile et du soutien à la force de l'OUA pour le contrôle du
cessez-le-feu ". Elle invite également le Secrétaire général à
" examiner la demande du Rwanda et de l'Ouganda pour le déploiement
d'observateurs à la frontière entre ces deux pays ! " Elle demande
explicitement au Secrétaire général " de coordonner étroitement ses
efforts avec ceux de l'OUA ".

Cette résolution traduit assez fidèlement le sentiment des membres
occidentaux du Conseil de sécurité selon lequel c'est à l'OUA qu'il
revient de jouer un rôle central, l'ONU ne devant avoir qu'une
fonction de simple " conseiller technique ".

M. Herman Cohen a confirmé devant la Mission que lorsqu'il était aux
affaires, c'est à dire d'avril 1989 à avril 1993, les Etats-Unis
" encourageaient à l'époque les efforts de l'OUA qui leur semblait
devoir être privilégié par rapport à l'ONU ".

Mais de fait l'OUA n'a joué aucun rôle concret sur le terrain. Comme
M. Mtango, Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères et
de la coopération tanzanien, l'a dit au rapporteur M. Pierre Brana :
" l'OUA a fait de son mieux, mais elle n'a jamais eu les moyens de sa
politique ".

b) Les premières implications de l'ONU

Le vote à l'unanimité de la résolution 846 du 22 juin 1993 représente
un pas de plus dans l'implication des Nations Unies dans la crise
rwandaise, mais cet engagement est toujours marqué de la part du
Conseil de sécurité par une certaine circonspection.

Prenant note " des demandes formulées - le 22 février 1993 - par les
Gouvernements du Rwanda et de l'Ouganda concernant le déploiement
d'observateurs le long de leur frontière commune ", la résolution 846
crée " la Mission d'observation des Nations Unies Ouganda-Rwanda
(MONUOR) qui sera déployée du côté ougandais de la frontière " afin de
vérifier qu'aucune assistance militaire ne provient au FPR de la part
de l'Ouganda. La MONUOR, dont l'effectif s'élève à 81 personnes, n'est
pas déployée du côté rwandais en raison du refus du FPR qui contrôle
ce côté de la frontière. Avant le vote de cette résolution, le FPR a
lancé une mise en garde contre les effets négatifs que pourrait avoir
le déploiement de ces observateurs sur les discussions en cours à
Arusha. Les Etats-Unis ont de leur côté, bien qu'ils aient finalement
donné leur feu vert, fait preuve, selon les dépêches diplomatiques
d'une attitude obstinée et tatillonne contestant l'utilisation de
chaque hélicoptère et de chaque observateur.

Selon M. Bruno Delaye, " les observateurs de la MONUOR, faute de
moyens d'observation qui ne lui seront jamais envoyés, notamment des
hélicoptères et des jumelles infrarouges, se révéleront totalement
inopérants ". Ce jugement est également celui de M. Jean-Bernard
Mérimée selon lequel " la MONUOR n'a jamais été une force
d'observation efficace ". Dans les faits, la MONUOR ne commence à se
déployer qu'à partir du 18 août 1993 et n'atteint son effectif prévu
que le 30 septembre.

L'ONU est poussée à s'engager encore davantage, par la France, qui a
décidé de se désengager militairement du Rwanda. M. Bruno Delaye a
indiqué que le Président François Mitterrand avait explicitement
confirmé cette position de passer le relais au plus vite aux Nations
Unies, au conseil restreint du 3 mars 1993. M. Jean-Pierre Lafon a
indiqué de son côté que " la France avait entrepris la première, à New
York, début mars 1993, les démarches nécessaires pour impliquer
l'organisation des Nations-Unies dans la recherche d'un règlement du
conflit " et que " des instructions de la direction des Nations Unies
du Quai d'Orsay ont été envoyées à notre Ambassadeur à l'ONU à cet
effet ". La lecture des dépêches diplomatiques montre effectivement
que l'ambassade de France déploie à partir de cette date une intense
activité diplomatique allant dans ce sens.

Les Etats voisins du Rwanda, à savoir la République Unie de Tanzanie,
l'Ouganda, le Zaïre et le Kenya souhaitent également que les Nations
Unies prennent leur part du fardeau consistant à rétablir la paix au
Rwanda.

La principale réticence vient des Etats-Unis qui, M. Herman Cohen l'a
rappelé devant la Mission, " après l'épisode somalien, (...) étaient
devenus allergiques à toute intervention militaire de l'ONU dans les
pays sous-développés ". Il a rappelé également que les Etats-Unis
avaient un gros arriéré envers les Nations Unies, et que pour cette
raison, ils ne voulaient pas autoriser des opérations qui
augmenteraient leur dette. Par ailleurs le Président Clinton, dans une
intervention devant l'Assemblée générale des Nations Unies avait
déclaré que les Nations Unies devaient apprendre à dire " non " aux
opérations de maintien de la paix qui apparaîtraient irréalisables. Il
avait fixé un certain nombre de critères précis à l'assentiment futur
des Etats-Unis.

Mais les accords d'Arusha font de l'engagement des Nations Unies sur
le terrain une condition sine qua non de l'application du processus de
paix.

B. LA FRAGILITÉ DES ACCORDS d'Arusha

M. Jean-Christophe Belliard a rapporté devant la Mission que, le
4 août 1993, jour de la signature de l'accord de paix, avait été un
jour de fête à Arusha : " on voyait les Rwandais des deux délégations
s'embrasser, danser ensemble, alors que si, jusque là, les deux
parties se saluaient, il n'y avait jamais eu une telle familiarité ".
M. Jean-Michel Marlaud évoque également dans un télégramme en date du
6 août 1993 " l'atmosphère très détendue " qui prévalait lors de la
signature, vécue comme un " moment de réconciliation ".

Dans le télégramme précité, M. Jean-Michel Marlaud s'interroge
cependant pour savoir " si cette euphorie survivra longtemps aux
craintes implicitement exprimées par les deux signataires de
l'accord : crainte du Président Juvénal Habyarimana de voir ses
adversaires animés par un esprit de revanche, méfiance du FPR qui
soupçonne le chef de l'Etat de vouloir revenir sur ces concessions,
inquiétude des uns et des autres devant le risque d'un désengagement
de la communauté internationale, maintenant que l'accord de paix est
signé ".

1. Le contenu des accords

L'accord de paix signé à Arusha le 4 août 1993 constitue ce que
M. Filip Reyntjens a appelé " une enveloppe " dont le contenu est
constitué par plusieurs accords et protocoles :

- l'accord de cessez-le-feu signé à la Nsele, le 29 mars 1991, et
amendé à Gbadolite, le 16 septembre 1991 et à Arusha, le 12 juillet
1992 ;

- le protocole d'accord relatif à l'état de droit, signé à Arusha le
18 août 1992 ;

- les protocoles d'accord sur le partage du pouvoir dans le cadre d'un
Gouvernement de transition à base élargie, signés à Arusha, le
30 octobre 1992 et le 9 janvier 1993 ;

- le protocole relatif à l'intégration des forces armées des deux
parties, signé à Arusha le 3 août 1993 ;

- le protocole d'accord portant sur les questions diverses et
dispositions finales, signé à Arusha le 3 août 1993.

Les accords d'Arusha mettent fin à la guerre entre le Gouvernement de
la République rwandaise et le FPR (article 1er de l'accord de paix) et
constituent indissolublement avec la constitution du 10 juin 1991 la
loi fondamentale qui régit la période de transition (article 3 de
l'accord de paix). C'est donc un nouvel ordre institutionnel qui est
organisé par les accords de paix, dont les dispositions prévalent, en
cas de divergence, sur celles de la constitution.

Le Président de la République est " déshabillé " de ses pouvoirs et
réduit essentiellement à un rôle de représentation. Il promulgue, sans
droit de veto, les lois et les décrets-lois. Il n'a le pouvoir de
nommer aucun fonctionnaire, même le contenu de ses messages à la
nation doit être approuvé par le Conseil des Ministres.

Le pouvoir est détenu par un Gouvernement de transition à base élargie
(GTBE) composé de 21 membres nommés par les cinq partis politiques
composant le Gouvernement de coalition mis en place le 16 avril 1992
et par le FPR. L'attribution des portefeuilles est prédéterminée par
les accords : cinq ministères reviennent respectivement au Mouvement
républicain pour la démocratie et le développement (MRND) - dont ceux
de la Défense et de la Fonction publique -, et au FPR - dont celui de
l'Intérieur. Le Mouvement démocratique républicain (MDR) obtient
quatre postes, dont ceux de Premier Ministre - qui sera M. Faustin
Twagiramungu, désigné à l'article 6 de l'accord de paix - et de
Ministre des Affaires étrangères, le Parti social démocrate (PSD) et
le parti libéral (PL) trois chacun, et le Parti démocrate chrétien
(PDC) un seul. Toute décision doit être prise à la majorité des deux
tiers, c'est à dire par au moins quatorze voix sur vingt-et-une.

Il est prévu également une Assemblée nationale de transition d'environ
70 membres, qui est une émanation des partis politiques agréés et du
FPR, à condition toutefois que ces partis " adhèrent et respectent les
dispositions contenues dans l'accord de paix " (article 61 du
protocole du 9 janvier 1993). Cette précision vise à l'évidence la CDR
qui n'a eu de cesse de dénoncer ses accords. L'Assemblée vote la loi
et le budget et a la possibilité de renverser le Gouvernement à la
majorité des deux-tiers.

En ce qui concerne l'administration territoriale, l'article 46 du
protocole du 30 octobre 1992 prévoit d'écarter " de façon urgente et
prioritaire (...) les éléments incompétents ainsi que les autorités
qui ont trempé dans les troubles sociaux ou dont les actions
constituent un obstacle au processus démocratique et à la
réconciliation nationale. En tout état de cause, toutes les autorités
locales (bourgmestres, sous-préfets, préfets de préfecture) devront
avoir été soit remplacées, soit confirmées dans les trois mois de mise
en place du GTBE. ".

L'accord d'intégration militaire, signé seulement le 3 août 1993, a
été le plus difficile à négocier. Il y est prévu que la future armée
nationale comptera 19 000 hommes dont les forces gouvernementales
fourniront 60% des effectifs et le FPR 40%; au niveau des postes de
commandement toutefois, du bataillon à l'état-major, la proportion
sera de 50-50, avec la pratique du principe de l'alternance : les
postes de commandant et de commandant en second ne pourront être
occupés par la même force. Le poste de chef d'état-major de l'armée
est attribué à un membre des FAR et celui de chef d'état-major de la
gendarmerie à un militaire du FPR.

Le calendrier prévu pour la période de transition distingue deux
phases. Dans un premier temps, les institutions de transition seront
mises en place dans un délai de 37 jours suivant la signature de
l'accord, soit avant le 10 septembre 1993; dans un second temps, une
période de transition, d'une durée maximale de vingt-deux mois,
devrait se conclure par la tenue d'élections nationales.

La clef de voûte des accords est constituée par le déploiement d'une
force internationale, demandée par le FPR et prévue par le protocole
relatif à l'intégration des forces armées (article 53 et suivant), qui
se substituera aux forces françaises encore présentes au Rwanda. Le
FPR avait longtemps marqué une préférence pour une force de l'OUA, ce
à quoi s'opposait le Gouvernement rwandais en partie parce qu'il
considérait l'OUA comme pro-FPR mais surtout parce qu'il estimait que
seule l'ONU pouvait mener cette opération à bien, en raison de son
expérience de ce type de mission. Cette position était soutenue par la
France. Le FPR s'est finalement rallié à ce choix.

Les accords prévoyaient également que pour assurer sa sécurité, le FPR
pourra installer à Kigali un bataillon de six cents hommes équipés
seulement d'armes légères.

2. Une solution fragile

Avec la connaissance de ce qui s'est passé dans les mois qui ont
précédé et suivi le 6 avril 1994, de nombreuses personnes se sont
interrogées a posteriori sur la viabilité des accords d'Arusha.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé devant la Mission que
la signature de ces accords avaient été salués à l'époque " comme un
succès diplomatique " : " cet accord était crédible et le fait que la
négociation ait été difficile ne signifiait pas qu'il ne serait pas
tenu ". M. Marcel Debarge a également estimé devant la Mission que
" les accords d'Arusha étaient de bons accords ".

La principale victime des accords d'Arusha est à l'évidence l'ex-parti
unique, le MRND que les accords condamnent à perdre, tant au niveau
national (au sein du Gouvernement ou de l'Assemblée) que local, la
position prédominante qu'il avait jusqu'alors réussi à préserver.
M. Jean-Christophe Belliard, après avoir reconnu qu'il avait été à
l'époque de ceux qui croyaient que les accords allaient réussir, a
insisté devant la Mission sur les conséquences négatives du caractère
déséquilibré de l'accord. Il a estimé que le FPR " avait obtenu trop
de concessions et suscité ainsi la réaction des extrémistes hutus ".
Il a conclu que " le FPR avait mené de main de maître une négociation
difficile, mais que la victoire diplomatique qu'il avait obtenue avait
eu des effets secondaires graves ".

M. Filip Reyntjens, dans son livre consacré à " L'Afrique des grands
lacs " paru en juin 1994, a insisté sur le caractère irréaliste de
certaines dispositions des accords. La première concerne, nous y
reviendrons ci-dessous, le calendrier de déploiement de la MINUAR. La
seconde a trait au programme d'intégration et de démobilisation des
armées. Selon les chiffres fournis par l'ONU, le Gouvernement rwandais
déclarait disposer lors de la signature des accords d'Arusha de 23 100
soldats et de 6 000 gendarmes. De l'autre côté, il semble raisonnable
d'évaluer les forces du FPR à 20 000 combattants. C'est donc un peu
plus de 30 000 militaires que l'on doit remettre à la vie civile, ce
qui, en tenant compte de la prime de démobilisation à son taux
minimum, représente plus de 30 milliards de francs rwandais. Or, aucun
programme de financement de ces dépenses n'avait été prévu.

M. Bruno Delaye a précisé fort justement devant la Mission que " d'un
point de vue diplomatique, les accords viables sont ceux qui
rencontrent l'accord des parties et que tel était le cas des accords
d'Arusha ". Il a également rappelé que " des solutions plus
compliquées, plus sophistiquées, avaient été appliquées avec succès en
Afrique ". Il a enfin estimé que " le point le plus difficile résidait
dans l'engagement de la communauté internationale ".

3. Une communauté internationale sur le retrait

Le Conseil de sécurité a adopté à l'unanimité, le 5 octobre 1993, la
résolution 872, qui a décidé la création de la Mission des Nations
Unies pour l'Assistance au Rwanda (MINUAR). Deux jours avant le vote
de cette résolution, 18 soldats américains avaient été tués en
Somalie, ce qui a conduit les Etats-Unis à déclarer le 6 octobre le
retrait de leurs forces de l'Opération des Nations Unies en Somalie
(ONUSOM). Le contexte de l'époque n'était donc guère en faveur d'une
nouvelle opération du maintien de la paix mais sa création a été
facilité par deux éléments : le consentement des parties et
l'existence d'un cessez-le-feu.

Le 14 juin 1993, c'est-à-dire avant même la signature définitive de
l'accord de paix d'Arusha, le Gouvernement rwandais et le FPR ont
adressé à l'ONU une demande conjointe d'envoyer une force
internationale neutre pour faciliter l'application des accords de
paix. Les accords signés à Arusha par les deux Parties ont à nouveau
prévu expressément la présence sur le terrain d'une telle force.

Ce consentement des parties a été vérifié par une mission de
reconnaissance préparatoire envoyée sur le terrain du 19 au 31 août
1993 pour étudier la faisabilité de l'opération. Cette mission de
reconnaissance était dirigée par le Général Romeo Dallaire. Ses
conclusions furent en faveur du déploiement d'une force. Toutefois, en
rétrospective, le Général Dallaire a déclaré devant le groupe de l'ONU
chargé de tirer des enseignements de la MINUAR, que l'équipe composant
cette mission de reconnaissance " n'était pas suffisamment préparée
aux complexités de la situation politique du pays, facteur qui a
contribué à un optimisme naïf au sujet de toute l'opération "
(paragraphe 22).

L'autre élément favorable à l'intervention de l'ONU consistait en
l'existence d'un véritable cessez-le-feu. Les accords de cessez-le-feu
s'étaient certes succédé depuis le premier accord signé à Gbadolite le
26 octobre 1990 qui n'avait guère, nous l'avons déjà évoqué, été
respecté, de même que les suivants. Toutefois, celui signé
le 21 février 1993 semblait avoir stabilisé la situation.

Ainsi que l'a fait remarquer M. Kofi Annan en réponse a une question
de la Mission, " en déployant la MINUAR, l'Organisation ne faisait que
remplir un rôle assez traditionnel : aider les parties ayant un
différend à mettre en oeuvre les dispositions de l'accord de paix
qu'elles ont signé ".

L'esprit général qui préside au vote de la résolution 872 était qu'il
fallait aider les Rwandais, mais au coût le plus bas possible, et sans
être entraîné dans un conflit prolongé.

a) La MINUAR : un des acteurs majeurs du processus de paix

(1) Le rôle de la force internationale dans les accords d'Arusha

Les accords d'Arusha ont prévu de faire jouer aux Nations Unies un
rôle majeur dans durant les 22 mois de la période de transition
(article 22 du protocole d'accord sur les questions diverses et
dispositions finales du 3 août 1993). Le rôle de l'OUA s'efface
progressivement : il est prévu que le GOMN soit intégré à la nouvelle
force internationale neutre ( article 53 du protocole d'accord relatif
à l'intégration des forces armées des deux parties).

La mise en place des institutions de transition (Gouvernement et
Assemblée nationale) est prévue, selon l'article 7 de l'Accord de
paix, dans les 37 jours qui suivent la signature dudit accord. Or,
cette mise en place est liée également au déploiement dans le même
délai d'une force internationale neutre. Or, ce délai est totalement
irréaliste. M. Boutros Boutros-Ghali a précisé qu'il l'avait spécifié
dès les négociations d'Arusha et qu'il avait lui-même à l'époque
estimé à trois mois le délai nécessaire pour le déploiement de la
force après le vote du Conseil de sécurité. Les Parties n'avaient
toutefois pas tenu compte de cet avertissement car elles craignaient
que tout retard dans la formation des institutions de transition ne
remette en cause le processus de paix.

Le rôle principal dévolu à la force internationale est prévu dans le
Protocole d'accord sur l'intégration des forces armées des deux
parties (article 54) qui demande expressément l'assistance d'une force
internationale aux fins de désengagement, du désarmement, de la
démobilisation et de la sélection des militaires des Parties devant
être intégrés dans l'armée nationale. Ce Protocole prévoit également
la création d'une telle force pour : garantir la sécurité générale du
pays et vérifier en particulier comment les autorités assurent le
maintien de l'ordre public; assurer la sécurité de la distribution de
l'aide humanitaire; contribuer à la sécurité de la population civile;
contribuer à la recherche des caches d'armes et à la neutralisation
des bandes armées à travers tout le pays; effectuer les opérations de
déminage ; contribuer à la récupération de toutes les armes
distribuées à la population civile ou acquises illégalement par
celle-ci.

On constate à la lecture de cette énumération que le rôle dévolu à la
force internationale dépasse dans les faits celui d'une simple
opération d'interposition dans l'attente d'une solution entre les
parties. La MINUAR doit être considérée comme un des acteurs majeurs
du processus, le " gardien " de l'exécution des accords.

(2) Le mandat de la force

Le mandat de la MINUAR est un mandat élargi qui relève - selon les
distinctions opérées par M. Boutros Boutros-Ghali dans son " Agenda
pour la paix "- autant du " peace keeping " que du " peace making ",
voire du " peace building ". Il demeure toutefois en retrait par
rapport aux missions prévues par les accords d'Arusha.

La résolution 872 autorisait la MINUAR à contribuer à la sécurité de
la ville de Kigali par l'établissement d'une zone libre d'arme
s'étendant à la ville et à ses alentours; à superviser l'accord de
cessez-le-feu, y compris le cantonnement, la démobilisation et
l'intégration des forces armées des Parties; à superviser les
conditions de sécurité générale dans le pays pendant la période
terminale du mandat du Gouvernement de transition; à contribuer au
déminage, essentiellement au moyen de programmes de formation; à
examiner, à la demande des Parties ou de sa propre initiative, les cas
de non application des dispositions de l'Accord de paix d'Arusha; à
contrôler le processus de rapatriement des réfugiés rwandais et de
réinstallation des personnes déplacées; à aider la coordination des
activités d'assistance humanitaire liées aux opérations de secours et
à enquêter et rendre compte des incidents relatifs aux activités de la
gendarmerie et de la police.

La comparaison entre les missions prévues par les accords d'Arusha et
celles inscrites dans la résolution 872 est en défaveur de ces
dernières. Tout d'abord, l'aire géographique de la mission de sécurité
de la MINUAR a été limitée à la seule ville de Kigali et de ses
alentours alors que le protocole du 3 août 1993 prévoyait qu'elle
s'étendrait à l'ensemble du territoire rwandais. Ensuite, la question
de la recherche d'armes est évoquée de manière très implicite. Enfin,
le mandat est peu interventionniste comme l'illustre le choix des
verbes employés : contribuer, superviser, aider, enquêter.

(3) Le déploiement de la force

Le plan élaboré par le Secrétaire général, et tel qu'il a été approuvé
par le Conseil de sécurité, comprenait quatre phases correspondant à
quatre moments de l'application du plan de paix. La phase I devait
durer 90 jours environ, jusqu'à l'installation à Kigali du
Gouvernement de transition à base élargie (GTBE). Un premier
contingent de 1428 hommes devait être déployé au cours de cette
première phase. La phase II, de même durée que la première, devait
commencer au lendemain de l'installation du GTBE et préparer le
processus de désengagement, de démobilisation et d'intégration des
forces armées. L'effectif de la MINUAR serait augmenté pour atteindre
2548 militaires. La phase III devait voir la réalisation de ce
processus, l'effectif de la MINUAR se réduisant progressivement.
Enfin, durant la phase IV, la MINUAR aurait dû superviser les
conditions générales de sécurité en vue de la tenue d'élections libres
et honnêtes.

Le Commandant de la force de la MINUAR, le Général Romeo Dallaire, est
arrivé à Kigali le 22 octobre 1993 et il a été suivi le 27 octobre par
une mission de reconnaissance de 21 militaires. Le 17 novembre, le
quartier général de la MINUAR était inauguré par le Président Juvénal
Habyarimana. La zone libre d'armes à Kigali a été créée le 24 décembre
et le bataillon de sécurité du FPR est arrivé à Kigali le 28 décembre.
Malgré ce respect apparent du calendrier, la non-formation du
Gouvernement provisoire, qui empêchait le passage à la phase II,
rendait chaque jour la situation plus critique.

b) Les raisons d'un échec

(1) La non implication de l'ONU aux accords d'Arusha

D'une manière générale, on peut regretter que l'ONU n'ait pas pu être
davantage associée aux négociations d'Arusha et surtout à la
définition du rôle de la force internationale neutre prévue par les
accords. Son implication aurait doute permis à ceux-ci de gagner en
réalisme et l'opération aurait pu être préparée plus en amont et plus
rapidement.

(2) L'appréciation du contexte politique

De l'aveu même des rédacteurs du rapport du Groupe de l'ONU chargé de
tirer des enseignements de la MINUAR : " le Conseil de sécurité (...)
a eu tendance à considérer la situation au Rwanda comme une petite
guerre civile ". Ce faisant, " on a passé sous silence ou omis
d'explorer les conflits politiques au sein du Gouvernement rwandais et
les preuves croissantes d'assassinats politiques et de violations des
droits de l'homme dans le pays ".

Force est de constater que la MINUAR a été singulièrement démunie pour
favoriser le processus de paix face à un FPR et un Président de l'Etat
rwandais - et surtout son entourage - qui n'ont pas renoncé, nous le
verrons ci-dessous, à une logique de guerre.

Les moyens dont dispose la MINUAR sont assez limités.

Elle peut tout d'abord agiter la menace de son départ en cas de
blocage du processus de paix; ce que fait par exemple le Président du
Conseil de sécurité dans sa déclaration du 17 février 1994. La veille
de l'attentat, le 5 avril 1994, dans sa résolution 909 qui reconduit
le mandat de la MINUAR, mais uniquement jusqu'au 20 juillet 1994, le
Conseil de sécurité avertit à nouveau solennellement les Parties qu'il
réexaminera le mandat de la MINUAR si, dans un délai de six semaines,
aucun progrès n'est réalisé dans la mise en place des institutions de
transition prévues par les accords d'Arusha.

Elle peut ensuite organiser et provoquer des rencontres politiques,
dont les résultats sont toutefois la plupart du temps très décevants.
Une première réunion organisée le 10 décembre 1993 entre le
Gouvernement et le FPR aboutit à l'engagement de mettre en place le
GTBE avant le 31 décembre. Début février 1994, une nouvelle série de
consultations est organisée entre tous les parties politiques à
l'initiative du Représentant spécial du Secrétaire général qui
détermine une nouvelle date butoir : le 14 février 1994, qui n'est pas
plus respectée que le nouveau report au 22 février.

(3) L'insuffisance des moyens

Le point 9 de la résolution 872 invitait le Secrétaire général " à
étudier les moyens de réduire l'effectif maximum total de la MINUAR,
sans que ceci affecte la capacité de la MINUAR à exécuter son mandat "
et lui demandait " lorsqu'il préparera et réalisera le déploiement
échelonné de l'opération, de chercher à faire des économies et de
faire rapport régulièrement sur les résultats obtenus dans ce
domaine ".

Dans les faits, la MINUAR n'était que légèrement armée et équipée. Il
n'y avait pas d'alternative prévue à l'hypothèse selon laquelle les
parties respecteraient les accords intervenus à Arusha. Les moyens
logistiques étaient extrêmement faibles : la MINUAR n'avait notamment
aucune ambulance et disposait principalement de véhicules non blindés
pour le transport des troupes. La MINUAR paiera cette faiblesse de son
impuissance dès le début du génocide. Il est à noter que lorsque le
Secrétariat a demandé aux Etats membres de fournir un contingent bien
équipé pour assurer le soutien logistique de la MINUAR, les pays ayant
la capacité voulue se sont montrés peu réceptifs. Seul le Bangladesh,
un pays en développement, a offert d'affecter 400 soldats. Cette
proposition fut la bienvenue mais force a été de constater par la
suite que le contingent bangladais ne possédait pas le matériel
suffisant pour assurer ses tâches logistiques. Cette inadéquation
était largement prévisible.

On peut se demander avec le Général Romeo Dallaire si une " mission de
la paix, mandatée, équipée, soutenue et dotée en temps opportun, est
en réalité plus rentable à moyen et long terme " (1).

Le 22 mars 1994, quelques jours avant le déclenchement des massacres,
les effectifs de la MINUAR se montaient à 2 539, soit le maximum
autorisé. Le Conseil de sécurité avait en effet accepté par sa
résolution 893 de déployer prématurément le second contingent, avant
même le début de la phase II. Il aura toutefois fallu six mois, ainsi
que l'a souligné M. Kofi Annan dans ses réponses à la Mission, pour
que la MINUAR atteigne les effectifs jugés nécessaires à l'origine par
le Secrétaire général.

La Force était composée de militaires provenant de 24 pays différents,
ce qui pas joué en faveur de sa cohésion. Les plus gros contingents
étaient fournis par le Bangladesh (942 hommes), le Ghana (843) et la
Belgique (440).

(4) La conception du mandat : l'affaire du fax de Romeo Dallaire.

Le 11 janvier 1994, le Général Romeo Dallaire envoie un télégramme au
siège des Nations unies qui fait part d'informations recueillies
auprès d'un informateur qui serait un haut responsable du MRND chargé
plus particulièrement de la formation des milices " Interahamwe ".
Selon ces informations, une guerre civile serait sur le point
d'éclater à l'instigation des " Interahamwe " qui auraient reçu une
formation militaire et des armes à cet effet. L'existence de listes
devaient permettre d'éliminer un millier de Tutsis et démocrates hutus
à Kigali dans la première heure après le déclenchement des troubles.
La crédibilité de ces informations est assurée par la révélation de
caches d'armes que le Général Dallaire demande l'autorisation de
saisir.

Le Secrétariat de l'ONU se prononça contre une telle action au motif
que celle-ci aurait dépassé le mandat de la MINUAR tel qu'il lui avait
été confié par la résolution 872 du conseil de sécurité. Le
Secrétariat demanda toutefois au Représentant spécial et au commandant
de la force de porter ces informations à la connaissance des autorités
rwandaises ainsi que des ambassadeurs de Belgique, de France et des
Etats-Unis, ce qui fut fait le 12 janvier au matin au cours de deux
réunions respectivement tenues à 11 heures 30 et 10 heures. A 16
heures ce même jour, M. Jacques-Roger Booh-Booh et le Général Romeo
Dallaire ont rencontré le Président et le Secrétaire général du MRND
afin, selon les réponses de M. Kofi Annan à la Mission, de " leur
faire savoir qu'au cas où les renseignements obtenus seraient exacts,
ces préparatifs constitueraient une violation flagrante des Accords
d'Arusha et une menace évidente pour le processus de paix " Les deux
émissaires doivent également demander à leurs interlocuteurs " de
faire en sorte qu'il soit mis immédiatement fin à toute activité
subversive de ce genre ".

Le 15 janvier 1994, les ambassadeurs de Belgique, des Etats-Unis et de
France faisaient également une démarche commune dans le même esprit
auprès du Président Juvénal Habyarimana.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé devant la Mission que " ces
informations ne constituaient qu'un élément de plus dans la longue
succession des alertes dont l'ambassade était saisie concernant, un
jour, la reprise de l'offensive par le FPR et, le lendemain, le début
d'un massacre ". Une telle attitude a manifestement été celle du
Secrétariat de l'ONU.

La démarche des représentants de la communauté internationale s'est en
fait révélée contre-productive. L'informateur du Général Romeo
Dallaire lui signale en effet le 18 janvier que les visites des
représentants de l'ONU et des ambassadeurs au Président de la
République et aux responsables du MRND avaient eu pour unique
conséquence d'accélérer la distribution des armes.

Le refus de permettre au Général Romeo Dallaire de perquisitionner les
caches d'armes illustre les limites que l'interprétation du mandat
imposait aux actions destinées à faire face à la menace à peine voilée
de distribution d'armes. Ce refus apparaît particulièrement surprenant
d'autant plus que les accords d'Arusha, ainsi que nous l'avons rappelé
ci-dessus, donnaient mission à la force internationale neutre de
contribuer à la recherche des caches d'armes et de contribuer à la
récupération de toutes les armes distribuées à la population civile ou
acquises illégalement par celle-ci.

M. Kofi Annan, interrogé par la Mission, a répondu longuement à cette
question. Cette réponse est suffisamment importante pour être citée en
intégralité :



" Après avoir examiné le télégramme du Général Romeo Dallaire en date
du 11 janvier 1994, le Secrétariat avait été alors unanime à penser
que l'action proposée par le général irait au-delà du mandat de la
MINUAR, qui consistait essentiellement à aider les parties à appliquer
un accord de paix.

Tout examen de la réponse du Secrétariat au Général Dallaire qui
demandait l'autorisation de saisir les caches d'armes doit tenir
compte du climat dans lequel les opérations de maintien de la paix
étaient menées au début de 1994. Les gouvernements et le Secrétariat
de l'ONU avaient choisi d'agir avec prudence à la suite d'une série
d'événements traumatisants : en juin 1993, 24 soldats pakistanais
avaient été tués lors d'une embuscade à Mogadiscio, durant une
opération normale d'inspection des armements; puis en octobre 1993, 18
soldats américains avaient été assassinés à Mogadiscio. Par ailleurs,
début de 1994, les attaques s'intensifiaient contre la zone de
sécurité de Gorazde dans l'est de la Bosnie. Etant donné les
circonstances, il était loisible de conclure que les membres du
Conseil de sécurité s'opposeraient à toute proposition d'emploi
agressif des forces de maintien de la paix.

La capacité limitée des effectifs de la MINUAR en janvier 1994 -
environ 800 soldats - permet également de mettre des doutes sur
l'hypothèse qu'une action militaire entreprise à ce moment là par la
MINUAR aurait pu empêcher les massacres qui ont commencé en avril
suivant. Le déploiement d'un deuxième bataillon n'a été autorisé par
le Conseil de sécurité que le 6 janvier 1994 et il n'a été possible de
déployer ces troupes qu'à la fin de février. En conséquence, toute
action militaire entreprise en janvier aurait vraisemblablement fait
des victimes, ce qui aurait pu entraîner le retrait de la MINUAR. De
plus, celle-ci n'avait pas les moyens voulus pour opérer ailleurs qu'à
Kigali et dans la zone démilitarisée du nord, et l'on sait que les
massacres à Kigali se sont ensuite propagés dans l'ensemble du Rwanda.
Il faut aussi rappeler que, dans la plupart des cas, ce ne sont pas
des armes à feu qui ont été utilisées, mais des machettes et des
massues.

Le secrétariat et la MINUAR ont estimé que le meilleur moyen de
désamorcer la tension et d'éviter la violence était de continuer
d'engager les parties à régler leurs différends par des négociations
et des compromis mutuels, conformément à l'Accord d'Arusha. Tous les
efforts du Représentant spécial et de la MINUAR dans son ensemble sont
allés dans ce sens, tout en visant à créer une atmosphère de calme ".

Cette réponse surprend un peu puisqu'elle met en avant, comme motif du
refus, une raison juridique -le dépassement du mandat- et développe
ensuite uniquement des justifications d'ordre politique et militaire.
Il est certainement très regrettable que le Conseil de sécurité n'ait
pas été saisi de cette question. Même si le raisonnement tenu par le
Secrétariat avait été entériné par le Conseil, ce dernier aurait été
placé devant ses responsabilités.

Commentant ce même épisode, le Groupe de l'ONU chargé de tirer des
enseignements des missions a estimé dans son rapport que " le Siège
(de l'ONU) a pour rôle d'inciter les Chefs de mission hésitants à agir
en conformité avec le mandat de la mission. D'autre part, il doit
tempérer l'enthousiasme des chefs de mission qui désirent peut-être
exagérer le mandat ou croient être en mesure d'exécuter des plans
ambitieux qui demeurent dans les limites du mandat mais qui ne sont
pas réalisables compte tenu des moyens existants ".

La MINUAR fut toutefois autorisée, le 3 février 1994, à assister -
mais uniquement à assister - la gendarmerie locale et l'armée dans la
tâche de démilitarisation. Mais ces autorités faisaient preuve de
carence en la matière.

Cette autorisation s'explique sans doute par la tension entre les
communautés qui avait considérablement augmenté au cours des derniers
mois de l'année, notamment en raison des événements du Burundi.

4. L'assassinat du Président Melchior Ndadaye

Le 22 octobre 1993 au matin, le premier Président hutu élu du Burundi,
M. Melchior Ndadaye, est assassiné à l'occasion d'un putsch raté,
organisé par des sous-officiers et des officiers tutsis. Cet
assassinat a une influence très importante sur l'évolution politique
du Rwanda. La mouvance hutue modérée, qui pouvait se reconnaître dans
l'action du Président Ndadaye, semble alors découvrir que l'accord
avantageait trop le FPR dans les institutions de transition et l'armée
nationale. " Il se développa une crainte, souligne James Gasana, de la
reproduction de la situation burundaise au Rwanda, celle d'une
démocratie que le putsch raté avait remise sous tutelle d'une armée
ethnique() ".

Le Burundi est souvent décrit comme le frère jumeau du Rwanda dont il
partage les principales caractéristiques : mêmes paysages de collines;
même proportion de Hutus, de Tutsis et de Twa dans la population; même
dépendance économique à l'égard du café et du thé; même tutelle
coloniale des Allemands puis des Belges. Mais ce jeu de miroir
n'aboutit qu'à un reflet trompeur : les histoires de ces deux pays ne
se confondent pas, même si elles sont étroitement imbriquées et
réagissent l'une sur l'autre. Ainsi que l'a souligné Gérard Prunier
dans son ouvrage " Rwanda : le génocide ", l'élimination des Hutus du
système politique burundais et la mise en place d'une hégémonie tutsie
dans ce pays à partir de 1965 s'expliquent en partie par la peur
suscitée par les massacres de Tutsis au Rwanda entre 1959 et 1963.
C'est le réveil de cette même peur à la fin des années 60 qui conduit
en 1972 les élites tutsies à vouloir éliminer systématiquement toute
l'élite hutue, causant ainsi entre 100 000 et 200 000 morts. De même
l'aide apportée par Kigali au mouvement radical hutu burundais, le
Palipehutu, incita en 1988 les paysans de deux communes proches de la
frontière, Ntega et Marangara, à se soulever, provoquant en retour une
répression brutale de l'armée burundaise, composée à plus de 90% par
les Tutsis, qui entraînera 20 000 morts.

L'impact de ces massacres sera tel que, sous la pression occidentale,
le Président Pierre Buyoya a engagé son pays dans une démocratisation
à marche forcée qui a abouti à l'organisation d'une élection
présidentielle au suffrage universel le 1er juin 1993.

M. Henri Crépin-Leblond, Ambassadeur de France au Burundi de février
1993 à janvier 1995, a expliqué devant la Mission le choc qu'ont
représenté les résultats de ces élections qui auraient dû voir la
victoire de l'artisan du processus de démocratisation, M. Pierre
Buyoya. En fait, le vainqueur est le candidat de l'opposition,
M. Melchior Ndadaye, qui obtient près de 65% des voix contre un peu
moins de 33% à son adversaire. Ces résultats s'expliquent à l'évidence
par le réflexe ethnique, même si une partie des Hutus ont voté pour
M. Pierre Buyoya. En dépit de manifestations d'étudiants dénonçant les
élections comme " un recensement ethnique ", la passation de pouvoir
entre l'ancien et le nouveau Président se passe pacifiquement.

Toutefois, malgré son pragmatisme et une politique d'ouverture
symbolisée par l'octroi du poste de Premier Ministre et d'un certain
nombre de portefeuilles importants à des Tutsis, le Président Melchior
Ndadaye est assassiné à coups de baïonnette cinq mois à peine après
son élection.

Cet assassinat a provoqué en rétorsion une vague de massacres de
civils tutsis par leurs voisins hutus allant de pair avec une
répression féroce de l'armée tutsie sur les populations hutues. Au
total, le nombre de victimes est estimé entre 50 000 et 100 000 morts,
Hutus et Tutsis confondus.

Le processus de réconciliation nationale burundais, avait incité, nous
l'avons évoqué, le Président Juvénal Habyarimana à accepter le jeu de
la démocratisation. L'exemple réussi d'une alternance politique au
Burundi en juin 1993 l'avait convaincu que la mise en oeuvre des
accords d'Arusha lui permettrait de retourner progressivement la
situation à son profit. L'assassinat du Président Ndadaye, qui tend à
démontrer la fragilité à la fois des acquis institutionnels et du
soutien des urnes face à la violence armée, a contribué à jeter un
sérieux doute sur la réalisation de ce scénario. C'est ce qu'a
souligné M. Faustin Twagiramungu devant la Mission en rappelant que
l'assassinat de Melchior Ndadaye " avait terriblement ébranlé la
confiance des Rwandais dans les chances d'une coexistence pacifique
fondée sur le partage du pouvoir entre les composantes de la société
rwandaise ".

Les circonstances de l'assassinat du Président Ndadaye font douter que
celui-ci soit uniquement l'oeuvre d'un petit groupe de putschistes.
M. Henri Crépin-Leblond a estimé pour sa part qu'" il croyait qu'il y
avait eu connivence mais non initiative de certains responsables ".
M. Filip Reyntjens, de son côté, dans son livre L'Afrique des Grands
Lacs en crise, s'interroge sur la loyauté d'une armée qui, bien
qu'avertie de ce qui se préparait, à préférer laisser les événements
se dérouler. Ce serait donc l'armée entière qui aurait accepté, au
moins par sa passivité, l'assassinat du Président Melchior Ndadaye. Un
tel précédent n'était pas de nature à rassurer le Président Juvénal
Habyarimana.

M. Bruno Delaye a également souligné devant la Mission l'effet
déterminant sur la montée de l'extrémisme hutu de l'arrivée de
centaines de milliers de réfugiés hutus burundais répandant des récits
de massacres perpétrés par l'armée tutsie.

M. Jean-Pierre Chrétien a finalement résumé ainsi les deux types de
conséquence entraînée par la crise burundaise : " au Rwanda,
l'assassinat du Président Ndadaye a enflammé l'opinion contre les
Tutsis et accru la méfiance à l'égard du FPR ; par ailleurs, les
massacres de Tutsis, puis de Hutus burundais qui ont suivi et
l'indifférence générale qui les a accompagnés ont conforté l'opinion
des Rwandais qui pensaient que les massacres étaient la seule solution
de leur problème ". Il a également relevé que " les réfugiés rwandais,
membres du Palipehutu, ont participé nombreux aux massacres du
Rwanda ".

La mise en oeuvre des accords d'Arusha devient de plus en plus
difficile.

C. UNE MISE EN OEUVRE DIFFICILE

1. Des échéances perpétuellement reportées

La mise en place du GTBE, initialement prévue dans les accords
d'Arusha pour le 10 septembre 1993, a été constamment repoussée. Le
6 avril 1994, jour de l'attentat, les institutions de transition
n'étaient toujours pas en place et le Président Juvénal Habyarimana
revenait d'une réunion qui était supposée apporter une solution
définitive aux différents blocages.

Dans son rapport du 30 mars 1994, le Secrétaire général de l'ONU a
fait le point sur les retards successifs de la mise en place du GTBE.

La date du 10 septembre 1993 n'avait pu être respectée, nous l'avons
déjà rappelé, du fait du non déploiement de la MINUAR dans les
37 jours suivant la signature de l'accord de paix. La MINUAR ayant
finalement pris ses quartiers à Kigali, le Gouvernement rwandais et le
FPR tombèrent d'accord le 10 décembre 1993 à Kinihira pour constituer
le GTBE avant le 31 décembre. Mais cette date n'a pas été respectée en
raison de l'incapacité des Parties intéressées à s'entendre sur une
liste de membres, tant pour le Gouvernement que pour l'Assemblée
nationale de transition.

Les causes de ce blocage étaient essentiellement politiques. Désireux
de s'assurer au sein de l'Assemblée une minorité de blocage d'un tiers
des voix qui lui assurerait d'échapper à toute possibilité de mise en
accusation ou d'être frappé d'empêchement, le Président Juvénal
Habyarimana portait une attention soutenue aux choix du MDR et du PL.
En effet, les deux autres partis politiques participant aux
institutions provisoires, le PSD et le PDC, étaient considérés devoir
s'allier systématiquement au FPR. Mais le MDR et le PL se sont divisés
chacun en deux tendances, l'une considérée comme favorable au chef de
l'Etat et l'autre au FPR. La situation était d'autant plus compliquée
que le Premier Ministre désigné, M. Faustin Twagiramungu, s'était
prononcé à chaque fois en faveur de la tendance opposée au chef de
l'Etat. Il en est résulté un blocage des nominations, le MDR et le PL
n'arrivant pas à se mettre d'accord en leur sein sur une liste unique.

Le 5 janvier 1994, conformément à l'accord de paix d'Arusha prévoyant
le maintien du Président en place jusqu'aux élections marquant la fin
de la période de transition, M. Juvénal Habyarimana prête serment en
qualité de Président de la République. Ce même jour devait voir la
mise en place du GTBE et de l'Assemblée mais les désaccords
continuaient entre les tendances du MDR et du PL pour la désignation
de leurs représentants.

En dépit de multiples pressions de la part de la communauté
internationale, ni le Gouvernement ni l'Assemblée transitoires n'ont
pu être non plus constitués le 14 février 1994 comme il avait été
envisagé, le PL et le MDR n'arrivant toujours pas à surmonter leur
dissension interne et le Président se refusant à mettre en place les
institutions sans eux.

Une nouvelle cérémonie de prestation de serment des Ministres et
députés fut alors convoquée pour le 23 février 1994 mais elle a dû
être à nouveau reportée en l'absence de la plupart des partis
politiques. Ce nouveau report a coïncidé avec une très sérieuse
dégradation des conditions de sécurité au Rwanda. M. Félicien
Gatabazi, Ministre des travaux publics et de l'énergie, et secrétaire
exécutif du PSD, est assassiné dans la nuit du 21 au 22 février. Ce
meurtre a été suivi le lendemain par celui de M. Martin Bucyana,
président de la CDR, survenu alors même que ce parti se lançait dans
une campagne de manifestations destinée à lui permettre d'obtenir un
siège au Gouvernement. Le 22 février également, des soldats
gouvernementaux ont attaqué des éléments du FPR à quelques kilomètres
de Kigali. Suite à cet échange de coups de feu, un soldat FPR a été
tué et un homme de la MINUAR blessé.

Le climat politique a subi lui aussi une détérioration similaire. Le
FPR a publié le 23 février un communiqué très dur accusant le
Président Juvénal Habyarimana d'être responsable de l'assassinat de
M. Félicien Gatabazi et de vouloir imposer une solution unilatérale,
qui l'aurait avantagé, aux problèmes internes du PL et du MDR.

Diverses interventions, dont celle notamment du Ministre des affaires
étrangères tanzanien, incitèrent les parties en présence à trouver un
accord. Finalement, M. Faustin Twagiramungu rendit public le 18 mars
1994 une liste de personnalités retenues pour participer au GTBE et
Mme Agathe Uwilingiyimana en fit de même le lendemain pour l'Assemblée
nationale. Le Président Juvénal Habyarimana souleva toutefois un
certain nombre de problèmes, dont celui notamment de la participation
de la CDR aux institutions, à laquelle était farouchement hostile le
FPR. La cérémonie de prestation de serment, prévue pour le 25 mars
1994, dut être une nouvelle fois reportée. Les discussions se
poursuivaient quant eut lieu l'attentat du 6 avril contre l'avion
présidentiel.

Les reports successifs de la mise en place des institutions de
transition s'expliquent, nous venons de les présenter, par de
nombreuses raisons conjoncturelles : déploiement tardif de la MINUAR,
conflits d'intérêts, recomposition des partis politiques et méfiance
des divers partenaires de l'Accord de paix les uns envers les autres.

La liste dressée par M. Faustin Twagiramungu devant la Mission des
différents obstacles à la mise en application des accords de paix est
impressionnante et montre à quel point la situation était explosive :



" la formation et l'entraînement des milices : la politisation de
l'armée ; la radio des Mille collines ; la division du MRND en des
factions non déclarées ; le bras de fer entre le Premier Ministre de
l'opposition et le Président de la République ; le départ des
militaires français ; la présence du bataillon du FPR à Kigali ; la
faiblesse de la MINUAR ; la faiblesse de la gendarmerie rwandaise et
son manque de neutralité ; la division des partis en deux factions,
modérée et Hutu power ; la monopolisation des négociations de l'accord
de paix par certains Ministres de l'opposition et le FPR ; la
marginalisation du Président de la République ; les menaces non
réprimées des extrémistes du parti CDR soutenus par certains
extrémistes du MRND ; la distribution d'armes par le FPR et le MRND
aux membres de certaines formations ; la propagande du FPR sur Radio
Muhabura ; l'incompétence du représentant spécial du Secrétaire
général des Nations Unies, le Camerounais Jacques-Roger Booh-Booh et
de ses collaborateurs civils, inexpérimentés dans la résolution des
conflits ; le conflit d'autorité entre le Général Romeo Dallaire,
commandant la MINUAR et le représentant spécial du Secrétaire
général ; la préparation de la guerre par le FPR, et notamment le
déploiement de ses agents à travers le pays dans le but d'y créer la
confusion et d'inciter les populations à la violence ; l'assassinat du
Président du parti CDR, M. Martin Bucyana, en février 1994, et
auparavant celui de Félicien Gatabazi, Secrétaire exécutif du parti
social démocrate PSD, et les massacres qui s'en sont suivis à
Kigali ".

Mais toutes ces raisons ont joué d'autant plus facilement qu'elles
s'inscrivaient dans un environnement politique marqué par l'ambiguïté
des protagonistes qui ont pratiqué, avec un art consommé, le double
langage.

2. L'ambiguïté des acteurs

De nombreux intervenants devant la Mission ont émis quelques doutes
sur la volonté des deux parties en présence de mener à son terme le
processus d'Arusha.

M. Paul Dijoud a donné à la Mission son sentiment sur la stratégie du
FPR : " le fond du problème est que le Major Kagame n'a jamais
poursuivi d'autre objectif que la victoire totale. Il a de temps à
autre négocié. Il a signé des accords mais, en toute objectivité, il
n'a jamais poursuivi d'autre but que celui de gagner, par la paix ou
par la guerre. Il en avait les moyens puisqu'il disposait d'une armée
supérieure à toutes les autres ".

M. Jean-Christophe Belliard a confirmé ce sentiment devant la
Mission : " Avec le recul, (...) il pensait que le FPR savait à ce
moment-là (les négociations d'Arusha) qu'il ne serait pas allé
jusqu'au bout de la période de transition. C'est pourquoi il voulait
le ministère de l'Intérieur, qu'il a obtenu, et un vrai partage des
responsabilités militaires, ainsi que l'attribution des quelques
postes clefs déjà évoqués ".

Selon M. Faustin Twagiramungu, le FPR se préparait davantage à la
guerre qu'à la paix. Il a déclaré devant la Mission que " le FPR
transportait clandestinement ses militaires de la zone de Mulindi,
sous son contrôle, vers le casernement qui lui avait été accordé par
les accords d'Arusha dans la ville de Kigali de façon à accroître son
effectif en prévision des combats ".

De son côté, le Président Juvénal Habyarimana craignait beaucoup la
mise en place des institutions de transition qui l'aurait dépouillé de
ses pouvoirs. Il avait toutefois la perspective des élections de la
fin de période de transition qu'il avait, selon ses propos rapportés
par M. Bernard Debré devant la Mission, la certitude de remporter :
" il faut m'aider à calmer les Hutus et les Tutsis extrémistes pour
que je puisse attendre les élections générales qui auront lieu dans
deux ans. Je les gagnerai sans difficulté puisque les Hutus
représentent 80% des votants ".Mais cette perspective n'était pas à
l'évidence de nature à lui enlever toutes ses appréhensions car, selon
un télégramme de M. Jean-Michel Marlaud rapportant une de ses
dernières conversations avec le président rwandais, il était très
inquiet sur les garanties dont il pourrait bénéficier pour éviter que
le FPR n'ait la tentation de recourir à la voie des armes.

L'entourage présidentiel, l'Akazu, avait des raisons tout aussi
sérieuses d'être inquiet, puisque l'application des accords d'Arusha
entraînerait pour ses membres la fin de leurs privilèges et de leurs
trafics en tout genre. Pour ce noyau dur, la préparation du génocide
était la seule voie envisagée pour se maintenir au pouvoir. Comme nous
le montrerons ci-dessous, il s'y employait. La thèse, justement, qui
rendrait les extrémistes hutus responsables de l'attentat contre un
président dont les concessions auraient été jugées excessives est
l'une de celles que nous retiendrons pour expliquer l'attentat du
6 avril 1994.

IV. - L'ATTENTAT DU 6 AVRIL 1994 CONTRE L'AVION DU PRÉSIDENT
JUVÉNAL HABYARIMANA

L'importance de la mort des deux présidents, Juvénal Habyarimana et
Cyprien Ntaryamira, dans l'attentat du 6 avril 1994, tient à ce qu'il
est considéré comme le facteur déclenchant, non seulement des
massacres qui l'ont immédiatement suivi mais du génocide perpétré
d'avril à juillet 1994.

La méthode choisie en vue du traitement de cette question a été
essentiellement analytique : le déroulement des événements précédant
l'attentat a été rigoureusement reconstitué sur le fondement des
documents étudiés par la Mission ou des témoignages recueillis par
elle.

La Mission s'est fixée pour principal objectif :

- de faire le bilan de l'ensemble des hypothèses déjà explorées
concernant l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du Président
Juvénal Habyarimana et d'examiner avec attention la validité des
éléments matériels sur lesquels ces hypothèses se fondent ;

- d'inventorier les éléments nouveaux collectés dans le cadre de
l'enquête conduite par ses soins et d'en apprécier la fiabilité;

- de tenter de dégager dès à présent les hypothèses les plus
cohérentes.

A. Le rappel des faits

· Les circonstances de l'attentat contre l'avion présidentiel sont
relativement simples. Le Général Juvénal Habyarimana s'était rendu à
Dar Es-Salam pour une ultime réunion entre les présidents de la région
des grands lacs, qui devait concerner le Burundi et au cours de
laquelle seuls ont été abordés les problèmes du Rwanda, notamment la
participation de la CDR aux nouvelles institutions.

M. Jacques Depaigne, Ambassadeur de France au Zaïre à cette époque, a
fait observer que " l'absence du Maréchal Mobutu au sommet de Dar
Es-Salam s'expliquait très bien et que, sur le moment, elle n'avait
même pas posé de questions particulières. Le Maréchal ayant convoqué
les deux principaux protagonistes, il avait fait, en quelque sorte,
son " numéro ", ce qui devait lui suffire. De plus, la qualité de
l'accueil qui lui aurait été réservé par ses autres collègues n'était
pas suffisamment garantie pour qu'il pense devoir effectuer le
déplacement ".

Il semble donc inexact de prétendre que le maréchal Mobutu aurait
refusé de se rendre à Dar Es-Salam par crainte d'un complot ou de
monter au dernier moment dans le Falcon 50 du Président Juvénal
Habyarimana. Au retour, le 6 avril en fin d'après-midi, celui-ci a
proposé au Président du Burundi, M. Cyprien Ntaryamira, dont
l'appareil était en panne pour certains ou plus vétuste pour d'autres,
de rentrer par le même avion.

Certains ont affirmé que la réunion de Dar Es-Salam aurait duré plus
longtemps que prévu, ce qui aurait obligé le Président Juvénal
Habyarimana à retarder son départ, alors que pour des raisons de
sécurité, il avait formé le voeu de rentrer avant la tombée de la
nuit. Selon M. Bernard Debré, le Président ougandais Museveni, allié
du FPR, aurait retenu le Président burundais et " l'aurait convaincu
de prendre l'avion du Président rwandais pour rejoindre Kigali (...)
afin de venir le lendemain à Kampala " pour une autre réunion " qui
ferait l'objet d'une avancée vers la paix (...) Museveni - d'une façon
tout à fait anormale selon tous les participants à la conférence de
Dar Es-Salam- retient encore le président du Burundi et c'est à la
tombée de la nuit que l'avion quitte enfin Dar Es-Salam ".
M. Jean-Christophe Belliard a indiqué qu'à son avis le Président du
Burundi, Cyprien Ntaryamina, " était mort tout simplement parce que
son avion était trop lent " et qu'il avait entendu " le Président
Juvénal Habyarimana lui proposer de l'emmener, en ces termes :
" Viens, ce sera plus rapide. Viens jusqu'à Kigali, ensuite je te
prête mon avion jusqu'à Bujumbura. "

Il paraît donc certain que le retour des deux présidents dans le même
avion a été décidé au dernier moment et que les auteurs de l'attentat
n'ont pu en avoir connaissance à l'avance.

· A 20 heures 30, au moment où il abordait par l'est la piste
d'atterrissage de l'aéroport de Kigali, l'avion a été atteint par un
ou deux missiles antiaériens et s'est écrasé dans les jardins de la
propriété même du Président Juvénal Habyarimana à proximité de
l'aéroport.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé devant la Mission qu'il avait été
" informé de l'attentat vers 20 heures 30 par un appel téléphonique de
M. Enoch Ruhigira, Directeur de cabinet du Président Juvénal
Habyarimana ", qui seul s'était rendu à l'aéroport pour accueillir le
Président Juvénal Habyarimana à son retour de Dar Es-Salam.

Par ailleurs, M. Ahmedou Ould-Abdallah a fait remarquer que,
contrairement à la tradition, les corps constitués ne s'étaient pas
rendus à l'aéroport pour accueillir le Président Juvénal Habyarimana à
son retour et a insisté " sur cette entorse à une pratique
institutionnalisée ". Il en a déduit que " ceux qui d'habitude
invitaient les corps constitués savaient que l'avion n'arriverait
jamais " à destination. L'argument manque cependant de pertinence,
d'une part, parce que le retour précis du Président rwandais n'était
pas connu à l'avance, il aurait même interrompu la réunion de Dar
Es-Salam, d'autre part, parce que la non convocation des corps
constitués pourrait justement laisser penser que les personnes en
charge du protocole étaient au courant d'un complot.

L'ensemble des auteurs s'accordent sur le fait que les missiles ont
été tirés à proximité d'un lieu appelé " la ferme ", situé sur la
route reliant la colline de Masaka à la route principale
Kigali-Rwamagana-Kibungo, à deux kilomètres environ du camp militaire
de Kanombe. Cette zone densément peuplée, est le quartier de résidence
de nombreux civils et militaires proches du régime. Le
Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin, à l'époque Commandant, a
souligné que cette colline, à proximité immédiate de la route qui
menait à l'aéroport et très peuplée, était accessible à tous, et que
la MINUAR y effectuait des patrouilles.


Les victimes directes de l'attentat

Le Président du Rwanda Juvénal Habyarimana

Le Président du Burundi Cyprien Ntaryamira

Deux Ministres du Burundi, Bernard Ciza et Cyriaque Simbizi

Le Chef d'état-major des FAR, le Général Deogratias Nsabimana

Le major Thaddée Bagaragaza, responsable de la maison militaire du
président rwandais

Le Colonel Elie Sagatwa, membre du secrétariat particulier du
Président Juvénal Habyarimana, chef de cabinet militaire

L'équipage français :

M. Jacky Héraud (pilote)


M. Jean-Pierre Minoberry (copilote)


M. Jean-Michel Perrine (officier mécanicien)

B. LE BILAN DES THÈSES EN PRÉSENCE

De nombreux essais universitaires ou articles de journaux - écrits
avant que la Mission ne commence ses travaux - ont évoqué des
hypothèses concernant les conditions dans lesquelles a été perpétré
l'attentat contre l'avion du Président Juvénal Habyarimana. Ces écrits
étudiés par la Mission font plus particulièrement ressortir les
éléments suivants, qui recoupent ceux avancés par le professeur belge
Filip Reyntjens dans son ouvrage " Rwanda, Trois jours qui ont fait
basculer l'histoire ", ouvrage qui a été utile pour les investigations
conduites par la Mission.

1. La piste des extrémistes hutus "commanditaires" avec l'aide de
militaires ou mercenaires français " opérateurs "

Cette hypothèse, qui se trouve privilégiée par M. Filip Reyntjens dans
son livre cité ci-dessus et par Gérard Prunier dans son ouvrage
" Rwanda, le génocide ", est longtemps apparue comme la plus
vraisemblable.

a) Les motifs

Selon les tenants de cette thèse, l'attentat qui a déclenché le
génocide aurait été perpétré par les extrémistes hutus, membres de
l'Akazu, autrement dit par le clan identifiable des hutus du nord,
proches de la femme du président, Agathe Habyarimana. La décision des
commanditaires de passer à l'acte aurait été dictée par le choix fait
par le président Juvénal Habyarimana, de mettre en application dans
leur intégralité les accords d'Arusha, qui remettaient définitivement
en cause les privilèges et les multiples prébendes de ses proches
ayant joui d'un pouvoir sans partage. La décision prise le 6 avril
1994, à Dar Es-Salam, par le Président Juvénal Habyarimana, d'exclure
la CDR (parti des extrémistes hutus) du Gouvernement transitoire à
base élargie aurait été interprétée par l'Akazu comme la confirmation
de la capitulation définitive du Chef de l'Etat.

L'assassinat en Octobre 1993 du président hutu burundais,
démocratiquement élu, Melchior Ndadaye, avait déjà fourni à des
extrémistes l'alibi politique de leur défiance à l'égard des accords
d'Arusha, en même temps qu'il avait contribué à intensifier les appels
à la haine ethnique à l'encontre des Tutsis.

Dans son ouvrage, M. Filip Reyntjens évoque d'autres événements qui
auraient contribué au divorce progressif entre le président rwandais
et les plus radicaux de son entourage, notamment la rencontre discrète
du 9 mars 1994, à Kampala, entre les présidents ougandais et rwandais
qui aurait été interprétée comme une capitulation. Le Colonel
Théoneste Bagosora aurait alors manifesté publiquement son hostilité à
la logique d'Arusha ainsi qu'à la rencontre de Dar Es-Salam, estimant
ce sommet inopportun et précisant qu'il pourrait " arriver malheur au
président ".

M. Gérard Prunier rapporte pour sa part les propos tenus par le même
Bagosora au représentant spécial du Secrétaire général des Nations
Unies, M. Jacques-Roger Booh-Booh, le soir de l'attentat : " ne vous
inquiétez pas, c'est un putsch, mais nous avons la situation bien en
mains. Nous réussirons à sauver la situation, mais il faut rappeler le
Colonel Rwagafilata et le Colonel Sérubuga dans l'armée active pour
m'aider à gérer la situation ". Interrogé par les soins de votre
rapporteur, Jacques-Roger Booh-Booh n'a pas confirmé ces propos.

b) Les faits

A la bifurcation entre la route nationale et la piste de Masaka se
trouvait une position de la gendarmerie et des FAR. M. Filip Reyntjens
évoque dans son livre un témoignage recueilli par l'auditorat
militaire belge, indiquant la présence dès le matin sur ces lieux
d'une mitrailleuse quadruple sous bâche positionnée sur une remorque
attachée à une Jeep ; au même endroit, deux militaires portent un étui
en webb à la bretelle, qui semble contenir des tuyaux d'environ 1,5
mètres de long. Selon le même témoignage, la mitrailleuse aurait été
aperçue débâchée vers 19h45.

Pour ce qui concerne la disponibilité dans l'armée rwandaise de
missiles sol-air, un rapport de Human Rights Watch, établissant
l'inventaire des armes emportées au Zaïre par les FAR après leur
défaite, montre que ce stock comprendrait entre 40 et 50 missiles
SAM-7 et 15 Mistral, c'est à dire une capacité sol-air assez
importante. Mais il est peu vraisemblable qu'une armée dispose d'un
tel arsenal sans en maîtriser parfaitement les conditions
d'utilisation, même si de nombreux observateurs se sont plu à
souligner l'état d'impréparation et l'inefficacité au combat des FAR.

Il a été également noté, à la fois par MM. Filip Reyntjens et Gérard
Prunier que les FAR et la gendarmerie auraient réagi très rapidement
après l'attentat, en établissant notamment des barrages à proximité de
l'aéroport et dans la ville de Kigali ( un barrage aurait été mis en
place dès 19h30 dans le quartier de Kimihurura). Des éléments belges
de la MINUAR et de la coopération technique militaire belge auraient
été immobilisés au sein même de l'aéroport. La garde présidentielle
aurait immédiatement interdit l'accès à l'épave de l'avion. Des
éléments des FAR, en particulier le bataillon para commando stationné
à Kanombe, aurait dès la soirée du 6 avril tué de nombreuses personnes
(certaines sources parlent de plusieurs milliers dans la zone de
Masaka), en vue d'éliminer des témoins gênants.

La question des personnes présentes dans la tour de contrôle est
apparue comme déterminante. La nuit impliquait que les opérateurs
aient disposé d'informations en provenance de la tour de contrôle où
se seraient trouvés des éléments de la garde présidentielle. D'après
le pilote d'un Beech burundais ayant survolé la zone et qui a livré
son témoignage au journal Le Citoyen, le contrôleur de la tour de
Kigali aurait été à de multiples reprises sollicité par des militaires
l'interrogeant sur l'état de progression du Falcon présidentiel. De
même, l'hypothèse a été avancée d'une extinction des feux de la piste
d'atterrissage au moment de l'approche de l'avion ; mais cette version
n'est pas validée, les feux ayant, semble-t-il, été éteints après le
crash, dans un mouvement de panique.

c) Les interrogations sur les conditions de réalisation de
l'attentat et la nature des " opérateurs "

(1) Les réserves formulées par les universitaires et les
journalistes

M. Filip Reyntjens et quelques journalistes ont tenté d'évaluer la
fiabilité de la thèse privilégiant la piste des extrémistes hutus.

* Le journaliste Stephen Smith a ainsi mis en évidence trois
indices allant à l'encontre de cette thèse :

- il a d'abord fait remarqué que le Colonel Elie Sagatwa, chef de la
garde présidentielle, parent proche d'Agathe Habyarimana et membre
éminent de l'Akazu, se trouvait dans l'avion du Président Juvénal
Habyarimana ;

- il a ensuite fait remarquer que ni l'Akazu, ni le MRND, ni la CDR,
n'avaient préparé la succession du Président Juvénal Habyarimana ;

- il a enfin souligné que les auteurs de l'attentat n'avaient nul
besoin de tuer 12 personnes, dont le président du Burundi, pour
atteindre le président rwandais, qu'ils fréquentaient quotidiennement.

* M. Filip Reyntjens a plus particulièrement insisté sur l'état
d'impréparation politique des membres les plus extrémistes de la
mouvance présidentielle :

- dans la soirée du 6 avril, des militaires et des gendarmes auraient
amené des ministres et des politiciens proches du président dans le
camp de la garde présidentielle, afin de les protéger d'une attaque
éventuelle du FPR ;

- un certain nombre de membres influents mais totalement désemparés du
régime se seraient réfugiés à l'ambassade de France dès le matin du 7
avril ;

- du point de vue politique, il faudra attendre le 8 avril pour que le
noyau dur du régime Habyarimana s'emploie à contrôler vraiment la
situation ;

Les barrages ont certes été rapidement mis en place en de nombreux
endroits de Kigali après l'attentat, mais il s'agit selon M. Filip
Reyntjens de barrages de routine, installés chaque jour en début de
soirée. Les tueries politiques perpétrées par les extrémistes hutus
n'ont débuté que 10 heures après l'attentat ; certaines ont eu lieu
dès le 6 avril au soir sur la colline de Masaka, mais il peut s'agir
de meurtres pour éliminer des témoins gênants ou simplement de
représailles.

Concernant la position des FAR ou de la gendarmerie à la bifurcation
de Masaka, M. Filip Reyntjens s'interroge sur le risque pris par des
militaires restés une journée durant à découvert alors que l'avion
présidentiel ne devait atterrir que le soir ; il souligne également
que les étuis contenant les tuyaux pouvaient être des armes
antiblindés aussi bien que des bazookas, ces armes ayant la même
apparence que des missiles sol-air.

* La capacité sol-air des FAR, mise en évidence par Human Rights
Watch, peut être sujette à caution, la MINUAR n'en ayant jamais
soupçonné l'existence jusqu'en avril 1994. Les FAR n'ont par
ailleurs que très peu utilisé ce type d'armements, puisque le FPR
ne disposait pas de moyens aériens. Enfin, le rapport de Human
Rights Watch ne mentionne que des SAM-7 ou des Mistral, alors que,
selon toute vraisemblance, les missiles utilisés pour perpétrer
l'attentat sont des SAM-16 " Gimlet ".

C'est précisément parce que ces interrogations concernant les
conditions concrètes de réalisation de l'attentat n'ont pas trouvé de
réponses satisfaisantes à ce jour, qu'a pu être avancée l'hypothèse
d'une intervention de militaires ou de mercenaires français agissant
notamment pour le compte des extrémistes hutus.

(2) L'hypothèse d'une intervention de militaires ou de mercenaires
français comme " opérateurs " de l'attentat

Cette hypothèse a été plus particulièrement évoquée par la journaliste
belge Colette Braeckman et par l'universitaire français Gérard
Prunier. Sa validité a fait l'objet d'une analyse de M. Filip
Reyntjens dans son ouvrage précité.

* Mme Colette Braeckman affirme avoir reçu vers la mi-juin 1994,
une lettre manuscrite signée " Thaddée, chef de la milice à
Kigali ", l'informant que l'avion présidentiel aurait été abattu
par deux militaires français du DAMI opérant pour le compte de
quelques chefs de la CDR. Le nom d'un français (Etienne) -il
s'agit de Pascal Estévada- est avancé. Estévada aurait participé à
l'opération Noroît et serait réapparu au Rwanda en février 1994,
avant de participer en mai 1994 à des actions de sécurité
rapprochée que la France aurait initiées au profit des autorités
burundaises. Il est à noter que le témoignage recueilli par
l'auditorat militaire belge et celui de Thaddée ne convergent pas.

Mme Colette Braeckman ajoute que, selon un témoin, un mystérieux
ressortissant étranger, vraisemblablement français, doté d'équipements
radio, aurait occupé jusqu'au jour de l'attentat une chambre à l'hôtel
des diplomates.

* Deux journaux belges affirment en septembre et octobre 1995, à
partir de documents émanant du renseignement militaire belge et
datant d'avril 1994, que l'attentat a été commandité par le
président Mobutu et que six missiles ont été achetés à la France
et acheminés vers Kigali via l'ambassade du Zaïre à Bruxelles,
l'aéroport d'Ostende, Kinshasa, Goma et Gisenyi. Les auteurs de
l'attentat seraient un métis belge, un français et un rwandais.

Il est à noter concernant cette dernière hypothèse, que ni les types
de missiles, ni les auteurs ne sont identifiés et que le chef du
renseignement militaire belge émet les plus grands doutes sur la
fiabilité de la source ayant alimenté cette note. De même ne sont pas
précisées dans cette note les motivations du Maréchal Mobutu.

* M. Filip Reyntjens souligne tout d'abord que :

- selon le témoignage recueilli par l'auditorat militaire belge, les
deux soldats chargés des étuis sur la route de Masaka portaient leur
béret " à la française " (ces deux militaires de couleur se seraient
tenus à l'écart des autres et l'uniforme de l'armée rwandaise qu'ils
portaient semblait plus neuf ; de là vient que certains aient avancé
qu'il s'agissait de militaires français originaires des DOM TOM) ;

- la CIA aurait affirmé au début du mois de juin 1994 que deux agents
de la DGSE, appartenant au camp de Cercottes dans le Loiret, auraient
été à l'origine de l'attentat. Cette affirmation, qui n'a été assortie
d'aucune preuve, aurait été démentie par les services français qui,
pour leur part, se seraient chargés d'avancer la piste d'une société
américaine représentée en Centrafrique et qui aurait cherché à
recruter, grâce à des intermédiaires belges, des mercenaires
spécialisés dans le maniement de missiles antichar et antiaériens ;

- des militaires français, notamment le commandant de Saint Quentin,
ont pu se rendre sur les lieux du crash alors que les soldats de la
MINUAR se sont vu interdire l'accès à ces mêmes lieux.

* L'universitaire français Gérard Prunier s'est intéressé pour sa
part aux relations entre l'Akazu et le capitaine Paul Barril, sans
pour autant oser conclure. Il a commencé par remettre en cause la
thèse développée par Mme Colette Braeckman, d'une complicité de
militaires français dans la réalisation de l'attentat ou celle de
l'ambassadeur du Rwanda à Kinshasa, Etienne Sengegera, qui avance
la thèse d'une implication de soldats belges de la MINUAR : " le
Gouvernement belge n'a pas plus intérêt que les Français à la mort
du Président Juvénal Habyarimana, mais un détail important se
retrouve dans les deux explications qui ne tiennent pas debout:
les hommes qui auraient tiré les missiles sont des blancs... ".

Il note ensuite que la piste FPR est surtout avancée par un groupe
d'exilés ougandais aux Etats Unis, hostiles au président Museveni, et
qu'elle est reprise par Mme Agathe Habyarimana et son " très
controversé conseiller spécial, M. Paul Barril ". Il remarque que les
relations de M. Paul Barril avec la famille du président rwandais sont
antérieures à la signature du contrat liant celui-ci à la veuve du
Président Juvénal Habyarimana. Il note que l'ancien capitaine de
gendarmerie quitte le Burundi pour Kigali la veille de l'assassinat du
Président Ndadaye et qu'il est à Kigali en liaison étroite avec les
ministres hutu burundais de l'aile extrémiste du FRODEBU.

De l'ensemble de ces éléments, comme des contacts noués par M. Paul
Barril dans le domaine du " business souterrain de la sécurité " avec
d'anciens militaires devenus aventuriers, M. Gérard Prunier déduit une
possible connexion de M. Paul Barril avec les auteurs de
l'attentat : " si nous rappelons que selon certains témoignages, des
hommes blancs sont repérés sur la colline de Masaka, le soir du 6
avril, et que lancer des missiles sol-air est un métier passablement
spécialisé, on peut supposer que Paul Barril connaît les hommes qui
ont abattu l'avion et leurs commanditaires. Ses accusations infondées
contre le FPR ne serviraient alors qu'à détourner l'attention d'autres
personnes, connues de lui, et capables de recruter des mercenaires
blancs expérimentés pour un contrat d'assassinat sur la personne du
Président Juvénal Habyarimana. Si ces mercenaires existent, leurs
seuls commanditaires possibles sont les Akazu, parce qu'alors, le
Président Juvénal Habyarimana est devenu un handicap plus qu'un
avantage pour la cause du pouvoir hutu ".

2. La piste burundaise

L'idée qui prévaut dans cette thèse est que ce n'est pas le président
rwandais qui aurait été visé par l'attentat mais son homologue
burundais, le Président Cyprien Ntaryamira. Cette thèse, qui n'est
retenue par personne comme véritablement crédible, est développée
sommairement dans le présent rapport par souci exclusif
d'exhaustivité. Elle se fonde sur le seul fait que la participation de
M. Cyprien Ntaryamira au sommet de Dar Es-Salam aurait été très mal
vécue par l'opposition burundaise (le journal Le Citoyen a titré " le
sommet de la trahison et de la mort "). Mais il s'agit là d'un élément
trop ténu pour que cette piste mérite d'être davantage explorée.

Outre le fait qu'il ne pouvait être connu à l'avance que le Président
burundais reviendrait dans un autre appareil que le sien et qu'un
attentat de cette nature ne s'improvise pas, il semblerait plus
difficile pour l'opposition politique du Burundi d'organiser
l'élimination de son Chef d'Etat à l'étranger, sauf à disposer
d'importantes complicités pour l'acheminement des missiles et
l'installation des tireurs.

3. La piste de l'opposition démocratique ou des " hutus modérés "

Cette hypothèse, qui n'est que rarement évoquée, a fait l'objet d'un
développement argumenté dans l'ouvrage de M. Filip Reyntjens cité
ci-dessus. Même si elle n'apparaît pas comme étant la plus probable,
elle mérite d'être examinée avec attention dans la mesure où elle pose
la question d'une action conjointe de l'opposition modérée et du FPR
au président Juvénal Habyarimana.

La démonstration esquissée se fonde sur les arguments suivants :

- le Général Ndindiliyimana, qui commandait la gendarmerie et qui
était officiellement en congé, a annoncé le 5 avril 1994, lors d'une
réunion avec la MINUAR, qu'une opération de fouille et de désarmement,
faisant suite à d'autres du même type et qui peut être considérée
comme étant de routine, serait effectuée dans le secteur de Nyakabanda
à Kigali et aurait lieu le 7 avril à 4h30 du matin. Dans la matinée du
6 avril, une réunion de coordination à l'état-major de la Gendarmerie
a pris des dispositions concrètes en vue de l'opération prévue le
lendemain (appui de la MINUAR en personnel et logistique, assistance
du parquet, consignement des compagnies de gendarmerie à Kigali).
L'ensemble de ces éléments pourraient relever d'une pure coïncidence
selon M. Filip Reyntjens, si le Général Ndindiliyimana, qui a annoncé
et mis en oeuvre ce dispositif, n'avait pas nié ultérieurement s'en
trouver à l'origine ;

- le 1er ou le 4 avril 1994, des officiers et quelques civils
originaires du Sud du Rwanda, notamment de la préfecture de Butare, se
seraient réunis chez le Premier Ministre, après un contact avec le
Lieutenant de gendarmerie Iradukunda, jeune juriste affecté au service
de renseignement du ministère de la Défense. Auraient été présents à
cette réunion, le Lieutenant-Colonel Gaarabwe et le major Ngayaberura.
Le Général Ndindiliyimana aurait été empêché d'y participer. À
l'occasion de cette rencontre, le Premier Ministre, constatant des
blocages dans le processus d'Arusha et évoquant des menaces sur les
personnalités de l'opposition aurait préconisé de renverser le
Président Juvénal Habyarimana.

Les officiers auraient réagi de façon réticente, certains allant même
jusqu'à faire part au président de cette conversation. La radio RTLM
rendra compte de l'événement sans commentaire. Or, le Général
Ndindiliyimana dit ne pas avoir été informé de cette rencontre, dont
il n'aurait appris l'existence que par le Colonel Gatsinzi, lui même
alerté par les diffusions de la radio RTLM. Or, le Colonel Gatsinzi
nie avoir contacté le Général Ndindiliyimana sur ce sujet et M. Filip
Reyntjens constate que le commandant de la gendarmerie était très lié
au Premier Ministre ainsi qu'à la plupart des protagonistes de cette
réunion et qu'il est peu probable, par conséquent, que ces propos
correspondent à la vérité ;

- le Colonel Anselme Nshizirungu, conseiller militaire du Premier
Ministre, affilié au MDR (tendance Twagiramungu) et proche du FPR
aurait écrit en annexe à un mémorandum intitulé " Aperçu sur la
situation politique au Rwanda " et envoyé à un ami belge résidant en
Afrique du sud : " dans la pire des hypothèses, le mal rwandais ne
trouverait sa solution qu'en l'élimination physique du dictateur...
J'aimerais vous revoir dans ce beau pays une fois débarrassé de ce
monstre... "

- le 6 avril au soir, vers 21 heures, un officier belge résidant en
Belgique et ayant des relations étroites avec l'armée rwandaise aurait
contacté le chef d'état-major des FAR, sans savoir que ce dernier
avait péri dans l'attentat. C'est Ndindiliyimana qui aurait répondu au
téléphone, ce qui est une fois de plus nié par ce dernier ;

- la position militaire à la bifurcation de la piste de Masaka est
tenue en partie par les gendarmes.

Sur la base de ces éléments, M. Filip Reyntjens évoque l'hypothèse
d'une implication d'officiers " démocratiques ", originaires du Sud,
relevant surtout de la gendarmerie et excédés par le blocage du
processus démocratique et les assassinats politiques. Ces officiers
auraient pensé profiter du vide institutionnel laissé par l'assassinat
du président pour tenter de reprendre l'avantage en demandant
l'application immédiate des accords d'Arusha. Certains éléments de la
garde présidentielle auraient pris cette hypothèse très au sérieux.
Ils affirment d'ailleurs avoir trouvé le discours que le Premier
Ministre entendait prononcer à la radio, par lequel ce dernier
annonçait l'installation d'une assemblée nationale de transition dont
la composition devait répondre aux voeux du FPR et de ses alliés.
L'élimination rapide par les durs du régime de l'opposition modérée,
dont le Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana, aurait été dictée par
la volonté de déjouer ce plan.

Cette hypothèse, pour cohérente qu'elle puisse apparaître à première
vue, n'est étayée par aucun élément concret valant preuve. Elle
occulte presque totalement la question des " opérateurs de
l'attentat " et ne permet pas d'éclaircir le rôle qu'aurait pu jouer
le FPR dans un tel scénario.

4. La piste du FPR " commanditaire " avec l'aide de militaires
belges " opérateurs " :

Avant que la Mission ne conduise ses travaux, la piste du FPR avait
été plus particulièrement évoquée par l'universitaire belge Filip
Reyntjens et le journaliste Stephen Smith, la plupart des autres
auteurs - notamment ceux cités dans les paragraphes ci-dessus -
l'avait écartée ou n'avait pas pris le soin de l'approfondir. Il en
était ainsi des rédacteurs du rapport de la commission sénatoriale
belge, dont on aurait pu penser qu'ils s'y intéresseraient davantage,
compte tenu des soupçons ayant pesé sur une possible complicité de
militaires belges dans l'accomplissement de l'attentat. Depuis,
M. Bernard Debré, Ministre de la Coopération du Gouvernement d'Edouard
Balladur, a évoqué la même hypothèse, en se fondant sur des éléments
qui n'ont pas pu être vérifiés et qui ne peuvent en aucun cas être
considérés comme des preuves crédibles.

a) Les motifs et les éléments matériels en cause

Parmi les éléments susceptibles d'étayer la piste du FPR, certains ont
plus particulièrement retenu l'attention du professeur Filip
Reyntjens :

- politiquement, il est à noter que depuis le début de l'année 1994,
le FPR a tenté de constituer une coalition politique anti-MRND qui
aurait disposé d'une majorité qualifiée à l'Assemblée nationale de
transition. D'autre part, le FPR porte une part de responsabilité dans
les multiples obstacles mis sur la voie de la mise en oeuvre des
accords d'Arusha, ne pensant pas en effet sortir victorieux d'un
processus électoral compétitif, comme il en avait déjà fait
l'expérience à l'occasion des élections locales de septembre 1993 dans
les huit communes de la zone démilitarisée ;

- le FPR possédait des missiles sol-air et savait les manier. Il s'en
serait d'ailleurs servi pour abattre un avion de reconnaissance à
Matimba le 3 octobre 1990, un Hélicoptère Gazelle à Nyakayaga le
23 octobre 1990 ainsi qu'un hélicoptère à Cyeru en février 1993. En
outre, le 10 septembre 1991, un Fokker 27 de la société zaïroise SCIBE
effectuant une liaison Kigali-Beni aurait été atteint au-dessus de
l'endroit où les frontières rwandaise, zaïroise et ougandaise se
touchent. Concernant la provenance des missiles, il pourrait s'agir
d'armes issues des stocks de l'armée ougandaise, celle-ci ne
disposant, toujours selon M. Filip Reyntjens, que de SAM-7 et non de
SAM-16 (ce type de missile ayant vraisemblablement été utilisé dans
l'attentat).

Un rapport établi en 1993 par des gendarmes français aurait mis en
évidence que la plupart des attentats s'étant déroulés au Rwanda en
1991-1992 aurait été fomentée par le FPR, M. Stephen Smith rapporte
que la " stratégie du pire " est admise par un dirigeant du FPR qui,
sous le couvert de l'anonymat, ne veut pas exclure " la mise en place
d'une cellule autonome chargée d'abattre Juvénal Habyarimana " ; cet
informateur révèle en outre qu'en sa présence, le président du FPR,
Alexis Kanyarengwe, aurait envisagé de " descendre " le président
rwandais.

En revanche, à la décharge du FPR, M. Filip Reyntjens note que la
" ferme " se trouve à près de 10 km à vol d'oiseau du cantonnement du
CND et que cette zone est militairement dominée par les FAR (Kanombe
étant situé à deux kilomètres de Masaka). Cet argument perd de sa
valeur en cas de complicité entre des officiers modérés et le FPR ou
si l'on tient compte de la redoutable capacité d'infiltration dont le
FPR avait fait preuve en d'autres circonstances, notamment à
l'occasion d'un raid sur Ruhengeri en janvier 1991.

La question de l'anticipation par le FPR des événements survenus dans
la nuit du 6 au 7 avril 1994 est plus difficile à traiter. D'une part,
il est certain qu'à l'exception de quelques sorties dans la nuit du 6
au 7 avril 1994, les éléments du bataillon FPR à Kigali n'engageront
les combats que dans l'après-midi du 7 avril. D'autre part,
contrairement à ce qu'a pu indiqué le journal Jeune Afrique, les
principaux cadres du FPR, comme Seth Sendashonga ou Jacques
Bihozagara, n'ont pas quitté Kigali quelques jours avant l'attentat.

Enfin, certains ont avancé que le FPR n'avait pas lancé son offensive
dans le nord à partir du 8 avril, mais plutôt dans la matinée du 7
avril, notamment dans les zones de Kisaro, Rukomo, Kagitumba et
Nyabishongwezi. De plus, d'après des sources au sein de l'APR,
celle-ci était en état d'alerte depuis le 3 avril. Selon ces mêmes
sources, le Général Paul Kagame aurait donné l'ordre au Colonel Kaka
de préparer l'assaut sur Kigali dès la nuit du 6 au 7 avril.

Il semble sûr, selon M. Filip Reyntjens, que le FPR était prêt à
mettre en route une opération de grande envergure en un temps record
et qu'il a pu introduire à Kigali des troupes qui ont su
s'approvisionner en matériel en cours de route, notamment à Rutongo, à
une dizaine de kilomètres de Kigali.

Le professeur Reyntjens indique enfin que des sources émanant du FPR
affirmeraient que celui-ci serait à l'origine de l'attentat. Le
Department of Military Intelligence du FPR (DMI) aurait confirmé cette
implication et l'aurait justifié en arguant que la guerre n'aurait
jamais pris fin si le Président Juvénal Habyarimana n'avait pas été
éliminé. Une de ces sources aurait précisé que le " coup " avait été
effectué par le Major Rose Kabuye et par le Colonel Kayumba, à
l'époque chef du DMI. Enfin, d'après des sources situées à l'intérieur
des FAR, dans la soirée du 6 avril, un poste d'écoute localisé à
Gisenyi, et qui faisait le monitoring du réseau de communications du
FPR, aurait capté un message annonçant : " la cible est touchée ". Ce
fait serait confirmé par un rapport daté du 7 avril 1994, où le
capitaine Apédo, observateur togolais de la MINUAR au camp de Kigali
écrit : " RGF Major said they monitored RPF communication which stated
" target is hit ".

b) La question de l'implication comme " opérateurs " de militaires
belges

Sur ce sujet, M. Filip Reyntjens note que :

- dès la matinée du 7 avril, une déclaration d'un " comité de crise de
la communauté rwandaise en Belgique ", proche du MRND, affirme que
l'attentat a été perpétré par des militaires belges faisant parti du
contingent des casques bleus et se fonde sur des " sources militaires
non belges de la MINUAR ".

- dans une note verbale du 20 avril, l'ambassadeur du Rwanda à
Kinshasa, M. Etienne Sengegera, affirme que l'avion a été abattu par
des militaires belges pour le compte du FPR. En revanche, une note
publiée le lendemain par l'ambassade du Rwanda à Bujumbura se montre
beaucoup plus prudente sur les faits.

Dans une note du 10 avril, le Ministre des Affaires étrangères dit que
l'avion présidentiel a " subi des tirs de la part d'éléments non
encore identifiés " et le lendemain le Ministre évoque " des
défaillances inexplicables de la part du chef des casques bleus
chargés de la sécurité de l'aéroport Grégoire Kayibanda et de ses
environs, défaillances qui ont permis d'abattre l'avion
présidentiel. "

Cette même thèse d'une culpabilité du FPR et d'une complicité
militaire belge est reprise par M. Paul Barril dans l'émission de
France 2 à laquelle il participe le 28 juin 1994.

Aucune preuve convaincante n'est cependant jamais venue étayer ces
assertions, qui sont par ailleurs toujours le fait de sources proches
du régime d'Habyarimana. L'hypothèse de l'implication de trois
militaires belges dans l'attentat et de leur élimination ultérieure
est peu convaincante, car ces militaires auraient été identifiés comme
l'ont été les dix casques bleus belges de la MINUAR, assassinés dans
les jours qui ont suivi l'attentat.

Enfin, Mme Colette Braeckman a indiqué à votre rapporteur, M. Bernard
Cazeneuve, que les véritables auteurs de l'attentat avaient essayé de
" faire porter le chapeau aux Belges " afin de précipiter leur départ.
Le vol d'uniformes belges, qui auraient pu être utilisés par des
mercenaires occidentaux, ne constitue pas un élément de preuve
suffisant pour conforter cette seconde hypothèse.

C. LES ÉLÉMENTS NOUVEAUX COLLECTÉS PAR LA MISSION D'INFORMATION
PARLEMENTAIRE SUR LES PREUVES MATÉRIELLES ET L'ORIGINE DES MISSILES

La Mission a souhaité reconstituer méthodiquement le déroulement des
événements relatifs à l'attentat, en s'employant dans un premier temps
à vérifier, un à un, chacun des faits évoqués ci-dessus.

Dans ce cadre, une attention toute particulière a été portée à la
question de l'origine des missiles utilisés pour perpétrer l'attentat.

Le premier apport de la Mission a consisté à démonter la thèse avancée
par les universitaires, MM. Filip Reyntjens et Gérard Prunier au vu
des éléments dont ils disposaient et reprise par les Ministres
français, MM. François Léotard et Bernard Debré. Puis la Mission a
dressé un bilan des principales remarques effectuées par les personnes
auditionnées en faveur des deux thèses en présence. Enfin, elle a tiré
des conclusions des documents qui lui ont été transmis.

1. L'origine des missiles

Pour conduire ses investigations, la Mission s'est fondée à la fois
sur les auditions publiques ou à huis clos auxquelles elle a procédé
et sur certains documents mis à sa disposition, à sa demande, par
l'exécutif, plus particulièrement par le ministère de la Défense.

a) Le contenu des auditions

(1) Des missiles d'origine française ?

* Comme l'avait noté M. Filip Reyntjens, " ce qui fait
essentiellement défaut dans les hypothèses évoquées, c'est la
preuve matérielle. Or celle-ci paraît bien exister ". Le
professeur belge a ajouté les éléments suivants :

- le 25 avril 1994, les FAR auraient retrouvé les deux lance-missiles
utilisés pour le forfait. Un document rédigé ce jour-là par le
Lieutenant Munyaneza relève les numéros de série des deux engins
(cf. annexe). Ayant pris connaissance de ces documents plus d'un an
après la récupération des lanceurs par le biais des ex-FAR à Goma, le
professeur Reyntjens aurait cru volontiers à une " manipulation ", si
en octobre 1994, il n'avait pas rencontré à Masaka un témoin, qui non
seulement avait vu partir les missiles, mais avait également constaté
qu'un mois après l'attentat, des militaires des FAR avaient découvert
des lanceurs et les avaient entreposés au camp de Kanombe ;

- les missiles retrouvés seraient des missiles de type SAM-16
" Gimlet ". Officiellement, dix pays possédaient de telles armes dans
leurs stocks dans la première moitié des années 1990 : l'Angola, la
Bulgarie, la Corée du Nord, la Finlande, la Hongrie, l'Iraq, le
Nicaragua, la Pologne, la Tchécoslovaquie et l'ex Union soviétique.
Des SAM-16 angolais auraient été récupérés tant par l'UNITA que par
l'armée sud africaine et c'est par ces biais (par Zaïre interposé s'il
s'agit de l'UNITA) qu'ils auraient pu parvenir aux extrémistes hutus.
De même, si ces missiles étaient venus d'Afrique du Sud, ils auraient
pu servir aux officiers modérés, comme en témoignent les liens noués
par le Colonel Nshizirungu avec les milieux militaires de ce pays.

Avec toute la prudence qui s'imposait, puisqu'il s'agit de sources de
seconde main (on ne peut pas totalement exclure la manipulation sur un
dossier aussi sensible que celui de l'attentat), M. Filip Reyntjens a
évoqué l'hypothèse selon laquelle plusieurs sources concordantes lui
permettaient d'affirmer que les deux missiles SAM 16 " provenaient
d'un lot saisi en février 1991 par l'armée française en Irak et
acheminé en France ". Il a précisé qu'il " ne disposait d'aucune
documentation et notamment d'aucune liste où auraient été référencés
les numéros des missiles ", mais que les informations dont il
disposait lui avaient été communiquées par des sources au sein des
services de renseignement militaire britanniques, américains et belges
ne souhaitant pas être identifiés.

Si cette hypothèse était exacte, le document des services de
renseignement belges prendrait tout son sens et l'information
pointerait du doigt les extrémistes hutus. L'universitaire belge a
alors posé quelques questions complémentaires auxquelles il n'a pas
été en mesure de répondre : la France a-t-elle saisi des SAM-16
irakiens ? Si oui, quels sont les numéros de série de ces missiles ?
Les missiles récupérés près de la ferme de Masaka faisaient-ils partie
de ces lots ? Si oui, le FPR se trouve-t-il pour autant exonéré de
toute responsabilité, puisque, selon certaines sources, celui-ci se
serait procuré des armes notamment en Irak ?

Il a ajouté que le fait que les missiles puissent provenir d'un stock
français ne signifiait en rien l'implication de la France dans
l'attentat.

Parmi les personnalités civiles et militaires auditionnées, nombreuses
sont celles qui ont eu à s'exprimer sur la question de l'origine des
missiles ayant servi à abattre l'avion du Président Juvénal
Habyarimana. Entre autres, les témoignages suivants ont pu être
recueillis :

- l'ancien Directeur de la DGSE, M. Claude Silberzahn, a indiqué à la
Mission que les services occidentaux procédaient à des échanges
d'informations au sein " d'une bourse de renseignements ". Il a
également fait observer que les trois sources de M. Filip Reyntjens
pouvaient de ce fait être réduites à une seule. Tout en précisant que
ces éléments ne remettaient en rien en cause la crédibilité des
informations détenues par l'universitaire belge, il n'a pas exclu des
manoeuvres de désinformation et a précisé que les services de
renseignement étrangers n'avaient pas confirmé ces éléments lors de
l'enquête menée par la DGSE ;

- l'ancien Ministre de la Coopération, M. Bernard Debré, a souligné
dans un courrier le caractère " absurde " de la thèse mettant en cause
la France, n'imaginant pas que le Gouvernement français puisse
" livrer des armes à une armée qu'il a combattue pour tirer sur des
personnalités qu'il a protégées ". Il a en revanche fait état de la
livraison à l'Ouganda de missiles antiaériens provenant de stocks
américains.

L'ancien Ministre de la Défense, M. François Léotard, a estimé " qu'il
ne voyait pas comment le missile qui avait abattu l'avion présidentiel
aurait pu transiter par des mains françaises, c'est-à-dire par des
services dont ce n'aurait pas été la mission ou le mandat ".

(2) Des missiles d'origine américaine ou ougandaise ?

Cette seconde hypothèse a été envisagée par plusieurs personnes
auditionnées.

M. Herman Cohen a évoqué " la thèse selon laquelle les missiles
soviétiques tirés contre l'avion venaient du golfe persique, qu'ils
avaient été récupérés en Irak par les Etats-Unis et donnés à l'Ouganda
qui les aurait, à son tour, livrés au FPR ".

M. Jacques Dewatre, comme M. Bernard Debré, a indiqué que les numéros
des missiles étaient très proches (à un chiffre près) des matériels en
dotation dans l'armée ougandaise en 1994, ainsi que le confirmerait
une liste de ces missiles dont M. Jacques Dewatre n'a pas souhaité
indiquer la provenance. Mais ce dernier a précisé qu'il n'existait pas
de preuve (...) que le missile ayant détruit l'avion présidentiel ait
été fourni par l'armée ougandaise.

L'ancien ambassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, a
précisé que " le FPR possédait, au moins depuis 1990, des
lance-missiles antiaériens -le FPR avait d'ailleurs abattu en octobre
1990 un avion de l'armée rwandaise ainsi qu'un hélicoptère rwandais-
et des missiles SAM-16, du type de celui utilisé pour l'attentat, qui
ont été retrouvés dans le parc national de l'Akagera et rapportés par
nos militaires en 1990 ou 1991 ". Par ailleurs, il a estimé " peu
probable qu'il y eût, lorsqu'il a quitté le Rwanda, un membre des FAR
sachant utiliser un lance-missiles ". Le Colonel Bernard Cussac a
affirmé que l'existence de ces armes, " dont les numéros
correspondraient à ceux d'engins stockés dans les réserves d'armement
de l'Ouganda ", aurait emporté sa " conviction que le FPR avait
fomenté l'attentat ".

Le Général Jean Heinrich a indiqué qu'il ne disposait d'aucun élément
précis sur les photographies de missiles, prises au Rwanda les 6 et 7
avril 1994 et figurant dans le cahier d'enregistrement de la DRM du 25
mai 1994. Ces photos révéleraient des numéros entrant dans la série de
ceux en dotation dans l'armée ougandaise. Le Général Jean Heinrich a
indiqué que " la DRM disposait d'indications très précises, voire de
la preuve, que le FPR avait acquis des missiles antiaériens SAM 16 ".
Il a insisté sur la plus grande efficience militaire du FPR par
rapport aux FAR " en matière d'entraînement, de formation, d'armement
et de discipline ". Il a attribué cette supériorité relative à la
qualité de l'encadrement et à la composition des unités, formées de
soldats expérimentés qui avaient été entraînés par l'armée ougandaise
et s'étaient déjà battus à ses côtés. Il a ajouté que, " considérant
l'état de l'armée rwandaise, complètement désorganisée, mal commandée,
où les chefs étaient souvent absents, sans idées tactiques, il était
assez clair que, sans aide extérieure, le FPR semblait, surtout avec
l'aide indirecte ougandaise, de taille à l'enfoncer rapidement ".

(3) La question des missiles antiaériens détenus par les FAR

M. Michel Cuingnet, comme les ambassadeurs Georges Martres et
Jean-Michel Marlaud ou le Général Christian Quesnot, a confirmé que
les soldats des FAR n'étaient pas entraînés à l'utilisation de
missiles sol-air. Comme indiqué ci dessus, il semblerait qu'un missile
sol-air ait été récupéré en février 1991, sur le théâtre des combats
opposant les FAR au FPR (un seul missile aurait été présenté à
l'attaché de défense français). Or, le Colonel Grégoire de Saint
Quentin, alors Commandant, témoin auditif de l'attentat, présent au
camp de Kanombe, a confirmé l'existence de deux tirs rapprochés, donc
de deux tireurs, le faible intervalle entre les deux détonations
n'ayant pas permis de recharger un lance-missiles.

M. Georges Martres a fait observer que " retenir la responsabilité des
extrémistes hutus, qui avaient déjà des difficultés à tirer au mortier
et au canon, reviendrait à admettre qu'ils aient bénéficié d'une
assistance européenne pour l'attentat ".

M. James Gasana, ancien Ministre rwandais de la Défense, a affirmé
" qu'aussi longtemps qu'il avait exercé ses fonctions, aucun militaire
des FAR n'avait été formé à la manipulation des missiles antiaériens "
et a soutenu que " le Gouvernement rwandais n'avait jamais envisagé
d'acquérir des armements antiaériens puisque le FPR ne possédait pas
d'aviation ".

Les Généraux Jean Rannou et Maurice Schmitt ont précisé à la Mission
qu'il était facile d'abattre un avion en approche de la piste avec un
missile à infrarouge et que la formation des tireurs ne présentait pas
de difficultés.

b) Les enseignements des documents mis à la disposition de la
Mission sur le type et l'origine des missiles

* Afin de compléter les informations résultant des auditions
auxquelles elle a procédé, la Mission a souhaité disposer de
documents qui lui ont été communiqués, soit par l'exécutif, soit
par des témoins entendus, et dont la liste est jointe en annexe.
Parmi ces documents, certains ont plus particulièrement retenu
l'attention de la Mission.

Le ministère français de la Défense a transmis à la Mission des photos
d'identification de lanceur des missiles, prises au Rwanda les 6 et 7
avril 1994, émanant de la direction du renseignement militaire et
transmise à cette dernière par la Mission militaire de coopération.
Etaient joints à cette transmission la photocopie du cahier
d'enregistrement de la DRM du 22 au 25 mai 1994, ainsi que les
photographies originales d'un missile antiaérien. Les documents
étaient également accompagnés de deux listes de missiles de type SAM
16 établies par la DGSE, la première inventoriant les missiles en
dotation dans l'armée ougandaise, la seconde les missiles récupérés
par l'armée française sur les stocks irakiens au cours de la guerre du
golfe.

* Il ressort de l'analyse de ces documents et des auditions
complémentaires conduites par votre rapporteur :

- que les photographies, prises au Rwanda, n'ont été enregistrées sur
le cahier de la DRM que le 24 mai 1994 ;

- que ces photographies présentent un lanceur - et un seul - dont les
numéros d'identification sont lisibles. Ces numéros correspondent à
ceux de l'un des deux lanceurs évoqués par le professeur Filip
Reyntjens dans son ouvrage " Rwanda : les trois jours qui ont fait
basculer l'histoire " ;

- qu'au terme d'une première expertise de ces photographies, il est
probable que les lanceurs contenant les missiles n'aient pas été
tirés : sur les photocopies des photos, le tube est en état, les
bouchons aux extrémités de celui-ci sont à leur place, la poignée de
tir, la pile et la batterie sont présents ;

- que les numéros de référence des lanceurs fournis (9M322) semblent
correspondre à des SAM-16 " Igla " dont la référence russe est 9K38.

Compte tenu de ces éléments, il convient de formuler les remarques
suivantes :

- puisque les numéros portés sur le lanceur, dont la photographie a
été transmise par le ministère de la Défense, correspondent à ceux de
l'un des deux missiles identifiés par M. Filip Reyntjens à partir du
témoignage d'un officier des FAR en exil, M. Munianeza, et puisque ces
photos présentent des lanceurs probablement pleins, c'est donc que les
missiles identifiés par l'universitaire belge ne constituent
vraisemblablement pas l'arme ayant servi à l'attentat, sauf à
considérer que les dates d'enregistrement du cahier de la DRM sont
erronées ;

- dans le bordereau de transmission à la Mission des photographies de
missiles, communiquées par la MMC à la DRM, comme dans le cahier
d'enregistrement de ces photographies par la DRM, il n'est fait à
aucun moment mention de l'auteur de ces documents photographiques, ni
du lieu de leur prise, ni des conditions de leur acheminement vers les
administrations centrales françaises, ce qui altère singulièrement la
portée de ces éléments ;

Interrogés sur l'origine de ces photographies et sur les raisons pour
lesquelles leur existence n'avait pas été mentionnée à l'occasion des
auditions auxquelles ils avaient participé, MM. Michel Roussin, ancien
Ministre de la Coopération exerçant la tutelle politique sur la MMC et
Jean-Pierre Huchon, ancien Chef de la MMC, ont tous deux indiqué
qu'ils ne se souvenaient pas avoir été destinataires de ces documents
au moment de leur enregistrement, alors même que la MMC est, selon le
bordereau communiqué par le ministère de la Défense à la Mission,
l'administration par laquelle ont transité ces photographies, en 1994,
avant de parvenir à la DRM. Il convient également de noter que, selon
les informations dont dispose la Mission, ces documents auraient été
extraits en 1998 des archives du ministère de la Coopération, avant
d'être mis à la disposition du Parlement en vue de l'accomplissement
de ses travaux.

Dans son ouvrage, le professeur Filip Reyntjens indique que les
lanceurs, dont il communique les numéros, auraient été récupérés à
proximité de Masaka, aux environs du 25 avril 1994. Or, les
photographies correspondant à l'un de ces lanceurs n'auraient été
enregistrées par la DRM dans ses cahiers qu'un mois plus tard, le
25 mai, sans qu'aucune explication n'ait permis à la Mission de
comprendre les raisons de ce délai, ni de déterminer les conditions
d'acheminement de ces documents.

Il ressort enfin que les missiles identifiés par M. Filip Reyntjens et
correspondant, pour l'un d'entre eux, aux documents photographiques
évoqués, entrent dans la série ougandaise et non dans la série
française.

* Ces constats ne fixent cependant aucune responsabilité dans
l'accomplissement de l'attentat. Par delà les doutes déjà exprimés
concernant la fiabilité des photographies mises à la disposition
de la Mission, nous savons de sources concordantes, que les forces
armées rwandaises avaient récupéré, en 1990 et 1991, sur le
théâtre des opérations militaires et sur le FPR des missiles
soviétiques, qu'elles auraient pu utiliser pour perpétrer
l'attentat.

Ces missiles sont évoqués dans un télégramme de l'attaché de défense
français en date du 22 mai 1991: " l'état major de l'armée rwandaise
est disposé à remettre à l'attaché de défense un exemplaire d'arme de
défense sol-air soviétique de type S.A 16 récupéré sur les rebelles le
18 mai 1991 au cours d'un accrochage dans le parc de l'Akagera. Cette
arme est neuve; son origine pourrait être ougandaise; diverses
inscriptions, dont le détail est donné si après seraient susceptibles
d'en déterminer la provenance (cf. télégramme joint pour référence en
annexe). " Dans le cas ou un organisme serait intéressé par
l'acquisition de cette arme, je vous demande de bien vouloir préciser
sa destination et les modalités relatives à son transport en France"
conclut l'attaché de défense, M. Galinié.

Par ailleurs, dans une correspondance qu'il a adressée à la Mission,
consécutivement à la publication par Libération d'un article rendant
compte de la mission des deux rapporteurs à Kigali, Sébastien
Ntahobari, ancien commandant de l'aviation militaire rwandaise, a fait
part des informations dont il disposait concernant les moyens sol-air
en dotation au sein du FPR, corroborant ainsi pour partie les éléments
d'information détenus par le Colonel René Galinié.

* L'inscription des missiles dans une liste ougandaise ne désigne
pas pour autant le FPR comme l'auteur de l'attentat, pour les
raisons suivantes :

- les extrémistes hutus, qui ne disposaient pas de moyens antiaériens,
auraient pu utiliser ceux récupérés sur le FPR pour perpétrer
l'attentat contre l'avion présidentiel, en ayant recours soit à des
mercenaires, soit à des militaires rwandais spécialement formés au
maniement de telles armes ;

- puisque de vrais doutes subsistent concernant la date et les
conditions de prise des photographies mises à la disposition de la
Mission, rien n'exclut qu'il s'agisse de missiles récupérés sur le FPR
et photographiés par les FAR avant ou après le 6 avril ;

- enfin, la France ayant été accusée, à plusieurs reprises, par
certains journalistes ou observateurs étrangers, d'avoir de près ou de
loin prêté sa main aux auteurs de l'attentat, pourquoi aurait-on
attendu quatre années pour apporter la preuve de la culpabilité du FPR
et de l'Ouganda, sur le fondement de ces photographies et des listes
de missiles qui les accompagnent ?

c) Les questions en suspens

De l'examen attentif des éléments mis à la disposition de la Mission
d'information comme des auditions effectuées en vue de compléter cet
examen, il ressort quelques constations :

- la probabilité étant forte que le missile photographié n'ait pas été
tiré, ce missile ne peut en aucune manière être considéré de façon
fiable comme l'arme ayant abattu l'avion du Président Juvénal
Habyarimana ;

- la photographie de ce missile, jointe en annexe, faisant apparaître
l'un des numéros qui correspondent à ceux publiés par M. Filip
Reyntjens ; il y a donc peu de chance que les missiles identifiés par
l'universitaire belge correspondent à ceux qui ont effectivement servi
à abattre l'avion du Président Juvénal Habyarimana ;

- on remarque la concordance entre la thèse véhiculée par les FAR en
exil (cf. documents transmis par M. Munyasesa à M. Filip Reyntjens) et
celle issue des éléments communiqués à la Mission visant à désigner
sommairement le FPR et l'Ouganda comme auteurs possibles de l'attentat
(cf. photographies et listes de missiles en annexe). Cette hypothèse a
été avancée à certains responsables gouvernementaux français, sans
davantage de précautions, comme en témoignent les auditions de
MM. Bernard Debré, ancien Ministre de la Coopération, ou François
Léotard, ancien Ministre de la Défense ;

- puisque les informations concordantes dont ont disposé à la fois les
parlementaires de la Mission et certains universitaires -bien qu'elles
aient été véhiculées par des canaux différents- apparaissent comme
étant d'une fiabilité très relative et comme elles ne parviennent pas
à désigner l'arme de l'attentat, la question se pose de savoir la
raison d'une telle confusion. L'intervention des FAR en exil dans
cette tentative de désinformation ne les désigne-t-elle pas comme
possibles protagonistes d'une tentative de dissimulation ? A moins que
sincères, les FAR en exil aient elles-mêmes été manipulées mais, dans
ce cas, par qui ?

2. L'absence d'enquêtes

N'ayant pu aller plus loin dans ses investigations, M. Filip
Reyntjens, qui au terme de ses multiples recherches privilégie la
piste du FPR, s'interroge surtout sur " l'écran de fumée " entretenu
sur la question de l'attentat et sur l'absence d'enquête qui a
contribué à entretenir un climat de confusion. Il souligne notamment :

- que l'ONU a certes demandé une enquête internationale neutre dès le
8 avril, que le 27 juin, le Secrétaire général de l'ONU a été chargé
d'une telle enquête par le conseil de sécurité, mais que l'affaire a
été " silencieusement effacée de l'ordre du jour " ultérieurement ;

- que le 12 avril, le conseil des Ministres belge a décidé de demander
à l'OACI d'ouvrir une enquête, que le point a été inscrit à l'ordre du
jour de la réunion du conseil de l'OACI du 25 avril, mais qu'aucune
enquête n'a été menée. Les blocages proviennent tout autant de
problèmes de procédure (l'avion est-il un avion civil de la compétence
de l'OACI ou un avion d'Etat hors de sa compétence ?) que du manque de
collaboration des autorités rwandaises et burundaises ;

- pour ce qui concerne la France, les visites du Lieutenant-Colonel
Grégoire de Saint-Quentin sur les lieux du crash n'ont pas permis
d'obtenir une version rendue publique du déroulement de l'attentat,
pas plus que les éléments que prétend détenir M. Paul Barril ;

- pour ce qui concerne enfin le Rwanda, il n'a jamais communiqué les
éléments dont il disposait sur cette question, de même que le nouveau
régime de Kigali n'a jamais ressenti le besoin d'initier une enquête.

a) L'impossibilité d'une enquête immédiate

Les difficultés d'une enquête immédiate ont été soulignées par de
nombreuses personnes auditionnées.

* M. Jean-Michel Marlaud et le Colonel Bernard Cussac ont souligné
que le " déchaînement " des événements avait rapidement restreint
la liberté de manoeuvre, en particulier des militaires français
qui n'avaient pu se rendre sur la zone du crash à partir de Kigali
en raison des combats entre les FAR, la Garde présidentielle et le
FPR, et que la dégradation des conditions de sécurité aurait
empêché le travail d'enquêteurs entre Kigali et l'aéroport. Cette
dégradation rapide de la situation a été confirmée par tous les
témoins.

Le crash de l'appareil ayant eu lieu dans la propriété même du Général
Juvénal Habyarimana, la Garde républicaine qui était sur place a
immédiatement empêché que des étrangers s'approchent de l'appareil
pour relever des indices. Cette interdiction durera plusieurs semaines
et empêchera toute investigation. La MINUAR, en particulier les forces
belges qui contrôlaient l'aéroport, n'a jamais eu accès à la propriété
du président.

M. Michel Roussin a rappelé que, dès 22 heures 15, le 6 avril 1994,
les militaires de la MAM avaient été consignés à domicile et qu'ils
n'étaient pas habilités à mener une enquête.

Le Général Jean Heinrich et M. Jacques Dewatre ont confirmé que leurs
services respectifs, DRM et DGSE, n'avaient pu effectuer d'enquêtes
immédiates sur l'attentat les 6 et 7 avril, puisqu'ils ne disposaient
de personne sur place. M. Jacques Dewatre a souligné que, dès le
8 avril, tel n'était plus le cas, mais que, malgré tout, la DGSE
n'avait pas été en mesure d'obtenir des preuves.

* Seul le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin a pu se
rendre sur les lieux à deux reprises. Il a rapporté devant la
Mission la difficulté qu'il avait éprouvée à récupérer les corps
de l'équipage français et à effectuer des recherches. Il a rappelé
qu'il résidait avec sa famille dans le camp de Kanombe, à une
distance de 300 à 350 mètres à vol d'oiseau de l'endroit du crash.
Après que l'avion se fut écrasé dans le jardin de la résidence
présidentielle, il avait entendu des tirs d'armes automatiques,
qu'il avait interprétés comme une réaction de panique de la garde
présidentielle qui s'était mise à tirer en l'air, sans doute en
direction de l'endroit d'où étaient parti les missiles.

Le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin a pu accéder une
première fois sur les lieux du crash vers vingt-deux heures,
accompagné d'un officier rwandais qu'il connaissait et qui lui avait
servi de sauf-conduit pour franchir les postes d'une Garde
Présidentielle devenue très nerveuse. Il a entamé les recherches au
milieu des restes de l'avion afin de retrouver les corps des membres
de l'équipage français et a pu observer le désarroi des militaires
rwandais lorsqu'ils se rendirent compte que le corps du Président
était dans l'avion. Jusqu'à trois heures du matin, il avait recherché
les corps de l'équipage français. Il était retourné sur place une
deuxième fois le lendemain matin à 8 heures, dans le but de retrouver
la boîte noire dans les débris, mais sans succès.

A l'occasion d'une correspondance adressé à la Mission (cf. annexe),
le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin a apporté des
précisions sur son emploi du temps entre le 6 et le 12 avril 1994. Il
aurait effectué en tout quatre visites à la résidence présidentielle
(les 6, 7, 9 et 11 avril). Mais, il a confirmé qu'il ne s'était rendu
sur les lieux du crash qu'à deux reprises uniquement, comme il l'avait
indiqué lors de son audition (le 6 avril au soir et le 7 avril au
matin). Les deux autres fois, il n'était pas allé plus loin que les
bâtiments de la résidence présidentielle : le 9 avril, il se serait
rendu à la résidence pour évacuer la veuve du Président Juvénal
Habyarimana et le 11 avril il y serait retourné pour évacuer la
parentèle, mais il ne l'aurait pas trouvée, celle-ci étant déjà partie
pour Gisenyi.

Enfin, à l'occasion d'un entretien avec le rapporteur, le
Colonel Bernard Cussac a indiqué qu'il avait été reçu à l'Elysée par
le Général Christian Quesnot et son adjoint, M. Bentejac, entre
l'attentat du 6 avril et son retour à Kigali le 9 avril, et qu'il lui
avait été demandé de rassembler tout élément utile d'information
relatif à l'attentat dès son arrivée au Rwanda. Cette information a
été confirmée par le Général Jacques Rosier. Le Colonel Bernard Cussac
a indiqué qu'il n'avait pas été en mesure de donner une suite
satisfaisante à cette instruction, les circonstances prévalant sur
place en raison des contraintes opérationnelles d'Amarylis ne l'ayant
pas permis.

b) L'absence d'enquêtes officielles

Il semble que de nombreuses demandes officielles d'enquête aient été
formulées. Le plus étonnant est qu'apparemment aucune ne se soit
déroulée et n'ait abouti à des conclusions. La Mission n'a pas pu
déterminer les raisons qui ont empêché les pays directement concernés
ou l'ONU d'organiser des recherches sur les événements.

M. Gérard Prunier a eu à cet égard raison de souligner dans son
ouvrage que les auteurs de l'attentat ont fait le pari de la passivité
de la communauté internationale.

* Les demandes belge et française

M. Jacques Dewatre a confirmé que la Belgique avait envisagé, dès le
7 avril 1994, de saisir l'organisation internationale de l'aviation
civile (OIAC) d'une enquête et s'est étonné de ce que celle-ci n'ait
pas abouti.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que " la France,
favorable à une enquête sur l'attentat du 6 avril, avait été à
l'origine de la déclaration du Conseil de Sécurité demandant au
Secrétaire général de l'ONU de recueillir toutes les informations
utiles sur le sujet, par tous les moyens à sa disposition ".

M. Alain Juppé a rappelé que " la France avait demandé à l'ONU de
diligenter une enquête officielle " car elle n'avait aucune légitimité
pour mener quelque enquête que ce soit dans un pays indépendant mais
que " confiée au Secrétaire général par le Conseil de Sécurité, elle
n'avait jamais abouti à aucune conclusion ".

* Les demandes rwandaise et burundaise

Un échange de correspondance entre le Général Romeo Dallaire et le
Premier Ministre du Rwanda, M. Jean Kambanda, au cours de la première
semaine de mai 1994, indique que la MINUAR était disposée à mettre en
oeuvre une commission internationale d'enquête et que le Premier
Ministre avait fait part de ses souhaits quant à la composition de
celle-ci.

Mais M. Michel Roussin a répondu dans une lettre du 12 juin 1998,
adressée au rapporteur et confirmée par M. François Léotard,
" qu'aucune demande du Général Romeo Dallaire concernant une enquête
par la France n'avait été adressée au ministère de la Coopération ".

M. Faustin Twagiramungu a indiqué à la Mission que " lorsqu'il était
encore Premier Ministre du Gouvernement FPR, il avait soulevé en
Conseil des Ministres la question d'une enquête nationale ou
internationale sur l'attentat mais que le Président et le Ministre de
la Défense lui avaient répondu que ce n'était pas une priorité pour le
pays, et que pour les autres Rwandais assassinés, aucune enquête
n'avait été menée ". Or cette enquête aurait permis au FPR de faire
valoir qu'il était étranger à l'attentat. Les autorités du Rwanda
n'ont jamais communiqué les éléments dont elles disposaient sur cette
question, et M. Faustin Twagiramungu s'est demandé " pourquoi le
régime de Kigali s'oppose à toute enquête sur cet attentat ".

Pourtant, une lettre (cf. annexe) du Ministre rwandais des Transports
et des Communications, M. Charles Murigande, en date du 28 mars 1998,
indique que le Gouvernement rwandais a demandé au représentant
régional de l'OACI de participer à une expertise du Falcon
présidentiel.

3. Les autres apports des travaux de la Mission

a) Les éléments en faveur de la thèse " attentat-FPR "

(1) Le souhait du FPR d'une victoire politique et militaire

Pour certains intervenants, le FPR n'avait aucun intérêt politique à
la disparition du Président Juvénal Habyarimana puisque les accords
d'Arusha lui étaient favorables. Mais cet argument est réversible car
la mise en oeuvre des accords le privait d'une victoire complète. De
nombreuses personnes auditionnées par la Mission ont souligné que
l'objectif initial et final du FPR consistait bien en une prise de
pouvoir par la force.

Comme l'ont relevé M. Georges Martres et le Colonel Bernard Cussac, le
FPR pouvait difficilement envisager de conquérir le pouvoir par la
voie démocratique, définie par les accords d'Arusha, surtout si le
Gouvernement transitoire à base élargie (GTBE) se mettait en place et
organisait un partage du pouvoir. Une conquête totale du pouvoir
n'était pas envisageable tant que l'opération Noroît se déroulait
et/ou tant que les troupes de la MINUAR étaient au Rwanda.
L'assassinat du Président Juvénal Habyarimana pouvait donc être perçu
comme nécessaire pour une reprise des hostilités.

M. Bruno Delaye a rappelé que " le FPR montrait de plus en plus de
réticences à l'égard des accords d'Arusha ", que " les alliances qu'il
avait passées avec l'opposition hutue devenaient moins solides, ce qui
changeait, à son détriment, l'équilibre des accords ", et que, " comme
l'avaient montré les élections libres de juillet/septembre 1993 dans
la zone tampon, il savait que la voie électorale lui offrait peu de
perspectives. Lors de cette consultation, tous les partis avaient pu
faire campagne, y compris le FPR, et le MRND avait conquis tous les
sièges. La tentation militaire s'est alors renforcée dans les rangs du
FPR, qui, non seulement n'a pas démobilisé mais a recruté des éléments
que l'armée ougandaise démobilisait dans le cadre du programme de la
Banque Mondiale ".

M. André Guichaoua a rappelé que démonstration avait été faite que,
" sans l'appui décisif de forces étrangères, les FAR n'étaient pas en
mesure de s'opposer victorieusement aux offensives du FPR " et que le
FPR avait déclaré dans la presse ougandaise le 23 février 1994 que la
reprise des combats offrirait d'excellentes chances de victoire.
M. Filip Reyntjens a fait valoir que l'attentat a été l'étincelle mais
que tout autre prétexte aurait probablement été saisi pour reprendre
la guerre.

M. James Gasana a souligné que la disparition du Président Juvénal
Habyarimana " était toujours considérée comme la voie incontournable
pour l'effondrement des FAR et du système MRND ".

Par ailleurs, parmi les témoignages recueillis par la Mission, figure
une correspondance inédite du pilote du Falcon présidentiel,
M. Jean-Pierre Minaberry, adressée le 28 février 1994 au capitaine
Ducoin, assistant militaire technique près de l'aviation rwandaise au
début des années quatre-vingt-dix. Dans cette correspondance, qui
jusqu'à ce jour n'a jamais été publiée, il est indiqué que l'équipage
de l'avion présidentiel se sentait menacé par le FPR doté de missiles
de type SAM-7 depuis le début de l'année 1994 et qu'il prenait des
dispositions techniques pour parer cette menace. D'autres témoignages
publiés en annexe, dont certains sont apparus à la Mission comme peu
fiables, vont dans le même sens.

(2) Les mouvements anticipés de troupes du FPR

Il est certain que les combats ont repris dès le 7 avril à Kigali où
le bataillon du FPR au CND était attaqué et était sorti de son
casernement. Le Général Christian Quesnot a fait état que " certains
éléments du bataillon FPR étaient déjà en position de combat à Kigali
entre 20 heures 20 et 20 heures 40 ". La reprise des hostilités a été
concomitante des massacres organisés : elle traduit une préparation
effective des troupes FPR au combat armé. Les troupes du FPR étaient
capables d'être mises rapidement en ordre de marche, surtout si
l'hypothèse d'une victoire militaire restait envisagée par ses
responsables.

S'il est vrai que le FPR ne patrouillait pas officiellement sur la
colline de Masaka, mais était cantonné dans le bâtiment du Conseil
national pour le développement (CND), le tir de deux missiles ne
nécessite pas le déplacement de nombreuses troupes et des éléments du
FPR auraient pu déjouer les patrouilles de la MINUAR ou de la garde
présidentielle ; c'est l'analyse de l'état-major des armées
françaises, qui estime possible l'infiltration du FPR dans la zone de
l'aéroport.

Le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin a par ailleurs fait
observer que des soldats du FPR avaient été aperçus en dehors de leur
cantonnement, ne serait-ce que pour l'approvisionnement ou pour
accompagner des responsables de leur mouvement dans leurs déplacements
à Kigali. Il a précisé que des militaires du FPR se trouvaient, le
soir de l'attentat, à l'hôtel Méridien, situé au nord de leur
cantonnement.

b) Les éléments en faveur de la thèse " attentat hutu "

(1) L'évolution politique du Président Juvénal Habyarimana

M. Jean-Pierre Chrétien a fait observer que la radicalisation de
l'Akazu et la création de la CDR avaient tendu " à donner une image
modérée du Général Juvénal Habyarimana ". En engageant le processus
d'Arusha, le président rwandais montrait qu'il acceptait un partage du
pouvoir et l'abandon de ses prérogatives, ce que lui ont reproché les
militants les plus extrémistes du " Hutu power ".

M. Georges Martres a souligné devant la Mission que, " lors de son
assassinat, le Président Juvénal Habyarimana n'était plus le potentat
qu'il était lors de l'invasion de son pays le 1er octobre 1990 ",
qu'il s'était " engagé dans un processus de démocratisation
intérieure ", et que " la communauté internationale n'avait pas pris
suffisamment en considération les conséquences de cet
affaiblissement ".

M. Herman Cohen a fait part de sa conviction que la famille du Général
Juvénal Habyarimana avait commis l'attentat parce qu'il avait accepté
des compromis avec le FPR.

Mme Alison Des Forges a indiqué que " les premiers massacres avaient
été déclenchés par un groupe très restreint qui avait décapité le
Gouvernement légitime pour prendre le pouvoir ". Ce groupe ne
disposait pas pendant les premières heures de l'appui de l'ensemble du
système militaire et administratif, ni de l'appui de certains partis
politiques comme le MDR. " Au cours des premiers jours -les 7, 8 et
9 avril-, ce groupe a procédé à un recrutement intensif, en commençant
par les militaires. Mais certains d'entre eux, hostiles à ce
mouvement, ont refusé le Colonel Théoneste Bagosora comme Chef
d'Etat ".

Mme Alison Des Forges a déclaré que, parmi les militaires opposés aux
tueries, deux ou trois lui avaient dit qu'ils avaient fait appel à la
France, à la Belgique et aux Etats-Unis, mais que, sans réponse ni
encouragement, ils n'avaient pas osé s'organiser pour s'opposer aux
auteurs du génocide.

(2) La présence d'extrémistes hutus dans l'appareil

M. Georges Martres a souligné devant la Mission que si l'on admettait
que " les extrémistes hutus avaient organisé l'attentat, il fallait
également supposer que ceux-ci avaient délibérément tué un de leurs
chefs, le Colonel Elie Sagatwa, un des membres influents de l'Akazu,
et certains de ses amis ". Selon lui, la présence du Colonel Elie
Sagatwa dans l'appareil rend improbable l'hypothèse d'un attentat
organisé par les extrémistes hutus, sauf à considérer que le Colonel
Elie Sagatwa avait trahi les conjurés.

Mais, si la présence du Colonel Elie Sagatwa semble exclure la
responsabilité de la Garde républicaine, MM. Gérard Prunier et
Jean-Michel Marlaud ont fait observer que, rangé aux accords d'Arusha,
celui-ci pouvait justement apparaître comme un traître à la cause
hutue, à l'instar du Président Juvénal Habyarimana, et que leur sort
était donc lié. M. Gérard Prunier a exposé que le Colonel Elie Sagatwa
avait choisi le camp du président contre la CDR et " qu'il avait parié
sur le succès des accords d'Arusha (...) Il était évident qu'à partir
de ce moment-là, ses anciens amis avaient jugé que ce changement de
tactique faisait de lui un homme marqué. Le fait qu'il ait été dans
l'avion ne garantissait donc absolument plus, du point de vue d'une
certaine frange politique de l'Akazu, la sécurité du président. Ce
n'était certainement pas lui qu'on allait épargner ".

De même, M. François Léotard a fait remarquer que " la présence dans
l'avion du Chef d'état-major rwandais semblait exclure a priori
l'implication de l'armée rwandaise dans l'attentat ". M. Amhedou
Ould-Abdallah a au contraire observé que le Chef d'état-major avait
peu de pouvoirs et que son remplacement ne posait aucune difficulté.
Le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet a précisé que le Colonel
Rwabalinda et le Général Deogratias Sabinara apparaissaient " comme
des éléments modérateurs de l'état-major ".

M. Gérard Prunier a indiqué dans son ouvrage que le Général Deogratias
Nsabimana avait donné toutes les informations sur la préparation d'un
génocide à son cousin, M. Jean Birara, alors directeur de la banque
centrale du Rwanda, afin de les porter à la connaissance des pays
occidentaux. La commission d'enquête du Sénat belge a montré que les
autorités belges n'avaient pas donné suite à ces informations. Le fait
que le Chef d'Etat-major des FAR n'était pas en accord avec la
préparation du génocide laissait supposer que sa disparition ne posait
pas de question particulière à des conjurés. Au contraire, pourrait-on
ajouter, sa mort éliminait un obstacle éventuel à la mise en oeuvre du
génocide et permettait de placer à la tête des FAR un authentique
partisan de celui-ci.

(3) Le désarroi des responsables hutus

Les conséquences de l'attentat n'ont pas été préparées, comme en
témoignent l'impossibilité de trouver des responsables politiques, la
difficulté de remplacer le haut commandement militaire et de
constituer un Gouvernement provisoire. De plus, le fait que la famille
du Président Juvénal Habyarimana et les dignitaires du régime se
réfugient très tôt dans les ambassades occidentales donnait
l'impression d'une déliquescence et non d'une prise de pouvoir
organisé.

M. Hubert Védrine a relevé devant la Mission que " la veuve du
Président Juvénal Habyarimana semblait totalement désemparée ". Le
désarroi de la famille du président et de nombreux responsables hutus,
même du Colonel Théoneste Bagosora, pourtant soupçonné d'être
l'élément fondamental d'un complot, a été également souligné par de
nombreux intervenants.

Mme Alison Des Forges a fait observer que les extrémistes hutus
étaient contraints d'agir, même s'ils n'étaient pas tout à fait prêts,
ce qui expliquerait la confusion apparente des premières heures.
M Gérard Prunier a rappelé que le Colonel Théoneste Bagosora semblait
dans un " grand état d'émotion " le soir du 6 avril et qu'il était
difficile d'affirmer qu'il était le point de contrôle ou le sommet des
opérations.

M. Gérard Prunier a estimé que certains des extrémistes avaient eu une
stratégie de confort personnel les conduisant à quitter rapidement le
Rwanda puis d'y revenir quand la confusion se serait atténuée. Mais le
manque de préparation de la famille du président et son souhait
immédiat de fuir des événements incontrôlables semblent plaider
davantage pour une absence de lien avec l'attentat.

4. Le bilan des thèses en présence, d'après la Mission
d'information

Sans reprendre l'ensemble des thèses évoquées précédemment, il est à
ce stade possible d'évaluer la fiabilité des éléments plaidant en
faveur de l'une ou l'autre des deux principales hypothèses.

* En ce qui concerne la thèse privilégiant l'implication du FPR
dans l'attentat contre l'avion du Président Juvénal Habyarimana,
elle est étayée par les éléments suivants :

- sur le plan politique, l'obstruction à la mise en oeuvre des accords
d'Arusha, de la part du Président Juvénal Habyarimana et de son
entourage, aurait pu laisser à penser aux dirigeants du FPR que seule
une élimination physique du chef de l'Etat permettrait à la dynamique
institutionnelle de ces accords d'aller à son terme.

Par ailleurs, il est incontestable que la dimension ethnique des
conflits politiques rwandais laissait peu de chance au FPR de sortir
vainqueur d'un processus électoral régulier.

Enfin, sans qu'aucun écrit ni aucun témoignage fiable ne soit venu en
appui de la thèse d'une volonté de victoire politique et militaire
totale de la part du FPR, on peut légitimement considérer que celle-ci
n'était possible que dans le cadre d'une logique de coup d'Etat, comme
l'ont montré les tragiques événements consécutifs à l'attentat du 6
avril 1994, et ce d'autant plus que l'élimination conjointe du chef de
l'Etat, du chef de la Garde Présidentielle et du Chef d'Etat-major des
Armées rendait impossible toute réaction organisée.

- sur le plan technique, il est incontestable que le FPR disposait de
missiles antiaérien de type sol-air et que certains missiles retrouvés
sur le théâtre des opérations militaires s'inscrivaient dans une série
ougandaise. Le fait que les responsables politiques et militaires
rwandais aient nié cette capacité destructive lors du passage de la
Mission à Kigali pourrait être considéré comme une volonté de
dissimuler la vérité pour cause de culpabilité. Par ailleurs, dans son
témoignage à la police kenyane (cf. annexe) l'épouse de Seth
Sadashonga, qui fut l'un des compagnons de route du FPR, indique que
l'assassinat récent de son mari a pu s'expliquer par la crainte du FPR
de voir ce dernier témoigner devant la Mission, précisément sur la
question de l'attentat.

En l'état actuel du dossier, il n'est pas possible de confirmer ou
d'infirmer l'infiltration d'éléments du FPR le 6 avril 1994 dans la
zone présumée de l'attentat. L'opération était tactiquement possible à
la tombée de la nuit pour des éléments du FPR, car l'Armée patriotique
rwandaise (APR) était très entraînée à l'infiltration de nuit et
l'avait prouvé à maintes reprises sur la ligne de front. Par ailleurs,
le terrain était favorable, notamment en contournant l'aéroport par le
nord, où l'habitat était moins dense, et les délais étaient suffisants
pour une mise en place discrète, pour peu que la position ait été
reconnue à l'avance.

Enfin, il y avait à Dar Es-Salam suffisamment de protagonistes proches
du FPR pour informer ce dernier de l'heure de départ de l'avion
présidentiel, des moyens radio simples étant en outre susceptibles de
capter certaines conversations entre la tour de contrôle et
l'équipage. Ce point a été confirmé par le capitaine Ducoin à
l'occasion de son audition.

* En ce qui concerne la thèse privilégiant la piste des extrémistes
hutus :

- sur le plan politique, il est évident que la décision prise par le
Président Juvénal Habyarimana à Dar Es-Salam d'appliquer les accords
d'Arusha ne pouvait qu'aboutir à la mise à l'écart de certains des
membres les plus extrémistes de l'Akazu. Dès lors que le président
avait cessé de résister à la logique d'Arusha pour s'y rallier, son
élimination physique pouvait devenir indispensable pour quiconque
souhaitait éviter tout partage du pouvoir.

L'argument évoqué, selon lequel le Colonel Elie Sagatwa ne pouvait
être sacrifié par les extrémistes eux-mêmes, mérite d'être pondéré par
le fait que ce dernier avait accompagné le Président Juvénal
Habyarimana dans ses dernières évolutions pour mettre en oeuvre la
logique d'Arusha.

Enfin, l'état d'impréparation du clan des extrémistes hutus au
lendemain de la disparition de Juvénal Habyarimana, ne concorde pas
avec l'élimination systématique de l'opposition modérée, par le niveau
de préparation et l'importance des massacres ethniques ayant abouti à
un génocide sous l'impulsion de quelques militaires médiocres
" croyant à leur étoile ".

- sur le plan technique, les FAR, disposaient de moyens sol-air
récupérés sur le FPR. La zone de Kanombe était essentiellement tenue
par l'armée hutue, de même que la tour de contrôle. Même si le FPR
pouvait accéder à cette zone en s'y infiltrant, il était assez
difficile pour lui de le faire (cf. annexe). Compte tenu de la portée
d'un missile de type SAM-16, il est peu probable qu'un tel missile ait
été tiré en dehors de la zone contrôlée par les FAR.

Pour répondre à l'hypothèse évoquée par M. Gérard Prunier de
l'implication de mercenaires occidentaux aux côtés des extrémistes
hutus, la Mission a obtenu les éléments d'information suivants (cf.
annexe Barril).

Des liens existaient entre le groupe de Paul Barril " SECRETS " et
l'entourage du Président Juvénal Habyarimana avant que l'attentat ne
soit exécuté. Ces contacts auraient été plus particulièrement noués
par certains responsables rwandais en vue d'aider à la bonne exécution
du contrat de vente d'armes passé le 3 mai 1993 entre le Ministre de
la Défense rwandais, M. James Gasana et M. Dominique Lemonnier, gérant
de la société Dyl-Invest. Le Gouvernement rwandais n'ayant jamais reçu
livraison des armes achetées dans le cadre de ce contrat, malgré le
règlement d'une avance de 4 millions de dollars virés sur le compte de
M. Lemonnier, le Colonel Elie Sagatwa aurait une première fois chargé
M. Paul Barril, en novembre 1993, de veiller à la bonne exécution de
ce contrat. Le 20 mai 1994, M. Jérôme Bicamumpaka, Ministre des
Affaires étrangères et de la Coopération du Gouvernement intérimaire
hutu aurait donné procuration à M. Paul Barril afin qu'il mette en
oeuvre toutes les démarches nécessaires pour récupérer l'acompte versé
en novembre 1993. Paul Barril n'ayant pas réussi à obtenir
satisfaction, a diligenté une procédure judiciaire devant le tribunal
de grande instance d'Annecy contre Dominique Lemonnier, M. Sébastien
Ntahobari étant intervenu dans cette procédure au nom du Gouvernement
rwandais. Or, M. Ntahobari a bénéficié pour ce faire du concours de
maître Hélène Clamagirand, avocate du groupe de Paul Barril mais aussi
avocate de Mme Agathe Habyarimana consécutivement à l'attentat. Ceci
témoigne des relations ayant pu exister entre ces différents
protagonistes.

Tous ces éléments ont pu être établis par la Mission sur la base
d'informations communiquées par M. Patrick de Saint-Exupéry.

5. L'équipage français et les sociétés prestataires de service

Concernant l'avion présidentiel, M. Georges Martres a rappelé à la
Mission que " l'achat en 1990 d'un Falcon d'occasion pour le Président
Juvénal Habyarimana correspondait au remplacement de la Caravelle très
vétuste qui avait été financée par la France, à une époque où le
Rwanda n'était pas en guerre contre le FPR ". Il a indiqué qu'il
s'agissait là " d'une pratique courante de coopération consistant à
offrir un avion personnel aux Chefs d'Etat africains. Le Président
Bongo et vraisemblablement le Maréchal Bokassa ont ainsi reçu des
appareils. La France, ayant jugé qu'il lui était difficile de ne pas
répondre à cette demande de renouvellement, a acquis un Falcon
d'occasion et a fourni le même équipage d'officiers français ".

M. Jacques Pelletier a précisé qu'un budget de 60 millions de francs
avait été prévu sur les crédits de coopération, dont 57 millions de
francs pour l'appareil et 3 millions de francs pour les pièces
détachées, et qu'il avait été également décidé de mettre à disposition
un équipage de trois personnes.

a) L'absence de clarté des contrats

L'analyse des contrats signés par le Ministère de la Coopération, des
contrats de travail des trois membres d'équipage et des courriers
échangés fait ressortir un certain nombre d'anomalies, qui pourraient
être qualifiées d'irrégularités ou d'illégalités :

* Le contrat signé entre le Ministère de la Coopération et la
société prestataire de service, la SATIF (services et assistance
aux techniques industrielles françaises), a été conclu de gré à
gré, sans procédure de mise en concurrence.

Plusieurs explications ont été fournies. La SATIF, PME au capital de
250 000 francs, créée en 1977, était connue des services de la
coopération car elle avait fourni des prestations d'assistance
temporaire technique pour des personnels navigants ou de soutien au
sol, par exemple pour remplacer pendant des périodes de congé des
équipages d'avions présidentiels africains sous contrat direct
d'assistance technique.

M. Charles de la Baume, PDG de la SATIF, a précisé que le contrat
concernant l'équipage avait été élaboré à la demande du ministère de
la Coopération, qui souhaitait ne plus avoir recours à l'assistance
technique directe et éprouvait des difficultés à recruter des
personnels navigants compétents. La SATIF connaissait le secteur de
l'aéronautique puisque l'essentiel de ses activités était relatif à
l'assistance technique et à la maintenance dans les secteurs de
l'aéronautique et de l'automobile, et qu'elle avait l'habitude de
détacher du personnel à l'étranger. Le ministère de la Coopération
s'est donc naturellement retourné vers une société qu'il connaissait
déjà et qui était l'une des seules à être en mesure de fournir les
prestations demandées.

La Mission a estimé que l'absence d'un appel d'offres était d'autant
moins justifiée que la SATIF paraissait la seule société capable de
répondre aux spécificités du marché et qu'ainsi, les formes juridiques
auraient été respectées. De plus, le retard administratif pour la
passation des marchés, la nécessité induite de recourir à des
régularisations tardives et la multiplication de marchés négociés dans
des situations comparables ne peuvent servir de justificatifs à une
procédure contraire à la réglementation.

* En violation des règles des marchés publics qui prévoient qu'un
prestataire de services doit communiquer son intention de
sous-traiter, la SATIF a sous-traité l'exécution du contrat pour
tout ou partie de la mission, sans en avertir les autorités
publiques, à deux sociétés, d'abord l'ASI (Aero Services
International), puis la MSI (Maintenance Internationale Services)
à partir de 1991.

M. Patrick Andrieu, qui traitait les dossiers de la SATIF au ministère
de la Coopération, a ainsi confirmé que les services n'avaient été
officiellement informés de la sous-traitance qu'après l'attentat du 6
avril 1994, au moment des demandes d'indemnisation. Il a cependant
reconnu qu'il avait eu connaissance de l'existence de l'ASI,
mentionnée dans une facture de prestation de personnel, mais il
ignorait que cette société intervenait dans l'exécution du contrat.

Les deux sociétés peuvent être caractérisées de sociétés écrans de la
SATIF. Les PDG de l'ASI et de la MIS n'étaient autre que celui de la
SATIF, la longueur de son patronyme (Charles-Armand de Rocher de la
Baume du Puy-Montbrun) permettant de recourir à certaines parties du
nom seulement (Charles de la Baume pour la SATIF, Armand de Rocher
pour l'ASI ou la MIS). L'ASI a disparu début 1993, la MIS ayant pris
son relais.

M. Charles de la Baume a justifié la sous-traitance par la lenteur de
la procédure administrative de régularisation des contrats et la
faiblesse des fonds propres de la SATIF qui ne permettait pas de
régler les rémunérations de l'équipage. Il a rappelé que les contrats
n'étaient signés qu'en juin, alors que les prestations avaient débuté
en janvier de la même année et que le premier versement n'intervenait
souvent qu'en octobre. La SATIF ne pouvait non plus, d'après lui, pour
des raisons de confidentialité, demander l'ouverture d'une ligne de
crédit à une banque. La sous-traitance aurait ainsi permis de régler
un problème de trésorerie.

* La MIS, dont le capital était de 2,5 millions de francs, ne
constituait pas seulement un relais financier pour rémunérer
l'équipage. Elle en était en droit le seul employeur, puisque son
PDG ou son mandataire ont signé les contrats de travail.
M. Patrick Andrieu a fait valoir que le contrat signé avec la
SATIF ne précisait pas l'identité des membres d'équipage recrutés
pour la Mission, ce qui renvoyait à la seule SATIF le soin du
recrutement et de l'embauche. Mais il est légitime de s'interroger
sur l'absence de tout contrôle de l'exécution du contrat par le
Ministère de la Coopération.

La complexité du dossier explique les difficultés rencontrées par les
familles dans les demandes d'indemnisation, les administrations, les
compagnies d'assurance et les différentes sociétés concernées ayant eu
du mal à trouver un accord.

b) Quel était le statut de l'équipage ?

Les trois membres de l'équipage doivent être considérés comme des
assistants techniques indirects. Il n'existe donc pas d'ambiguïté sur
leur statut.

Malgré l'existence de contrats de travail de droit privé avec une
société (d'abord ASI puis MIS), et même si le Ministère de la
Coopération n'avait pas à connaître des relations contractuelles avec
un employeur privé, leurs liens avec la Coopération étaient étroits.
Leurs rémunérations étaient payées sur fonds publics, imputés à partir
de 1990 sur un article du budget de fonctionnement relatif à
" l'assistance technique indirecte ". Leur contrat stipulait qu'ils
devaient être immatriculés auprès de la Mission de coopération à
Kigali. Le chef de la Mission de coopération attestait de leur
présence et de la réalité de leur activité ; une seule attestation de
ce type a été fournie et il n'existe plus de dossier de paiement.

Plusieurs autres indices confirment ce statut. D'une part, le
ministère de la Coopération a accordé la prise en charge des frais
d'obsèques par une décision du 10 août 1994 qui a expressément
qualifié les membres d'équipage " d'assistants techniques indirects ".
D'autre part, le dédommagement des effets personnels des membres
d'équipage et de leurs familles, après avoir été refusé par les
services du ministère dans un premier temps, ont été pris en charge
sur la base d'un précédent, les ayants droits étant finalement
indemnisés selon les mêmes règles et modalités que les assistants
techniques. Par ailleurs, le ministère a procédé à une transaction
avec la SATIF pour régler la totalité des prestations relatives au
mois d'avril 1994.

c) L'équipage faisait-il du renseignement ?

M. Georges Martres, ancien ambassadeur au Rwanda, a affirmé devant la
Mission que la présence d'un équipage français permettait " de
connaître les déplacements importants du Chef de l'état rwandais ". Il
a confirmé par lettre que cet équipage avait apporté de manière
régulière sa contribution en informant l'ambassadeur et l'attaché de
défense.

M. Jacques Dewatre a cependant indiqué " qu'aucun renseignement
n'avait été fourni par les trois membres de l'équipage du Falcon 50,
qu'ils ne travaillaient pas pour la DGSE ".

M. Charles de la Baume a affirmé à votre rapporteur qu'il n'y avait
aucun lien entre la SATIF et les services de renseignement, que certes
sa société était connue des services et avait été contactée par eux,
mais qu'à sa connaissance, les pilotes n'avaient eu aucun rôle de
renseignement. Il a expliqué au rapporteur que les rapports
trimestriels d'activité (en langue française), prévus par l'article
4-4 du contrat SATIF, concernaient des éléments concrets sur
l'activité des pilotes, permettant de connaître le nombre d'heures de
vol effectuées et donc de vérifier si leur qualifications
professionnelles restaient valables. Il ne s'agissait donc pas de
rapports d'information. Aucun de ses rapports n'a été retrouvé et n'a
pu être communiqué à la Mission.

Votre rapporteur s'est étonné qu'une société ayant fourni des
équipages à la Coopération militaire, par exemple au Tchad, et des
pilotes dans un pays difficile comme le Rwanda, au service d'un
Président menacé, puisse être considérée comme une société classique
sans lien avec le renseignement, même s'il lui a été confirmé que des
pilotes mis à disposition ne rendaient pas compte de leur activité
sauf si certaines informations leur paraissaient importantes.

*

* *

Par l'examen de multiples documents dont certains sont inédits, par le
recoupement de diverses informations collectées par elle à la faveur
des auditions auxquelles elle a procédé, la Mission s'est employée à
examiner chacun des éléments permettant de faire la lumière sur les
conditions dans lesquelles a été abattu l'avion du Président Juvénal
Habyarimana.

Ce travail rigoureux aura permis d'apprécier la fiabilité des
différentes hypothèses formulées avant la création de la Mission, de
même qu'il aura permis de formuler des interrogations nouvelles,
auxquelles il n'a pas été possible de répondre compte tenu du délai
des quatre années qui s'est écoulé depuis les faits.

Il faut aussi rappeler que les missions d'information ou commissions
d'enquête parlementaires ne peuvent procéder à des investigations que
dans le cadre des pouvoirs qui leur sont conférés et qui ne permettent
pas d'aller au-delà du travail effectué.

Il est à souhaiter que les progrès accomplis par le Parlement
permettent à d'autres de poursuivre pour que la vérité soit faite sur
cet événement déterminant de la tragédie rwandaise.

V. - L'OPÉRATION AMARYLLIS

Le 7 avril
, par télégramme diplomatique, le ministère des Affaires étrangères
demande à l'Ambassadeur Jean-Michel Marlaud d'apprécier l'opportunité
d'une évacuation de la communauté française, compte tenu de la
dégradation brutale de la situation à Kigali. Pour le cas où une telle
hypothèse devait se trouver confirmée, les forces françaises
" interviendraient en appui des forces belges " avec lesquelles elles
se coordonneraient. Les assistants militaires techniques seraient
sollicités pour assurer la sécurité de la résidence et celle de
l'ambassade et il est précisé que la famille proche du Président
Juvénal Habyarimana pourrait y trouver refuge.

En quelques heures, les événements vont s'accélérer. Il apparaît
désormais clairement qu'à l'impuissance de la MINUAR, dont dix Casques
bleus du contingent belge ont été assassinés, s'ajoute l'incapacité du
chef d'état-major de la Gendarmerie (le Général Ndindiliymana) et du
nouveau Chef d'état-major des armées (le Colonel Gatsinyi) de rétablir
l'ordre en dépit de leurs déclarations d'intention.



Le 8 avril
, les Adjudants-chefs Maïer et Didot, responsables des transmissions,
ainsi que l'épouse de ce dernier, sont assassinés. L'information
concernant le couple Didot est donnée par un compte rendu radio du
directeur de l'hôtel Méridien, M. Eric Lefèvre, qui fait état d'un
assassinat par des éléments du FPR.

Vers 19 heures, l'ambassadeur à Kigali rend compte en ces termes de
l'assassinat des époux Didot : " cinq Rwandais qui viennent d'arriver
à l'hôtel Méridien ont indiqué qu'ils étaient réfugiés chez M. et
Mme Didot lorsque des soldats du FPR sont entrés, les ont fait sortir
(ils sont Tutsis) et ont abattu les Didot ".

Les Adjudants-chefs Maïer et Didot faisaient partie des 24 assistants
militaires techniques restés au Rwanda après le départ des troupes de
Noroît le 15 décembre 1993.

L'Adjudant-Chef Didot était un spécialiste de haut niveau dans la
réparation des postes radio mais " n'a jamais été un spécialiste des
écoutes ", comme l'a souligné le Colonel Jean-Jacques Maurin en
réponse à certaines assertions. Il avait été chargé de mettre en place
le réseau sécuritaire de l'ambassade équipé de postes YAESU ; il était
également responsable des liaisons radio entre les membres de la
Mission de coopération. Sa compétence l'avait conduit à assurer la
formation des personnels rwandais chargés des transmissions, ainsi que
la maintenance des postes radio de l'ensemble de l'armée rwandaise.

En raison du relief des collines, il avait installé sur le toit de sa
maison, elle-même située en hauteur, une antenne relais. Le Colonel
Jean-Jacques Maurin a rappelé à ce sujet que l'Adjudant-Chef Didot
possédait -à titre personnel- un poste radio émetteur-récepteur
modulation de fréquence (MF) de courte portée avec une antenne
extérieure classique. Ce poste lui permettait d'avoir des liaisons
correctes avec des interlocuteurs dotés d'un poste radio portatif MF
compatible dans un rayon de dix kilomètres. Cet équipement a-t-il plus
particulièrement attiré l'attention des auteurs des massacres qui
tenaient précisément à s'emparer du matériel et à entrer sur le réseau
interne de transmissions français ? Cette crainte est émise par
l'ambassadeur, qui indique dans un télégramme que, dans ces
conditions, le FPR peut nous écouter.

S'agit-il au contraire d'une exaction arbitraire réalisée dans
l'ignorance des qualités professionnelles des Adjudants-chefs Maïer et
Didot mais perpétrée par le FPR dans le but de " faire passer un
message à la France " pour signifier le caractère indésirable de sa
présence ?

Aucun élément ne permet de répondre définitivement à cette
interrogation. La seule information précise vient du témoignage écrit
du Colonel Jean-Jacques Maurin que ce dernier a adressé à la Mission.
" Le mardi 12 avril, le Major médecin belge Théry, qui avait récupéré
les corps du couple Didot avec l'aide de trois officiers sénégalais de
la MINUAR, m'informe que toute leur maison avait été saccagée et le
matériel informatique détruit. La détérioration éventuelle radio ne
fut pas évoquée et je ne peux donc pas vous donner d'informations
précises sur ce point. "

Aucun élément matériel n'est venu à ce jour apporter la preuve
formelle de ce triple assassinat par le FPR. Le témoignage des voisins
tutsis rwandais présents chez les Didot au moment du drame et le fait
que les Adjudants-chefs Maïer et Didot étaient logés dans des villas
proches de l'hôtel Méridien situé en zone FPR excluant par conséquent
la présence des FAR accréditent cependant très fortement cette thèse
sans la rendre pour autant irréfutable.

L'assassinat des Adjudants-chefs Maïer et Didot et de l'épouse de ce
dernier porte à six le nombre des Français victimes des événements
survenus au Rwanda depuis deux jours.

Le ministères des Affaires étrangères répond le 8 avril à 22 heures :
" devant les risques que présente la situation au Rwanda, des
dispositions sont prises pour procéder à l'évacuation de nos
ressortissants ".

L'opération Amaryllis vient d'être déclenchée par la France de façon
unilatérale. Cette intervention, strictement limitée dans le temps
-elle se déroulera du 8 au 14 avril- a vocation d'assurer la
protection et l'évacuation des ressortissants français ou étrangers.
Près de 1 500 personnes seront évacuées. Ce ne sera pas, en revanche,
une intervention venant en soutien des forces belges. Mais la France
intercédera en leur faveur auprès des FAR pour que ces forces puissent
se poser à l'aéroport de Kigali.

A. Les ordres d'opÉration

1. Les objectifs

Les objectifs de l'opération Amaryllis définis par l'ordre de Mission
diffusé le 8 avril 1994 à 23 heures 30 sont les suivants :



" - préparer l'opération d'évacuation de nos ressortissants ;

- tenir et contrôler les installations de l'aéroport international de
Kigali pour le 9 avril en fin de matinée ;

- être en mesure, si les circonstances le permettent, de procéder dans
un premier temps à l'évacuation d'une soixantaine de passagers dont le
choix et l'acheminement jusqu'à l'aéroport relèvent de l'Ambassadeur
de France. "

La prise de contrôle préalable de l'aéroport de Kigali s'explique par
le fait que " la MINUAR ne tenant plus l'aéroport, la décision a été
arrêtée d'engager dans la nuit une opération qui permettra à des
éléments français d'en assurer le contrôle ".

De ce point de vue, Amaryllis en procédant au contrôle initial d'un
point clé sur le terrain est conforme à la procédure retenue
habituellement pour effectuer une opération d'évacuation, ainsi que
l'a précisé lors de son audition le Colonel Henri Poncet.

De la même manière, c'est tout à fait classiquement, comme il est
indiqué par télégramme diplomatique, qu'il revient à l'ambassadeur
d'établir la liste et l'ordre de priorité des personnes, françaises ou
étrangères, à évacuer et qu'il appartient aux forces armées d'assurer
la partie logistique de l'opération.

Le Colonel Henri Poncet a souligné, au cours de son audition, qu'une
évacuation de ressortissants est une opération conduite par le
ministère des Affaires étrangères et décidée au plus haut niveau de
l'Etat et que la décision se prend en cellule de crise regroupant
Matignon, le Quai d'Orsay, le ministère de la Défense et le ministère
de la Coopération.

La spécificité de l'opération d'évacuation Amaryllis tient dans la
demande d'évacuation " en avant-première " d'une soixantaine de
personnes, si les circonstances le permettent. C'est ainsi que
43 Français et 12 personnes de la parenté du Président Juvénal
Habyarimana, parmi lesquelles son épouse et ses trois enfants,
partiront le 9 avril par le premier avion qui décollera à 17 heures de
l'aéroport de Kigali.

2. Les règles de comportement

Il est précisé que " le détachement français adoptera une attitude
discrète et un comportement neutre vis-à-vis des différentes factions
rwandaises ". L'ouverture du feu est " limitée à la légitime défense
du personnel du détachement, étendue à toute personne placée sous sa
protection ".

Sur le plan diplomatique, les mêmes règles s'appliquent, puisqu'il est
demandé aux ambassadeurs français le 9 avril de souligner auprès des
autorités de leur pays de résidence que la France mène " une opération
temporaire à but strictement humanitaire qui n'interférera en aucune
façon dans le processus politique rwandais ". L'ambassadeur de France
à Kigali est prié quant à lui de prendre contact avec le Président
ougandais Yoweri Museveni ; il s'agit de lui préciser que le FPR a été
informé du caractère de l'opération Amaryllis et de lui demander
" d'intervenir auprès de ce dernier pour que rien ne soit fait qui
pourrait entraver l'action des éléments militaires français ".

Ces règles de comportement susceptibles d'évoluer en fonction des
circonstances n'ont pas été modifiées au cours de l'opération. En
revanche, une série d'ordres de conduite est venue compléter les
consignes au fur et à mesure du déroulement de l'opération.

B. Les ordres de conduite

1. L'ordre de conduite n° 1

L'ordre de conduite n° 1 (9 avril-21 heures 59) ne modifie guère les
consignes initiales. La Mission est " d'évacuer les familles
françaises, puis les ressortissants étrangers qui en expriment le
désir ". L'évacuation se fait toujours en liaison avec les autorités
diplomatiques.

Le Colonel Bernard Cussac, de retour de France, reprend les fonctions
d'attaché de défense. Le Colonel Henri Poncet prend les fonctions de
commandant d'opération et a sous son contrôle les personnels AMT
" dont il aurait besoin pour des missions particulières ". Les règles
d'engagement ne sont pas modifiées.

2. L'ordre de conduite n° 2

L'ordre de conduite n° 2 (10 avril 1994-21 heures 22) ne change pas la
Mission ni les règles de comportement. Il signale le démarrage
effectif de l'offensive du FPR, qu'il situe le 10 avril dans
l'après-midi, et non pas le 6, comme certains l'ont parfois hâtivement
affirmé.

3. L'ordre de conduite n° 3

L'ordre de conduite n° 3 (11 avril-20 heures 12) fait évoluer
légèrement la mission. Il s'agit toujours de tenir l'aéroport et les
axes qui y conduisent pour procéder " à l'évacuation de certains
ressortissants étrangers " (sans plus de précisions) " et de notre
mission diplomatique prévue le 12 avril à partir de 7 heures ".
L'évacuation des Français est terminée. Il s'agit maintenant
" d'accélérer l'évacuation des ressortissants étrangers et des
personnels de l'ambassade et de préparer le retrait progressif des
unités ".

Il est à noter qu'il n'est pas fait de distinction sur les
nationalités des personnels de l'ambassade. Le départ définitif est
prévu pour le lendemain, qui est un mardi. Les ordres des militaires
ne s'opposaient donc pas à une recherche des personnels rwandais de
l'ambassade et à leur évacuation.

4. L'ordre de conduite n° 4

L'ordre de conduite n° 4 (12 avril-22 heures 47) définit les
conditions du retrait définitif des unités qui a déjà commencé. Le
Colonel Henri Poncet conserve les fonctions de commandant de
l'opération Amaryllis. Le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin prend
les fonctions de chef du détachement spécialisé. Il est placé sous
l'autorité du COMOPS tant que ce dernier est présent à Kigali. Il
passe ensuite sous l'autorité directe du chef d'état-major des armées.
Les règles de comportement sont inchangées.

C. Le dÉroulement de l'opÉration

Amaryllis a permis de procéder en moins d'une semaine à l'évacuation
de près de 1 500 personnes, c'est dire qu'elle s'est déroulée à un
rythme soutenu.

1. Les moyens mis en oeuvre

Les moyens humains et matériels utilisés se sont révélés globalement
efficaces et ont permis d'évacuer sans problème, dans des conditions
pourtant risquées, les personnes concernées.

Pour remplir sa mission, le COMOPS disposait d'un état-major tactique
renforcé par les éléments français d'assistance opérationnelle (EFAO),
de trois compagnies d'infanterie parachutiste avec groupe antichar,
d'une équipe CRAP et d'un détachement spécialisé chargé de la sécurité
des transferts entre les points de regroupement et l'aéroport, ainsi
que de plusieurs cellules appropriées à ce type de mission.

La flotte aérienne (8 C160 et 1 C130) a répondu aux besoins tant pour
l'acheminement des troupes que pour l'évacuation des ressortissants.

Les trois unités d'infanterie étaient réparties comme suit :

- une unité pour le contrôle de la plate-forme et l'armement du centre
d'évacuation ;

- une unité pour le contrôle de l'ambassade et des points de
regroupement ;

- une unité pour les escortes et en réserve d'intervention.

Le détachement spécialisé et les CRAP ont été, quant à eux, plus
spécialement chargés des opérations d'extraction ou d'escorte de
personnalités.

L'accompagnement systématique des équipes d'Amaryllis par un binôme
d'assistants militaires techniques jouant le rôle de guides a permis
d'améliorer très nettement les conditions d'extraction des
ressortissants, compte tenu notamment de la médiocre qualité des
renseignements dont disposaient les forces d'intervention.

Le détachement du centre d'évacuation de ressortissants du
511ème régiment du train (Centrevac), composé de dix-neuf personnes,
s'est tout d'abord intégré au dispositif d'évacuation mis en place à
Bangui par les EFAO avant d'être envoyé le 10 avril à Kigali où le
système informatique Resevac a été mis en place pour l'enregistrement
des ressortissants restant à évacuer, mais ce dispositif n'a pas
servi.

Par ailleurs, la rapidité de l'opération n'a pas permis l'acheminement
de véhicules (comme le blindé léger Auverland) qui auraient facilité
le contrôle de l'aéroport et des axes d'évacuation, et permis
d'atteindre rapidement les centres de regroupement. Malgré les
demandes formulées, la MINUAR a refusé de mettre des véhicules à
disposition du détachement français et aucun renseignement n'a été
transmis sur la situation militaire. Aussi, comme l'a précisé le
Colonel Henri Poncet, le détachement a-t-il été motorisé grâce à la
récupération de véhicules abandonnés par la MINUAR ou appartenant à
des coopérants.

Dès l'annonce de l'attentat, l'état-major des armées avait décidé la
mise en alerte des forces prépositionnées en Afrique centrale et de
certains éléments spécialisés. C'est ainsi que, dès le 7 avril, les
moyens suivants se trouvaient disponibles :

- à Bangui : une compagnie parachutiste, un EMT réduit, une station
Immarsat, deux C160 ;

- à Libreville : une compagnie parachutiste et deux C160 ;

- à Biarritz : un détachement spécialisé prêt à embarquer dans un C130
pour une mise en place en Afrique centrale.

Ce prépositionnement des forces françaises a incontestablement
contribué à leur intervention dans les délais requis par la gravité de
la situation.

2. La chronologie des événements

Dans la nuit du 8 au 9 avril, quatre appareils C160 effectuent un
" poser d'assaut " à trente secondes d'intervalle. En moins d'un quart
d'heure, à 1 heures 30 du matin, un effectif de 151 hommes est mis en
place autour de la piste avec deux véhicules radio. A 2 heures 45, la
piste et les bâtiments abandonnés par les Casques bleus et occupés par
les FAR sont sous contrôle des troupes françaises. A 4 heures 30, un
cinquième avion C160 dépose quarante hommes supplémentaires. Un C160
est maintenu sur place pour effectuer la première évacuation des
ressortissants.

Ces deux premières vagues auront permis l'aéroportage de l'EMT du
Colonel Henri Poncet (3ème RPIMA) comprenant un groupe de recherche,
une unité élémentaire renforcée d'un groupe Milan et une équipe de
santé. Ce détachement, dont le commandement est confié au
Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin, adjoint de l'attaché de
défense, a pour mission d'assurer la sécurité de la plate-forme.
L'arrivée sur l'aéroport de Kigali a été largement facilitée par la
présence des coopérants militaires en poste à Kigali, qui ont
notamment convaincu les forces armées rwandaises de retirer les
véhicules qui obstruaient la piste d'atterrissage.



La matinée du 9 avril
est consacrée à la planification de l'évacuation des ressortissants et
notamment la reconnaissance des axes permettant l'évacuation à partir
des centres de regroupement.

Dans l'après-midi du 9 avril, le détachement assure le contrôle des
centres de regroupement dans le quartier de l'ambassade, notamment de
l'école française. L'itinéraire d'évacuation évite le centre ville et
traverse les faubourgs sud. Le dispositif est renforcé par l'arrivée
de trente-cinq hommes supplémentaires. A 17 heures, en application des
ordres d'opération, le premier avion C130 décolle avec à son bord
quarante-trois ressortissants français et douze membres de la famille
Habyarimana. A 18 heures, quatre C160 décollent de Bangui avec une
unité du 3ème RPIMA venant de Bouar, soit 128 hommes, portant
désormais à 359 hommes l'effectif présent à Kigali.

Le Colonel Henri Poncet, commandant de l'opération Amaryllis, est
autorisé à prendre sous son contrôle opérationnel les personnels de la
MAM. Le Colonel Bernard Cussac, absent au début des événements,
reprend ses fonctions d'attaché de défense.



La journée du 10 avril
est marquée par le décollage de Bangui de trois C160 transportant la
compagnie du 8ème RPIMA venant de Libreville, portant l'effectif total
à 464 hommes. Parallèlement, commencent les huit premières rotations
d'évacuation vers Bujumbura. Les extractions s'effectuent de plus en
plus difficilement, notamment près de l'hôtel Méridien sous les feux
de tirs FPR. Au total, deux unités assurent le contrôle du terrain et
une unité est déployée en ville, où deux sections protègent le centre
d'évacuation principal de l'école française, une section assure la
sécurité de l'ambassade de France et une quatrième contrôle le centre
culturel.

C'est au cours de cette journée que seront évacués, avec leurs
accompagnateurs, les 97 enfants de l'orphelinat Sainte-Agathe situé à
Masaka. Ils partiront le lendemain par avion.

Un message de l'attaché de défense du 10 avril indique " Le 10, en
province, le FPR a mis à exécution sa menace et a fait progresser,
dans l'après-midi, l'équivalent de deux bataillons jusqu'à 10 et 15 km
au nord de Kigali, tout en tentant de couper l'axe descendant de
Kagitumba vers le sud ".

Cette information donnée par les militaires français et confirmée à
Kigali par les autorités rwandaises lors de la visite des rapporteurs,
écarte définitivement l'argument selon lequel le FPR aurait procédé
dès le 6 avril au matin à des mouvements de troupe pour être dans
Kigali dès le 6 au soir, ce qui aurait pu donner à penser qu'il
connaissait le projet d'attentat contre l'avion présidentiel.
L'attaché de défense note dans son message (n° 932) " Le FPR poussait
l'investissement de Kigali, ses unités de tête en provenance du nord
bordent maintenant les hauteurs de la ville, tandis que dans le centre
de la capitale, le bataillon déjà présent s'est constitué un assez
vaste périmètre de sécurité. Les infiltrations risquent de se
multiplier, en prélude à une opération de jonction entre les
éléments ". En ville, les combats s'intensifient. La plupart des
ressortissants français ont déjà été évacués ou regroupés à l'école
française. Les opérations se poursuivent ; elles concernent les
ressortissants français et étrangers.

A 15 heures 30, l'ambassadeur à Kigali, " compte tenu de la décision
de fermer le centre de regroupement français, de l'aggravation de la
situation à Kigali et de l'installation du Gouvernement à l'hôtel des
diplomates, très proche de l'ambassade ainsi soumise au risque d'être
la cible des tirs " propose au quai d'Orsay la fermeture de
l'ambassade de France le lendemain matin 12 avril.



La journée du 12 avril
est marquée par le départ à l'aube de l'ensemble du corps diplomatique
français et des personnels de la MAM vers l'aéroport sous escorte du
détachement spécialisé d'Amaryllis. Deux C160 quittent Kigali à
7 heures 30. Le premier transporte le personnel de l'ambassade, le
second le matériel ainsi que les corps des trois membres de l'équipage
de l'avion présidentiel. Les corps du couple Didot sont retrouvés
enterrés dans leur jardin.

L'attaché de défense constate : " Depuis ce matin, l'équilibre des
forces à Kigali est rompu en faveur du FPR qui tient principalement
les faubourgs du nord de la ville et qui a réussi à s'infiltrer au sud
de l'aéroport de Kanombe. Les gouvernementaux se sont regroupés en
ville, mais sont présents sur l'aérodrome qui est pratiquement
encerclé. Le FPR poursuit sa poussée vers le sud, notamment dans les
secteurs de Ruhengeri et du Rulindo ". Le FPR a déclaré qu'il donnait
60 heures aux troupes étrangères pour quitter le Rwanda après avoir
évacué leurs ressortissants. La France annonce son désengagement.



Le 13 avril
est consacré au retrait des compagnies. Le dernier avion attendra pour
décoller que les dépouilles des époux Didot et celle de l'adjudant
chef Maïer retrouvées le matin même aient été récupérées. Il ne reste
plus sur place aux ordres du Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin
que 33 hommes du détachement spécialisé du COS et deux hommes de
l'AMT.



Le 14 avril
, compte tenu du désengagement opéré par les Belges la veille au soir,
l'ordre est donné au Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin de rentrer
à Bangui avec son détachement. Le C 130 maintenu sur place décolle,
après deux tentatives de mise en route interrompues par des tirs
d'obus.

3. Les enseignements

* L'utilité des forces prépositionnées a été patente. Précocement
placées en état d'alerte, elles ont joué un rôle déterminant
créant un effet de surprise et permettant au plus vite et au plus
tôt de contrôler l'aéroport et de procéder aux premières
évacuations, alors que les troupes belges décollaient à peine de
Bruxelles.
* En revanche, il est à noter, alors que les soldats français sont
présents sur le territoire rwandais depuis plus de trois ans, que
le détachement ne disposait que de très peu de cartes et de plans
de la ville et qu'il n'existait pas de liste exhaustive des
ressortissants, qui aurait été extrêmement utile après le départ
des personnels de l'ambassade pour traiter les cas isolés.

Dans les comptes rendus d'opérations, il est proposé de mettre en
place systématiquement dans les capitales africaines, un dispositif
informatisé et centralisé d'identification et de localisation des
ressortissants.

* La coopération interarmées s'est déroulée de façon contrastée.
L'intervention militaire belge n'était pas souhaitée par les
autorités rwandaises qui, redoutant des dérapages, se sont
montrées très favorables à ce que " la France assure seule la
sécurité des ressortissants étrangers qui souhaitent quitter le
Rwanda ". Dans l'hypothèse d'une " présence militaire seulement
française, il n'y aurait aucune objection rwandaise à ce que des
avions vides des pays concernés se posent à Kigali pour emmener
les ressortissants étrangers hors du pays " précise l'ambassadeur
de France.

Les différents Etats concernés ainsi que la MINUAR procéderont
cependant à leurs propres opérations d'évacuation. Un certain nombre
de ressortissants français regroupés à l'hôtel Méridien seront évacués
par la MINUAR.

Comme l'a indiqué le Colonel Henri Poncet, la France a toutefois
négocié avec un commandant des FAR l'arrivée des soldats belges à
l'aéroport. Les FAR en effet semblaient déterminées à tirer sur les
avions belges avec des pièces d'artillerie sol-air. Il a déclaré qu'il
avait alors fait positionner, à proximité de chaque pièce d'artillerie
sol-air, un soldat français qui avait l'ordre de tirer sur tout soldat
rwandais qui ouvrirait le feu sur les avions belges.

La lecture des télégrammes enseigne par ailleurs que la France a
régulièrement informé les FAR des modalités d'intervention des troupes
belges, puisqu'il est notamment indiqué le 10 avril par l'ambassadeur
de France : " le nombre de militaires prévu par les Belges est de 400
et non 250... J'attire l'attention du département sur la nécessité
d'éclaircir rapidement la question du volume de la force belge...
L'arrivée d'un nombre plus important, sans rectification préalable de
notre part, affecterait notre crédibilité vis-à-vis des FAR ".

S'agissant des tirs de mortiers qui ont précédé, en l'empêchant à deux
reprises, le décollage du dernier C 130 de l'aéroport de Kigali, le
Colonel Jean Balch a transmis à la Mission son témoignage direct et
personnel :



" J'ai l'honneur de porter à votre connaissance quelques précisions
sur les tirs de mortiers qui ont précédé notre décollage à la fin de
l'opération " Amaryllis ". Je précise que ces tirs n'ont en aucune
manière gêné l'accomplissement de notre mission puisque cette dernière
était terminée et que nous avions reçu l'ordre de quitter Kigali.

" Dès la fin du deuxième tir, j'ai envoyé un groupe faire le tour
complet de l'aéroport et de ses abords afin de trouver et neutraliser
cette pièce qui ne pouvait, à mon sens, appartenir qu'aux Forces
armées rwandaises : parmi les forces présentes à Kigali à ce moment-là
les seules dotées de machines étaient :

" - les FAR : ils nous voyaient partir avec " regret "... et pouvaient
tenter, dans un dernier geste de désespoir, de nous en empêcher ;

" - le FPR : ils attendaient notre départ avec impatience et n'avaient
aucun intérêt à le différer ;

" - les troupes belges : IMPENSABLE, même s'ils souhaitaient, à
l'évidence, nous voir rester le plus longtemps possible à leurs
côtés ;

" Le groupe est rentré de sa mission sans avoir vu la moindre pièce
mortier des FAR, en revanche, une pièce mortier belge se trouvait en
bout de piste. Mes hommes ne s'y sont bien sûr pas attardés, leur
mission était de trouver un mortier des FAR.

" La deuxième précision que je ferai est la suivante : ces tirs ont
toujours été effectués à une distance d'environ quarante mètres devant
l'avion, en barrage. Il n'y a jamais eu de " correction ", il
s'agissait donc non de tirs destinés à détruire, mais de tirs
d'intimidation, qui visaient à nous empêcher de décoller, d'autant
qu'ils se déclenchaient à chaque fois que nous commencions à embarquer
dans le C 130.

" Voici les faits, partant de là toutes les suppositions ou
interprétations sont possibles, mais elles ne resteront en tout état
de cause, faute de preuves, que des hypothèses. "

Pour sa part le Colonel Henri Poncet, a précisé lors de son audition
qu'il ne voyait pas le motif pour lequel les Belges auraient tiré sur
l'avion français. Il a estimé toutefois que les Belges auraient
certainement souhaité le maintien des forces françaises deux ou trois
jours supplémentaires, pour ne pas perdre le bénéfice du contrôle
d'une partie de la ville, ainsi que celui d'un éventuel appui
militaire pour l'évacuation de leurs propres ressortissants.

Les ressortissants italiens ont été regroupés sur la plate-forme par
le détachement français, confiés au Consul d'Italie et aussitôt
évacués par un C 130. Faute d'unités spéciales formées pour cela, les
Italiens ont refusé de participer à la défense de la plate-forme.

Les relations avec les forces des Nations Unies ont souvent été
tendues. Le Colonel Henri Poncet n'a pu évoquer que le passage fugitif
du Général Romeo Dallaire à son PC. Il a précisé que celui-ci ne lui
avait apporté aucun soutien, aucune aide, aucun renseignement pendant
toute la durée de l'opération, alors même qu'un officier de liaison de
la MINUAR se trouvait à l'aéroport qui aurait pu donner des
informations sur le dispositif de la MINUAR en ville et notamment sur
ses fréquences radio, ce qui aurait permis de faire le point de la
situation.

Enfin, malgré les demandes répétées du COMOPS, aucun véhicule n'a été
mis à la disposition du détachement français pour transporter les
ressortissants, mais le Général Romeo Dallaire a reproché aux forces
françaises d'avoir utilisé des véhicules abandonnés de la MINUAR
qu'elles avaient cependant maquillés et décorés de drapeaux français
pour éviter toute confusion avec les véhicules des Nations Unies.

D. Les critiques

Si, sur un plan technique cette opération a incontestablement
constitué un succès, Amaryllis a néanmoins fait l'objet de critiques
multiples portant principalement sur sa nature même -n'était-elle
qu'une opération à vocation humanitaire ?- et sur le caractère
sélectif des évacuations réalisées.

1. La nature de l'opération

Amaryllis est d'abord une opération d'évacuation classique de
ressortissants français et étrangers dont il a été indiqué qu'elle
avait été présentée comme neutre et humanitaire. Toutefois, certains
éléments prouvent qu'Amaryllis aurait pu évoluer autrement que comme
une simple opération humanitaire, mais cela ne fut pas le cas.

* L'utilisation de missiles Milan

La destruction du toit de la Mission de coopération, le 11 avril, pour
y installer une batterie de missiles Milan a fait l'objet de
critiques, car elle a été interprétée comme une ingérence française,
destinée à aider les FAR dans leur résistance armée contre le FPR.
Cette destruction a été confirmée par le chef de la MCAC, M. Michel
Cuingnet, qui s'en est étonné auprès de l'attaché adjoint de défense,
le Lieutenant Colonel Jean-Jacques Maurin. Celui-ci lui aurait répondu
qu'il s'agissait d'un problème militaire, que " c'était la guerre " et
que cela ne le concernait plus puisqu'il allait être évacué.

Cette question, posée au Général Jean-Pierre Huchon, l'a conduit à
indiquer que ces missiles avaient peut-être été posés sur le toit par
simple précaution, la compagnie pouvant craindre une arrivée des
blindés du FPR. Il a également été signalé que, dans chaque compagnie,
se trouve toujours un groupe de deux pièces Milan.

Interrogé lui aussi sur cette question par la Mission, le
Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a indiqué que l'unité envoyée
était la compagnie d'éclairage et d'appui du 3ème RPIMA, commandée par
le Capitaine Millet ; la compagnie avait ce matériel en dotation. Le
Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a précisé que la batterie Milan
avait été placée au-dessus de son PC, et qu'elle n'était pas armée de
missiles. Il a aussi indiqué que ce matériel était équipé d'une
lunette performante permettant de suivre attentivement, notamment la
nuit, les différents mouvements alentours.

Il paraît, dans ces conditions, hasardeux de considérer la présence de
ces missiles, le 11 avril, sur le toit de la Mission de coopération,
comme la manifestation d'une volonté de soutenir les FAR contre le
FPR. Il ne s'agissait que d'un matériel d'observation. Il convient
également de préciser que l'opération Amaryllis supposait qu'on
maîtrisât les axes de communication jusqu'à l'aéroport et qu'à cette
fin les missiles Milan pouvaient se révéler utiles.

* La fermeture de l'ambassade

Un message du Colonel Jean Balch fait état d'une analyse plus
personnelle. Tout en reconnaissant la réalité du danger justifiant
l'évacuation des ressortissants, cet officier estime pour autant que
la fermeture de l'ambassade, symbole de la présence française, a été
prise un peu hâtivement. Il précise : " rien ne laissait en effet
présager à ce moment-là une victoire du FPR, les FAR résistaient tout
à fait correctement à la poussée des Inkotanyi. Il aurait suffi de
très peu de choses (quelques conseillers militaires français) pour que
l'on assiste à un renversement de la situation. Juin 1992 et février
1993 auraient parfaitement pu être "rejoués" en avril 1994 ".

Il est toutefois important de noter que ce commentaire au conditionnel
n'est que l'expression d'un point de vue personnel. Il témoigne
cependant de l'état d'esprit de certains militaires qui, parce qu'ils
avaient tissé des liens personnels avec des militaires des FAR dont
ils avaient instruit les compétences dans le cadre d'une coopération
qui fut parfois longue, ont éprouvé quelque difficulté à quitter
subitement le Rwanda. De même qu'ils n'ont pas toujours pris l'exacte
mesure des événements sanglants qui ont conduit au génocide.

Il faut ici rappeler l'extrême rapidité avec laquelle la situation
s'est dégradée et le fait que les 25 militaires restés sur place dans
le cadre de l'Assistance militaire technique n'étaient pas préparés à
un départ aussi soudain. Sur ce point, le Colonel Grégoire de
Saint-Quentin, alors Commandant, a fait remarquer qu'au lendemain
du 6 avril, il n'avait pas ressenti comme une priorité urgente la
recherche d'éléments explicatifs de l'attentat, car il pensait avoir
le temps d'y procéder dans les jours qui allaient suivre.

* Le maintien du COS

Le 12 avril, le Général Le Page, responsable du commandement des
opérations spéciales COS, envoie au Lieutenant Colonel Jean-Jacques
Maurin, commandant les opérations spéciales, les consignes suivantes :

Un détachement du COS est maintenu à Kigali et placé sous commandement
opérationnel du CEMA.

Sa mission est :

- d'extraire les ressortissants, non volontaires jusqu'à présent et
qui le souhaiteraient, ou tout autre nouveau cas ;

- de tenter de localiser le coopérant disparu ;

- de renseigner sur la situation locale ;

- de proposer des attitudes ou des modes d'action en fonction de
l'évolution de celle-ci ;

- de guider toute opération d'appui aérien ;

- de vous exfiltrer si nécessaire.

Sur la base de cette adresse personnalisée et compte tenu de la
situation qui ne cesse de s'aggraver, le Lieutenant-Colonel
Jean-Jacques Maurin décidera le rapatriement de l'ensemble des
33 éléments du COS et des deux derniers AMT le 14 avril.

Toutefois, si tel n'avait pas été le cas, on aurait pu légitimement
remettre en cause le principe du maintien du COS à Kigali, alors que
nous n'avions plus de représentation diplomatique. Il convient surtout
de s'interroger sur la mission consistant à guider toute opération
d'appui aérien dont on ne voit pas à qui elle aurait pu bénéficier, si
ce n'est aux FAR.

* Les accusations du Colonel Marchal

Dans une interview accordée en août 1995 à la BBC, le Colonel Marchal,
commandant le secteur de Kigali dans le cadre de la MINUAR, a déclaré
que la France avait procédé à des livraisons d'armes aux forces armées
rwandaises pendant le déroulement de l'opération Amaryllis. Interrogé
sur cette déclaration par les rapporteurs, le ministère belge a fait
parvenir à la Mission une réponse écrite indiquant : " le Colonel
Marchal confirme qu'un des observateurs des Nations Unies sous ses
ordres à l'aéroport de Kigali, un officier sénégalais, lui a rapporté
oralement, dans le courant de la nuit du 8 au 9 avril, que des caisses
de munitions de mortiers avaient été débarquées d'un des trois avions
militaires français ayant atterri cette nuit là à Kigali et qu'elles
avaient été chargées sur des véhicules de l'armée rwandaise. "

En réponse à cette correspondance, le Colonel Henri Poncet a fait part
de ses commentaires écrits :



" - Les unités sous mes ordres n'étaient pas équipées de mortiers et
n'ont donc pas déchargé de munitions.

" - J'ai effectivement procédé à la "réquisition" de quelques
véhicules militaires rwandais le 9 avril au matin afin d'acheminer un
détachement à l'ambassade de France.

" - A ma connaissance, seul un officier uruguayen, observateur
militaire, était présent sur l'aéroport mais il m'a été impossible de
le localiser et de le rencontrer. Un capitaine sénégalais s'est par
contre présenté à mon PC le 11 ou le 12 avril."

* La non interposition face aux massacres

A la critique d'une opération de soutien militaire déguisée en
opération humanitaire, s'ajoute celle, diamétralement opposée, d'une
opération trop exclusivement humanitaire qui aurait dû être une
opération militaire d'interposition. Ce regret a notamment été exprimé
devant la Mission par Mme Alison Des Forges, qui a considéré qu'il
aurait été possible d'arrêter le génocide dès son commencement car les
génocidaires étaient en nombre limité dans une structure très
centralisée.

Elle a rappelé que le Général Christian Quesnot avait, lui aussi,
estimé devant la Mission que la réunion des forces d'évacuation et des
forces de la MINUAR aurait permis d'arrêter les tueries. Elle a
cependant reconnu que " le Général Romeo Dallaire n'était pas
enthousiaste à l'idée d'une force conjointe avec les forces
d'évacuation, estimant que, logistiquement, elle serait difficile à
mettre en oeuvre ". Mme Alison Des Forges a aussi précisé qu'avec
1 800 hommes supplémentaires, le Général Romeo Dallaire pensait
pouvoir agir avec la MINUAR.

Il faut toutefois se souvenir que le FPR était présent dans Kigali au
moment du déclenchement des massacres, avec un bataillon de 600 à 700
hommes, soit largement autant que la totalité des forces d'Amaryllis.
La première réaction des représentants du FPR, le 7 avril, fut d'aller
demander au Général Romeo Dallaire de quelles instructions il
disposait pour intervenir, puis de constater que cette carence des
Nations Unies l'autorisait à engager l'action militaire pour sauver
les Tutsis des massacres en donnant à ses troupes basées à Mulindi
l'ordre de faire mouvement. Cette analyse a été très clairement
exposée aux deux rapporteurs lors de leur déplacement à Kigali par
M. Jacques Bihozagara.

Pour autant, en application des accords d'Arusha, le bataillon du FPR
basé à Kigali ne s'est pas non plus interposé entre le 6 et le
10 avril pour neutraliser les auteurs des massacres. Les militaires
français ont, quant à eux, exécuté les missions d'évacuation des
ressortissants français et étrangers qui leur avaient été assignées,
respectant strictement les ordres d'opérations reçus comme l'indique
le compte rendu de l'opération Amaryllis établi par le Colonel Henri
Poncet lorsqu'il dresse le bilan des rapports entretenus avec la
presse : " Les médias ont été très présents dès le deuxième jour de
l'opération. Le COMOPS a facilité leur travail en leur faisant deux
points de presse quotidiens et en les aidant dans leurs déplacements,
mais avec un souci permanent de ne pas leur montrer des soldats
français limitant l'accès aux centres de regroupement aux seuls
étrangers sur le territoire du Rwanda (directive OO8/DEF/EMA du
10 avril) ou n'intervenant pas pour faire cesser des massacres dont
ils étaient les témoins proches. "

2. Les personnes évacuées

Le bilan des évacuations établi au 14 avril 1994 par l'EMA/COIA fait
état de l'évacuation aérienne par la France de 1 238 personnes dont
454 Français et 784 étrangers parmi lesquels 612 Africains dont
394 Rwandais. Parallèlement, 115 Français ont été exfiltrés par la
route vers le Zaïre et le Burundi. A titre de comparaison, la Belgique
a évacué 1 226 personnes dont 1 026 Belges, l'Italie et le Canada
respectivement une centaine de personnes.

* L'accusation d'évacuation sélective

La France a été accusée d'avoir, d'une part, procédé à l'évacuation
exclusive des dignitaires du régime hutu sans s'être préoccupée du
sort des représentants de l'opposition hutus modérés ou tutsis,
d'autre part, d'avoir appliqué un traitement différent aux personnels
français de l'ambassade et aux personnels rwandais.

La France a effectivement évacué par le premier avion la veuve du
Président Juvénal Habyarimana ainsi que deux de ses filles, un de ses
fils, deux de ses petits-enfants et quelques membres proches de son
entourage limité, conformément aux ordres, à une dizaine de personnes.
Les membres du " deuxième cercle " de la famille Habyarimana
figuraient bien sur la liste des passagers à évacuer au cours des
rotations ultérieures mais ces personnes, comme il a été indiqué, sont
parties par la route à Gisenyi.

S'agissant des personnels de l'ambassade, il est faux de prétendre
qu'il y aurait eu un refus de les évacuer, comme le montre le
télégramme du 11 avril venant de Paris : " le département vous
confirme qu'il convient d'offrir aux ressortissants rwandais faisant
partie du personnel de l'ambassade (recrutés locaux), pouvant être
joints, la possibilité de quitter Kigali avec les forces françaises ".

Il est en revanche exact que les membres français du personnel de
l'ambassade ont pu être plus facilement contactés que les personnels
rwandais qui se sont trouvés, eux, dans l'obligation de se faire
connaître, ce qui les plaçait dans une situation inégalitaire par
rapport aux ressortissants français. Seul, semble-t-il, M. Pierre
Nsanzimana, employé tutsi à l'ambassade de France et cité par
l'ambassadeur Jean-Michel Marlaud, a pu être évacué avec sa famille.

En annexe d'un ouvrage collectif Les crises politiques au Burundi et
au Rwanda, M. André Guichaoua a publié une liste de 178 personnalités
évacuées par l'ambassade de France. Cette liste lui aurait été
communiquée par les autorités burundaises et accréditerait l'idée que
l'ambassade de France a refusé d'abriter de nombreuses personnalités
et n'a recueilli que les dignitaires du régime. M. Jean-Michel Marlaud
s'est inscrit en faux contre cette thèse et a souligné que se
réunissaient à l'ambassade de France non seulement des personnes liées
au régime ou des membres du Gouvernement intérimaire mais aussi des
opposants qui se sentaient en danger et qu'ainsi M. Pascal
Ndengejeiro, ancien Ministre d'opposition MDR, et M. Alphonse Nkubito,
procureur général, réfugiés à l'ambassade, avaient demandé l'asile
politique, comme le précise le télégramme n° 350.

M. Gérard Prunier a relevé qu'à sa connaissance, un seul opposant
politique avait pu se réfugier à l'ambassade française, " en raison
d'une amitié personnelle avec un membre " de celle-ci, M. Joseph
N'Garambé, cadre du parti social-démocrate PSD, dont tous les leaders
avaient été assassinés. Cette présence est confirmée par le télégramme
n° 342.

Il est exact, en revanche, de dire que la très large majorité des
personnalités réfugiées à l'ambassade étaient des représentants et
dignitaires du régime Habyarimana. Il n'est pas acceptable pour autant
de prétendre que la France, par principe, aurait évacué les
génocidaires et notamment M. G. Ruggiu, qui répond actuellement de ses
actes devant le tribunal d'Arusha. Animateur de la radio extrémiste
des Mille Collines, M. G. Ruggiu " ne figure sur aucune des listes des
personnes à rapatrier envoyées par l'ambassade de France à Kigali, non
plus que sur aucune liste de personnes transportées, détenue par le
quai d'Orsay ". C'est ce que confirment les services du ministère des
Affaires étrangères qui ont entrepris des vérifications sur cette
demande précise de la Mission.

* L'évacuation des enfants d'Agathe Uwilingiyimana, Premier
Ministre

Entendu par le rapporteur, M. Bernard Cazeneuve, M. Le Moal, à
l'époque adjoint du Directeur du Programme des Nations Unies pour le
développement (PNVD) et chargé de la mise en place des moyens
d'accompagnement de l'accord de paix à partir de septembre 1993, a
indiqué que, le 7 avril, avec trois voitures de l'ONU, il était
lui-même allé chercher les enfants du Premier Ministre, Mme Agathe
Uwilingiyimana, et qu'il les avait conduits à l'hôtel des Mille
Collines, où il avait demandé au directeur de les abriter. Le dimanche
10 avril, alors que l'Ambassadeur de France Jean-Michel Marlaud venait
de lui signifier qu'il n'était pas possible sans risquer de provoquer
de très graves incidents, compte tenu du climat de haine qui régnait,
de faire évacuer les " enfants d'Agathe ", il était retourné à l'hôtel
des Mille Collines, où il avait appris que les enfants venaient d'être
récupérés par M. André Guichaoua et un ressortissant américain.

M. André Guichaoua a raconté que, devant le refus d'évacuer les cinq
enfants du Premier Ministre assassiné (ils avaient été sauvés par des
employés de l'ONU et s'étaient réfugiés à l'hôtel des Mille Collines),
il avait détourné l'attention des soldats français pour les faire
monter dans l'avion. Les responsables militaires ont nié toute
possibilité d'embarquement sans leur consentement expresse et ont
indiqué qu'ils n'avaient jamais refusé d'embarquer ces enfants. Il est
vrai que la très grande méticulosité de l'opération d'évacuation
paraît incompatible avec le fait que des enfants soient embarqués en
cachette. Amenés à l'aéroport, " les enfants d'Agathe " ont bien été
évacués en toute connaissance de cause par les forces françaises,
l'Ambassadeur Jean-Michel Marlaud ayant finalement obtenu ou donné
l'accord pour les faire partir.

" Les enfants d'Agathe " ont été évacués à Bujumbura, d'où ils ont
pris un vol Air France le lundi 11 avril, ce qui fera dire à
l'Ambassadeur : " s'agissant de l'évacuation des enfants d'Agathe
Uwilingiyimana, je suis surpris que l'on puisse parler d'un retard.
Ils ont été évacués le lundi suivant l'attentat, en même temps, par
exemple, que mon épouse, celle de l'attaché de défense ou du directeur
de l'école, avant les personnes qui s'étaient réfugiées à l'ambassade
et qui n'ont été évacuées qu'au moment de la fermeture de cette
dernière ".

En revanche, M. Michel Cuingnet, Chef de la Mission civile de
coopération, fait part d'un sentiment différent. Il n'aurait pas eu
connaissance du retard de leur évacuation, mais aurait été
profondément choqué par ce retard, par rapport à l'empressement mis à
évacuer les proches d'Habyarimana, comme M. Nahimana, responsable de
la Radio des Mille Collines.

M. André Guichaoua a également affirmé devant la Mission qu'aucune
mesure n'avait été prévue pour accueillir les enfants du Premier
Ministre à Paris et qu'ils avaient pu quitter la France pour la Suisse
grâce au Consul de Suisse à Paris.

* Le sort des personnels du centre culturel

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a affirmé que " l'ambassadeur
aurait évacué le personnel local absent de l'ambassade, si celui-ci
avait pu être joint " puisqu'un télégramme en ce sens lui avait été
adressé. M. Michel Marlaud a indiqué par écrit qu'il n'a pas été
" personnellement avisé à aucun moment de la présence d'employés et
qu'il n'y a donc pas eu décision d'intervenir ou non, la question
n'ayant pas été posée ".

Tout en rappelant qu'il ignorait comment furent prises les décisions
concernant les personnels locaux de la chancellerie diplomatique et du
centre culturel français de Kigali, M. Michel Cuingnet a souligné le
refus d'évacuation des employés du centre culturel. Employé au centre
culturel français, M. Venuste Kayimahe, Rwandais d'origine tutsie, a
livré son témoignage aux deux rapporteurs qui l'ont rencontré à
Kigali. Il a déclaré que M. Michel Cuingnet lui avait dit qu'il
n'avait pas de pouvoirs, alors qu'il avait remarqué que celui-ci avait
été pourtant envoyé par l'ambassadeur à Mulindi pour y rencontrer le
FPR. Il a, d'autre part, indiqué le 6 avril au matin que la directrice
du centre culturel où il était employé et logé depuis un mois l'avait
prié de se trouver pour lui et sa famille un logement à l'extérieur.
N'ayant rien trouvé, il est resté au centre culturel le soir de
l'attentat et les jours suivants, jusqu'au 10 avril où il a reçu un
appel de M. Michel Cuingnet l'informant de l'envoi de " solides
gaillards ". En réalité, les renforts militaires ne sont intervenus
qu'avec l'ordre de rapatrier les ressortissants français et ont laissé
M. Venuste Kayimahe sur place. M. Michel Cuingnet aurait alors dit :
" nous ne sommes pas chargés de sauver les Rwandais ".

Le 12 avril, M. Venuste Kayimahe dit avoir demandé d'être au moins
conduit sur un lieu de rassemblement par les militaires français, qui
ont à nouveau refusé. Deux heures plus tard, les militaires belges
sont arrivés et l'ont conduit avec sa famille à l'aéroport de Kigali,
à destination de Nairobi.

Il semble donc qu'en l'espèce, il y ait bien eu deux poids et deux
mesures et que le traitement accordé à l'entourage de la famille
Habyarimana ait été beaucoup plus favorable que celui réservé aux
employés tutsis dans les postes de la représentation française
-ambassade, centre culturel, Mission de coopération-.

* Les enfants de l'orphelinat Sainte-Agathe

M. André Guichaoua s'est interrogé sur l'évacuation de 94 enfants de
l'orphelinat Sainte-Agathe, transportés à Paris via Bangui, et
accompagnés de 34 personnes, dont les autorités françaises lui ont
caché l'identité et qui auraient disparu dès leur arrivée en France.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que certains des orphelins faisaient
l'objet d'une procédure d'adoption par des Français, qu'il avait
signalé cet état de fait au Quai d'Orsay et qu'il aurait reçu comme
consigne de les évacuer " sans faire de tri entre ceux qui étaient en
instance d'adoption et les autres ". Il a affirmé que le nom de cet
orphelinat n'avait aucun rapport avec celui de Mme Habyarimana alors
que MM. Gérard Prunier et André Guichaoua ont prétendu que ces
orphelins avaient été évacués pour cette seule raison. Le Colonel
Henri Poncet a indiqué qu'il ne savait pas si ces orphelins étaient ou
non les enfants de soldats FAR tués au combat.

VI. - LE GÉNOCIDE

A. Des massacres au gÉnocide

Le terme de génocide apparaît dès la mi-avril 1994 pour qualifier la
situation au Rwanda. " La première autorité politique d'envergure ",
pour reprendre l'expression du Père Guy Theunis devant la Mission, à
avoir employé ce mot, serait le Pape Jean-Paul II qui, lors de
l'audience générale du 27 avril 1994 a appelé les fidèles à une prière
fervente pour le Rwanda et invité " ceux qui détiennent les
responsabilités à une action généreuse et efficace pour que cesse ce
génocide "(propos rapportés par l'Osservatore Romano du 3 mai 1994).
Le 5 mai, M. Boutros Boutros-Ghali emploie ce terme pour qualifier la
situation du Rwanda lors d'une interview télévisée. M. Alain Juppé,
pour sa part, a rappelé, lors de son audition devant la Mission, qu'il
avait quant à lui utilisé ce mot de " génocide " appliqué à la
situation du Rwanda, le 15 mai 1994 dans sa déclaration à la presse
faite à l'issue de la réunion à Bruxelles du Conseil des Ministres de
l'Union européenne et dans une réponse à l'Assemblée nationale au
cours de la séance des questions d'actualité du 18 mai 1994.

1. La qualification de génocide

Ainsi que l'a rappelé la Commission d'experts constituée à la demande
du Conseil de sécurité par sa résolution 935 du 1er juillet 1994 afin
d'enquêter sur les violations graves du droit international
humanitaire commises sur le territoire du Rwanda, le terme de génocide
a été inventé par M. Raphaël Lemkin, avocat polonais d'origine juive,
dans son ouvrage intitulé " La domination de l'Axe dans l'Europe
occupée ", publiée en 1944. Ce terme vient du grec " genos " qui
signifie race et du latin " caedere " qui signifie tuer.

Le génocide est défini pour la première fois par les Nations Unies
dans la résolution 96 de l'Assemblée générale du 11 décembre 1946
comme " le refus du droit à l'existence à des groupes humains
entiers ". Deux ans plus tard, l'Assemblée générale adopte le 9
décembre 1948 à l'unanimité, une convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide. Cette Convention est entrée en
vigueur le 12 janvier 1951.

Le génocide y est défini dans son article II comme : " l'un quelconque
des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en
partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) meurtre de membres du groupe ;

b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du
groupe ;

c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence
devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre ".

Le Rwanda a adhéré à cette Convention le 16 avril 1975.

Selon les termes de cette définition, qui a du reste été reprise dans
la résolution 955 du 8 novembre 1994 créant un Tribunal pénal
international pour le Rwanda, trois éléments cumulatifs sont donc
nécessaires pour la reconnaissance d'un génocide :

- un élément matériel, consistant en un ou plusieurs des actes
limitativement énumérés à l'article II de la Convention de 1948 ;

- un élément moral, résidant dans l'intention des criminels de
détruire partiellement ou entièrement un groupe ;

- une intention spécifique, qui réside dans le choix d'un groupe
particulier qui peut être soit un groupe national, racial ou
religieux. A la différence du crime contre l'humanité, la définition
du génocide ne comprend pas l'anéantissement d'une population pour des
motifs politiques.

La qualification de génocide entraîne l'application d'un régime
particulier, dont les éléments les plus importants sont l'obligation
de traduire les personnes accusées de génocide devant les tribunaux,
l'imprescriptibilité de ce crime, le fait que l'obéissance aux ordres
ne peut exonérer un criminel de sa responsabilité et l'obligation pour
les organes compétents des Nations Unies de prendre les mesures qu'ils
jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de
génocide. Le rapport reviendra ci-dessous sur le contenu qu'il
convient de donner à cette dernière obligation.

2. Le génocide rwandais

L'interrogation sur l'existence d'actes génocidaires au Rwanda par les
Nations Unies est antérieure aux événements d'avril 1994.

Dès avril 1993 en effet, le rapporteur spécial de la Commission des
droits de l'homme des Nations Unies sur les exécutions
extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, a entrepris une mission au
Rwanda afin d'établir la réalité des accusations portées, notamment
par les organisations humanitaires, sur l'existence de massacres de
Tutsis et de meurtres politiques au Rwanda depuis le 1er octobre 1990.
Dans son rapport daté du 11 août 1993, le rapporteur spécial indiquait
très clairement que " les victimes des attaques, des Tutsis dans
l'immense majorité des cas, avaient été ciblés uniquement en raison de
leur appartenance à un certain groupe ethnique, et pour aucune autre
raison objective ". Il précisait que " des massacres de populations
civiles ont été perpétrés par les forces de sécurité rwandaises ou par
certaines parties de la population. (...) On a démontré à maintes
reprises que des représentants gouvernementaux étaient impliqués, soit
directement en encourageant, en planifiant et en dirigeant les actes
de violence ou en y prenant part, soit indirectement par leur
incompétence, leur négligence ou leur inaction délibérée. (...) Les
FAR ont également joué un rôle actif et bien planifié, au plus haut
niveau, dans certains cas de massacres de Tutsis par la population.
(...) Il existe de nombreux rapports bien documentés selon lesquels
certains maires ont fait courir des rumeurs non fondées qui ont
exacerbé la haine ethnique et incité la population à massacrer des
Tutsis. Dans certains cas, certains officiels ont facilité la tâche de
ceux qui commettaient les massacres en leur fournissant des
équipements comme des véhicules ou du carburant " (traduction non
officielle). Le rapporteur spécial concluait son rapport en soulevant
la question de savoir si les massacres ainsi décrits pouvaient être
qualifiés de génocide, mais il estimait qu'il ne lui appartenait pas
d'en juger, tout au plus de fournir certains éléments de réponse.

C'est, aux yeux des rapporteurs de la Mission, une des grandes fautes
des Nations Unies de n'avoir pas pris de mesures concrètes à la suite
des révélations contenues dans ce rapport, et de ne pas en avoir non
plus tenu compte lors de l'élaboration du mandat de la MINUAR I. Une
dimension plus importante accordée aux droits de l'homme aurait permis
une meilleure prise en compte de l'évolution politique réelle du pays
et la mise en place de mesures contraignantes qui auraient rendu plus
difficile tout dérapage ultérieur.

a) Le nombre des victimes

Le nombre exact de victimes des massacres perpétrés au Rwanda d'avril
à juin 1994 est difficile à préciser. La Commission d'experts créée
par l'ONU a estimé dans son rapport final publié le 9 décembre 1994
que 500 000 civils non armés ont été tués au Rwanda depuis le 6 avril
1994. De son côté, le rapporteur spécial de la Commission des droits
de l'homme des Nations Unies a fait observer dans son rapport du 28
juin 1994 que, selon certaines estimations fiables, le nombre de morts
serait proche du million. Cette fourchette, entre 500 000 et un
million de morts, est celle qui est retenue le plus communément.

Plusieurs universitaires, dont M. Gérard Prunier, se sont fondés sur
le recensement de 1991 au Rwanda (qui permettrait d'estimer le nombre
de Tutsis en avril 1994 entre 700 000 et 930 000) et sur le nombre de
réfugiés dans les camps, pour considérer comme plausible un décompte
de 800 à 850 000 morts. Si une telle estimation a pris en compte les
assassinats des Hutus modérés, elle a laissé de côté les règlements de
comptes dans les camps de réfugiés au Zaïre et en Tanzanie, où Hutus
et Tutsis se sont trouvés mêlés, ainsi que les victimes des épidémies
de choléra qui ont éclaté principalement de juin à août 1994.

James Gasana, ancien Ministre rwandais de la Défense d'avril 1992 à
juillet 1993, a toutefois estimé devant la Mission que l'ampleur des
tueries est plus importante que ce qui a été rapporté à la communauté
internationale et " qu'en une année, le Rwanda avait perdu environ 40%
de sa population de 1994, le chiffre généralement avancé de 800 000 à
un million de victimes étant bien en deçà de la réalité ". Il a estimé
pour sa part que le nombre le plus probable de victimes à l'intérieur
du pays et dans l'ex-Zaïre se situait près de 3,15 millions de
victimes. Cette évaluation est particulièrement importante quand on la
compare à la population du Rwanda qui se montait à environ 7 millions
au début des années 90.

b) Des massacres constitutifs d'un génocide

Les massacres commis contre les Tutsis après le 6 avril 1994, même
s'ils se déroulent concomitamment à un affrontement entre le FPR et
les FAR, relèvent d'une autre nature que celle d'un conflit : ils
appartiennent, et l'examen des trois critères rappelés dans le
paragraphe précédent va le démontrer, à une logique de génocide.

· L'élément matériel

Les témoignages abondent sur ce que l'article II de la Convention de
1948 appelle les meurtres et atteintes graves à l'intégrité corporelle
de membres d'un groupe.

Le rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme des
Nations Unies a fait part dans ses trois rapports en date des 28 juin,
12 août et 11 novembre 1994 des faits constitutifs de génocide,
notamment la découverte de fosses communes.

Lors de leur déplacement au Rwanda en septembre 1998, les rapporteurs
de la Mission ont visité le site de Gikongoro qui a été transformé en
mémorial du génocide, et où sont exposés les os et les cadavres à demi
décomposés des milliers de Tutsis qui ont été massacrés en ce lieu.

M. Jean Hervé Bradol, médecin responsable de programmes à Médecins
sans frontières (MSF), a rapporté devant la Mission qu'une équipe de
MSF avait constaté lors d'une visite le 14 avril 1994 au centre
hospitalier de Kigali que cet établissement servait " de centre
d'exécution autant que d'hôpital ".

De son côté, le médecin en chef François Pons, chef de l'antenne
chirurgicale parachutistes Turquoise, a fait état devant la Mission
des lésions les plus courantes rencontrées chez les blessés, notamment
les mains tranchées et les tentatives de décapitations. Il a montré
une diapositive d'une machette de paysan rwandais en estimant que cet
instrument " a fait beaucoup plus de dégâts que les armes les plus
sophistiquées ".

La place manque dans ce rapport pour donner la parole aux victimes qui
ont réchappé, plus ou moins grièvement blessées, aux massacres. Le
lecteur trouvera certains témoignages en annexe, notamment celui de
Jeanne Uwimbabazi qui n'a pas encore été publié jusqu'à maintenant, et
dont est issu l'extrait suivant :



" Nous sommes arrivés dans un quartier qui s'appelait Nyanza, de
Kicukiro. Sur ce grand terrain dont le centre faisait un creux, ceux
qui nous guidaient nous ont rassemblés au centre, eux sont restés sur
la hauteur. Lorsque nous nous sommes rendu compte qu'il n'y avait que
la mort, Vianney a demandé à un militaire qu'ils nous tuent ainsi que
quelques amis avec des balles de fusil plutôt qu'avec des coups de
machette, et en échange on allait lui donner de l'argent. Mais son
chef l'a appelé. Ils ont demandé que ceux qui sont hutus sortent de la
foule avec leur carte d'identité. Puis ils nous ont dit de nous
coucher par terre, nous avons hésité, ils ont commencé à tirer dans la
foule des coups de fusil, ils ont envoyé des grenades, des flèches,
des coups de machettes, des coups de gros bâtons avec des gros clous
plantés au sommet, les gens se sont écroulés les uns sur les autres.
(...) Les gens avaient commencé à prier, les autres criaient, les
enfants pleuraient. Ensuite, ils achevaient ceux qui étaient encore
vivants avec des coups de machettes.(...) Je les ai entendus s'appeler
entre eux, en disant qu'ils avaient fini leur travail, qu'il faisait
nuit et qu'ils reviendront le lendemain. J'avais un mort sur le dos,
un autre sur les genoux, mes habits étaient pleins de sang, mais je
n'avais aucune blessure. (...) (Le lendemain) vers 15H 30, nous avons
entendu des gens qui avançaient vers nous. (...) Je n'en connais pas
le nombre, car nous faisions semblant d'être morts. Ils m'ont donné
deux coups de machette derrière la tête, la blessure atteignait le
bulbe rachidien, ainsi que deux coups sur chaque cheville pour me
couper les tendons d'Achille. La jeune fille qui s'appelait Angélique
a eu six coups de machette partout dans la tête et un sur le mollet.
Candide, lui a eu aussi des coups de machette dans la tête et on lui a
coupé quelques doigts (cinq à peu près entre les deux mains). Kiki,
elle a reçu un coup de machette à côté de l'oreille, sur la joue,
ainsi qu'un dans le côté de la jambe. Son petit frère Ngagi, lui a
reçu des coups sur la jambe et des doigts sectionnés. Pauline en a
reçu sur les bras. Les autres sont morts sur le coup : la soeur de
Candide, le fils de son frère, Fifi et son petit frère ".

· L'élément moral

La deuxième condition d'un génocide concerne la volonté entièrement
subjective de détruire un groupe particulier, national, ethnique,
racial ou religieux, auquel appartient la victime.

Cette volonté a été exprimée au Rwanda à la fois en paroles et dans
les faits.

Tout d'abord, les appels au génocide ont été le fait de certains
organes privés de presse et de radio, dont l'actionnariat était
constitué du Président Juvénal Habyarimana et d'autres dignitaires du
régime. Maître Eric Gillet a ainsi estimé probable que " la Radio des
Mille Collines (RTLMC) ait (...) été conçue comme un instrument direct
de préparation et d'exécution du génocide " et que " c'est en tout cas
ainsi qu'elle s'est comportée ". M. Michel Cuingnet, ancien chef de la
Mission de coopération au Rwanda, a affirmé que dès les premières
émissions de la RTLMC en avril 1993, " on annonçait sur les ondes
qu'il fallait " terminer le travail et écraser tous les cafards ".
Après le 6 avril 1994, MSF a rapporté que l'on pouvait entendre sur
RTLMC ce type de message : " Il reste de la place dans les tombes. Qui
va faire du bon boulot et nous aider à les remplir complètement ? ".

De fait, ces organes de presse, qui n'ont jamais été ni censurés ni
interdits, ne font que relayer les propos des officiels du régime.
Maître Eric Gillet a rappelé devant la Mission que dans un discours
prononcé à Ruhengeri en novembre 1992, " le Président Juvénal
Habyarimana appelle les milices Interahamwe qu'il a créées à le
soutenir dans son action et leur donne " carte blanche ". Maître
Gillet a cité également le mot du Colonel Bagosora, qui a déclaré lors
d'un retour d'Arusha en janvier 1993: " je reviens préparer
l'apocalypse ".

Cette volonté d'éradiquer les Tutsis imprègne tout particulièrement
l'armée composée uniquement de Hutus. Le Général Jean Varret, ancien
chef de la Mission militaire de coopération d'octobre 1990 à avril
1993 a indiqué devant la Mission comment, lors de son arrivée au
Rwanda, le Colonel Rwagafilita, lui avait expliqué la question
tutsie : " ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider ".

Les massacres n'ont pas concerné seulement les chefs de famille
capables de porter les armes, mais également les femmes et les
enfants, ce qui prouve une volonté de faire disparaître l'ensemble du
groupe tutsi. Mme Alison Des Forges a souligné devant la Mission que
les massacres ont concerné " les personnes âgées, les bébés, les
femmes qui, habituellement, étaient toujours protégés lors de tels
conflits ".

Le médecin en chef François Pons a indiqué devant la Mission que le
chiffre le plus impressionnant du bilan de l'opération Turquoise était
celui des enfants opérés, qui " représentaient un tiers des blessés et
souffraient le plus souvent de fractures du crâne provoquées par les
machettes ". Il a souligné que cette proportion d'un tiers n'était pas
classique en chirurgie de guerre.

Dans le jugement du 2 décembre 1998 du Tribunal pénal international
pour le Rwanda concernant M. Jean-Paul Akayesu, bourgmestre de la
commune de Taba, il est rapporté que l'on allait même jusqu'à tuer des
femmes enceintes hutues, dès lors que leur futur enfant avait été
conçu par un père tutsi et qu'il aurait par conséquent été lui-même
tutsi.

Certes, la motivation idéologique voisine avec d'autres motivations,
purement matérielles. Mme Alison Des Forges a indiqué devant la
Mission que " les récompenses accordées pouvaient avoir une grande
influence, surtout pour des jeunes sans emploi : on leur donnait à
manger, des vaches, de la bière, des vêtements. On offrait à la
population ordinaire la possibilité de piller. Dans une société d'une
pauvreté extrême, le fait de pouvoir voler une fenêtre ou une porte
représente quelque chose de très important. Et surtout, on donnait aux
cultivateurs, dans une société où il n'y a jamais assez de terre, la
possibilité de disposer des champs des Tutsis tués, ce qui constituait
une forte récompense. A l'élite, on offrait des voitures, des
boutiques, des ordinateurs, des postes de télévision". Mais la
motivation du gain n'est jamais l'élément déclencheur des massacres ;
les promesses en argent, en terres ne servent qu'à faciliter la
participation de l'ensemble de la population : la justification
première demeure celle d'en finir avec les Tutsis.

Que certains comportements apparaissent a posteriori comme
complètement irrationnels, nul n'en doute. Mme Alison Des Forges a
ainsi rappelé que " certains meneurs du génocide avaient des liens si
forts avec des Tutsis qu'ils en ont sauvé quelques uns ". Il existe en
effet de nombreux témoignages de Tutsis qui rapportent avoir trouvé
temporairement refuge chez des voisins Hutus de leur connaissance,
alors même que ceux-ci participaient au génocide. Mais ces
comportements individuels ne doivent pas être l'arbre qui cache la
forêt : c'est une logique de " solution finale " à l'encontre des
Tutsis qui est mise en oeuvre au Rwanda à partir d'avril 1994.

· L'intention spécifique

Le troisième critère du génocide concerne l'intention spécifique de
détruire un groupe clairement identifié.

Mme Claudine Vidal, directeur de recherche au CNRS, l'a affirmé très
nettement devant la Mission : " les Tutsis étaient définis par une
carte d'identité délivrée par le pouvoir politique et ont été
massacrés en tant que tels, ce qui permet l'analogie avec la situation
des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ". De fait, entre trois
quarts d'heure et une heure après l'attentat contre l'avion
présidentiel, des barrages ont été mis en place dans les rues de
Kigali et les cartes d'identité vérifiées. Ceux appartenant à
" l'ethnie " tutsie ou en présentant les caractéristiques physiques
communément admises ou ne pouvant présenter une carte d'identité avec
la mention " hutu " ont été retenus et souvent sommairement exécutés.
M. Jean-Hervé Bradol a confirmé les tueries sélectives auxquelles
procédaient les milices et a pris l'exemple de l'hôpital des Saintes
Familles où les blessés lui disaient " qu'il ne servait sans doute à
rien de les soigner dans la mesure où les miliciens viendraient les
embarquer pour les tuer parce qu'ils étaient Tutsis ".

L'enrôlement de la population a été d'autant plus facilité que, comme
évoqué ci-dessus, celle-ci subissait, via la radio, la RTLM notamment,
et la presse, par exemple le journal Kangura, un véritable
endoctrinement contre les Tutsis, désignés comme les ennemis de
l'intérieur. C'est ainsi que le Général Jean Varret a rapporté devant
la Mission : "qu'à la suite de divers attentats, la gendarmerie
rwandaise avait demandé, avec l'appui de l'ambassadeur, une formation
d'officier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener
efficacement des enquêtes intérieures ". Il a précisé " qu'il n'avait
envoyé que deux gendarmes car il s'était vite rendu compte que ces
enquêtes consistaient à pourchasser les Tutsis, ceux que le Colonel
Rwagafilita appelait "la cinquième colonne"".

M. Faustin Twagiramungu a toutefois fait entendre une voix légèrement
dissonante ou, plus exactement, apportant un complément. Il a précisé
que " les partisans de la CDR que l'on voyait chanter publiquement :
"nous allons exterminer", n'avaient jamais dit qu'ils allaient
exterminer seulement les Tutsis, mais qu'ils visaient aussi
l'opposition qui, si elle comportait des Tutsis, était d'abord
constituée par des Hutus".

La divergence entre ces témoignages n'est qu'apparente. C'est un fait
établi que les militants hutus modérés et les membres des partis
d'opposition ont été parmi les premières victimes des massacres
postérieurs au 6 avril 1994, au premier rang desquelles le Premier
Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana et le Président de la Cour de
cassation, M. Joseph Kavaruganda. Divers témoignages recueillis par
les rapporteurs de la Mission ont également fait état de l'assassinat
de certains Hutus qui ont refusé de s'associer ou de participer aux
massacres. Mais ces assassinats ponctuels et individualisés, aussi
nombreux et odieux soient-ils, appartiennent à une autre logique,
celles des crimes politiques.

c) L'existence de listes préétablies

L'existence de listes des futures victimes préalablement établies au 6
avril 1994 a été confirmée par plusieurs intervenants devant la
Mission. M. James Gasana notamment a estimé probable que " ces listes
aient d'abord été établies dans le cadre de la lutte entre les
factions politiques et qu'elles aient visé initialement de hautes
personnalités politiques, indépendamment des ethnies ". Cette
hypothèse apparaît la plus probable pour deux raisons. D'une part,
même si on retient une hypothèse haute de listes comprenant jusqu'à 1
500 noms, ce nombre apparaît dérisoire face aux centaines de milliers,
voire le million de victimes du génocide. D'autre part, ainsi que l'a
fait remarquer M. Jean-Michel Marlaud devant la Mission : " s'il était
difficile pour un étranger de discerner à première vue l'appartenance
ethnique des Rwandais, en revanche, les habitants des collines qui se
connaissaient tous, savaient qui était Hutu et qui était Tutsi, ou
marié à une Tutsie ou encore apparenté à des Tutsis ". Il n'était donc
nul besoin pour cela de tenir des listes de Tutsis.

Il semble que ces listes aient surtout servi les premiers jours du
génocide, notamment le 7 avril, durant lesquels selon M. Jean-Michel
Marlaud " les assassinats, essentiellement de personnalités
politiques, ont été manifestement ciblés ".

d) Un génocide organisé

Ce qui a frappé, semble-t-il, le plus, les témoins de l'époque lors du
déclenchement du génocide, c'est, ainsi que l'a rapporté M. Jean-Hervé
Bradol, " qu'il ne s'agissait pas de massacres ou d'une quelconque
fureur populaire faisant suite au décès d'un président, mais bien
davantage d'un processus organisé et systématique. Ce n'était pas une
foule énervée qui procédait à ces tueries, mais des milices agissant
avec ordre et méthode ".

Mme Alison Des Forges a également estimé que " les massacres avaient
été déclenchés par un groupe très restreint qui avait décapité le
Gouvernement légitime pour pouvoir prendre le pouvoir ". Ce petit
groupe, composé de gens convaincus et organisés, " disposait de
collaborateurs au nord-ouest, à Gisenyi, au sud-ouest à Cyangugu, au
sud-centre, à Gikongoro, et à l'est, à Kibungo ". S'attaquant d'abord
aux personnalités qui auraient pu s'opposer aux massacres, manipulant
les populations par des messages radio destinés à semer la panique, ce
petit groupe a réussi à contrôler la quasi-totalité du système
administratif, militaire et politique. " La preuve du caractère
centralisé de ce génocide " est apportée selon Mme Alison Des Forges
par l'organisation systématique de mises en scènes fallacieuses
tendant à prouver l'imminence d'une attaque des Tutsis et destinées à
attiser la haine des populations contre ces derniers.



" L'extraordinaire efficacité de la machine du génocide
" a expliqué M. José Kagabo, serait donc le reflet de l'efficacité du
système de contrôle de la société sous le régime Habyarimana : " dans
chaque préfecture un préfet, appartenant au parti, avait pour mission
d'organiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en
quartiers, chaque quartier étant divisé en îlots de dix maisons placés
sous l'autorité et la surveillance constante d'un fonctionnaire du
parti surnommé " Monsieur dix maisons ".

Le Colonel Patrice Sartre et le Général Jacques Rosier ont fait part à
la Mission de leur impression que l'administration, aussi bien les
préfets que les bourgmestres, était sérieusement compromise dans tout
ce qui s'était passé.

La force d'action la plus importante et la mieux organisée demeure
toutefois les milices hutues " Interahamwe " (ceux qui attaquent
ensemble), proches du MRND, et " impuzamugambi " (ceux qui ont le même
but), proches de la CDR, dont les effectifs ont été estimés à 50 000
hommes en avril 1994. Elles disposaient surtout d'armes blanches
(machettes, couteaux, massues cloutées..), mais également d'armes à
feu, même si de nombreux responsables français ont fait observer que
leurs cadres avaient évité de les doter de telles armes. Selon le
témoignage du Lieutenant-Colonel Jacques Hogard devant la Mission, les
milices s'en prenaient à la population civile tutsie, mais également
hutue pour peu qu'elle ne soit pas de leur sensibilité.

e) Un génocide prévisible ?

Au vu de tous ces éléments, la reconnaissance d'un génocide au Rwanda,
après le 6 avril 1994, commis à l'encontre des Tutsis s'impose comme
une évidence, que la communauté internationale a mis quelque temps à
vouloir reconnaître. Il reste la question de savoir si ce génocide
était prévisible.

Tout concorde pour dire que l'extermination des Tutsis par les Hutus a
été préparée de longs mois à l'avance, à la fois en termes
d'idéologie, par la manipulation de la population avec l'aide des
médias notamment, et en termes d'instruments du génocide, par la
distribution systématique d'armes, l'utilisation de caches et la
formation des milices. Ces faits étaient pour l'essentiel connus au
moins depuis décembre 1993, comme l'a rappelé M. Eric Gilet lors de
son audition devant la Mission.

M. Georges Martres a estimé que le génocide était prévisible dès
octobre 1993 " sans toutefois qu'on puisse en imaginer l'ampleur et
l'atrocité ". Il a du reste ajouté que " le génocide constituait une
hantise quotidienne pour les Tutsis ". Avec une telle clairvoyance,
qui n'apparaît pas toutefois aussi nettement dans les dépêches
diplomatiques, on ne peut que s'interroger sur l'inaction de la France
pour prévenir le génocide par des actions concrètes.

M. Eric Gillet, de son côté, a répondu à la Mission que " à titre
personnel, il n'avait pas vu venir le génocide, dans les mois qui
l'ont précédé. Certes, les organisations de défense des droits de
l'homme étaient alertées par leurs correspondants au Rwanda : on
voyait que les accords d'Arusha n'entraient pas en vigueur, que des
opposants politiques capables d'incarner une alternance politique
étaient assassinés et que les partis d'opposition se divisaient ".
Cependant, " lui-même n'avait pas envisagé un massacre de cette
ampleur ".

D'avoir été tant de fois annoncée depuis 1990, l'hypothèse d'un
génocide était, au début de l'année 1994, devenue plausible mais non
probable.

La réponse du Gouvernement français au télégramme du chargé d'affaires
français à Kigali le 12 janvier 1994 est un bon exemple de ce
sentiment. Intitulé " menaces de guerre civile ", ce télégramme
précisait que M. Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du
Secrétaire général des Nations Unies, avait informé les chefs de
mission de la Belgique, des Etats-Unis et de la France, de menaces de
déclenchement à bref délai d'une guerre civile par la milice
" Interahamwe " de l'ancien parti unique MNRD. Le chargé d'affaires
concluait ainsi sa présentation : " ces informations sont graves et
plausibles. (...) Toutefois on ne peut écarter l'hypothèse d'une
manoeuvre d'intoxication destinée à discréditer le Gouvernement au
moment où devraient se mettre en place les nouvelles institutions ".

Selon les informations recueillies par les rapporteurs de la Mission,
Paris aurait répondu en mettant en garde contre une tentative
d'intoxication et en priant l'ambassadeur de France de demander au
Président Juvénal Habyarimana de faire tout son possible pour prévenir
toute activité risquant de mettre en cause les applications des
accords de paix. Cette réaction s'explique par le caractère récurrent
d'avertissements alarmistes, considérés au fil du temps comme des
prophéties de Cassandre. C'est ce qu'a exprimé M. Jean-Michel Marlaud
devant la Mission : " Ces informations ne constituaient qu'un élément
de plus dans la longue succession des alertes dont l'ambassade était
saisie concernant, un jour, la reprise de l'offensive par le FPR et,
le lendemain, le début d'un massacre ". Selon M. Jean-Michel Marlaud,
" il serait excessif de dire que les services de l'ambassade étaient
conscients (...) du risque de génocide ".

Cette même attitude se retrouve à travers l'absence de réaction de
l'ONU durant le génocide.

b.- La réaction internationale

Le 21 avril 1994, le Conseil de sécurité adopte à l'unanimité la
résolution 912 qui prévoit, alors que le génocide est déclenché depuis
15 jours, de ramener les effectifs de la MINUAR à 270 personnes. Le
1er mai 1994, s'adressant à un parterre de diplomates à Dar Es-Salam,
le Président de Tanzanie, M. Ali Hassan Mwinye, estimait que cette
résolution est " l'une des plus désastreuses décisions jamais prises
par le Conseil " (traduction non officielle).

Comment en est-on arrivé là ?

1. La MINUAR et le début des massacres

a) Le constat d'une impuissance

L'attentat du 6 avril 1994 a entraîné, ainsi que l'a rappelé le
Secrétaire général de l'ONU dans sa lettre du 29 avril 1994 adressée
au Président du Conseil de sécurité, deux effets principaux : tout
d'abord, la rupture du cessez-le-feu et la reprise des combats entre
FAR et FPR ; ensuite, le déclenchement de ce qui est encore présenté
comme des " massacres à grande échelle de civils innocents ".

Dès lors, la mission de la MINUAR, telle qu'elle était définie par la
résolution 872, devenait totalement inadaptée à l'évolution de la
situation. Du fait de la reprise des hostilités, il n'y a plus de
cessez-le-feu à superviser ni de conditions générales de sécurité à
maintenir, et encore moins d'institutions provisoires à mettre en
place.

La décision du Gouvernement belge, annoncée le 12 avril, de retirer
son contingent (retrait effectif dès le 13) à la suite de l'assassinat
le 7 avril de dix casques bleus belges chargés d'assurer la protection
du Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana, a du reste déstabilisé
totalement l'organisation de la MINUAR. Ce constat pessimiste est
celui du Secrétaire général de l'ONU dans une lettre en date du 13
avril 1994, dans laquelle il avertit le Président du Conseil de
sécurité que la MINUAR ne pourra s'acquitter de son mandat si le
contingent belge n'est pas remplacé par un autre contingent aussi bien
équipé que lui ou si le Gouvernement belge ne revient pas sur sa
décision.

Cette mise en cause de l'attitude belge, qui n'est pas dans les usages
de l'ONU, a suscité en retour une lettre du Représentant permanent
belge au Conseil de sécurité, en date également du 13 avril 1994, dans
laquelle il soulignait que le processus d'Arusha, qui fondait la
présence de la MINUAR au Rwanda, était interrompu et que, dès lors, le
cadre de son mandat était devenu sans objet. C'est la raison pour
laquelle, argumentait-il, le Gouvernement belge était d'avis de
prononcer sans délai la suspension des activités de cette mission en
attendant que les conditions fussent réunies pour reprendre le
processus de paix.

De son côté, le Gouvernement du Bangladesh, le principal fournisseur
de troupes de la MINUAR -900 hommes- demandait au Secrétaire général,
dans une lettre datée du 15 avril 1994, de s'assurer la sécurité des
casques bleus et, si cela était impossible, d'envisager le retrait de
son contingent.

Ainsi sollicité, le Secrétaire général de l'ONU dans son rapport du 20
avril 1994 estimait qu'au regard de l'évolution des événements, il
était " devenu impossible à la Mission de continuer à s'acquitter des
tâches qui lui avaient été confiées ".

b) Les actions de la MINUAR

Les jugements portés sur l'action de la MINUAR à partir du 6 avril
1994 sont généralement d'une grande sévérité. M. Michel Roy a comparé
l'attitude de l'ONU pendant les événements " à de la non-assistance à
population en danger ". M. Jean-Hervé Bradol a regretté que " la
MINUAR n'ait rien fait pour empêcher les assassins de tuer ". Cette
attitude est conforme à ce qu'avait annoncé les responsables de la
MINUAR puisque le 15 mars 1994 le Colonel Marchal, en charge pour la
MINUAR de la sécurité du secteur de Kigali, avait averti le Colonel
Bernard Cussac qu'il n'y aurait pas d'interposition de la MINUAR en
cas de reprises des combats.

Que fait donc la MINUAR après le 6 avril 1994 ? Le Secrétaire général
retrace ainsi ses actions dans son rapport du 20 avril :



" Pour faire face à cette situation de profonde insécurité et de crise
humanitaire, la MINUAR, s'est employée à :

a) Obtenir un accord sur un cessez-le-feu, devant être suivi de
négociations politiques entre les deux parties afin de relancer le
processus de paix prévu par l'Accord d'Arusha ;

b) Protéger, dans la mesure du possible, le personnel civil des
Nations Unies ;

c) Protéger, dans la mesure du possible, le reste de la population
civile, qu'il s'agisse d'étrangers ou de nationaux rwandais ;

d) Négocier une trêve entre les deux parties afin de permettre
l'évacuation des étrangers ;

e) Faciliter l'évacuation des civils étrangers, qu'ils relèvent ou non
de l'ONU, en fournissant des escortes aux convois d'évacuation
organisés en direction des frontières ou de l'aéroport, et assurer la
coordination avec les forces d'intervention belge et française
dépêchées sur place à cet effet ;

f) Secourir les particuliers et les groupes encerclés par les
combats ;

g) Fournir une assistance humanitaire à des groupes importants de
personnes déplacées mises sous la protection de la MINUAR. "

Il ajoute immédiatement après cette énumération : " De toutes ces
tâches, la première était la plus urgente : obtenir un accord de
cessez-le-feu en se mettant en rapport avec des représentants des
forces armées et du FPR, dans l'espoir que s'ensuivraient des
initiatives politiques en vue de relancer le processus de paix prévu
par l'Accord d'Arusha ".

Cette dernière remarque montre à quel point le schéma de pensée qui
prévaut à l'époque au sein de l'ONU est en total décalage avec la
réalité. Le Secrétaire général estime à l'évidence que les massacres
ne sont que la conséquence de la reprise des combats alors même qu'ils
les ont précédés et qu'ils obéissent à leur propre logique, celle d'un
génocide. Il est pour le moins étonnant de voir le Secrétaire général
continuer d'analyser la situation comme un retard supplémentaire dans
la mise en oeuvre du processus d'Arusha alors même qu'elle a
fondamentalement changé de nature. Il est au reste assez choquant de
lire que l'action politique est la véritable priorité alors que
l'urgence, à l'évidence, consistait en la préservation de la vie des
personnes.

La MINUAR, c'est vrai, a protégé et a sauvé la vie des milliers de
Rwandais venus se réfugier dans les endroits placés sous sa protection
(au stade notamment) et en assurant l'escorte de convois vers
l'aéroport (comme en témoignent Pierre et Yvonne Galinier).
M. Jean-Hervé Bradol a rapporté devant la Mission que si la MINUAR ne
semblait pas avoir de consigne pour s'opposer aux assassins et qu'elle
ne le tentait pas (voir également en annexe le témoignage de Mme
Jeanne Uwimbabazi), elle apportait son aide à l'évacuation des
blessés : " ce fut notamment le cas, a-t-il précisé, le 19 avril pour
une évacuation de blessés qui nécessitait de traverser la ligne de
front entre les FAR et le FPR ".

M. Jean-Bernard Mérimée s'est refusé à commenter cette attitude devant
la Mission, tout en faisant remarquer qu'elle était fondée
juridiquement. La MINUAR étant placé sous chapitre VI et non sous
chapitre VII, M. Boutros-Ghali a confirmé a posteriori que la
cessation des massacres, qui bien sûr aurait entraîné l'utilisation de
la force, n'entrait pas dans le mandat de la MINUAR.

L'actuel Secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, qui était à
l'époque le directeur du département des opérations de maintien de la
paix, a conforté cette analyse en répondant par écrit à une question
de la Mission que " les opérations de maintien de la paix, ou les
opérations dites du chapitre VI ne sont pas des missions de combat.
L'usage de la force y est interdit, sauf en cas de légitime défense et
en dernier recours. Dans la pratique des opérations des Nations Unies,
la légitime défense se définit comme la défense de soi-même, d'une
autre personne, de son unité, d'un poste, d'un convoi, de locaux, de
matériel ou d'armes. L'interprétation du concept comprend également la
résistance aux tentatives armées qui visent à empêcher les forces de
maintien de la paix de remplir leur mission. Toutefois la légitime
défense ne comprend pas le droit, ni d'ailleurs l'obligation,
d'intervenir militairement pour protéger une population civile, à
moins évidemment que cette obligation ne soit spécifiée dans le
mandat "().

Les rapporteurs de la Mission sont d'avis que ce débat juridique est
un peu vain et que si une volonté politique avait existé, on aurait su
trouver dans le texte de la résolution 872 le fondement nécessaire à
une action. L'argument juridique ne peut servir que de prétexte à une
réalité honteuse. C'est ce qu'a exprimé dans un langage un peu plus
militaire le Général Christian Quesnot devant la Mission : même sans
mandat, le Général Romeo Dallaire aurait dû intervenir, car dans
certains cas, " l'honneur d'un militaire était de savoir désobéir ".

Il ne faut pas toutefois oublier, d'un point de vue purement
militaire, la faiblesse logistique de la MINUAR, qui a déjà été
soulignée. La faiblesse en munitions, en combustibles, en vivres et en
médicaments rendait très difficile d'envisager des mesures offensives.
La MINUAR ne disposait par exemple d'aucun sac de sable pour ériger
des dispositifs de protection et d'aucune ambulance. Le Général Romeo
Dallaire, appelé en témoin devant une cour militaire belge, a été très
clair : " dans mon évaluation de la situation, les forces dont
disposait la MINUAR n'étaient pas capables de mener une opération de
sauvetage. La mission de la MINUAR était une opération de maintien de
la paix. Elle n'était ni équipée, ni entraînée, ni dotée de personnel
pour mener des opérations d'intervention. Même dans le contexte du
mandat de maintien de la paix lui-même, les forces fournies par les
nations participantes étaient sérieusement limitées ".

L'actuel Secrétaire général l'a clairement indiqué, en réponse à une
question de la Mission : " Au Rwanda, où le problème consistait à
intervenir massivement dans tous le pays pour protéger des centaines
de milliers de civils, non seulement la MINUAR n'était pas habilitée à
faire usage de la force, mais elle n'avait pas, de surcroît, la
capacité militaire de le faire. Cela tenait en partie au retrait sans
préavis de son contingent le mieux équipé et au fait que la communauté
internationale ne lui avait pas fourni les hommes et le matériel
supplémentaires qui auraient donné un sens à la faculté d'employer la
force. "

Du fait du départ du contingent belge et du personnel non essentiel
des autres contingents, les effectifs de la MINUAR s'établissaient à
1515 personnes le 20 avril 1994. Le Général Romeo Dallaire aurait
estimé à l'époque, au cours d'un entretien téléphonique, le 10 avril,
avec un conseiller du Secrétaire général, qu'un mandat clair et un
effectif de 5 000 soldats lui étaient nécessaires pour faire cesser
les massacres. D'autres généraux, dont le Général Philippe Mercier ont
fait état devant la Mission, d'un effectif minimum de 40 000 soldats.

Là encore, les rapporteurs de la Mission estiment que ce débat
technique, aussi important soit-il, parce qu'il met en jeu la vie et
la sécurité des Casques bleus, ne doit pas cacher la question
essentielle : pourquoi le Conseil de sécurité n'a-t-il pas décidé de
renforcer la MINUAR et lui permettre d'employer la force ?

Mme Alison Des Forges a estimé devant la Mission que " sans envoyer de
soldats, la communauté internationale aurait pu également mener par
exemple des actions pour interrompre la radio RTLM". C'est à cette
passivité de la MINUAR face au drame qui se déroulait sous ses yeux
que l'on mesure l'absence de volonté politique à New York. Comme l'a
indiqué M. Kofi Annan en réponse à une question de la Mission " ce
n'est qu'en février 1995, après de longues tractations avec le
Gouvernement pour se faire attribuer des fréquences, que la MINUAR a
mis en service une station de radio dont les émissions couvraient la
majeure partie du territoire rwandais. ". Faute d'avoir disposé d'un
tel outil plus tôt, la MINUAR a été dans l'incapacité de contrer la
propagande haineuse de RTLMC en appelant la population rwandaise à la
raison. C'est donc avec raison que le Groupe des Nations Unies sur les
enseignements tirés des missions, a recommandé qu'à l'avenir " la
planification des missions de maintien de la paix comprenne dès le
départ un élément et une stratégie d'information ".

2. Le désengagement du Conseil de sécurité lors du génocide

a) Les hésitations du Conseil de sécurité

Le groupe africain des Nations Unies demande, le 12 avril, dans une
lettre au Président du conseil de sécurité, l'augmentation des
effectifs et l'extension du mandat de la MINUAR. Le Président Museveni
lui-même intervient auprès du Secrétaire général pour le maintien de
la MINUAR, par téléphone le 19 avril, puis par lettre le 21 avril. Le
même jour, le Secrétaire général de l'OUA écrit dans ce sens au
Secrétaire général de l'ONU. De son côté, le représentant du
Gouvernement intérimaire rwandais demande le maintien de la MINUAR le
13 avril, c'est-à-dire le lendemain du jour où, devant l'avancée du
FPR, le Gouvernement intérimaire a décidé de quitter Kigali pour
Gitarama.

Dans son rapport présenté le 20 avril 1994, le Secrétaire général a
soumis trois options au Conseil de sécurité : un renforcement immédiat
et massif de la MINUAR, dont le mandat serait modifié pour lui
permettre de contraindre les parties à un cessez-le-feu et de tenter
de rétablir l'ordre public ; la réduction de la force à un petit
groupe qui resterait à Kigali pour s'efforcer d'obtenir un
cessez-le-feu par médiation ; ou enfin le retrait pur et simple de la
force. Le Secrétaire général indiquait dans son rapport qu'il
n'appuyait pas cette troisième solution. Il ressort de la lecture des
dépêches diplomatiques qu'il soutenait la deuxième solution, celle qui
sera finalement retenue.

Par sa résolution 912 adoptée à l'unanimité le 21 avril 1994, le
Conseil de sécurité décidait de réduire les effectifs de la MINUAR à
270 personnes et de lui confier la mission suivante :



" a) Agir comme intermédiaire entre les parties pour essayer d'obtenir
leur accord à un cessez-le-feu ;

b) Faciliter la reprise des opérations de secours humanitaire dans la
mesure du possible ;

c) Suivre l'évolution de la situation au Rwanda, et faire rapport à ce
sujet, y compris en ce qui concerne la sécurité des civils qui ont
cherché refuge auprès de la MINUAR. ".

M. Jean-Bernard Mérimée, Ambassadeur de France à l'ONU, de mars 1991 à
août 1995, a expliqué ce vote -bien qu'il ait été obtenu également
avec la voix de la France- par la lâcheté et le cynisme : " lâcheté,
parce que les gens avaient peur d'y aller, des soldats belges avaient
été massacrés et les Américains étaient sous le syndrome somalien ;
cynisme, parce que toute présence internationale était considérée par
la plupart des membres du Conseil de sécurité comme un obstacle au
progrès du Front patriotique. "

b) L'attitude des membres du Conseil de sécurité

Si l'on en croit la lecture des dépêches diplomatiques résumant les
débats du 21 avril ainsi que les entretiens des rapporteurs de la
Mission à l'ONU, les pays dits " non-alignés " et plus précisément, le
Nigeria, Djibouti et Oman, ont déclaré qu'ils auraient, en ce qui les
concerne, préféré l'option d'une présence renforcée des Nations Unies
et qu'ils avaient accepté de voter la résolution 912 parce qu'on leur
avait laissé espérer que le Conseil réviserait sa position dès que les
circonstances le permettraient.

Les Etats-Unis étaient, au départ, favorables à un retrait total de la
MINUAR dès lors que la sécurité de la force n'était plus assurée et
l'exécution de son mandat devenue impossible.

La Russie et la Grande-Bretagne étaient favorables à l'option deux,
présentée par le Secrétaire général, de même que la France. Dès le 14
avril, Paris envoyait des instructions à New York selon lesquelles la
France devait se montrer favorable au maintien de la présence de la
MINUAR aussi longtemps que ceci s'avérera possible et marquer sa
préférence pour une réduction significative de la force.
M. Jean-Bernard Mérimée a justifié cette position en estimant que " le
Gouvernement français, à l'époque, ne pouvait pas faire grand chose,
soupçonné a priori de saisir le moindre prétexte pour envoyer ses
troupes, qui auraient évidemment arrêté les massacres mais qui
auraient surtout été un obstacle pour le Front patriotique ".
M. Edouard Balladur a déclaré également devant la Mission que la
France ne pouvait à l'époque prendre aucune initiative, qui aurait été
interprétée comme une " manière de stopper l'avance des troupes du
FPR " et qui serait apparue rapidement " comme une opération de type
colonial ".

Le retrait des effectifs de la MINUAR s'est effectué avec rapidité,
puisque le 25 avril 1994, elle ne comprenait plus que 460 hommes à
Kigali.

Le Père Guy Theunis a établi devant la Mission un parallèle entre le
calendrier des décisions de l'ONU et celui du génocide, estimant " que
le retrait des casques bleus avait, d'une part, laissé libre cours à
la participation populaire aux massacres et avait, d'autre part,
favorisé leur extension à l'ensemble du pays ".

En prétendant que la continuation du processus d'Arusha était encore
possible, l'ONU était fort logiquement conduite à légitimer les deux
parties, dont il devenait pourtant de plus en plus évident au fil des
jours et des informations recueillies, que l'une d'entre elles était à
l'origine du génocide en cours. En réponse à une question de la
Mission, M. Kofi Annan a d'ailleurs précisé que " le Conseil de
sécurité, par l'entremise du Représentant spécial du Secrétaire
général et du Commandant de la force, a maintenu des contacts avec le
Gouvernement intérimaire dans le contexte de ses efforts répétés en
vue d'assurer un cessez le feu ". Il est vrai également que le
représentant dudit Gouvernement était présent au sein du Conseil de
sécurité puisque le Rwanda y siégeait pour deux ans depuis le 1er
janvier 1994 en tant que membre non-permanent.

Le FPR refusait de son côté tout contact avec le Gouvernement
intérimaire, qu'il a très tôt dénoncé comme l'instigateur du génocide.

Voulant faire négocier des parties qui ne se reconnaissaient plus,
l'attitude du Conseil de sécurité conduisait alors inéluctablement à
une impasse, ce que reconnut finalement le Secrétaire général. Dans
une lettre datée du 29 avril adressée au Président du Conseil de
sécurité, M. Boutros Boutros-Ghali affirmait qu'" il est aujourd'hui
clair que ce mandat ne permet pas à la MINUAR de prendre des mesures
efficaces pour mettre fin aux massacres ". Il demandait au Conseil de
" réexaminer les décisions qu'il a prises dans sa résolution 912 et
d'examiner à nouveau quelles mesures, y compris le recours à la force,
il pourrait prendre ou pourrait autoriser les Etats à prendre, afin de
rétablir l'ordre public et de mettre fin aux massacres ". Il ajoutait
également : " en faisant cette recommandation, je suis bien entendu
conscient que de telles mesures nécessiteraient des Etats membres
qu'ils y consacrent des ressources humaines et matérielles, d'une
importance telle qu'ils se sont montrés jusqu'ici peu disposés à y
songer ".

La suite des événements devait lui donner raison. Le 6 mai 1994, le
Président du Conseil de sécurité demande au Secrétaire général de lui
faire des suggestions. Le 13 mai, ce dernier propose l'augmentation
des effectifs de la MINUAR à 5 500 (ils sont descendus sur le terrain
à 444) et un mandat centré sur la protection des civils et l'aide
humanitaire. Il ne propose pas toutefois pour ce faire de placer la
MINUAR sous chapitre VII, car il estime que l'efficacité de la force
doit d'abord reposer sur la dissuasion.

C'est là une conception qui suscite l'opposition de la France. Dans un
télégramme adressé au Représentant permanent de la France au Conseil
de sécurité le 13 mai 1994, le Ministère des Affaires étrangères
exprime clairement sa position : " le département vous demande de
marquer de la manière la plus nette que nous estimons le recours au
chapitre VII nécessaire dans cette affaire. Nous n'entendons pas en
faire un motif de blocage, mais nous voulons prendre date et placer le
Conseil devant ses responsabilités. On ne peut à la fois demander à la
MINUAR d'assurer des conditions sûres pour des personnes déplacées et
lui refuser les moyens de se préparer, à l'avance, de manière efficace
et systématique, à un usage de la force pour dissuader ou repousser
militairement sur le terrain ceux qui assailliraient les réfugiés pour
les massacrer. Placer la MINUAR sous chapitre VI risque, au nom du
réalisme, d'accroître encore la déception de ceux qui estiment que les
Nations Unies doivent être en mesure de remplir pleinement leur
mandat ".

Cette position a été toutefois minoritaire au sein de Conseil de
sécurité, car les Etats-Unis, la Grande Bretagne, la Russie et la
Chine notamment, ont exprimé les plus fortes réserves sur ce recours
au chapitre VII en évoquant l'exemple négatif de la Somalie. Seuls la
Nouvelle-Zélande et Djibouti ont soutenu la position française. En
conséquence de quoi, la résolution 918 adoptée sans vote formel le 17
mai 1994 reprend les propositions du Secrétaire général et ne place
sous chapitre VII que les dispositions relatives à l'instauration de
l'embargo sur les armes.

La rédaction même de la résolution est pour le moins complexe, pour ne
pas dire étrange.

Une partie A est consacrée à l'extension du mandat de la MINUAR qui
est désormais de :



" a) Contribuer à la sécurité et à la protection des personnes
déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y compris
par la création et le maintien, là où il sera possible, de zones
humanitaires sûres ;

b) Assurer la sécurité et l'appui de la distribution des secours et
des opérations d'assistance humanitaire. "

Dans les visas de cette partie A, le Conseil exprime sa crainte que
" la prolongation de la situation au Rwanda ne constitue une menace
pour la paix et à la sécurité dans la région ". C'est dire qu'elle
n'en constitue pas une pour le moment et c'est implicitement justifier
le non-recours au chapitre VII. Concession des négociations, le
Conseil se déclare conscient toutefois que " la MINUAR peut se voir
contrainte d'agir dans l'exercice de la légitime défense contre des
personnes ou des groupes qui menacent des secteurs ou populations
protégés ".

Dans la partie B de la même résolution consacrée cette fois à
l'embargo sur les armes, objet pour lequel les actions de coercition
ont été acceptées, un visa admet que " la situation au Rwanda
constitue une menace à la paix et à la sécurité dans la région ". Ce
qui n'était qu'hypothèse pour le futur dans la partie A devient, on ne
sait pourquoi, une réalité présente dans la partie B.

Ce contorsionnisme juridique ne fait qu'illustrer cruellement la
position attentiste qui demeure dans les faits celle de la communauté
internationale, en dépit de sa mauvaise conscience. Plusieurs semaines
après son adoption, la résolution n'était toujours pas appliquée en
raison de la difficulté à trouver des pays prêts à fournir les soldats
et le matériel nécessaires. Les pays africains, qui s'étaient
mobilisés lors d'une réunion de l'OUA à Tunis, avaient fait des offres
assorties de telles conditions relatives à la fourniture d'équipements
complets, qu'elles étaient demeurées sans effet. De leur côté, les
pays occidentaux appelés à fournir une assistance logistique
multipliaient les atermoiements. Dans une lettre en date du 19 juin
1994, le Secrétaire général écrivait au Président du Conseil de
sécurité : " il est possible que la MINUAR ne puisse, pendant à peu
près trois mois, s'acquitter pleinement des tâches qui lui ont été
confiées ". Un tel constat va conduire la France à proposer
l'opération Turquoise.

3. Le mot tabou

A partir de quelle date la communauté internationale a-t-elle pris
acte qu'un génocide était en train d'être commis au Rwanda ?

Le mot " génocide " apparaît pour la première fois dans la résolution
925 du 8 juin 1994 qui précise les modalités de mise en oeuvre de la
résolution 918. Ce n'est que ce jour que le Conseil de sécurité prend
" note avec la plus vive préoccupation des informations suivant
lesquelles des actes de génocide ont été commis au Rwanda ".
Auparavant on ne parlait que de " violences généralisées " (résolution
912 du 21 avril 1994) ou de " très nombreux massacres de civils "
(résolution 918 du 17 mai 1994). L'hypocrisie la plus totale avait été
atteinte dans la déclaration du Président du Conseil de sécurité du 30
avril 1994, dans laquelle le Conseil se déclarait atterré d'apprendre
" le massacre de civils innocents à Kigali et dans d'autres régions du
Rwanda " et évoquait " des attaques contre des civils sans défense ".
Le mot de " génocide " était soigneusement évité mais on a eu
cependant recours à sa définition juridique puisque le Conseil s'est
cru obligé de rappeler " que l'élimination des membres d'un groupe
ethnique avec l'intention de détruire ce groupe totalement ou
partiellement constitue un crime qui tombe sous le coup du droit
international ".

Il ne s'agit pas d'une simple querelle sémantique. L'emploi du terme
de génocide aurait entraîné, en vertu de l'article VIII de la
Convention des Nations Unies sur la prévention et la répression du
crime de génocide de 1948, une obligation pour les organes compétents
de l'Organisation des Nations Unies de prendre " les mesures
appropriées pour la prévention et la répression des actes de
génocide ". Or la communauté internationale, et plus précisément les
Etats-Unis, n'y étaient pas prêts. M. Herman Cohen a franchement
reconnu devant la Mission que les Américains " ont longtemps refusé de
reconnaître le génocide, pour échapper aux conséquences juridiques
d'une telle reconnaissance ".

Il est faux de croire que les Nations Unies ne savaient pas ce qui se
passait ; au contraire elles ne le savaient que trop, mais ne
voulaient pas reconnaître la réalité, préférant pratiquer la politique
de l'autruche.

Le Secrétaire général de l'ONU avait employé le mot de génocide pour
la première fois le 4 mai 1994 dans une interview accordée à une
télévision américaine, durant laquelle il avait déclaré " Here you
have a real genocide, in Kigali ". Il l'a réutilisé le 25 mai 1994
dans une conférence de presse donnée à New York aux Nations Unies.
Mais ce n'est que le 31 mai qu'il l'emploie pour la première fois par
écrit dans l'un de ses rapports : " D'après les témoignages
recueillis, il ne fait guère de doute qu'il y a génocide, puisque des
communautés et des familles appartenant à un groupe ethnique
particulier ont été victimes de massacres de grande ampleur ".

Il est vrai que reconnaître plus tôt le génocide aurait conduit
également à établir les responsabilités et à remettre en cause la
ligne politique du Conseil de sécurité, qui a longtemps préconisé la
reprise des négociations entre les deux parties.

*

* *

Quelles conclusions peut-on tirer de cette rapide analyse sur l'action
de la communauté internationale ?

L'ONU était relativement bien informée de la situation mais -tous les
interlocuteurs à New-York l'ont confirmé aux rapporteurs de la
Mission- en dépit des renseignements disponibles, il n'existait aucune
volonté collective d'agir. En réponse à l'une des questions posées par
la Mission, M. Kofi Annan a estimé que " même lorsque les événements
rwandais ont été connus de tous, l'ONU et la communauté
internationales se sont abstenues d'intervenir de manière décisive
pour mettre un terme au génocide ". Il est regrettable que la France
ait voté la résolution 912, adoptée à l'unanimité, car, par ce vote
elle rejoignait l'ensemble des membres du Conseil de sécurité dans
leur refus d'agir. Ce qui allait être contradictoire avec la décision,
quelques semaines plus tard, de participer à l'opération Turquoise.

L'ONU aurait-elle pu arrêter les massacres ? Certains ont prétendu que
la rapidité avec laquelle les massacres ont été commis et leur
contrôle par l'administration rwandaise permettent de supposer qu'une
bonne partie des crimes auraient été commis avant que l'ONU puisse
déployer une force élargie. Il est toutefois clair que la
manifestation d'une volonté politique nette de la communauté
internationale, relayée par une présence massive, aurait été de nature
à freiner les auteurs des massacres et aurait sûrement limité
considérablement le nombre des victimes.

Mais le jugement le plus sévère sur l'action de l'ONU a déjà été
prononcé, par celui-là même qui la représentait, M. Boutros
Boutros-Ghali, qui écrit dans son rapport du 31 mai 1994 :



" La réaction tardive de la communauté internationale à la situation
tragique que connaît le Rwanda démontre de manière éloquente qu'elle
est totalement incapable de prendre d'urgence des mesures décisives
pour faire face aux crises humanitaires étroitement liées à un conflit
armé. (...) Nous devons tous reconnaître, à cet égard, que nous
n'avons pas su agir pour que cesse l'agonie du Rwanda et que, sans mot
dire, nous avons ainsi accepté que des êtres humains continuent de
mourir. Nous avons démontré que notre détermination, notre capacité
d'engager une action, étaient, au mieux insuffisantes et, au pire
désastreuses, faute d'une volonté politique collective ".

viI. - L'OPÉRATION TURQUOISE

Le 22 juin 1994, le Premier Ministre, M. Edouard BALLADUR, annonçait
devant l'Assemblée nationale l'intention de la France d'organiser une
opération humanitaire. Il s'est ensuite rendu personnellement devant
le Conseil de sécurité le 11 juillet 1994 pour présenter le bilan de
l'opération. Lorsqu'il est intervenu devant l'Assemblée nationale, il
s'est exprimé dans les termes suivants :



" Le Conseil de sécurité des Nations Unies va examiner, dans quelques
heures, le projet de résolution autorisant la France à intervenir au
Rwanda dans le cadre d'une opération humanitaire pour sauver les
populations menacées. Pourquoi cette intervention ?

Depuis deux mois, le drame qui se déroule dans ce pays a atteint un
degré d'horreur qu'il était difficile d'imaginer. Des centaines de
milliers de morts, plus de deux millions de personnes déplacées. Les
efforts diplomatiques ont échoué. La force des Nations Unies qui doit
se déployer au Rwanda ne pourra le faire que d'ici plusieurs semaines.
Fallait-il laisser les massacres se poursuivre d'ici là. Nous avons
pensé que cela n'était pas possible et qu'il était de notre devoir de
réagir... La France n'agira qu'avec un mandat du Conseil de
sécurité (). "

L'opération Turquoise, qui s'est déroulée du 22 juin au 22 août, se
différencie des opérations militaires précédentes menées par la France
au Rwanda, qu'il s'agisse de Noroît ou d'Amaryllis. Elle concerne les
Rwandais eux-mêmes et non plus les ressortissants français ou les
ressortissants européens. Elle ne s'inscrit pas dans le cadre d'un
accord d'assistance d'Etat à Etat. Revendiquée par la France, au nom
d'une exigence morale, elle est d'emblée définie comme une opération
humanitaire, placée sous mandat de l'ONU, et soumise à certaines
conditions. Elle est autorisée par la résolution 929 qui prévoit la
possibilité de recourir à la force.

Alors même que la France a scrupuleusement respecté ses engagements en
se retirant au terme du délai de deux mois, fixé pour la durée de
l'opération, afin de laisser la place à la MINUAR, alors que des
milliers de personnes ont pu échapper aux massacres qui se
poursuivaient et que des centaines de milliers de réfugiés ou déplacés
ont pu bénéficier de soins, d'aide ou de secours alimentaires, cette
intervention a, dès l'origine, fait l'objet des plus vives réticences,
si bien que la résolution 929 a été adoptée par dix voix pour et cinq
abstentions. Dénoncée par les uns comme une opération écran destinée
en réalité à permettre aux FAR et aux milices de s'exfiltrer armés
vers le Zaïre, en vue d'une reconquête militaire, elle a été critiquée
par d'autres, comme M. Jean-Hervé Bradol (), pour avoir été dans sa
nature même " une force neutre en période de génocide "... alors qu'il
aurait fallu " non pas une opération humanitaire, qui lui paraissait
inutile, mais une intervention militaire française ou internationale
pour s'opposer aux tueurs " puisque, selon lui, la convention de 1948
sur la prévention et la répression du crime de génocide s'appliquait
clairement en la circonstance. Encore aujourd'hui, en dépit d'un bilan
présentant des données objectivement positives -vies sauvées,
vaccinations effectuées, épidémies enrayées...- l'opération Turquoise
est considérée par les actuels dirigeants du Rwanda comme non sincère
et ayant eu, in fine, pour but de soutenir les anciennes forces
gouvernementales.

La France est cependant la seule de toutes les puissances occidentales
à avoir agi car, comme l'a constaté M. Alain Juppé au cours de son
audition, " Les Etats-Unis restaient hantés par le fiasco de
l'intervention en Somalie, la Belgique était paralysée par
l'assassinat de ses Casques Bleus et son statut d'ancienne puissance
coloniale, l'Allemagne était empêchée d'agir par ses dispositions
constitutionnelles, l'Angleterre considérait qu'il ne s'agissait pas
de sa zone d'influence et l'Italie, qui avait promis un soutien
logistique, sera incapable de le fournir. Quant à l'UEO, son soutien
restera moral. Seuls, des contingents africains du Sénégal, de la
Mauritanie, du Niger, de l'Egypte, du Tchad, de la Guinée Bissau et du
Congo, participeront à l'opération Turquoise. "

Cette absence de soutien a été également soulignée par le Général
Raymond Germanos, qui a rappelé que la France avait notamment proposé
aux Italiens que la partie opérationnelle de Turquoise fût conduite
par les Français, qui engageraient leurs forces, et que le soutien
humanitaire fût pris en compte par l'UEO sous commandement italien,
mais qu'au dernier moment, les Italiens avaient refusé de s'engager.
Quant aux Américains, sollicités pour apporter l'aide matérielle en
avions qu'ils avaient promise, ils n'ont pas tenu parole. De surcroît,
le 24 juin un avion américain -d'après l'audition du Général Raymond
Germanos- s'est posé en début de nuit sur la piste relais de Bangui,
bloquant la chaîne de ravitaillement des forces françaises et les
obligeant à pousser l'avion hors de la piste pour pouvoir y faire
atterrir les gros porteurs français.

Il est donc indispensable de chercher à comprendre les raisons pour
lesquelles cette intervention à suscité d'aussi virulentes critiques,
alors qu'elle s'est par ailleurs déroulée sous le regard de la presse
et des caméras et qu'il a parfois été fait appel à certaines ONG et à
des organisations humanitaires qui ont pu constater ce qui se passait
sur le terrain.

Compte tenu du contexte dans lequel elle a pris place, l'opération
Turquoise a pu être ressentie par certains comme ambiguë au moment de
son déclenchement. Toutefois, son déroulement sur le terrain et
notamment son adaptation à l'évolution de la situation
politico-militaire démontrent que les objectifs humanitaires et de
neutralité ont été dans l'ensemble plutôt bien respectés.

A. Le contexte

L'opération Amaryllis s'achève le 14 avril, l'opération Turquoise
s'ouvre le 22 juin. Au cours de ces deux longs mois le Rwanda connaît
un génocide et une guerre pendant que la communauté internationale
brille par son insuffisance, notamment en réduisant le 21 avril les
forces de la MINUAR à 270 hommes (cf. supra) et que toutes les
tentatives diplomatiques, destinées à renouer le dialogue, conclure un
cessez-le-feu et mettre en place une solution politique négociée, se
soldent par un échec. Ces différents aspects faisant l'objet de larges
développements, il convient plutôt de rappeler ici les actions de la
France à la veille de l'opération Turquoise et l'évolution de la
situation militaire au Rwanda.

1. La position de la France

Si la France a quitté le Rwanda le 14 avril, elle ne s'est pas
désintéressée de la situation et, au cours des deux mois qui ont suivi
l'attentat contre l'avion du Président Juvénal Habyarimana, elle a
poursuivi plusieurs objectifs : le plus immédiat et le plus urgent a
consisté à alléger les souffrances des populations, en déployant avec
l'aide des ONG et des organisations internationales, des moyens
humanitaires de grande ampleur -40 millions de francs ont été engagés-
tant au Rwanda que dans les pays voisins (en Tanzanie et au Burundi)
où une équipe du SAMU médical a installé une antenne pour les
interventions chirurgicales d'urgence et des rotations aériennes
assurant la livraison de vivres et de médicaments.

A l'ONU, la France s'est par ailleurs battue, mais sans succès, pour
que la MINUAR, renforcée jusqu'à 5 500 hommes, soit placée sous
chapitre VII (cf. infra).

Sur le plan diplomatique, la France est le premier pays, le 15 mai, à
avoir qualifié le drame rwandais de génocide en même temps qu'elle a
condamné les massacres perpétrés tant par les milices Interahamwe que
par le FPR. Enfin, insistant plus particulièrement sur le génocide
commis par les milices dans la zone gouvernementale, la France a
demandé que les responsables de ces massacres soient sanctionnés et a
soutenu l'enquête internationale décidée par la Commission des droits
de l'homme des Nations-Unies les 24 et 25 mai.

Punition des coupables, mais également arrêt des massacres : la France
continue de considérer que rien de solide et de durable ne pourra être
obtenu, même avec l'aide de la communauté internationale, sans un
minimum d'accord des parties.

Il est, selon la France, indispensable de poursuivre la recherche d'un
cessez-le-feu et de continuer à soutenir une solution politique
respectant l'esprit des accords d'Arusha qui prévoient un réel partage
du pouvoir et une victoire des modérés. Telle est la politique
défendue, dont la logique apparaît clairement à la lecture des
différentes notes établies par la Direction des affaires africaines du
quai d'Orsay.

C'est avec une constance sans faille que la Direction des affaires
africaines du quai d'Orsay rappelle, dans une note du 13 avril : " les
événements ont ainsi fort ébranlé les accords de paix d'Arusha ; il
faut pourtant qu'ils restent la référence dans la mesure où ils
prévoient un partage du pouvoir, seule solution politique possible "
puis, dans une note du 18 avril : " les FAR semblent décidées à
résister au FPR... Les menaces politico-ethniques vont probablement
continuer... La sortie de la crise passe par un compromis qui ne se
dessinera cependant que dans un relatif équilibre des forces... Bien
que le FPR refuse le retour aux positions du cessez-le-feu et un
accord politique avec les partisans d'Habyarimana, les accords
d'Arusha doivent demeurer la référence dans la recherche d'une
solution à la crise actuelle ". Quelques jours plus tard, le 1er mai,
" des discussions se sont ouvertes lundi 30 avril entre des
représentants des FAR et du FPR à Kigali, sous l'égide de la MINUAR,
en vue de la conclusion d'un cessez-le-feu. Il faut persévérer dans
cette voie... Le projet de sommet régional que nous envisagions et
pour lequel l'Ambassadeur de France au Rwanda avait été envoyé en
mission dans les pays voisins du Rwanda, a été repris par le Kenya...
Il est essentiel que les Etats concernés au premier chef et
susceptible de faire pression sur les parties en conflit montrent leur
volonté d'agir ensemble ". Une note du 9 mai indique que " sur le plan
politique, tout en se prévalant de " l'esprit d'Arusha ", le FPR
refuse les dispositions des accords relatifs au partage du pouvoir...
Pour que la solution à la crise s'avère durable, il faudra que
l'ensemble des forces politiques, y compris donc le MRND du Président
Juvénal Habyarimana, y participent ". Enfin, le 16 juin, il est
rappelé que " nous encourageons les pays de la région à jouer un rôle
actif " et que " nous travaillons pour que les modérés l'emportent
dans l'esprit des accords d'Arusha qui prévoient un réel partage du
pouvoir ".

C'est dans le droit fil de cette politique que se situe notamment la
rencontre le 29 avril avec le Président Museveni pour tenter d'obtenir
un règlement du conflit au niveau régional ; il est demandé au
président ougandais de faire pression sur les belligérants. La France
considère, en effet, que le soutien du FPR en hommes comme en
armements et munitions dépend pour une large part de l'Ouganda et elle
estime qu'elle doit appeler l'attention du Président Museveni sur les
risques d'instabilité au Rwanda si une solution politique équilibrée
n'est pas trouvée.

L'ambassadeur à Kigali, M. Jean-Michel Marlaud, effectue une mission
dans les pays de la région. Après être allé tout d'abord à Arusha les
3 et 4 mai pour essayer, en vain, d'obtenir des parties en conflit la
signature d'un cessez-le-feu et l'arrêt des massacres, il s'est
ensuite rendu au Burundi, au Zaïre et en Tanzanie. Son compte rendu de
mission en date du 13 mai, dont il est fait état dans son audition,
précise très clairement : " notre pays doit rester animé par les
principes qui ont guidé son action dès l'origine du conflit : refus de
la logique de guerre et appui à une solution politique négociée,
soutien aux efforts des pays de la région, au premier rang desquels la
Tanzanie, en faveur d'un règlement politique, mobilisation de la
communauté internationale en faveur du Rwanda. Les massacres commis
depuis le 6 avril devraient nous conduire à ajouter : recherche et
châtiment des responsables de ces massacres ".

M. Bruno Delaye, lors de son intervention devant la Mission, confirme
l'engagement français en déclarant : " nous avons également considéré,
à tort ou à raison, qu'il fallait rechercher un cessez-le-feu tout
d'abord sous l'égide des Etats de la région, démarche qui a donné lieu
à la mission Marlaud, puis sous l'autorité de l'OUA, lors du Sommet de
Tunis où une délégation française s'est rendue le 12 juin "

A Paris, la France continue d'entretenir des contacts avec tous les
protagonistes " aussi longtemps que demeurait l'espoir de conclusion
d'un cessez-le-feu " pour reprendre les propos de M. Hubert Védrine
devant la Mission.

C'est dans ce contexte que se déroule, le 27 avril, la rencontre avec
M. Jean Bosco Barayagwiza, Chef de la CDR, et Jérôme Bicamumpaka,
Ministre des Affaires étrangères, qui seront reçus à l'Elysée et à
Matignon.

M. Faustin Twagiramungu, qui sera Premier Ministre du Rwanda de
juillet 1994 à août 1995, est reçu, quant à lui, à deux reprises, les
19 et 26 mai. Il ressort des entretiens qu'il a eus au ministère des
Affaires étrangères que, M. Faustin Twagiramungu, après avoir salué la
reconnaissance du génocide par la France, insiste sur la nécessité de
faire pression sur les belligérants. Il estime qu'un Gouvernement
excluant le FPR est inconcevable, mais que ni l'armée rwandaise seule,
ni le FPR seul ne pouvant apporter de solution, le partage du pouvoir
est indispensable. M. Faustin Twagiramungu fait part de son souci de
rassembler autour de lui les modérés et souhaite montrer que le Rwanda
ne se limite pas au face à face Gouvernement intérimaire-FPR.

La démarche de la France, consistant à maintenir le dialogue politique
avec les représentants de toutes les parties au conflit, s'inscrit
bien dans la continuité de sa politique diplomatique visant à amener
les belligérants à la conclusion d'un accord négocié.

Cette approche suppose toutefois que l'on se trouve dans une logique
classique de guerre ou d'affrontements. Or, en la circonstance, on
peut s'interroger sur l'opportunité d'avoir, certes dans la
perspective louable de la conclusion d'un cessez-le-feu, reçu, le 27
avril, le représentant du parti extrémiste hutu de la CDR, exclu des
institutions d'Arusha, et le Ministre des Affaires étrangères d'un
Gouvernement intérimaire, sous la responsabilité duquel se déroulaient
des massacres à grande échelle qui seront, quinze jours plus tard,
qualifiés officiellement par la France de génocide.

Comme l'a souligné Mme Alison Des Forges dans un entretien
particulier, toutes les rencontres n'ont pas la même valeur symbolique
et il aurait fallu davantage s'interroger sur le bien fondé de la
démarche consistant à placer sur un pied d'égalité le représentant de
la CDR et les représentants du FPR.

Sur ce point, le Général Christian Quesnot a souligné, au cours de son
audition, qu'il avait personnellement toujours douté très fortement de
la possibilité d'arriver, à ce stade, à la conclusion d'un
cessez-le-feu et à l'établissement d'un Gouvernement provisoire avec
les Hutus modérés. Il a d'ailleurs rappelé qu'il avait établi une note
au Président de la République, où il disait : " le processus est
désormais irréversible, M. Paul Kagame veut avoir la victoire
militaire totale ".

La France, considérant que seul un accord politique fondé sur un
partage du pouvoir peut constituer une solution durable, estime qu'il
faut donc amener toutes les parties à négocier, mais constate
néanmoins que, sur le terrain, seule prévaut la logique militaire. La
Direction des affaires africaines du Ministère des affaires étrangères
admet d'ailleurs, dans une note du 9 mai, " qu'une victoire militaire
du FPR est envisageable ".

La progression militaire du FPR faisait effectivement s'évanouir les
chances réelles d'un cessez-le-feu et la continuation des massacres
conduira la France à décider l'opération Turquoise.

2. La progression militaire du FPR

Le FPR, après l'assassinat du Président Juvénal Habyarimana, a fait
mouvement depuis sa base de Mulindi, dans le Nord, en direction de
Kigali qu'il atteindra le 11 avril. Son arrivée aux abords de la
capitale entraîne la fuite des membres du Gouvernement intérimaire
vers Gitarama le 13 avril.

Les FAR ont encore la maîtrise de certains points de Kigali, et
notamment de la zone de l'aéroport, et au nord du pays, le front
résiste encore à Byumba et à Ruhengeri. Le 21 Avril, le Conseil des
Nations Unies adopte la résolution 912, qui ramène à 270 les effectifs
de la MINUAR (cf. supra).

Tout début mai, la progression du FPR entraîne plus d'un million de
personnes sur les chemins de l'exode, créant ainsi une situation
humanitaire qui nécessite l'envoi de secours (cf. supra) en Tanzanie
et au Burundi. Le FPR qui contrôle le nord et le nord-est du pays
avance désormais vers le sud-est. " Il n'a pas le contrôle de Kigali,
mais l'armée gouvernementale estime ne pas pouvoir tenir longtemps en
l'absence d'approvisionnement et de munitions ", comme l'indique une
note de la direction des affaires africaines du quai d'Orsay du 3 mai
1994.

Aucun espoir n'existe d'aboutir à un cessez-le-feu. A la date du 4
mai, les positions sont inconciliables. Le FPR refuse de discuter avec
le Gouvernement intérimaire, demande une rencontre avec les FAR et
estime ne pas avoir atteint tous ses objectifs militaires (Gitarama,
Kigali). Le Gouvernement intérimaire exige quant à lui un
cessez-le-feu comme préalable à l'arrêt des massacres et se montre
intransigeant sur la reconnaissance de sa légitimité par le FPR. En
conséquence massacres et affrontements militaires se poursuivent. La
communauté internationale réagira le 17 mai avec l'adoption de la
résolution n°917 instaurant l'embargo sur les armes et autorisant le
renforcement des effectifs de la MINUAR jusqu'à 5500 hommes
(cf. supra).

Sur le terrain la situation s'aggrave, le FPR s'empare, les 22 et 23
mai, de l'aéroport de Kigali. Aucune solution diplomatique n'aboutit.
Le Kenya reprend le projet d'un sommet régional qui se tiendra le 6
juin et restera sans résultats.

Le 15 juin, le cessez-le-feu, conclu en marge du Sommet de l'OUA qui
s'est déroulé à Tunis le 12 juin, est rompu par le FPR, qui pilonne le
centre ville de Kigali dès le lendemain.

Le Rwanda est désormais coupé en deux : la zone gouvernementale et la
zone FPR (voir carte).

A cette date, le FPR occupe toute la partie est du pays ainsi que
l'aéroport de Kigali mais les FAR tiennent encore une partie de la
capitale ainsi que l'axe Kigali-Kayanza, (Burundi), passant par la
ville de Butare.

Le 18 juin, le FPR décide de bloquer à la hauteur de Byumba l'axe
humanitaire reliant Kigali à l'Ouganda. C'est à ce moment que la
France, le 19 juin, prend l'initiative de demander au Conseil de
Sécurité de l'autoriser à mener une action humanitaire au Rwanda,
invoquant pour cela la nécessité de faire cesser les massacres, tâche
que la MINUAR ne sera pas en mesure d'assumer avant plusieurs semaines
en raison du peu d'empressement des Etats à lever les troupes utiles
au bon déroulement d'une telle mission.

B. Le déclenchement de l'opération Turquoise

1. Les données du problème

Depuis la mi-avril, la France, qui n'est plus présente au Rwanda, mais
défend inlassablement une solution politique négociée, n'envisage
d'intervention que menée dans le cadre des Nations Unies.

Le Président de la République, François Mitterrand, déclare le 10 mai
à la télévision : " nos soldats ne sont pas destinés à faire la guerre
partout. Nous n'avons pas les moyens de la faire et nos soldats ne
peuvent pas être les arbitres internationaux des passions qui
aujourd'hui bouleversent et déchirent tant et tant de pays... ".

Pour autant, six semaines plus tard, alors que la situation s'aggrave
et qu'un génocide s'accomplit devant la communauté internationale,
sans que celle-ci ne parvienne à intervenir, la question se pose de la
nécessité ou non d'intervenir. Comme l'a rapporté au cours de son
audition le Général Christian Quesnot, " au Président de la République
qui hésitait " il avait dit " qu'on ne pouvait pas laisser commettre
de tels massacres ". Pour sa part, le Premier Ministre, M. Edouard
Balladur, devant la Mission, a présenté ainsi l'alternative face à
laquelle se trouvait la France soit " une intervention sous forme
d'interposition ; cette solution, présentée par ceux qui en étaient
les tenants, comme une manière de stopper l'avance des troupes du FPR,
aurait impliqué une action de guerre menée par des troupes françaises
sur un sol étranger ", soit " une intervention strictement humanitaire
et exclusivement destinée à sauver des vies humaines quelle que soit
l'origine ethnique des personnes menacées ".

Tout en indiquant qu'il serait " excessif de parler d'hésitations dans
la politique à conduire, bien qu'il soit exact que certains
responsables aient envisagé une intervention militaire, notamment à
Kigali ", le Premier Ministre a reconnu que " deux options ont été
effectivement envisagées mais que le choix avait porté sans ambiguïté
sur une action humanitaire... ".

Entendu par un des rapporteurs, M. Bernard Kouchner a relaté le voyage
qu'il avait effectué, du 10 au 17 mai 1994, en Ouganda et au Rwanda,
au cours duquel il avait été reçu successivement par M. Paul Kagame et
Jacques Bihozagara, qui lui avaient demandé d'intervenir pour tenter
de faire évacuer 2 000 à 2 500 Tutsis réfugiés à Kigali, à l'hôtel des
Mille Collines.

Il a évoqué avec divers interlocuteurs le principe d'une intervention
humanitaire de la France au Rwanda, qu'il jugeait nécessaire compte
tenu de ce qu'il venait de voir.

Alors que le Ministre de la Défense M. François Léotard exprime ses
réticences envers une opération de la France au Rwanda lors du Conseil
restreint du 15 juin, le Président de la République souhaite qu'une
telle intervention, défendue par le Ministre des Affaires étrangères,
M. Alain Juppé, soit limitée à la protection de certains sites de
regroupement de Tutsis tels que les hôpitaux, les stades ou les
écoles. Le 16 juin, le Président François Mitterrand donne son accord
au lancement d'une action humanitaire. Le 18 juin, un communiqué
publié par la Présidence de la République et l'hôtel Matignon précise
que l'opération s'effectuera sur le fondement d'un mandat de l'ONU.

Cette condition est essentielle, car la France considérée comme liée à
l'une des parties, ne peut s'engager seule. Elle serait dans ce
contexte inévitablement accusée de venir au secours des auteurs des
massacres et de vouloir voler la victoire militaire au FPR. Sur ce
point, une note du Quai d'Orsay indique : " l'association de pays
européens paraît souhaitable... La participation de pays africains
francophones n'est pas de nature, sauf avec une légitimité
internationale, à nous mettre à l'abri des accusations et des
critiques ".

Le 21 juin, dans une lettre au Président de la République, le Premier
Ministre, M. Edouard Balladur rappelle les différentes conditions qui
lui paraissent indispensables pour que l'opération Turquoise soit
envisageable et qu'elle réussisse :

- autorisation du Conseil de Sécurité,

- objectif strictement humanitaire,

- durée limitée à quelques semaines,

- engagement d'autres pays aux côtés de la France, maintien des forces
françaises au Zaïre près de la frontière.

Le 22 juin 1994, le Conseil de Sécurité adopte la Résolution 929 qui
autorise la France à " employer tous les moyens " pendant deux mois
pour protéger les populations.

2. La Résolution 929

La Résolution 929 du 22 juin 1994, adoptée par le Conseil de Sécurité
des Nations Unies :



- donne son accord à ce qu'une opération multinationale puisse être
mise sur pied au Rwanda à des fins humanitaires jusqu'à ce que la
MINUAR soit dotée des effectifs nécessaires ;

- accueille favorablement la mise en place d'une opération temporaire,
placée sous commandement et contrôle nationaux, visant à contribuer,
de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes
déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda ;

- autorise les Etats-membres... à mener l'opération... en employant
tous les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs humanitaires
énoncés ;

- décide que la mission des Etats-membres sera limitée à une période
de deux mois suivant l'adoption de la présente Résolution.

Conditions de vote

Pour Argentine, Djibouti, Espagne, Etats-Unis,

Fédération de Russie, France, Oman,

République Tchèque, Royaume-Uni,

Rwanda

Contre Aucun

Abstention Brésil, Chine, Nouvelle-Zélande,

Pakistan

3. Les réactions

Le FPR a été informé des intentions de la France comme l'a précisé le
Général Philippe Mercier qui fut chargé par le Gouvernement de
recevoir deux de ses représentants pour leur expliquer les buts que la
France poursuivait et les modalités de déroulement de l'opération
Turquoise. Néanmoins, " ces deux représentants n'ont pas été
convaincus, bien que l'entretien ait duré plus de deux heures " et que
le Général Philippe Mercier ait dit avoir répondu à toutes les
questions posées. C'est donc sans surprise que la France a enregistré
des réactions négatives de la part du FPR, qui déclara qu'il
s'opposerait " par tous les moyens " aux troupes françaises, dont il
qualifia l'arrivée " d'agression ".

Quant aux milices " Interahamwe " et à la Garde présidentielle,
celles-ci ne manifestèrent guère d'enthousiasme sur le terrain car,
pour reprendre les propos du Général Raymond Germanos, elles ne
voulaient pas interrompre leurs massacres, pensant pouvoir liquider
une ethnie complète et reprendre le pouvoir par ce biais.

S'agissant des autres pays, la France n'a pu que constater, au moins
dans un premier temps, qu'aucune nation occidentale n'avait tenu sa
promesse d'accompagner une opération militaire destinée à mettre fin
aux massacres.

Alors que la France se trouvait presque seule au Rwanda, dans un pays
ravagé par les massacres, elle était suspectée par certains de vouloir
engager une opération humanitaire " bonne conscience ", destinée à se
déculpabiliser par rapport à ses engagements antérieurs au côté du
régime du Président Juvénal Habyarimana.

4. Les ordres d'opérations

Les ordres d'opération sont établis le 22 juin 1994 à 10 h 16. La
mission des forces de Turquoise est clairement définie ; il s'agit de
" mettre fin aux massacres partout où cela sera possible,
éventuellement en utilisant la force ". Cette dernière précision
découle directement des termes mêmes de la Résolution 929 qui autorise
l'emploi de tous les moyens nécessaires, y compris la force, pour
atteindre les objectifs humanitaires énoncés.

L'arrêt des massacres conduit à poser les règles de comportement
suivantes :

- adopter une attitude de stricte neutralité vis-à-vis des différentes
factions en conflit. Cet impératif signifie qu'il s'agit de faire
cesser tant les massacres des Tutsis par les milices que les exactions
commises par le FPR en représailles à l'encontre des Hutus ;

- insister sur l'idée que l'armée française est venue pour arrêter les
massacres mais non pour combattre le FPR, ni soutenir les FAR afin que
les actions entreprises ne soient pas interprétées comme une aide aux
troupes gouvernementales. L'expérience montrera qu'il était plus aisé
de persuader le FPR que la France n'était pas de retour au Rwanda pour
le combattre que de faire comprendre aux FAR que ce retour ne
signifiait plus une aide ou un soutien ;

- affirmer le caractère humanitaire de l'opération, en liaison, chaque
fois que possible, avec les ONG. Ce point est important car il
qualifie l'opération en même temps qu'il préfigure le concept
d'intervention militaro-humanitaire.

La possibilité reconnue de recourir à la force nécessite la définition
de règles d'engagement de la force en se fondant sur la notion de
légitime défense élargie. L'emploi de la force est admis dans ce cadre
lorsqu'il y a :

- menace sur les forces françaises ;

- menace dans la mission de protection des personnes, soit contre les
forces françaises, soit contre les populations protégées ;

- obstruction dans l'exécution de la mission des forces françaises ;
dans ce cas, l'accord du COMFORCE (Commandant de la force) sera
recherché.

Pour affirmer la détermination de la France à agir dans un cadre
humanitaire et de façon neutre, il est demandé d'installer une
plate-forme des forces de Turquoise à Goma et à Kisangani et de
déployer à Bukavu les forces nécessaires à la protection du camp de
réfugiés tutsis de Cyangugu, en faisant valoir l'aspect humanitaire de
l'opération.

Le principe de l'installation des forces françaises en territoire
zaïrois est donc confirmé. En effet, il a été jugé inenvisageable,
sauf à déclencher une bataille avec le FPR -ce qui était exclu-
d'atterrir à l'aéroport de Kigali. Le passage par le Burundi est
apparu trop déstabilisant pour le pays. Celui par la Tanzanie donnait
accès à la zone FPR. Quant à l'Ouganda, il y avait peu de chances d'y
obtenir un droit de transit. Le Zaïre est donc apparu assez rapidement
comme la seule solution possible et la France a obtenu l'accord des
autorités zaïroises.

Les forces de Turquoise ont été en partie constituées d'éléments
précédemment en poste au Rwanda, ce qui a accru la difficulté de
l'exercice pour les soldats et a sans doute ajouté à la confusion puis
au désarroi parmi les FAR. Comme l'a d'ailleurs reconnu le Général
Jean-Claude Lafourcade, " le Gouvernement a successivement demandé aux
mêmes officiers, dans un premier temps de contribuer à la formation
des militaires rwandais contre le FPR, puis, brutalement, d'engager
l'opération Turquoise sur des bases d'impartialité totale, dans un
contexte où il n'y avait plus d'ennemi et où il fallait éventuellement
discuter avec le FPR ".

Il faut reconnaître qu'en faisant participer à l'opération Turquoise
certains militaires engagés précédemment dans des opérations de
coopération militaire au profit des FAR, la France a indiscutablement
créé une source d'ambiguïté et suscité la méfiance ou le scepticisme
dans les esprits.

Les ordres d'opérations prévoyaient, dans un deuxième temps, la
réalisation de deux opérations complémentaires.

Il s'agissait tout d'abord " d'être prêt ultérieurement à contrôler
progressivement l'étendue du pays hutu en direction de Kigali et au
Sud vers Nianzi et Butare et intervenir sur les sites de regroupement
pour protéger les populations ".

En second lieu, il était demandé aux forces de Turquoise " d'affirmer
auprès des autorités locales rwandaises, civiles et militaires, notre
neutralité et notre détermination à faire cesser les massacres sur
l'ensemble de la zone contrôlée par les forces armées rwandaises, en
les incitant à rétablir leur autorité ".

Il convient dès lors, au regard de l'objectif humanitaire, d'analyser
le sens de ces deux missions, l'une visant au contrôle d'un
territoire, l'autre tendant à l'instauration d'une autorité, celle de
l'armée rwandaise, qui s'exerceraient sur le même territoire.

L'analyse des ordres d'opérations permet de voir que le caractère
neutre et humanitaire de l'opération Turquoise ne fait pas de doute.
Il n'apparaît pas pour autant possible d'affirmer que Turquoise ne
poursuit qu'un objectif exclusivement humanitaire, alors que filtre
indirectement, non pas, comme certains ont voulu le dire, le désir de
la France de permettre la reconquête du pouvoir par les FAR, mais bien
au contraire son souci de préserver les conditions d'une négociation
politique fondée sur le partage du pouvoir. Sur le plan diplomatique,
cette solution venait d'échouer. Sur le plan militaire la France ne
pouvait pas l'évoquer compte tenu de ses engagements passés.

Il est instructif à cet égard de confronter les ordres d'opérations
établis le 22 juin aux règles de comportement rappelées en annexe du
rapport de fin de mission établi par le Général Jean-Claude
Lafourcade. Dans ce dernier document, il est indiqué cette fois que
" l'opération est à forte dominante humanitaire " et que " le but
politique recherché est la remise en oeuvre des accord d'Arusha
appuyés avec détermination par la France. L'arrêt des massacres et
l'observation d'un cessez-le-feu sont les conditions sine qua non de
la reprise d'un dialogue entre les parties, initié à Arusha, comme
seule solution possible du conflit. La France est déterminée dans son
soutien à ce processus, donc à faire cesser les exactions ".

Malgré les objectifs ainsi fixés, il semble qu'à l'épreuve du terrain,
face à l'avancée militaire inexorable du FPR, que l'objectif de
Turquoise n'était pas de contrecarrer, l'opération à forte dominante
humanitaire soit devenue exclusivement humanitaire.

5. Les objectifs

Pour comprendre pleinement la signification des deux ordres précités
-" contrôler progressivement l'étendue du pays hutu " et inciter les
autorités locales rwandaises civiles et militaires à rétablir leur
autorité sur la zone qu'elles contrôlent- il convient de les examiner
en les remplaçant dans le contexte précédemment décrit. La France, au
moment où elle engage l'opération Turquoise, n'a pas pour autant
renoncé à l'idée que seule une solution politique acceptée par les
parties et fondée sur un partage du pouvoir mettra un terme définitif
à la violence et aux affrontements ethniques.

Toutefois, comme le souligne l'Ambassadeur Jean-Michel Marlaud dans
une note qu'il établit le 1er juillet 1994 " nous ne pouvons pas
prendre publiquement l'initiative pour obtenir le cessez-le-feu, car
nous serions soupçonnés d'avoir cherché à geler la situation, sous
couvert d'action humanitaire ".

Ces soupçons étaient-ils infondés ?

L'opération Turquoise avait sans conteste pour but principal et
premier de sauver des vies humaines en protégeant indifféremment les
populations menacées, qu'elles soient hutues ou tutsies.

En cherchant à stabiliser la moitié du territoire rwandais, sur lequel
se serait rétabli l'exercice d'une autorité, l'opération Turquoise a
tenté, non pas de relancer l'offensive des FAR contre le FPR, mais de
préserver une situation dans laquelle existeraient encore les
conditions d'une négociation d'un cessez-le-feu puis d'une négociation
politique, à savoir un territoire et une légitimité.

Il n'était cependant pas possible à la France de prendre publiquement
cette initiative. Il lui était possible en revanche d'intervenir, sous
certaines conditions, pour arrêter les massacres qui continuaient
d'être perpétrés des deux côtés même si, comme a pu le faire observer
le Colonel Didier Tauzin lors de son audition, lors de l'arrivée des
troupes françaises, les massacres à grande échelle avaient cessé.

En procédant de la sorte, la France n'a sans doute pas fixé
initialement à l'opération Turquoise un objectif exclusivement
humanitaire ; elle n'a pas, pour autant, fait autre chose que de
poursuivre " l'idée d'Arusha " par d'autres moyens.

A l'épreuve de la réalité, cette analyse s'est révélée en grande
partie utopique, dans la mesure où le FPR, dont la France n'a jamais
tenté de contrecarrer les avancées, continuait de progresser
militairement face aux FAR en pleine débâcle et à un Gouvernement en
fuite.

Si la France a pu donner à penser au FPR qu'elle avait la tentation de
lui voler sa victoire, notamment en instaurant une zone humanitaire
dont il se trouvait exclu, il faut souligner qu'à partir du moment où
la victoire militaire totale du FPR se révèle inéluctable après la
chute de Gisenyi, le 17 juillet, celui-ci reçoit l'opération Turquoise
de façon beaucoup plus positive.

Comme l'a fait observer le Général Philippe Mercier au cours de son
audition, " à partir du 20 juillet, date d'un cessez-le-feu de facto
du FPR, l'opération était devenue à dominante humanitaire, en liaison
étroite avec les organisations non gouvernementales ".

L'étude du déroulement de l'opération Turquoise illustre bien cette
évolution.

C. Le déroulement de l'opération Turquoise

1. Organigramme des forces

Les effectifs engagés sur le théâtre des opérations atteindront
jusqu'à 2 924 militaires français et 510 étrangers.

Le Général Jean-Claude Lafourcade commandant la force Turquoise
disposait d'un poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT)
basé à Goma et de trois groupements tactiques, de moyens aériens de
transports et de combat, d'un bataillon de soutien logistique ainsi
que d'un ensemble médical mobile d'intervention rapide (EMMIR)





OPÉRATION TURQUOISE
du 22 juin au 21 août 1994
selon ordre d'opération initial



Santé


COS



______

Affaires civiles



COMAIR



Elément air


COMTERRE


F.F. Zaïre


_________________
_________________

















PCIAT : Poste de commandement interarmées de théâtre

F.F. Zaïre : Forces françaises au Zaïre




A l'origine, les trois groupements comprenaient le groupement des
opérations spéciales, commandé par le Général Jacques Rosier, alors
Colonel, dans la région de Gikongoro à l'est, le groupement nord sous
la responsabilité du Colonel Patrice Sartre opérant dans la région de
Kibuye et le groupement sud avec à sa tête le Lieutenant-Colonel
Jacques Hogard basé dans la région de Cyangugu.

Fin juillet, le groupement des opérations spéciales a été rapatrié. Il
a été remplacé par des unités provenant du groupement nord du Colonel
Patrice Sartre, qui se sont trouvées alors sous le commandement du
Colonel de Stabendrath, le Colonel Patrice Sartre intégrant à son
dispositif, en contrepartie, le bataillon africain.

Cet exemple illustre les propos du Général Jean-Claude Lafourcade
estimant que " la période du 22 juin au 22 août avait été marquée par
l'évolution rapide de la situation politico-militaire qui avait imposé
au commandement de l'opération de procéder à des adaptations
permanentes des postures, du dispositif et des modes d'action ".
Quatre phases caractérisent, de ce point de vue, l'opération
Turquoise.

2. La réalisation d'opérations ponctuelles (première phase)

Au cours de cette première phase opérationnelle, qui s'étend du 22
juin au 4 juillet, les forces françaises interviennent à partir du
Zaïre le long de la frontière sur un axe sud-nord défini par les
villes de Cyangugu, Kibuye, Gisenyi. Conformément aux objectifs fixés,
elles parviennent à sécuriser le 23 juin, le camp de Nyarushishi à une
dizaine de kilomètres de Cyangugu, où se trouvent regroupés 8 000 à
10 000 Tutsis.



Le 26 juin
, le commandement des opérations spéciales (COS) s'engage jusqu'à
Kibuye et met fin aux massacres dans ce secteur, tout au moins dans
les agglomérations. Le 27 juin l'équipe du COS, conduite par le
capitaine de frégate Marin Gillier, procède, sur la route qui mène à
Kibuye, à la reconnaissance du camp de réfugiés hutus de Kirambo, puis
découvre le 30 juin à Bisesero dans des conditions qui feront l'objet
par la suite de vives accusations (cf. annexe), les derniers
survivants d'une communauté tutsie victime des actions d'extermination
menées par les Hutus de la région, sous la houlette du bourgmestre de
Gishyita.



Le 30 juin
, le Général Raymond Germanos envoie au Commandant des forces
Turquoise une directive pour le 1er juillet 1994, qui précise aux
forces françaises qu'elles doivent poursuivre les missions de
reconnaissance visant à marquer leur présence :

- au nord, en maintenant le dispositif actuel jusqu'à Mukamura ;

- au centre, en assurant une présence plus marquée à l'est de Kibuye,
notamment à hauteur du col de N'Daba ;

- en accentuant la recherche du renseignement dans le triangle
Gishita - Karongi - Gisovu ;

- en prolongeant vers l'est les reconnaissances au-delà de la lisière
de la forêt de Nyungwe jusqu'à Gikongoro, à dépasser que pour
d'éventuelles missions d'extraction en direction de Butare.

D'autre part, les forces de Turquoise sont autorisées à déployer
l'EMMIR en fonction de l'évolution de la situation. Ce choix devra
prendre en compte l'éventualité de participations étrangères,
notamment belge, roumaine et mauritanienne, dans le but d'assurer la
complémentarité des moyens déployés.

Enfin, la directive précise que, si les journalistes venaient à
manifester le souhait de quitter la zone, toutes les facilités leur
seraient accordées, notamment en matière de transport aérien.

En application de cette directive, le 2 juillet le détachement du
Capitaine de frégate Marin Gillier est relevé et fait mouvement vers
Butare où, le 3 juillet, 1000 personnes sont évacuées, parmi
lesquelles 700 orphelins qui sont exfiltrés vers le Burundi avec
l'aide de l'ONG " Terre des Hommes ".

C'est à cette occasion que survient le premier accrochage avec le FPR,
qui rend inéluctable la rencontre entre les forces du FPR et celles de
Turquoise et peut poser le problème de la neutralité de l'intervention
française. A l'issue de cette première phase, qui s'achève le
4 juillet avec la chute de Kigali, il est apparu que le concept de
" va et vient " des forces à partir du Zaïre s'accommodait mal de
l'objectif de protection des populations. Le maintien des soldats de
Turquoise en territoire rwandais rendait toutefois encore plus
délicates les relations avec les FAR, obligées d'admettre que la
France n'était plus là pour leur prêter main forte.

A ce stade de l'opération, les forces de Turquoise ont été conduites à
procéder à des incursions plus profondes et plus permanentes, au nord
en direction de Kibuye, au sud dans le secteur de la forêt de Nyungwe
jusqu'à Gikongoro puis Butare. Elles ont cependant été conduites à
adopter une nouvelle stratégie, compte tenu de la progression des
forces du FPR, vers Butare et Kibuye, et des mouvements massifs de
population que cette avancée provoque. L'alternative est donc la
suivante : soit se retirer en dehors du territoire rwandais, soit
organiser une zone humanitaire sûre dans le sud-ouest du pays.

3. La création de la zone humanitaire sûre (deuxième phase)

La poursuite des combats rend à brève échéance la situation
incontrôlable sur le plan humanitaire. L'extension des affrontements
au sud vers Butare et à l'ouest en direction de Kibuye entraîne la
fuite de dizaines de milliers de personnes et accroît, dans la
confusion, les risques de massacres ethniques.

Devant cette évolution, la France demande le 2 juillet, à son
ambassadeur à l'ONU, d'alerter le Secrétaire général des Nations Unies
sur cette situation, rappelant les éléments suivants :



" L'arrêt des combats est en effet le seul moyen véritablement
efficace pour stabiliser la situation humanitaire et ouvrir la voie à
une reprise des discussions avec l'aide des pays de la région en vue
d'un règlement politique, à partir des accords d'Arusha, dont bien
entendu doivent être exclus les responsables des massacres et
notamment des actes de génocide.

" Si le cessez-le-feu ne pouvait être obtenu immédiatement, la France
se trouverait confrontée au choix suivant :

" - soit se retirer en dehors du territoire rwandais, en s'efforçant,
ce qui serait extrêmement difficile et limité, de sauver par des
actions ponctuelles, des vies humaines.

" - soit en s'appuyant sur les résolutions 925 et 929, organiser une
zone humanitaire sûre où les populations seraient à l'abri des combats
et des conséquences dramatiques qui en découlent dans ce pays. Les
forces franco-sénégalaises veilleraient, dans le cadre du mandat qui
est le leur, à ce que ne s'exerce dans cette zone ou à partir de cette
zone, aucune activité de nature à porter atteinte à la sécurité de ces
populations. Cette zone devrait être centrée sur la région où les
problèmes humanitaires sont les plus aigus, suffisamment vaste compte
tenu du nombre de personnes concernées et d'un seul tenant pour
stabiliser les populations sur place et faciliter l'acheminement des
secours humanitaires.

" Sur la base des informations en notre possession, cette zone devrait
comprendre les districts de Cyangugu, Gikongoro et la moitié sud de
celui de Kibuye, incluant l'axe Kibuye-Gitarama jusqu'au col de N'Daba
compris.

" La France estime que, sur la base des résolutions 925 et 929, elle
est autorisée à organiser cette zone humanitaire sûre. Elle
souhaiterait néanmoins que, par votre intermédiaire, l'organisation
des Nations Unies exprime son accord pour la création d'une telle
zone. "

Par la voix de son porte-parole, le 6 juillet, le Secrétaire général
de l'ONU donne publiquement son appui à l'initiative française en se
référant au paragraphe 4 de la résolution 925.

Les modalités de la mise en oeuvre de la zone humanitaire sûre (ZHS)
sont discutées entre le Général Raymond Germanos et le Général Romeo
Dallaire, mandaté par le Général Paul Kagame. Elles reprennent les
propositions françaises.

Majoritairement, la communauté internationale soutient ces
propositions. L'Europe l'Irlande et le Royaume-Uni sont plus réservés,
ainsi que la Tunisie et l'Algérie. L'Ethiopie et le Secrétariat
général de l'OUA font connaître leur désapprobation.

A l'ONU, les préoccupations exprimées portent sur deux points : d'une
part, la nécessité de désarmer les milices, d'autre part,
l'arrestation et la détention des auteurs des massacres.

Sur le plan politique le FPR annonce son intention de former un
Gouvernement d'union nationale dirigé par un Hutu. Son représentant,
M. Gahina, fait parvenir le 8 juillet les exigences du FPR relatives à
la ZHS. Celle-ci devrait être strictement réservée aux civils, les
forces et les miliciens s'y trouvant devraient être désarmés et les
responsables des massacres appréhendés.

La création de la ZHS donne aux forces Turquoise la possibilité de
s'implanter de façon plus permanente en territoire rwandais, condition
jugée indispensable pour protéger efficacement les populations
menacées, dont il n'était pas possible de concevoir le départ en masse
vers le Zaïre.

Les forces françaises de Turquoise, présentes du 6 juillet au 22 août
dans la ZHS, se sont donc efforcées, d'une part de maintenir son
inviolabilité face à quelques incursions du FPR, d'autre part, d'y
garantir la sécurité en désarmant ceux qui y pénétraient, enfin d'y
instaurer une administration provisoire pour créer des règles et des
conditions de vie minimum indispensables au maintien sur place.

Interrogé sur la façon dont les soldats français de Turquoise avaient
pu assurer l'administration et la sécurisation de la zone, le
Lieutenant-Colonel Jacques Hogard a indiqué, lors de son audition,
qu'il fallait distinguer deux périodes :

- au cours de la première période, de l'arrivée des forces jusqu'au
17 juillet, date du départ définitif du Rwanda des derniers
représentants du régime rwandais, les autorités françaises avaient
pris contact avec les autorités établies de ce régime (autorités
civiles, préfets ou sous-préfets, ou autorités militaires ou forces de
l'ordre, comme la gendarmerie) pour fixer les règles de sécurisation
de la zone. Il a ajouté qu'il avait fallu être clair et que lui-même,
lors de sa première rencontre avec le préfet de Cyangugu,
M. Bagambiki, lui avait expliqué qu'ils allaient poursuivre leurs
entrevues de façon très fréquente, tous les jours si nécessaire. Il
lui avait alors présenté le mandat de la force, et exposé les actions
qu'elle allait mener. Il lui avait également indiqué que la Force
allait déterminer un certain nombre de règles, procéder au désarmement
des individus, établir des points de contrôle et sillonner le pays de
jour comme de nuit, surtout de nuit eu égard à ce qui s'y passait ;

- à partir de l'effondrement du régime, la force avait dû suppléer à
tout : dans son secteur, le moindre fonctionnaire rwandais était
parti ; l'usine d'épuration des eaux de Cyangugu a cessé du jour au
lendemain de fonctionner. La force a dû assurer le maintien des
infrastructures existantes, d'électricité, d'épuration des eaux,
soucieuse d'éviter à tout prix les ravages du choléra et de la
dysenterie comme à Goma.

Le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard a ajouté, devant la Mission, que
le groupement avait été amené aussi à faire du maintien de l'ordre, et
qu'il avait utilisé dans ce but le procédé militaire du contrôle de
zone, qui consiste à répartir des détachements sur le terrain et à
leur donner des axes et des villages à contrôler ainsi que des
patrouilles à effectuer de jour et souvent de nuit. Il avait dû aussi
prendre en compte un certain nombre de points sensibles de façon à
permettre un minimum d'activités civiles sur l'emprise qui lui était
confiée.

Intervenant sur le même sujet, le Colonel Patrice Sartre a indiqué que
" dans les grandes lignes, il avait eu à procéder de la même façon que
le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, sachant que la zone dont il
avait la responsabilité avait connu moins de défections parmi les
fonctionnaires dans la mesure où elle était séparée du Zaïre par le
lac Kivu et que les infrastructures avaient pu y être maintenues en
fonctionnement beaucoup plus facilement. "

Il a précisé que " la particularité la plus notable de sa zone avait
été la personnalité du préfet de Kibuye, M. Clément Kayishema, qui,
après lui être d'abord apparu comme un personnage antipathique,
s'était avéré très rapidement être gravement responsable de ce qui
s'était passé auparavant, et s'était enfui très vite au Zaïre, au
contraire d'une partie de son administration, qui était restée. " Il a
ajouté que " cet individu était actuellement jugé par le tribunal
d'Arusha. "

Le Général Jacques Rosier a, quant à lui, ajouté devant la Mission
qu'il avait eu l'impression que l'administration, aussi bien les
préfets que les bourgmestres, était sérieusement compromise dans tout
ce qui s'était passé. Il avait constaté partout que les véritables
responsables avaient tous disparu et qu'il ne restait en place que des
adjoints qui n'étaient pas compromis dans les massacres. Il a précisé
que ses hommes étaient accueillis à bras ouverts par les autorités,
durant les premiers jours, mais que, par la suite, les populations
prenant confiance, ils commençaient à recevoir des informations et ils
apprenaient que tel bourgmestre ou tel préfet avait disparu dans la
nuit.

Le système administratif rwandais instauré dans la ZHS par les
officiers de l'opération Turquoise s'est toutefois heurté à la vive
opposition du FPR, qui considérait que cette administration n'avait
aucune raison d'être, comme le montre un télégramme diplomatique du
4 août 1994 établi par M. Jean-Christophe Belliard, Représentant de la
France en qualité d'observateurs aux négociations d'Arusha. Faisant
état de la rencontre entre le Colonel Patrice Sartre et le nouveau
préfet de Kibuye, nommé par le Gouvernement de Kigali, il indique que
le préfet tutsi a tenu le discours suivant : " L'administration mise
en place par la France n'est pas reconnue par Kigali (...) Il convient
de punir " tous ceux qui ont participé aux massacres (...) Kigali
souhaite récupérer les armes que la France a confisquées aux FAR (...)
Le Gouvernement rwandais exige le démantèlement par la France des
camps d'entraînement des FAR qui se trouvent dans la zone humanitaire
sûre. "

Cet exemple illustre bien, si il en était besoin, les grandes
difficultés, voire l'impossibilité, de faire accepter par le FPR que
l'intervention des forces Turquoises avait un but exclusivement
humanitaire.

S'agissant des incidents survenus avec le FPR, le Général Jean-Claude
Lafourcade a estimé devant la Mission que " si quelques incidents
avaient pu avoir lieu ensuite entre le FPR et Turquoise, ils étaient
dus à des manques de précision dans la délimitation de la zone et que
cela restait anecdotique ".

L'Amiral Jacques Lanxade a, pour sa part, rappelé lors de son audition
" que le seul incident vraiment sérieux avec ce dernier s'était
produit lorsqu'il avait tiré au mortier sur un camp de réfugiés à la
frontière, en face de Goma. La France avait répliqué en faisant voler
ses avions de combat, basés à Kisangani, et en menaçant de détruire
les batteries de mortier du FPR. Il a précisé que le FPR avait dès
lors compris qu'il valait mieux en rester là ".

L'Amiral Jacques Lanxade a par ailleurs indiqué que " des
représentants des autorités françaises avaient rencontré des
représentants du FPR à Kigali, afin de leur expliquer clairement que
l'opération Turquoise répondait à des objectifs strictement
humanitaires qui conduisaient à interdire la zone humanitaire sûre aux
combattants. "

Le Général Raymond Germanos a fait état, dans son intervention devant
la Mission, d'accrochages qui s'étaient produits à Kibuye, au milieu
de la zone sûre, lorsque le FPR avait essayé d'y pénétrer pour venir
chercher les soldats présents et qu'un Français avait été blessé à
cette occasion.

Un télégramme de M. Jean-Christophe Belliard, du 6 août 1994, soit un
mois après la création de la ZHS relate que : " La barge assurant la
liaison entre Goma et Kibuye, qui transporte indifféremment du fret
humanitaire et du matériel militaire destiné à la zone humanitaire
sûre, a été bombardée par des obus de mortiers. L'objectif n'a pas été
atteint. Après avoir en quelque sorte revendiqué ce bombardement, en
accusant la France de violer les eaux territoriales rwandaises, le
Gouvernement de Kigali a, maladroitement, accusé les FAR d'en être
responsables. Le Général Jean-Claude Lafourcade a émis une
protestation, via le Général Romeo Dallaire. "

4. L'extension à Goma de l'opération Turquoise (troisième phase)

Le FPR poursuit sa progression vers Gisenyi -où se trouvent les
autorités dites " de Gisenyi " représentatives du Gouvernement
intérimaire. Cette arrivée déclenche le 14 juillet le départ de ces
autorités et provoque l'exode en quatre jours vers le Zaïre (à Goma)
d'un million de réfugiés hutus. Gisenyi tombe le 17 juillet. Le
19 juillet, le FPR décide unilatéralement l'arrêt des combats, ce qui
entraîne, de facto, le cessez-le-feu.

Face à la catastrophe humanitaire résultant de l'exode, elle-même
induite par la guerre, la France a dû réagir et affronter le vif
ressentiment de la population zaïroise, qui fut toutefois rapidement
dissipé.

Le 22 juillet, le choléra se déclare. Selon le Médecin en chef
François Pons, l'épidémie fait de 20 000 à 50 000 morts en dix jours,
ce qui oblige la France à aménager son antenne, initialement conçue
pour effectuer le soutien de ses forces, en une unité de soins aux
cholériques.

L'épidémie justifie également l'envoi, le 22 juillet, de la Bioforce,
qui met en place une campagne de 24 000 vaccinations pour enrayer
l'épidémie.

Extrêmement performant, selon le Médecin en chef Robert de Resseguier
-puisqu'il a servi de référence aux différents organismes
internationaux présents à Goma- ce laboratoire, complété par six
équipes d'investigation, a travaillé uniquement au profit des
populations civiles réfugiées, en liaison avec les différents
organismes internationaux présents.

S'agissant de la collaboration avec les ONG, le Médecin en chef Robert
de Resseguier a souligné que certaines d'entre elles avaient d'abord
manifesté de la réserve, notamment la Croix rouge, ainsi que le HCR,
mais que les relations s'étaient ensuite considérablement améliorées à
l'arrivée de la Bioforce. De façon plus générale, la catastrophe de
Goma met en évidence le problème des relations entre les militaires et
les ONG.

Celles-ci ne peuvent utilement intervenir que si la zone est pacifiée,
d'où la nécessité d'une bonne collaboration avec les militaires, mais
certaines d'entre elles refusent, pour des raisons de principe,
d'intervenir à côté de l'armée. De leur côté, certains militaires
considèrent qu'ils n'ont pas à s'insérer dans un cadre humanitaire et
qu'il leur appartient seulement de " s'interposer " pour faire cesser
les massacres, les ONG ayant l'exclusivité de l'action humanitaire.

Parallèlement, la ville de Goma n'ayant plus les moyens de faire face
aux conséquences de cet exode, le Général Jean-Claude Lafourcade
décide l'engagement d'une partie des capacités disponibles du
bataillon de soutien logistique (BSL). Six circuits de ramassage des
morts du choléra, utilisant jusqu'à douze véhicules passant deux fois
par jour, sont organisés dans les rues de la ville.

Le Colonel Alain Le Goff a précisé au cours de son audition que,
pendant les premières semaines, les soldats français avait ramassé
seuls les cadavres avant que ne soit recrutée et rémunérée de la main
d'oeuvre locale. Puis, les ONG et les particuliers ont participé à
cette entreprise. Au total 42 000 à 45 000 morts auront été inhumés
dans les deux fosses communes ouvertes par le BSL à côté de
l'aéroport.

Le BSL entreprendra d'autre part une opération de distribution de
5 500 mètres cubes d'eau épurée, ce qui permettra, conjointement avec
les vaccinations, d'enrayer l'épidémie de choléra.

L'intervention des militaires français à Goma s'est déroulée sous
l'oeil de 200 journalistes et d'autant d'ONG, alors que, dans le même
temps, les forces de Turquoise assuraient la sécurisation de la zone
humanitaire sûre, évitant ainsi que ne survienne un " deuxième Goma "
à Bukavu ou au Burundi.

5. Le désengagement des forces de Turquoise (quatrième phase)

Evoquant l'action politique de la France dans les dernières semaines
de Turquoise, M. Jean-Christophe Belliard a indiqué que les
fonctionnaires et les militaires français ont dû se mobiliser pour
expliquer que les forces françaises allaient quitter le Rwanda,
conformément au mandat de l'ONU dont la France était dépositaire. La
MINUAR devait prendre le relais, le FPR devait arriver et il revenait
à ses représentants de convaincre les populations qu'il ne fallait pas
s'enfuir.

M. Jean-Christophe Belliard a indiqué que la France était allée
chercher M. Seth Shendashonga -qui était alors Ministre de l'Intérieur
et qui fut plus tard assassiné à Nairobi (voir annexe)- et
M. Jacques Bihozagara, qui sont venus s'adresser aux populations
civiles.

* Cette visite est relatée dans une note du ministère des Affaires
étrangères du 16 août qui précise : " les réunions d'information
se multiplient dans la ZHS afin de rassurer les populations. Une
délégation de trois Ministres dirigés par celui de l'Intérieur est
venue de Kigali dans le district de Kibuye dans le même but ; la
visite s'est déroulée de façon satisfaisante. D'autres visites de
Ministres sont prévues à Gikongoro aujourd'hui et le 18 août à
Cyangugu. Dans l'ensemble, les mouvements de population vers le
Zaïre sont faibles ". La note indique également : " les pressions
se multiplient de la part des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et
du secrétariat des Nations Unies ainsi que des ONG pour que nous
restions au-delà du 22 août dans la ZHS (le secrétariat demande
deux semaines). A cet égard, l'ambassadeur des Etats-Unis à Kigali
fait état de la souplesse de Kagame, de l'accord de Bizimungu s'il
y a mandat des Nations Unies, et de l'opposition de Twagiramungu à
une telle éventualité. "
* Un communiqué conjoint de l'Elysée et de Matignon annonce
toutefois le retrait des forces Turquoise conformément aux
engagements pris par la France sur la base des termes de la
Résolution 929 :



" Conformément à la résolution 929 du Conseil de sécurité qui a défini
le mandat et la durée de l'opération Turquoise, les forces françaises
auront totalement quitté le territoire rwandais le 21 août au soir.

" La France ainsi que le Sénégal, le Tchad, le Congo, la Guinée
Bissau, le Niger, la Mauritanie et l'Egypte qui ont également
participé à l'opération Turquoise, ont rempli leur mission ; un terme
a été mis aux massacres ; une aide humanitaire massive de la France,
puis de la Communauté internationale a pu être distribuée.

" La France a tout fait pour que le départ de ses forces se passe dans
de bonnes conditions et pour favoriser le maintien des populations
rwandaises dans leur pays. La relève des forces françaises par la
force des Nations Unies a commencé fin juillet. Elle est désormais
effective.

" La France a rempli son devoir et elle a fait prendre conscience du
sien à la Communauté internationale. Il appartient aux autorités
rwandaises et à la Communauté internationale d'assumer aujourd'hui
toutes leurs responsabilités. La France continuera pour sa part son
action humanitaire au profit des populations rwandaises. "

* Une note du Quai d'Orsay datée du 22 août fait état de ce
désengagement :



" Les militaires français ont complètement quitté le territoire
rwandais le 21 août dans l'après-midi. Leur relève est assurée par
quelque 2 000 soldats de la MINUAR. Leur retour sera organisé
progressivement et laissera à Goma à la fin de la semaine 450 hommes
affectés à la gestion de l'aéroport de Goma et au soutien, dans la
mesure où il sera nécessaire, du bataillon interafricain. "

Le calendrier d'arrivée des forces de la MINUAR II s'est effectuée
selon les modalités suivantes :

- le 28 juillet : départ des effectifs des forces spéciales remplacées
par les contingents ouest-africains ;

- le 6 août : arrivée d'éléments Ghanéens précurseurs à Gikongoro ;

- le 16 août : arrivée de 200 Ethiopiens à Kigali ;

- le 17 août : arrivée de 500 Ghanéens à Gikongoro ;

- le 18 août : arrivée des Ethiopiens à Gyangugu ;

- le 21 août : arrivée de 500 Britanniques, 280 Ghanéens,
300 Nigérians, 310 Canadiens et 20 Australiens.

Le 21 août, en dépit des oppositions initialement exprimées tant par
le Général Romeo Dallaire que par le FPR, le bataillon interafricain
de Turquoise est intégré à la MINUAR II.

D. les critiques exprimées contre l'opération turquoise : une
opération militaire à vocation politique ou à vocation
humanitaire ?

L'opération Turquoise a été critiquée à différents titres.

* En premier lieu, certains n'ont vu dans Turquoise qu'une
opération de relations publiques sous habillage humanitaire.

Il est vrai que si l'on observe les règles qui ont régi les relations
avec les médias, il apparaît qu'elles étaient très différentes de
celles fixées pour le déroulement de l'opération précédente.

Lors du déroulement de l'opération Amaryllis, il était dit : " la plus
grande discrétion sera observée à l'égard des médias " (message
état-major des armées 901 du 8 avril 1994).

La directive particulière fixée au Général Jean-Claude Lafourcade,
commandant des forces Turquoise précise au contraire que la gestion de
la communication tiendra une place importante au cours de cette
opération déclenchée pour des raisons humanitaires. Il est souhaité
que le Général s'investisse personnellement sur ce point. Les éléments
de langage suivants lui sont rappelés :

- opération décidée par les plus hautes autorités de l'Etat, qui
s'effectue dans le cadre d'un mandat de l'ONU ;

- assurer la population, en mettant fin aux massacres interethniques
et lui apporter aide et assistance dans la mesure du possible.

* En second lieu, il a été reproché à l'opération Turquoise de
n'avoir été qu'une opération humanitaire, alors qu'il aurait fallu
intervenir pour imposer la paix. Il faut toutefois rappeler que
cette mission d'interposition, disent les militaires, aurait
nécessité, d'après le Général Philippe Mercier, un effectif de
4 000 à 5 500 hommes, qu'il aurait fallu déployer sur tout le
territoire rwandais. La France pouvait-elle seule y pourvoir ?
Lorsque l'on sait les difficultés rencontrées pour constituer la
MINUAR II à 5 500 hommes, on mesure à quel point la constitution
d'une force d'intervention ne pouvait être laissée à l'initiative
d'un seul Etat. Sur cette question, le Général Philippe Mercier
s'est montré tout à fait explicite :

Il a considéré que " si la communauté internationale avait souhaité
conduire une opération qui n'était pas seulement humanitaire, comme
dans le cas de Turquoise, ni de maintien ou de rétablissement de la
paix, mais d'imposition de la paix, il aurait d'abord fallu qu'elle
s'en donne les moyens. Une telle opération dans un pays de petite
taille au relief très tourmenté, où la densité de population est égale
à celle de la Belgique, où il y a des maisons partout et où l'habitat
est très dispersé, et dans la mesure où les combats et les massacres
avaient lieu sur tout le territoire, aurait nécessité -en première
analyse- au moins de 40 à 50 000 hommes. " Il a ajouté " qu'il était
déjà un peu tard pour mettre fin aux massacres au moment où la
décision a été prise et qu'il aurait fallu la prendre plus tôt, sans
doute au mois d'avril. "

Le caractère tardif de l'intervention Turquoise constitue
incontestablement le reproche le plus sérieux que l'on puisse faire à
cette opération. Encore faut-il redire que seule la France a pris une
décision.

Sur les principales attaques formulées à l'encontre de Turquoise, les
rapporteurs de la Mission peuvent apporter les éclaircissements
suivants.

1. Sur l'accusation d'avoir exfiltré les membres du Gouvernement
intérimaire

Constitué le 9 avril, le Gouvernement intérimaire s'enfuit le 13 avril
à Gitarama, puis se réfugie à Gisenyi, où il répond à l'appellation
" autorités de Gisenyi. ".

a) La France prend ses distances vis à vis du Gouvernement
intérimaire

Le 6 juillet 1994, le représentant de la France à Goma écrit :



" Attitude vis à vis du Gouvernement intérimaire.

" Comme Washington s'apprête à le faire, nous aurions nous aussi,
intérêt, me semble-t-il, sans trop tarder, à prendre publiquement et
nettement nos distances par rapport à ces autorités. Leur
responsabilité collective dans les appels au meurtre diffusés, pendant
des mois, par la " Radio des mille collines " me paraît bien établie.
Les membres de ce Gouvernement ne peuvent, en aucun cas, être les
interlocuteurs valables d'une règlement politique. Leur utilité
résidait dans la facilitation qu'ils pouvaient apporter au bon
déroulement de l'opération Turquoise. Ils chercheront à présent à nous
compliquer la tâche. La nomination à Kigali de M. Twagiramumgu comme
Premier Ministre devrait nous faciliter le franchissement de cette
étape politique. "

Le même jour, il estime par ailleurs qu'il n'est pas opportun de
répondre à la demande de rendez-vous formulée par le Chef de l'Etat du
Gouvernement intérimaire et attend des instructions de Paris.
Celles-ci parviennent le lendemain, 7 juillet :



" Compte tenu de l'évolution de la situation et des contacts engagés,
il paraît, en effet, inutile d'avoir des rencontres avec les autorités
de Gisenyi. L'interlocuteur qui s'impose du côté gouvernemental semble
de plus en plus nettement être l'armée. "

Afin d'assurer le bon déroulement de l'Opération Turquoise, il est
demandé à l'ambassadeur Yannick Gérard de s'appuyer sur les autorités
locales. Cette démarche s'inscrit dans la continuité des ordres
d'opérations du 22 juin.

Le 7 juillet, les autorités de Gisenyi sont qualifiées tant par
l'ambassadeur que par le Général Jean-Claude Lafourcade " d'autorités
discréditées " :



" Nous partageons la même analyse sur les autorités de Gisenyi. Elles
sont totalement discréditées. Tout contact avec elles est désormais
inutile voire nuisible compte tenu de l'amorce de dialogue FPR/FAR par
le Général Romeo Dallaire interposé. Nous n'avons plus rien à leur
dire, sinon de s'effacer le plus rapidement possible. "

L'ambassadeur ponctue son télégramme par ce commentaire :



" Il me paraît urgent de rompre publiquement avec les autorités de
Gisenyi ".

b) Les autorités de Gisenyi tentent de rentrer en contact avec les
autorités françaises

L'ambassadeur fait état le 9 juillet d'une démarche indirecte
entreprise par trois personnalités politiques qu'il reçoit. Au terme
de cet entretien, il établit le compte rendu suivant :



" J'ai reçu, ce matin, M. Stanislas Mbonampeka, ancien Ministre
jusqu'en 1993 (PL), membre de la nouvelle Assemblée Nationale, Charles
Nyandwi (ancien Ministre 81-91) et M. Munyeshyaka (ancien ambassadeur
à Moscou et Bruxelles).

" Bien qu'ils aient pris grand soin, afin d'accroître leur crédit, de
souligner qu'ils n'étaient pas membres du Gouvernement intérimaire,
les principaux points qu'ils ont développés me paraissent refléter les
préoccupations immédiates des autorités de Gisenyi. Ils étaient
d'ailleurs accompagnés dans leur déplacement à Goma, par M. Ferdinand
Nahimana (Conseiller du Président et fondateur de la Radio des mille
collines) que je n'ai pas reçu.

" Ils ont souhaité l'extension de la zone humanitaire sûre au
nord-ouest. Je leur ai exposé que l'urgence humanitaire nous avait
conduit à créer cette zone dans le sud-ouest. Nous ne prétendions pas,
à nous seuls, faire face à la sécurisation de l'ensemble des
populations rwandaises. La communauté internationale avait sa part de
responsabilité à prendre. Nous ne ménagions aucun effort pour la
mobiliser et l'appeler à suivre notre exemple.



" Commentaires :

" Ne pouvant plus établir de contact direct avec moi, le Gouvernement
intérimaire nous envoie donc des personnalités politiques supposées
indépendantes pour sonder nos intentions à propos du nord-ouest. Tout
en prenant tout le temps de les écouter très attentivement et de leur
expliquer longuement la philosophie de l'opération Turquoise et de la
zone humanitaire sûre, je ne leur ai laissé aucune illusion sur ce que
nous pensions des autorités de Gisenyi. Ils m'ont paru bien
embarrassés lorsque je les ai interrogés sur le contenu des bulletins
actuels (que j'ignore totalement) de la radio rwandaise. Ils m'ont dit
attendre depuis la prise de Kigali, une déclaration du Gouvernement,
qui ne vient toujours pas. "

Le 11 juillet, les autorités de Gisenyi renouvellent cette fois
directement leur demande d'extension de la zone humanitaire sûre au
nord-ouest.

Le Premier Ministre du Gouvernement intérimaire, Jean Kambanda,
transmet au Premier Ministre Edouard Balladur une lettre portant sur
les différents points et notamment :



" - une demande d'extension de la zone humanitaire de l'opération
Turquoise à l'ensemble de la zone dite " libre " (non encore occupée
par le FPR) justifiée par le fait que la majorité des 4 millions de
personnes déplacées se trouve en dehors de la zone couverte par
l'opération Turquoise ;

" - une sensibilisation de la communauté internationale pour qu'elle
se joigne à la mission humanitaire française ".

Le 12 juillet une démarche analogue est effectuée par le Président du
Gouvernement intérimaire, M. Théodore Sindikuswabo, qui transmet une
lettre au Président de la République François Mitterrand, dont on peut
extraire le passage suivant :



" devant une multitude de personnes qui fuient le FPR vers l'ouest du
pays, nous vous demandons d'autoriser l'opération Turquoise à
s'étendre immédiatement sur les préfectures de Ruhengeri, Gisenyi et
l'ouest de Gitarama et Kigali, afin que cette région devienne aussi
une zone humanitaire sûre, sous la protection française. Dans le cadre
de l'intervention humanitaire, la France aura ainsi sauvé près de
quatre millions d'habitants aujourd'hui menacés de massacre par le
front patriotique rwandais. "

Sur place, le 12 juillet, l'ambassadeur refuse de rencontrer le
Ministre de la Défense, M. Augustin Bizimana, qui sollicite un
rendez-vous :



" Je signale que M. Augustin Bizimana figure aux côtés, par exemple,
du Colonel Bagosora et du Secrétaire général du MRND, parmi les sept
personnes qui, selon les informations recueillies sur le terrain par
les officiers de Turquoise, auraient eu un comportement douteux, ce
qui veut dire, en clair, qu'il a lui-même commandité ou exécuté des
massacres. Je ne donnerai donc pas suite à sa demande. "

c) Les autorités de Gisenyi cherchent refuge dans la zone
humanitaire sûre

Econduits dans leur démarches, les représentants du Gouvernement
intérimaire cherchent désormais à se réfugier dans la ZHS pour
échapper à l'avancée du FPR dans la zone nord-ouest.

La France ne veut pas des autorités de Gisenyi dans le ZHS, comme
l'indique le télégramme suivant, datant du 14 juillet :



" Vous voudrez bien faire passer dès aujourd'hui à ces autorités, par
le canal qui vous paraîtra approprié, le message selon lequel nous ne
voulons pas qu'elles cherchent refuge dans cette zone et que nous nous
opposerons à leur éventuelle venue afin d'éviter toute activité
politique ou militaire qui changerait la nature de la zone où notre
action n'a qu'une vocation humanitaire ".

Les militaires français sont toutefois déjà confrontés au problème,
car certains représentants du Gouvernement intérimaire se sont
réfugiés dans la ZHS, notamment le Premier Ministre et le Président.

Le 15 juillet, le Général Jean-Claude Lafourcade fait savoir au
représentant diplomatique de la France que la reconstitution du
Gouvernement intérimaire à Cyangugu se précise.

L'ambassadeur demande des instructions :



" J'estime que notre réaction à cette nouvelle situation doit être
parfaitement claire, publique et transparente. Puisque nous
considérons que leur présence n'est pas souhaitable dans la zone
humanitaire sûre et dans la mesure où nous savons que les autorités
portent une lourde responsabilité dans le génocide, nous n'avons pas
d'autre choix, quelles que soient les difficultés, que de les arrêter
ou de les mettre immédiatement en résidence surveillée, en attendant
que les instances judiciaires internationales compétentes se
prononcent sur leur cas. Il serait souhaitable que des instructions
claires soient données au Général Jean-Claude Lafourcade et à
moi-même. "

Le Ministère des affaires étrangères répond par la publication du
communiqué suivant :



" Devant la présence constatée de membres du Gouvernement intérimaire
dans la zone humanitaire sûre, les autorités françaises rappellent
qu'elles ne toléreront aucune activité politique ou militaire dans la
zone sûre, dont la vocation est strictement humanitaire.

Si des membres du Gouvernement intérimaire se livrent à de telles
activités, la France prendra toute disposition pour faire respecter
les règles applicables dans la zone sûre. D'ores et déjà, elle saisit
les Nations Unies et se tient prête à apporter son concours à toutes
décision des Nations Unies les concernant. "

S'appuyant sur le fait que la France a saisi les Nations Unies,
certains journalistes en déduisent qu'elle s'opposera à la fuite
éventuelle de la ZHS, des membres du Gouvernement intérimaire.

Tel n'a cependant pas été le cas. Si la France n'a pas procédé à une
opération d'exfiltration, elle n'a pas non plus procédé à
l'arrestation des membres du Gouvernement intérimaire dans la ZHS.

Toutefois, le ministère des Affaires étrangères a déclaré le
16 juillet :



" Nous sommes prêts à apporter notre concours aux décisions que
prendraient les Nations Unies à l'égard de ces personnes (Gouvernement
intérimaire), mais notre mandat ne nous autorise pas à les arrêter de
notre propre autorité. Une telle tâche pourrait être de nature à nous
faire sortir de notre neutralité, meilleure garantie de notre
efficacité. "

Les militaires français ont donc laissé passer, ce que confirme la
lettre adressée le 30 juillet dernier, à la Mission, par le Général
Jean-Claude Lafourcade, suite à une demande précise de la Mission sur
ce point :



" Devant l'avancée du FPR, les membres du Gouvernement intérimaire ont
fait mouvement de leur propre initiative. Ils ont traversé la zone
humanitaire sûre et sont arrivés à Cyangugu où nous leur avons
signifié qu'ils étaient indésirables. Après avoir rendu compte de leur
présence à Paris, j'ai, par téléphone, demandé des instructions sur la
conduite à tenir à leur sujet s'ils persistaient à rester dans la
zone. En fait, le problème s'est résolu de lui-même, car ils ont
quitté Cyangugu, 24 heures après leur arrivée pour se réfugier au
Zaïre et la réponse à ma question n'avait plus lieu d'être. "

S'agissant de l'évacuation d'une haute personnalité rwandaise et de sa
famille à laquelle les forces françaises auraient procédé le 17
juillet 1994, la Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, ancien commandant
du groupement sud de l'opération Turquoise a fourni les informations
suivantes à la Mission. L'opération d'évacuation concernait M. Dismas
Nsengiyaremye, ancien Premier Ministre, ainsi que son épouse et ses
cinq enfants, placés en résidence surveillée à Cyangugu, sous contrôle
des gendarmes rwandais, mais sérieusement menacés par les extrémistes
hutus. Ce scénario d'exfiltration, approuvé par le Général Jean-Claude
Lafourcade, se déroule le 17 juillet, sans résistance des gendarmes.
La famille est évacuée dans un hélicoptère Puma jusqu'à Goma, puis à
Bangui par avion.

Il ne s'agit donc pas, comme le laissent supposer certaines
allégations, de l'évacuation d'une haute personnalité " douteuse " du
Gouvernement intérimaire, mais simplement une opération destinée à
protéger l'ancien Premier Ministre MDR du deuxième Gouvernement
pluripartite du 16 août 1992, Hutu modéré, originaire de Gitarama.

2.
Sur le désarmement des milices et des FAR dans la zone humanitaire
sûre

a) L'absence de désarmement systématique

Parmi les éléments de langage figurant dans une note du ministère des
Affaires étrangères du 18 août 1994, on peut lire : " dans la zone
humanitaire sûre, les milices ont été démantelées, les FAR
désarmées ".

(1) Désarmement des milices

Ce constat mérite d'être tempéré, car pas plus les milices que les FAR
n'ont été systématiquement désarmées dans la ZHS. Un télégramme du
10 juillet 1994 indique à propos de cette zone : " sauf à provoquer
des réactions générales contre l'opération Turquoise, le désarmement
des milices ne peut être systématique. Il est actuellement pratiqué
ponctuellement dans les cas où des miliciens menacent des groupes de
population ".

Une note du 11 juillet indique que " les milices durcissent leur
position dans la ZHS ". Une autre note, faisant état de la situation
au 22 juillet, indique que " la ZHS est dans l'ensemble calme, les FAR
l'ont quittée, les miliciens se livrent à des actes de pillage, que
les militaires français essaient de contrôler avec l'appui de la
Gendarmerie ".

Enfin, le Général Jean-Claude Lafourcade, au cours de son audition,
indique que les miliciens... " découvrant qu'ils étaient en terrain
hostile dans la zone de sécurité, l'avaient quittée rapidement, la
grande majorité d'entre eux ayant pu être désarmée préalablement ".

(2) Désarmement des FAR

S'agissant de la présence des FAR dans la ZHS, leur situation au
6 juillet est ainsi décrite par le représentant diplomatique de la
France :



" Selon les officiers de Turquoise, elles seraient très peu nombreuses
en zone humanitaire. Ceci reste à vérifier. L'essentiel de ce qu'il en
reste serait dans le nord (Gisenyi, Ruhengeri...). Il serait bien
évidemment souhaitable, à tous points de vue, qu'elles composent à
présent avec le FPR... Il me semble qu'en zone humanitaire, nous
devrions tout faire pour permettre à la MINUAR I de venir constater ce
qui reste des FAR et qu'elles ne sont pas en état de nuire ".

Le représentant de la France signale, le 9 juillet : " la tentation
éventuelle des FAR de se réfugier en zone humanitaire avec leurs armes
est très préoccupante ".

Une semaine plus tard, une note de la Direction Afrique faisant le
point de la situation au 17 juillet indique " qu'une grande partie des
forces armées gouvernementales (10 000 sur 30 000) est passée au Zaïre
avec son armement ".

Deux questions se posent : d'une part celle de savoir dans quelle
proportion les FAR ont traversé ou séjourné dans la ZHS au cours de
cette période, d'autre part comment et dans quelle proportion on a pu
procéder à leur désarmement.

En réponse à une question du rapporteur, M. Pierre Brana, le Capitaine
de frégate Marin Gillier a précisé que, dans le nord de la zone, dont
il avait la responsabilité, stationnaient deux bataillons des forces
armées rwandaises auprès desquels il envoyait quasiment
quotidiennement un de ses officiers pour vérifier qu'ils quittaient la
zone. Leurs armes ne leur ont pas été retirées, dans la mesure où ils
n'en faisaient pas usage dans la zone de sécurité. En revanche, les
armes détenues par les personnes qui avaient édifié des barrages sur
les voies de communication afin de filtrer et de rançonner les
populations errantes ont été confisquées. Les bourgmestres et préfets,
à qui le sens de la démarche avait été expliqué, avaient fait savoir
qu'un minimum d'armes leur était nécessaire pour assurer les missions
normales de police et contrer les pillards qui s'attaquaient à la
population et détournaient les distributions de secours faites par les
ONG. Ces demandes paraissant légitimes, des accords avaient été passés
avec les autorités locales, qui avaient délivré des cartes spécifiques
à quelques personnes, ce qui facilitait les opérations de désarmement.
Il a précisé que son détachement avait remis au total un peu moins
d'une centaine d'armes au PC des forces spéciales à Gikongoro, pour
être, semble-t-il, jetées dans le lac Kivu. Il s'agissait
principalement d'armes de guerre plutôt vétustes, de vieux fusils, de
deux ou trois fusils-mitrailleurs, mais surtout de très vieux engins
qu'il n'avait jamais vus auparavant.

Quant au Colonel Didier Tauzin, il a déclaré que jusqu'au 7 juillet,
le désarmement avait été effectué de manière empirique et que, dans
son secteur, près d'une centaine d'armes avaient été récupérées,
notamment au cours de deux importantes opérations. Il s'agissait
principalement d'armes d'infanterie, car les armes d'appui étaient
rares dans l'armée rwandaise et pour la plupart, elles avaient été
détruites dans les engagements contre le FPR dans le nord.

Peut-on considérer qu'après le 7 juillet et jusqu'au 17 juillet, ce
désarmement a été entrepris en ZHS de façon méthodique et
systématique ? Cela n'est pas certain.

On peut lire dans une note de la Direction Afrique du ministère des
Affaires étrangères en date du 19 juillet à propos de la ZHS : " Alors
que le Général Paul Kagame continue à avoir des paroles apaisantes à
notre égard, le FPR accentue sa pression politique à l'égard de notre
zone ; le désarmement des FAR qui s'y trouvent est demandé avec
insistance... "

Il semble bien par conséquent que l'activité des milices et des FAR
n'a pas été totalement maîtrisée en ZHS.

Il est bien certain que, compte tenu de l'afflux des populations
hutues dans cette zone par centaines de milliers, les seuls effectifs
de Turquoise ne suffisaient pas pour y garantir totalement leur
sécurité.

En revanche, lorsqu'elles sont parvenues à Goma, dans les jours qui
ont suivi la chute de Gisenyi, il est avéré que les FAR ont bénéficié
d'un traitement privilégié. D'après les informations recueillies par
les rapporteurs de la Mission, les officiers de Turquoise ont en effet
remis, le 21 juillet 1994, 10 tonnes de nourriture aux FAR dans la
région de Goma. Cela a suscité la vive indignation du représentant
diplomatique de la France, qui a souligné le caractère déplorable
résultant de la publicité d'un tel geste, contrastant avec la
situation de milliers de femmes et d'enfants dépourvus de l'essentiel.

Pour autant, le principe même de cette distribution n'a pas été
fondamentalement remis en cause par le représentant diplomatique, qui
considérait qu'un tel geste devait rester confidentiel.

3. Sur l'interruption des émissions de la RTLM

Trois radios extrémistes hutues sévissent au Rwanda au mois de juillet
1994.

- Radio Rwanda n'appelle pas aux exactions, mais son message se
radicalise lorsqu'elle se déplace à Gisenyi après la chute de Kigali,
le 4 juillet. Ses émissions ont été parfois confondues avec celles de
la RTLM. Elle s'exfiltre avant la chute de Gisenyi, à Cyangugu, d'où
elle envoie le 16 juillet un message très critique à l'encontre de la
France à propos de sa position à l'égard du Gouvernement intérimaire.
Le 17 juillet, après un contact direct avec les forces françaises du
groupement sud, elle tempère son discours, invitant toutefois la
population, sur laquelle elle exerce une forte influence, à suivre le
Gouvernement intérimaire dans son exil au Zaïre.

- La Radio libre des Mille Collines (RTLMC), connue pour ses appels à
l'extermination sous la direction de M. Georges Ruggiu, jugé
actuellement à Arusha et que la France n'a pas évacué, a cessé
d'émettre à la veille de la chute de Kigali les 1er et 2 juillet, pour
reprendre le 3 et s'interrompre le 4 et le 5 juillet.

Cette radio était capable d'émettre avec un système de relais mobiles
dans la région de Gisenyi. Ses émissions semblent avoir été relayées
par Radio Rwanda, qui en rediffusait une partie. Après la chute de
Gisenyi, elle aurait émis une fois à partir du Mont Karongi au sud de
Kibuye. Une mission du COS sur le site, le 19 juillet, a permis de
constater que plus personne n'y travaillait, même s'il était resté en
état.

Le 7 juillet, une étude a été menée par le Bureau de renseignement du
PCIAT pour brouiller cette radio. Le Chef d'état-major des Armées en a
été saisi personnellement par le COMFORCE, qui a décidé de déployer
des moyens d'écoute et de localisation. Certains relais de cette radio
itinérante ont été détruits.

- Radio Antomorangingo (la voix de la démocratie), radio extrémiste,
est repérée le 10 juillet par les CRAP du 2ème REP dans une cimenterie
près de Bugarama.

Elle s'exfiltre à Mushaka, au sud-est de Gishoma. Une action de
surveillance est proposée au COMFORCE, jusqu'à l'arrivée des moyens de
brouillage.

Le 18 juillet, elle s'exfiltre vers le Zaïre, où elle n'est plus
captée.

*

* *

Sur la question de savoir s'il était possible techniquement de
procéder plus tôt au brouillage des émissions, la Mission ne dispose
pas d'éléments techniques suffisants pour apprécier la justesse des
critiques émises par ceux qui ont considéré qu'il était possible
d'intervenir plus rapidement.

Le Général Raymond Germanos a simplement fait valoir qu'il était
extrêmement compliqué en dix jours de situer une radio dans un pays
baptisé, à juste titre, des " Mille Collines ", compte tenu de la
technique de la goniométrie, mais qu'au bout de quinze jours, entre la
chute de Kigali et le 19 juillet, ces radios n'avaient pas émis.

4. Le cas de Bisesero

Il a été reproché au Capitaine de frégate Marin Gillier, responsable
d'un des trois groupements d'observations spéciales, d'être arrivé en
reconnaissance dans la zone relevant de sa responsabilité (Bisesero),
puis d'en être reparti immédiatement pour ne revenir sur place que
trois jours plus tard, laissant ainsi le champ libre aux Hutus de la
région pour poursuivre les massacres des derniers 50 000 Tutsis qui
s'y trouvaient encore.

Ces accusations proviennent de témoignages de rescapés, de
commentaires contenus dans le rapport d'African Rights et de M. Michel
Peyrard, reporter présent à Bisesero pour le compte du journal Paris
Match. De la confrontation des éléments contenus dans le rapport
d'African Rights, du témoignage envoyé par le Capitaine de frégate
Marin Gillier à la Mission et du compte rendu de l'audition
particulière du reporter Michel Peyrard, il apparaît que rien ne vient
sérieusement à l'appui de ces accusations. Si trois jours se sont
effectivement écoulés entre le moment où le groupement du Capitaine de
frégate Marin Gillier a procédé le 27 juillet à une reconnaissance de
la zone de Bisesero et le moment où il est intervenu, le 30 juillet,
pour protéger et sauver les populations du lieu-dit Bisesero, ce délai
n'apparaît pas intentionnel (sur cette question voir annexes).

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© Assemblée nationale

Mission d'information sur le Rwanda

[INLINE]




RAPPORT D'INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l'article 145 du Règlement
PAR LA MISSION D'INFORMATION(1) DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE
NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES ET DE LA COMMISSION DES AFFAIRES
ÉTRANGÈRES, sur les opérations militaires menées par la France,
d'autres pays et l'ONU au Rwanda entre 1990 et 1994.

TOME I


SOMMAIRE

TROISIEME PARTIE.- ANALYSE DES RESPONSABILITES

I.- LE RWANDA AUTEUR DE SA PROPRE HISTOIRE

A.- LES FACTEURS A L'ORIGINE DU GÉNOCIDE

B. L'ÉTAT RWANDAIS ORDONNATEUR DU GENOCIDE

C. LES RWANDAIS AUTEURS DES MASSACRES

Il. - LA POLITIQUE DE LA FRANCE

A. DES ERREURS D'APPRECIATION

1. Une coopération militaire trop engagée

2. La sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste
du régime rwandais

3. Les limites d'un cessez-le-feu à tout prix

4. Les dysfonctionnements institutionnels

a) La perception de la situation sur le terrain

b) La multiplicité des intervenants

c) Le circuit des informations

d) Les niveaux de décisions

B. LA FRANCE ET LE GENOCIDE

1. Le retrait progressif des forces françaises

2. L'absence de liens avec les milices

3. La présence française au premier trimestre 1994

III. - RESPONSABILITÉ DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE

A. L'ONU IMPUISSANTE

1. Les carences

a) La première carence de la communauté internationale concerne son
incapacité à mettre en application une diplomatie préventive
efficace

b) Le deuxième type de carence imputable à la communauté
internationale concerne les moyens

c) La troisième carence concerne l'incapacité de la communauté
internationale à asseoir sa crédibilité

2. Les erreurs

a) La première erreur de l'ONU dans la gestion de la crise
rwandaise est, au départ, une erreur d'analyse qui a été maintenue
jusqu'au génocide

b) La deuxième erreur de l'ONU a été une erreur de conception
del'opération de maintien de la paix

c) La troisième erreur imputable à l'ONU est une erreur de réaction
à l'évolution de la situation

d) La quatrième erreur de l'ONU concerne la gestion de
l'information àl'égard de la population rwandaise sur les objectifs
de sa présence et la coupable tolérance dont elle a fait preuve à
l'égard de la diffusion de messages de haine et d'appel au meurtre

e) La cinquième erreur des Nations Unies est une faute, car elle
fut commise consciemment

B. L'OBSTRUCTION DES ÉTATS-UNIS

C. LA BELGIQUE TRAUMATISEE

QUATRIÈME PARTIE.- LES PROPOSITIONS DE LA MISSION

I.- ACCROITRE LA TRANSPARENCE ET LA COHERENCE DE NOS MECANISMES DE
GESTION DES CRISES INTERNATIONALES

Il. - AMELIORER LE CONTROLE DU PARLEMENT SUR LES OPERATIONS MILITAIRES
CONDUITES EN DEHORS DU TERRITOIRE NATIONAL

III.- APPROFONDIR LA REFORME DE NOTRE COOPERATION AVEC LES PAYS
AFRICAINS

IV. - CONTRIBUER EFFICACEMENT A LA SECURITE AFRICAINE

V. - AMELIORER L'EFFICACITE DES INTERVENTIONS DE MAINTIEN ET DE
RETABLISSEMENT DE LA PAIX DE L'ONU

VI. - ÉTABLIR UNE JURIDICTION PENALE INTERNATIONALE




TROISIème partie
analyse des responsabilités

I. - le Rwanda auteur de sa propre histoire

Ce sont bien des Rwandais qui pendant plusieurs semaines ont tué
d'autres Rwandais, qui ont été capables, machette à la main
d'exterminer dans des conditions d'extrême cruauté et de grande
barbarie celles et ceux qui étaient leurs voisins, leurs anciens amis,
quand ce ne fut pas leur famille ou leurs propres enfants issus d'un
mariage mixte et désormais considérés comme incarnant le mal parce que
tutsi.

Le rappel de cette évidence n'a de sens que si ce sinistre constat est
dépassé et que s'ouvre un travail de réflexion. Deux questions se
posent toujours avec la même acuité, celle du pourquoi et celle du
comment.

Le pourquoi d'un tel déchaînement de violence conduit à s'interroger
sur les causes qui ont créé un climat propice au génocide.

Le comment de cette tragédie amène à réfléchir au passage à l'acte de
plusieurs milliers de Rwandais et à la faisabilité du génocide. Ce
dernier aspect renvoit à la détermination des responsabilités
respectives de l'Etat rwandais, ordonnateur du génocide, et des
Rwandais eux-mêmes, exécutants des massacres.

a.- LES FACTEURS à l'origine DU GÉNOCIDE

Les précédents développements tendent à montrer comment cet événement
tragique s'inscrit dans l'histoire rwandaise et comment, en même
temps, il est exceptionnel et relève d'une autre nature que les
massacres qui se sont succédé. Seule cette double grille de lecture
-des causes historiques qui se rattachent au temps de l'histoire
rwandaise et l'existence d'un catalyseur qui a permis la conjonction
de ces causes- permet de rendre compte d'un événement à proprement
parler inconcevable.

A l'heure actuelle, deux écoles, qui s'inspirent d'une théorie
intentionnaliste et les tenants d'une théorie fonctionnaliste,
proposent une explication du génocide.

D'un côté, un courant essentialiste qui voit, dans le régime mis en
place au Rwanda au tournant de l'indépendance, la cause originelle
d'un drame : ce régime s'est construit sur la haine du Tutsi et n'a pu
que conduire à un génocide. Les violences de 1959 -massacres de
Tutsis, fuite des populations menacées, instauration de quotas, etc.-
participent de cette logique, qui s'est accompagnée d'explosions
sporadiques.

M. Jean-Pierre Chrétien, entendu par la Mission, défend cette
interprétation. Il estime que la peur du Tutsi inculquée aux
populations par les autorités deviendra à partir de 1959 le ressort
tactique essentiel de la mobilisation populaire.

De l'autre côté, un courant d'interprétation de type fonctionnaliste,
met l'accent sur une nécessaire périodisation de l'histoire du Rwanda
indépendant et distingue, du point de vue de la question ethnique, la
période Kayibanda, la période Habyarimana jusqu'au milieu des
années 1980, puis la deuxième période Habyarimana. Les tenants de
cette interprétation s'attachent à montrer comment la dégradation de
la situation économique et du contexte sociopolitique permet
l'explosion de la violence. Pour eux, c'est l'agression du FPR, qui
aurait été le catalyseur de la crise, et qui, conjuguée à une
situation économique et sociale fortement dégradée et à la compétition
croissante des élites, aurait provoqué une sorte de condensation de la
crise et l'explosion de la violence.

En fait, ces deux thèses ne s'opposent pas radicalement si l'on
distingue les causes structurelles des causes directes. L'intérêt de
la thèse fonctionnaliste est toutefois de montrer que les événements
de 1994 ne constituent pas un massacre de plus, mais un phénomène
d'une autre nature que les violences précédentes.

Pour résumer, on peut dégager comme causes conjoncturelles ou directes
les conditions économiques (effondrement des cours du café, chute du
PIB, dévaluation, baisse du revenu...) et les conditions politiques
(le rôle de la propagande et de la terreur politique).

La mise en évidence de ces différents facteurs explicatifs ne suffit
cependant pas à expliquer la réalisation du génocide.

Dans un contexte aussi dégradé, l'autorité publique est intervenue
directement non pas pour apaiser mais pour exacerber et exploiter les
tensions et organiser les massacres. Dans cette société très fortement
encadrée par l'Etat, la parole de l'autorité publique joue un rôle de
premier plan. Non seulement elle est écoutée, mais en plus elle est
obéie. D'où le poids de la propagande extrémiste et de
l'administration.

b. L'État rwandais ORDONNAteur du génocide

Fortement centralisé par tradition, l'Etat rwandais n'a guère eu de
difficultés, via les bourgmestres et les différentes autorités locales
à regrouper les populations, à un échelon très décentralisé, dans des
structures d'autodéfense civile dont la formation était faite par les
FAR. Dans un pays, où, par ailleurs, la lecture des journaux n'était
pas une pratique très développée, la radio s'est révélée être le moyen
idéal de diffusion d'une propagande raciste.

Il a été ainsi mis en place un dangereux maillage de la société qui
n'a guère suscité de réactions de la part de l'Eglise rwandaise, cet
autre Etat dans l'Etat, devenu une " Eglise du Silence ".

La lettre des évêques de la conférence épiscopale du Rwanda du 11 mars
1994 a pourtant dénoncé les fauteurs de troubles et condamné les
tueries et les pillages commis sous l'uniforme militaire ainsi que
l'escalade de la violence en demandant aux autorités publiques de
réagir mais, en vain, car les représentants de l'Eglise catholique
rwandaise subissaient, eux aussi, le poids culturel de leur ethnie.

Pas plus que les principaux dignitaires de l'Eglise, les responsables
militaires rwandais qui n'étaient pas impliqués dans la préparation
des événements n'ont réagi.

Avec l'aide des médias extrémistes, l'Etat rwandais renforce les
rouages qui vont conduire au génocide, tandis que se mettent en place
les milices. Il n'est pas utile d'insister davantage sur le rôle joué
par la Radiotélévision Libre des Milles Collines (RTLM). Radio privée,
créée en avril 1993. Elle lance en automne 1993 des appels à la haine,
soutenue en coulisses par le pouvoir. Elle rythmera les journées du
génocide à partir du 6 avril 1994 en multipliant les appels à
l'extermination.

C. Les rwandais auteurs des massacres

Le génocide commence dans la nuit du 6 avril 1994, dure quatre mois,
fait un nombre de victimes de l'ordre de 800 000. Il est couvert ou
organisé par des membres du gouvernement intérimaire mis en place
après la disparition d'Habyarimana, mais aussi par des responsables
militaires, ainsi que les membres de la CDR, du MRND et leurs milices.
Une responsabilité lourde pèse sur eux, et notamment sur le Colonel
Bagosora, directeur des services du ministère de la Défense, Augustin
Bizimungu, Ministre de la Défense, et de nombreux responsables
militaires et civils qui ont coordonné le génocide. Ceci rappelé, une
question se pose toujours : comment Monsieur tout-le-monde est-il
devenu un tueur ? Car ce sont les Rwandais, et non pas seulement
l'abstraction " Etat rwandais " qui ont commis ce génocide. Cette
question doit être posée.

Il ne s'agit donc pas pour la Mission d'invoquer un quelconque
atavisme qui voudrait que la violence soit naturellement plus
facilement acceptée qu'ailleurs, que les Rwandais obéissent, par
nature, aux ordres qui leur sont donnés, y compris quand il s'agit de
tuer.

Qu'il y ait eu en revanche une construction politique, fondée sur une
organisation de type autoritaire et sur des outils de propagande
structurée, qui a créé un climat favorable à la mise en oeuvre
d'un génocide, ne semble pas pouvoir être contesté. C'est sous cette
pression que les Rwandais ont acquis la conviction intime, que le
meurtre des Tutsis était la seule solution pour eux, qu'il fallait
tuer pour ne pas être tué. Le meurtre systématique de l'autre,
l'éradication de l'ennemi intérieur, comme solution préventive : ce
ressort du génocide a été clairement mis en lumière dans d'autres
génocides, notamment pour la Shoah.

Les personnalités d'exception qui ont tenté de résister en
n'obtempérant pas aux ordres de massacres du début avril, comme le
préfet de Butare ont été limogés puis tués et remplacés par des
individus plus dociles.

Les témoignages, nombreux, que la Mission a reçus ou entendus, mettent
en avant l'ampleur et la brutalité du génocide et la proximité entre
les tueurs et les victimes.

ii. - la politique de la France

a. des erreurs d'appréciation

1. Une coopération militaire trop engagée ()

D'octobre 1990 à mars 1993, la France maintient au Rwanda sa présence
militaire qu'elle renforce dès que surviennent des risques sérieux
d'un retournement de la situation sur le terrain au profit du FPR.
Après l'offensive menée sur Byumba par le FPR, en juin 1992 et surtout
après celle qu'il lance le 8 février 1993 sur Ruhengeri, menaçant
ainsi Kigali, la France n'hésite pas à apporter aide et assistance à
une armée objectivement en déroute dont l'état-major ne sait même plus
où se trouvent ses propres troupes et à un régime de plus en plus
affaibli, critiqué et critiquable.

Dans ces conditions, pourquoi la France a-t-elle tenu à ce point à
vouloir une fois encore dépêcher sur le terrain des éléments
militaires spécialisés et de haut niveau pour conseiller et remettre
en ordre de marche une armée rwandaise déjà maintes fois assistée et
qui continue d'être toujours aussi mal organisée, mal encadrée, mal
formée et peu motivée ?

Comment la France a-t-elle pu en février-mars 1993 en arriver à ce
point d'engagement qui conduit certain militaire français à considérer
qu'à travers la mission d'assistance opérationnelle qu'il mène, il
dirige et commande indirectement une armée, en l'occurrence celle d'un
Etat étranger ?

La présence militaire de la France est modeste, moins d'une vingtaine
d'assistants militaires techniques, lorsque le détachement Noroît est
dépêché au Rwanda à partir du 4 octobre 1990 sur ordre du Président de
la République agissant en tant que Chef des armées. La mission de
Noroît, limitée à la protection et l'évacuation éventuelle de nos
ressortissants, a pour autant un effet stabilisateur.

Dans le même temps le Lieutenant-Colonel Gilbert Canovas envoyé au
Rwanda le 11 octobre 1990 pour y renforcer la mission d'assistance
militaire française et aider les autorités militaires rwandaises à
améliorer la capacité opérationnelle de leur armée est prolongé dans
cette fonction à la demande du Président Habyarimana et avec l'accord
du Président de la République française, jusqu'au 26 novembre 1990.
Cette prolongation s'accompagne de l'envoi d'un conseiller technique
du bataillon blindé.

En décembre 1990, si la France accepte de maintenir une des deux
compagnies Noroît, la situation au Rwanda n'apparaît pas des plus
préoccupantes aux autorités politiques surtout soucieuses de
l'évolution du conflit entre l'Irak et le Koweït. A cette époque, la
France estime avant tout qu'il ne faut pas laisser se déstabiliser le
Rwanda.

Sur le plan intérieur, le Président Habyarimana est présenté au moment
de l'offensive d'octobre 1990 par les services de renseignements comme
politiquement très affaibli, à la tête d'un régime usé, dans lequel
une partie non négligeable des Hutus ne lui est plus fidèle. Il
trouvera appui sur la présence française. Le Général Jean Varret dans
le rapport de mission qu'il établit en décembre 1990 souligne que pour
le Président rwandais l'opération Noroît n'avait pas seulement pour
but d'assurer la sécurité des ressortissants français mais bien
d'assurer la pérennité de son régime. Ceci donne une certaine
ambiguïté à la présence française, ce que souligne M. Pierre Joxe
devant la Mission.

Le 30 janvier 1991, le Président de la République dans un message
adressé au Président rwandais annonce le maintien pour une durée
limitée de la compagnie Noroît restée sur place depuis décembre 1990.
A compter du 24 janvier 1991, le Lieutenant-Colonel Gilbert Canovas
exerce à nouveau la fonction de conseiller du Chef d'état-major des
FAR qu'il occupera jusqu'en juin 1991, le Président de la République
ayant une fois de plus accepté la prolongation de sa mission. Le
21 mars 1991, la Mission d'assistance militaire est renforcée par
l'envoi de 30 militaires du DAMI Panda. La coopération militaire
française change d'échelle. La justification officielle en est le
souci de prévenir " les conséquences néfastes que peut avoir pour la
paix dans la région la poursuite d'actions militaires
déstabilisatrices ".

L'enlisement de la situation, tant sur le plan militaire -la guérilla
s'installe- que sur le plan politique -les attentats se développent,
les mouvements d'autodéfense civile anti-tutsie se constituent-
conduit le ministère des Affaires étrangères à répondre, le 4 mars
1992, au Ministre de la Défense qui s'interroge sur la situation
rwandaise " la France ne semble pas avoir d'autre solution que
d'accentuer son appui, en particulier militaire, au Gouvernement du
Rwanda ".

Cette position est développée dans une note du 11 mars 1992 du
Directeur des Affaires africaines.

En 1992, la France accroît sensiblement ses livraisons d'armes au
Rwanda qu'il s'agisse des exportations commerciales ou des cessions
directes à titre gratuit comme à titre onéreux.

L'offensive du FPR dans la région de Byumba en juin 1992 déclenche
l'envoi d'une deuxième compagnie Noroît. Dans un télégramme du 10 juin
1992, l'ambassadeur à Kigali estime que cette décision justifiée par
la protection de nos expatriés, jointe à la livraison de munitions et
de radars et à la nomination d'un conseiller, sont autant de signes de
la volonté de la France de ne pas laisser déstabiliser le Rwanda.

Au cours de l'été 1992, les effectifs du DAMI sont renforcés.

Ce soutien intensif à l'armée rwandaise, déclarée " exsangue " par la
mission militaire française d'évaluation en juin 1992, ne trouve dans
la politique intérieure rwandaise que peu de contreparties dans la
démocratisation intérieure rwandaise. Même si après la légalisation du
multipartisme, un gouvernement de transition s'est mis en place,
l'année 1992 est aussi celle des massacres du Bugesera, de la création
de la CDR et de la formation des milices. On commence à parler du
" réseau zéro " spécialisé dans la chasse aux Tutsis et aux Hutus
modérés.

Comment justifier une telle aide au Rwanda qui laisse à penser que la
France soutient une logique de guerre alors que celle-ci considère,
sur un plan diplomatique, que seule l'ouverture politique intérieure
est à même d'apporter la solution au conflit. Il semble bien que la
réponse ait consisté à dire d'une part que l'évolution démocratique
est difficilement réalisable dans un pays déstabilisé par la guerre,
d'autre part que face à la certitude du FPR d'obtenir une victoire
militaire, il convenait de permettre aux FAR de résister pour
préserver la capacité de négociations politique et diplomatique du
gouvernement rwandais.

Cette position de la France a eu pour double conséquence qu'elle n'a
pas apprécié à sa juste valeur la dérive politique du régime rwandais
et qu'elle s'est trouvée, au nom de la préservation des conditions de
la négociation diplomatique, entraînée dans une logique de soutien aux
FAR. Cette logique l'a impliquée dans le conflit à un point tel qu'il
lui sera par la suite reproché à la fois d'être restée trop longtemps
(Noroît), puis d'être partie trop précipitamment lors du déclenchement
du génocide (Amaryllis) et enfin d'être revenue sous couvert d'une
action humanitaire (Turquoise).

Les pressions exercées sur le Président Habyarimana pour qu'il
pratique la démocratisation de son régime sont restées faibles et sans
commune mesure avec l'intensité de notre coopération militaire. Il est
plus que probable qu'en l'absence du renfort de la France, le FPR
aurait remporté, en février 1993, une victoire militaire décisive.
Février-mars 1993 constitue une période " bascule ", pour reprendre
les termes du Général Christian Quesnot qui a considéré que la France
avait à ce moment atteint les limites d'une stratégie indirecte.

Du 20 février au 20 mars 1993, la présence militaire française au
Rwanda a franchi un cap qu'elle n'aurait pas dû passer. Les soldats
français étaient trop nombreux, selon le Ministre de la Défense,
M. Pierre Joxe, et certaines de leurs missions ont dépassé par
ailleurs le cadre habituel des opérations d'aide et d'assistance à des
forces armées étrangères.

Les soldats français n'ont pas participé aux combats. Pour autant,
compte tenu de l'état de déconfiture dans lequel se trouvait
l'état-major rwandais, incapable de matérialiser sur une carte la
ligne de front et la position de ses troupes, pouvait-on encore
considérer qu'il s'agissait d'une simple opération d'assistance, de
conseil ou de soutien ? Comme l'a indiqué le Colonel Didier Tauzin,
les militaires français ont dû rappeler à l'état-major rwandais les
méthodes de raisonnement tactique les plus élémentaires, lui apprendre
à faire la synthèse des informations, l'aider à rétablir la chaîne
logistique pour apporter des vivres aux troupes, à préparer et à
donner des ordres, à établir des cartes. Dans un tel contexte de
reprise en main, il n'est guère étonnant que certains responsables
militaires français aient pu avoir le sentiment de construire une
armée, dont il fallait de surcroît s'assurer qu'elle serait
régulièrement alimentée en munitions.

A cela se sont ajoutées les nouvelles missions des détachements de
Noroît ; les patrouilles, les contrôles de zone autour de la capitale
et les vérifications d'identité aux points d'accès de la ville.

2. La sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste
du régime rwandais

La situation rwandaise a été analysée à travers une grille de lecture
traditionnelle, héritée de la décolonisation belge, qui fait du
critère ethnique le critère explicatif principal des rapports sociaux
et politiques.

C'est ainsi que le Président de la République, dans un entretien
accordé le 9 septembre 1994, répondait lorsqu'on l'interrogeait sur le
soutien de la France au Président Juvénal Habyarimana : " Son pays
était à l'ONU et il représentait à Kigali une ethnie à 80 %
majoritaire. Il était reconnu par tout le monde. Pourquoi y aurait-il
eu un interdit ? C'est la France, au contraire, qui a facilité la
négociation entre les deux ethnies ".

M. Juvénal Habyarimana n'a rien d'un élu du peuple, puisqu'il prend le
pouvoir par un coup d'Etat, en juillet 1973. A ses débuts, il se
présente comme voulant se placer en dehors de la problématique
ethnique, estimant que l'avenir de son pays se trouve dans le
dépassement des luttes entre Hutus, Tutsis et Twas. Les observateurs
et spécialistes de la région s'accordent à reconnaître qu'à cette
époque les Tutsis sont traités avec bienveillance, même si le régime
des quotas institué par Kayibanda est maintenu et si l'armée reste
jusqu'au bout mono-ethnique et dominée par les Hutus du Nord. Les
choses se gâtent au fil du temps.

Tout d'abord sur un plan politique, le régime du Général Habyarimana
n'a jamais été une démocratie. Le Président dirige le pays sans
partage. Le caractère peu ouvert et moralisateur du pouvoir rwandais a
suscité un mécontentement certain dans les villes. Chef du parti
unique, Juvénal Habyarimana est aussi en même temps Chef de l'Etat et
du Gouvernement. Le pays traverse de surcroît, à la fin des années
1980, une crise économique. L'offensive du 1er octobre 1990 donne
alors au Président rwandais l'occasion d'exploiter la situation.
M. Jean-Pierre Chrétien souligne à ce propos comment le clivage
Hutus/Tutsis a été savamment utilisé par les autorités politiques pour
accentuer et développer les sentiments de haine et de violence de la
population hutue à l'égard des Tutsis. Cette réactivation des
antagonismes ethniques a permis de présenter le conflit comme celui de
deux communautés, alors qu'il s'agissait d'abord d'un antagonisme
politique derrière lequel se cachait la course au pouvoir. Le
Président Habyarimana profite de l'invasion du 1er octobre pour
arrêter de nombreux opposants hutus et tutsis et mobiliser le " peuple
hutu " contre la menace " Hima-Tutsi ". Sur le plan extérieur, il
prend soin de mettre l'accent sur le risque de déstabilisation causé
par cette agression étrangère pour demander une aide. C'est au nom de
ce risque de destabilisation que la France intervient, mais aussi,
selon Mme Edith Cresson, ancien Premier Ministre, s'exprimant devant
la Mission pour " prôner avec vigueur auprès des pouvoirs en place
l'ouverture démocratique et le dialogue avec les opposants ".

De fait, la démocratisation viendra davantage de la vitalité des
mouvements d'opposition au régime plutôt que des pressions exercées
par la France. La priorité est en réalité ailleurs, dans prévention
d'un conflit régional, et si le pouvoir en place n'est pas un modèle
de vertu et de démocratie, il présente, pour le Quai d'Orsay, comme
l'a souligné au cours de son audition le Ministre Roland Dumas,
" l'avantage de maintenir le pays dans une certaine stabilité ".

M. Bernard Debré, ancien Ministre de la Coopération, a, pour sa part,
souligné devant la Mission que le " Président François Mitterrand
considérait que seul un Etat structuré avec un exécutif fort pouvait
éviter un bain de sang. Cet Etat était incarné aux yeux de François
Mitterrand par Juvénal Habyarimana ".

Lors de son intervention, M. Paul Dijoud a indiqué que le Président de
la République française, son entourage immédiat, le Ministre des
Affaires étrangères, ont toujours eu la conviction que " le Président
Habyarimana était un moindre mal et, dans une certaine mesure, le
début d'un bien ". M. Paul Dijoud a considéré que de ce point de vue
il n'était sans doute pas approprié de recourir, au Rwanda, à la
procédure d'une conférence nationale au motif qu'une telle procédure
donnant lieu à des critiques en règle de celui qui avait gouverné
précédemment, personne n'était en mesure de remplacer le Chef d'Etat
mis en cause. Le Président Habyarimana a donc bénéficié du respect dû
aux Chefs d'Etat en place.

Compte tenu des faibles progrès enregistrés sur la voie de la
démocratisation, la France aurait pu s'interroger davantage sur la
cohérence de sa politique consistant à inciter le Président
Habyarimana à démocratiser un régime qui pratiquait des atteintes
répétées aux droits de l'homme, tout en l'assurant de notre
indéfectible soutien militaire et diplomatique.

La France, qui s'est montrée sensible à la menace de guerre et aux
risques liés à l'insécurité, a été piégée par cette situation. Elle a
justifié sa présence militaro-humanitaire comme un moyen de mettre
sous le boisseau les violences latentes, et conditionné l'octroi de
son aide économique à l'engagement de réformes démocratiques. Tout en
privilégiant une politique incitant les partis à la conclusion d'un
accord, la France n'a pas porté un regard suffisamment critique sur
les réalisations et la politique du Président Habyarimana et de
certaines forces politiques rwandaises.

3. Les limites d'un cessez-le-feu à tout prix

Un des objectifs de la politique de la France était d'éviter une
victoire militaire du FPR. C'est pourquoi elle entendait d'un côté
faire sortir le FPR de cette logique de conquête territoriale, pour
l'amener à la conclusion d'un cessez-le-feu et à la signature de
négociations entérinant le principe du partage du pouvoir et du retour
des exilés. La France venait par ailleurs au secours des forces armées
rwandaises pour garantir l'intégrité territoriale, et en contrepartie,
faire accepter au Président Habyarimana le partage du pouvoir tant
avec les exilés qu'avec les démocrates, hutus ou tutsis. En
conséquence, la recherche d'un cessez-le-feu et de négociations
politiques imposait la rencontre et la discussion entre les deux
parties.

L'inquiétude de la France de voir le FPR poursuivre son objectif de
conquête du pays se retrouve exprimée à différentes reprises.

Par conséquent, dans les années 1990-1993, la maîtrise du territoire
rwandais par les FAR constitue pour la France un préalable essentiel
au bon déroulement des négociations en vue de la conclusion d'un
cessez-le-feu. Le Colonel Gilles Chollet s'est d'ailleurs exprimé très
nettement en ce sens, lors de son audition.

L'assistance militaire d'urgence apportée par la France en
février-mars 1993 répond à cette même volonté de sauver la situation
sur le terrain en permettant aux FAR de contenir le FPR dans les
positions qu'il occupait avant son offensive du 8 février. L'obtention
d'un cessez-le-feu le 9 mars à Dar Es-Salam exprime parfaitement par
son contenu le principe de préservation de l'équilibre territorial
FAR/FPR en même temps qu'il pose logiquement, en contrepartie, le
principe du désengagement des forces françaises envoyées
" spécifiquement " après l'offensive du 8 février. In extremis le
processus des négociations d'Arusha est sauvé.

Signés le 4 août 1993, les accords d'Arusha consacrent les efforts
engagés, entre autres, par la France et mettent en place une solution
de partage du pouvoir et de fusion des deux armées. La France
respectant ses engagements, retire la totalité des forces de Noroît
ainsi que les effectifs du DAMI. Il ne reste au Rwanda que
24 assistants militaires techniques présents au titre de la
coopération, qui retrouvent ainsi le 15 décembre 1993 le niveau qui
était le sien au 1er octobre 1990.

Les espoirs de paix s'effondrent avec l'assassinat du Président
Habyarimana le 6 avril 1994. Les accords d'Arusha sont ipso facto
suspendus mais la France ne les considère pas pour autant caducs même
s'ils sont plus que sérieusement remis en cause. Toujours persuadée
que la solution du conflit passe par la mise en application de ces
accords, la France poursuit avec ténacité son activité diplomatique en
vue d'obtenir la signature d'un cessez-le-feu et la rencontre entre
les belligérants. Si l'objectif recherché par la France n'a pas varié
-cessez-le-feu, négociations-, ses moyens d'intervention, en revanche,
ne sont plus les mêmes. Le problème se pose d'une part de la
légitimité des membres du Gouvernement intérimaire qui ont pris la
succession du Président défunt Habyarimana, d'autre part, de la
limitation de la marge de manoeuvre de la France qui n'est plus
présente militairement sur le terrain, alors que le génocide a débuté.

La France, en revanche, multiplie au cours de la période allant du
13 avril (départ d'Amaryllis) au 19 juin (présentation de l'opération
Turquoise à l'ONU) les rencontres avec les différents acteurs et parmi
eux les membres du Gouvernement intérimaire reçu le 27 avril à Paris
par M. Bruno Delaye. Dans cet objectif, la France était effectivement
la seule à être restée en contact avec toutes les parties, dont le
Gouvernement intérimaire. Sur ce point, compte tenu du déroulement du
génocide commandité par le Gouvernement intérimaire d'avril à juin
1994, la France a commis une erreur en considérant qu'elle pouvait
accorder autant de crédit et autant de poids à tous les représentants
des acteurs du conflit.

Progressivement cependant, la France reconnaît la fragilité de la
légitimité du Gouvernement intérimaire. Elle décide, lors des premiers
jours de l'opération Turquoise de n'avoir avec ses représentants que
des contacts minimum réduits exhaustivement à la mise en place du
dispositif puis elle s'adresse aux FAR.

C'est en partie en raison de son attitude par rapport au gouvernement
intérimaire qu'il lui fut difficile de faire accepter le caractère
strictement humanitaire de l'opération Turquoise, puisque certains y
voyaient une intention cachée de soutien au régime qui organisait le
génocide.

Toutefois, l'obsession du cessez-le-feu et de la recherche d'une
solution politique n'a pas disparu de l'esprit des responsables du
ministère des Affaires étrangères ou de ceux du ministère de la
Défense.

Parmi les missions assignées aux soldats de l'opération Turquoise,
dans l'ordre d'opération qui leur a été donné, figurait l'objectif
suivant : " être prêt ultérieurement à contrôler progressivement
l'étendue du pays hutu... ". Comme cela a été montré précédemment,
cet ordre ne signifie pas que la France entend cette fois-ci contrer
la victoire militaire du FPR puisqu'il est trop tard en juin 1994 pour
éviter le déclenchement de la guerre civile et des massacres, la
guerre civile durant depuis quatre ans et le génocide venant de se
dérouler.

Cette mission répond néanmoins à l'idée d'une stabilisation de la
ligne de front partageant à cette date le Rwanda en deux parties, pour
préserver une fois encore les capacités de négociations de chacun.
Cela signifie bien que la France admet encore à ce moment précis -le
20 juin 1994- la légitimité du Gouvernement intérimaire, soit ne
prenant pas en compte la réalité du génocide, soit n'analysant pas les
responsabilités du gouvernement intérimaire en ce domaine.

La recherche d'un cessez-le-feu à tout prix, qui ne viendra jamais
officiellement, puisqu'il interviendra de fait lorsque le FPR décidera
après la chute de Gisenyi le 17 juillet 1994 d'arrêter les combats,
aura fini par placer la France dans une situation intenable. De ce
fait, la France a été entraînée à accepter trop longtemps la présence
du Gouvernement intérimaire jusqu'à la création le 4 juillet de la
zone humanitaire sûre qui transforme la configuration de l'opération
Turquoise.

4. Les dysfonctionnements institutionnels

La question qui demeure reste celle du caractère prévisible ou non du
génocide et celle de la prise de conscience de l'événement pendant
qu'il se passait. Face à la monstruosité des événements, il est
certain qu'aucun esprit doué de raison, même des plus pessimistes et
des plus connaisseurs de l'Afrique, ne pouvait envisager ce qui
dépasse l'entendement. L'unanimité se fait sur ce point. Personne ne
pouvait imaginer ce qui s'est passé, mais tout le monde s'accorde à
dire que les risques d'un déchaînement de la violence se trouvaient
réunis. La France, comme les autres, les a parfaitement perçus. Elle
n'a pas su tirer de cette appréciation les enseignements adaptés.

a) La perception de la situation sur le terrain

Les précédents développements ont montré que sur place, dès 1990,
l'attaché de défense, le Colonel René Galinié, avait très clairement
annoncé le danger de " l'extermination de 700 000 Tutsis par
7 millions de Hutus ". Le facteur déclenchant aurait été, selon lui,
la création par le FPR d'une enclave territoriale tutsie au nord-est
du pays où aurait resurgi l'ancien régime monarchique. Cette situation
aurait alors entraîné des représailles sanglantes sur la population
tutsie vivant dans le reste du pays. En conséquence, selon l'attaché
de défense, toute avancée du FPR risquait de déclencher de la part de
la population hutue agressée le massacre de la population tutsie
vivant au Rwanda.

Toutefois, la dégradation économique, l'existence des quotas, les
massacres ethniques passés et les éléments racistes préexistants à
1990 dans l'entourage du Président, créaient un terreau favorable.
Car, pour qu'il y ait massacres puis génocide, fallait-il encore que
l'Etat rwandais laisse au moins s'organiser et se produire, sans
réagir, de telles exactions. Des massacres d'une telle ampleur ne
pouvaient voir lieu qu'avec une complicité, voire une participation
des autorités politiques et administratives rwandaises.

Sur le terrain, des signes et manifestations avant-coureurs d'une
organisation étatique de la violence au Rwanda ont été soulignés.

Le 22 janvier 1992, un télégramme de l'attaché de défense, le Colonel
Bernard Cussac indique : " Le Ministre de l'Intérieur rwandais a
décidé, après le dernier massacre de populations civiles, d'armer la
population de la zone frontalière (...) Les personnes constituées en
milice d'autodéfense, auxquelles seront distribuées ces armes, seront
choisies en fonction de leur "honorabilité" et "conseillées" par des
personnels des FAR. Une arme pour trois personnes. Les armes devraient
être distribuées le soir et réintégrées le matin ". A juste titre, le
Colonel Bernard Cussac s'inquiète des conditions et conséquences d'une
telle distribution, en soulignant " les armes ne seront-elles
utilisées que contre le FPR ? Ne risquent-elles pas de servir à
l'exécution de vengeances personnelles, ethniques ou politiques ? "

Tout reste à craindre, par ailleurs, de cet encadrement de la
population par les FAR, qui s'apparente, dans bien des cas, plus à des
hordes de pillards qu'à des soldats capables d'assurer l'ordre public,
comme le souligne quelques mois plus tard, le 9 octobre 1992,
l'attaché de défense évoquant l'armée rwandaise : " dont la réputation
reste ternie par les pillages de Ruhengeri, Gisenyi et Byumba et donc
certains de ses membres se distinguent encore trop souvent, malgré les
efforts réels et radicaux de l'état-major, par le racket ou les
attaques à main armée ".

Il n'est pas très difficile d'imaginer par la suite que de tels
éléments aient pu être embrigadés et soient allés constituer des
milices.

Le problème de la distribution d'armes aux populations civiles est à
nouveau soulevé en janvier 1994 et donne lieu à l'envoi par le
Général Dallaire d'un fax daté du 11 janvier.

M. Jean-Michel Marlaud s'exprimant à ce sujet lors de son audition
indique que le 12 janvier 1991, le chargé d'affaires de l'ambassade
rend compte à Paris de la gravité et du caractère plausible de ces
informations sans toutefois écarter le risque d'une manipulation
anti-MINUAR ou anti-Habyarimana. Il informe par télégramme tout à la
fois le ministère des Affaires étrangères, celui de la Défense, ainsi
que l'état-major des Armées. Instruction lui est donnée de se joindre
le 15 janvier à la démarche faite par les ambassadeurs de Belgique et
des Etats-Unis auprès du Président Habyarimana.

M. Jean-Michel Marlaud a déclaré à la Mission avoir été étonné du fait
que l'attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac, n'ait conservé
aucun souvenir de ce télégramme, tout en soulignant que " ces
informations ne constituaient qu'un élément de plus dans la longue
succession des alertes dont l'ambassade était saisie ".

La situation est toutefois jugée suffisamment sérieuse pour qu'un
nouveau télégramme diplomatique daté du 15 janvier 1994 rende compte
du fait que le Général Romeo Dallaire indique que son informateur
confirme l'ordre du Président Habyarimana de faire accélérer la
distribution d'armes aux populations. L'informateur dit également
connaître l'emplacement de deux caches d'armes (l'une au siège du
MRND, l'autre dans une plantation de thé à Karago dans le village du
Président). Ce télégramme de l'ambassadeur pose le problème du
traitement des informations et des renseignements venant des
représentants sur le terrain qui connaissaient par ailleurs la mise en
place des milices extrémistes des différents partis et la
multiplication des appels au meurtre.

Comment des faits bruts, des informations d'ambiance sont-ils
collectés et analysés et par quelles structures ? Comment ensuite
contribuent-ils au niveau supérieur de l'Etat à l'élaboration d'une
doctrine, d'une stratégie, d'une décision ? Dans le cas de la gestion
de la crise rwandaise, la multiplicité des intervenants a fait
coexister différents circuits hiérarchiques qui ont compliqué encore
un peu plus une situation déjà fort complexe.

b) La multiplicité des intervenants

Sur place, la France est représentée par l'ambassadeur, qui a sous son
autorité le chef de la mission civile d'information de coopération et
l'attaché de défense. Ce dernier est hiérarchiquement dépendant du
chef d'Etat-major des Armées. Il exerce également la fonction de chef
de la Mission d'Assistance Militaire (MAM) et dépend à ce titre de la
mission militaire de coopération qui relève du ministère de la
Coopération. La MAM à Kigali est composée d'une vingtaine de membres
permanents : les assistants militaires techniques (AMT) et d'effectifs
temporaires : les personnels du DAMI.

Enfin, l'attaché de défense est commandant du détachement Noroît,
placé sous l'autorité supérieure de l'état-major des Armées. En cas de
crise, un commandant des opérations spéciales (COMOPS) récupère sous
son autorité l'ensemble des personnels militaires présents. Dans ce
cas, l'attaché de défense sur place, chef de MAM, conserve des
missions mal définies de relations avec l'état-major des FAR.

Cette situation est compliquée. Elle fait intervenir trois hiérarchies
parallèles, celle des Affaires étrangères, de la Défense et de la
Coopération et fait apparaître inévitablement des problèmes de
coordination.

Deux difficultés de nature différente sont apparues à la Mission.
Elles ont été relevées dans les développements précédents mais il
convient de les rappeler ici pour mémoire.

- la décision de nommer un commandant des opérations ne répond pas à
des critères précis ou à l'existence de conditions prédéfinies. Elle
est le résultat d'une appréciation de la situation au cas par cas. La
combinaison d'un état de crise et d'une présence militaire française
importante sur le terrain entraîne en principe la nomination d'un
COMOPS. En cas de divergence d'appréciation, comme ce fut le cas pour
la nomination du Colonel Thomann, entre le ministère des Affaires
étrangères et celui de la Défense, cette situation est cause d'un
retard. Elle est également potentiellement source de tensions qui,
fort heureusement en l'espèce, ne se sont pas produites entre le
COMOPS, l'attaché de défense et l'ambassadeur.

- l'envoi d'un DAMI a suscité des divergences d'interprétation quant à
l'autorité supérieure dont relève ce type de détachement (EMA ou MMC).
Il semble que cette question se soit réglée intuitu personae, en
fonction de la conception que se fait du DAMI, le chef de la Mission
militaire de coopération.

Par ailleurs, selon que l'on s'est trouvé en situation normale ou en
situation de crise, le DAMI a " basculé " sous les ordres du
commandant des opérations, relevant dès lors d'une autre logique que
celle de l'assistance et de l'instruction, comme ce fut le cas en
février-mars 1993.

c) Le circuit des informations

L'ambassadeur Jean-Michel Marlaud a précisé à la Mission que la
correspondance entre l'ambassade de Kigali et Paris se faisait très
classiquement par télégrammes diplomatiques adressés au Quai d'Orsay,
au ministère de la Défense, à l'état-major des armées, l'Elysée
disposant d'une copie. Inversement, les instructions venaient du Quai
d'Orsay après concertation interministérielle.

Le Général Maurice Schmitt, intervenant à propos des messages établis
par l'attaché de défense à l'attention du Chef d'état-major des
armées, a précisé que bien qu'il ne soit pas d'usage que l'attaché de
défense adresse copie de ses messages à l'état-major particulier du
Président de la République, l'état-major des armées l'acceptait
parfois et lui-même, sous réserve de rester le destinataire principal
du message, avait accepté ce principe. Il a par ailleurs indiqué que
le Chef d'état-major particulier et lui-même s'entretenaient
mutuellement de la situation au Rwanda et qu'il tenait le ministère de
la Défense régulièrement informé.

Il a enfin précisé que l'ambassadeur pouvait toujours transmettre des
renseignements confidentiels au ministère des Affaires étrangères sans
en informer la Défense et que, pour éviter cet inconvénient, le Chef
d'état-major des armées dispose d'un conseiller diplomatique
destinataire des télégrammes diplomatiques.

Parallèlement, à partir des informations recueillies par les
représentants de la DRM au Rwanda de juin 1992 à décembre 1993, le
Ministre de la Défense était informé quotidiennement par note de la
situation dans les zones de crise.

d) Les niveaux de décisions

M. Pierre Joxe, ancien Ministre de la Défense, a indiqué que beaucoup
d'informations sur les risques, les tensions, les rancoeurs, les
haines ou les oppositions, y compris dans des documents écrits avaient
couru mais que, malheureusement, il n'avait pas circulé assez
d'informations précises pour que l'on mesure tout ce qui pouvait se
passer. Il a reconnu que l'organisation compliquait de surcroît
énormément les choses.

En période normale, M. Jacques Pelletier, ancien Ministre de la
Coopération a indiqué qu'une concertation avait lieu tous les quinze
jours à l'Elysée sous l'égide de l'ambassadeur Arnaud qui s'occupait
de la cellule africaine. Participaient à cette réunion le directeur ou
le directeur-adjoint du cabinet du Ministre des Affaires étrangères,
le directeur de cabinet du Ministre de la Coopération, un représentant
de la caisse française de développement, un représentant du Trésor et
souvent un responsable du cabinet de Matignon. De sorte que tous les
quinze jours, l'ensemble des problèmes qui touchaient à l'Afrique
était examiné. Pendant ces trois ans, M. Jacques Pelletier a estimé
qu'il n'y avait pas eu de dysfonctionnement.

En période de crise, la cellule du même nom se réunissait tous les
jours, voire plusieurs fois par jour. En plus de ces réunions, le
Président de la République provoquait la réunion de conseils
restreints. Sous la cohabitation avait lieu une réunion sur la
politique africaine chaque semaine alternativement à l'Elysée et à
Matignon et des conseils restreints réunissant les Ministres concernés
se tenaient périodiquement autour du Président de la République.
M. Edouard Balladur, ancien Premier Ministre, a déclaré devant la
Mission que le Gouvernement avait assuré l'ensemble de ses
responsabilités et qu'il n'avait jamais accepté que des décisions
collectives prises avec l'aval du Président de la République soient
remises en cause par la cellule africaine de l'Elysée.

Ces indications ne renseignent pas précisément sur l'autorité qui
prend la décision, même s'il est avéré que les opérations Noroît,
Amaryllis et Turquoise ont été engagées sur décision du Président de
la République, agissant en tant que Chef des armées. De même, celui-ci
a donné son accord sur la prolongation de la présence des troupes de
Noroît ou d'un conseiller auprès du Chef d'état-major des FAR.

En revanche, il est apparu extrêmement difficile à la Mission de
déterminer comment les éléments d'information sur le contexte sont
pris en compte et intégrés dans un raisonnement politique qui
permettra ensuite d'élaborer une stratégie.

b. La France ET LE génocide

1. Le retrait progressif des forces françaises

Dès le premier trimestre 1993, la France entre dans une stratégie de
désengagement, même si, sur le terrain, sa présence est forte jusqu'à
la fin mars 1993, date à laquelle elle décide de saisir l'ONU.

La signature des accords d'Arusha permet d'achever de mettre en
pratique cette décision. Fin mars, les compagnies de Noroît arrivées
en renfort après l'offensive du 8 février se retirent ; en octobre,
après un renforcement au cours de l'été 1993, les effectifs du DAMI
sont ramenés à une trentaine et, en décembre 1993, seuls 24 assistants
militaires techniques restent sur place.

2. L'absence de liens avec les milices

Dans le même temps que la présence française s'amenuise, les tensions
redoublent et les difficultés s'accroissent. Loin de vouloir
s'engager, la France se retire progressivement et laisse place à la
MINUAR.

Face à cette montée et à cette organisation de la violence et des
massacres, la France n'a en aucune manière incité, encourage, aidé ou
soutenu ceux qui ont orchestré le génocide et l'on déclenché dans les
jours qui ont suivi l'attentat.

Abordant la question de la violence politique au Rwanda au cours de
son audition, M. James Gasana, Ministre rwandais de la Défense d'avril
1992 à juillet 1993, a souligné que, dans son étude sur le
développement des organisations de jeunesse des partis politiques, la
France " n'était nullement mentionnée " car elle n'avait jamais rien
eu à voir avec les milices. A ce sujet, il a estimé, contrairement à
d'autres observateurs, que le terme de milices utilisé avant la fin de
l'année 1993 constituait un abus de langage, car cette appellation
suppose d'avoir un minimum de formation, d'équipement et
d'organisation militaires, ce qui n'était pas le cas, selon M. James
Gasana, des organisations politiques de jeunesse.

La participation de la France à la formation et l'encadrement des
milices reste une accusation, que les responsables rwandais,
rencontrés par les rapporteurs lors de leur mission à Kigali, portent
encore contre la France. A l'appui de cette accusation, la Mission n'a
eu connaissance que des faits suivants. Tout d'abord, la déclaration
faite par M. Venuste Kayimahe, précédemment cité lors de l'opération
Amaryllis. Celui-ci dit avoir vu les milices entraînées dans Kigali
par deux militaires français dont il a cité les noms. Ces deux
militaires, qui faisaient partie des 24 assistants militaires
techniques restés sur place après le 15 décembre 1993, ont été
entendus par la Mission ainsi que leurs chefs hiérarchiques. Il est
alors apparu que le témoignage de M. Venuste Kayimahe était en
contradiction avec ce qu'on déclaré ces derniers. Le fait qu'une des
deux personnes citées ait, pendant quelques temps, dirigé l'équipe du
DAMI placée auprès de la Garde Présidentielle explique sans doute
l'amalgame.

De novembre 1991 à février 1993, la garde présidentielle rwandaise a
en effet bénéficié de la présence d'un DAMI -garde présidentielle
constituée par une équipe de deux à trois officiers dirigée par le
Lieutenant-Colonel Denis Roux. La mission de ce DAMI consistait à
faire de la formation physique et sportive, de l'entraînement au tir,
de l'apprentissage des techniques de protection de personnalités. Au
départ de ce coopérant, il a été décidé de ne pas procéder à son
remplacement.

L'autre " pièce à conviction " destinée à confondre la France montre
une photo d'un soldat, français selon toute vraisemblance qui court
avec, à ses côtés, un groupe de jeunes gens en civil. Cette photo
constitue, avec la communication d'une lettre concernant une demande
d'enquête sur l'attentat, le seul document incriminant la France que
les autorités rwandaises à Kigali ont transmis à la Mission.

Cette même photo est à nouveau citée comme constituant la référence
" la plus célèbre " par d'autres personnes venues témoigner et
auxquelles les rapporteurs ont demandé de fournir des éléments sur ce
point.

Le courrier transmis par le journaliste Patrick May est par ailleurs
symptomatique du mélange des faits qui entretient la confusion. Il est
question de l'entraînement des milices en même temps que des contrôles
d'identité opérés par les militaires français comme un des facteurs
constitutifs de la violence des événements.

Si les opérations de contrôle menées par les militaires français en
février et mars 1993 appellent des critiques de la part de la Mission,
il n'est pas acceptable de présenter cette action, qui a réellement eu
lieu, en la mettant sur le même plan qu'une affirmation, jamais
sérieusement étayée à ce jour, d'entraînement des milices par les
soldats français.

Il est plus sérieux en revanche de s'interroger non pas sur le
caractère probant d'une photo prise à une date et dans des
circonstances non précisées, mais sur le fait que l'armée française,
alors qu'elle avait constaté à plusieurs reprises les comportements
déviants de nombreux soldats de l'armée rwandaise, ne semble pas
s'être préoccupée de ces dérapages autrement qu'en les constatant pour
les déplorer. Fallait-il en d'autres termes décider de poursuivre de
juin à octobre 1993 une coopération militaire renforcée -les effectifs
du DAMI atteignent à nouveau 70 personnes- auprès d'officiers rwandais
incapables d'encadrer leurs troupes ? Etait-il opportun de continuer à
inculquer quelques rudiments à des individus dont un bon nombre était
manifestement plus préoccupé par les avantages matériels que pouvaient
leur procurer le fait d'être militaire que par la volonté de se battre
et de défendre leur pays, et ce d'autant que le génocide a été
perpétré tant par l'administration, que par les milices et une partie
de l'armée.

Les difficultés d'application des accords d'Arusha étaient manifestes,
la montée des tensions était visible, le délabrement des FAR et
l'absence d'éthique de certains de ses responsables n'était pas un
secret. Le Colonel Bagosora qui devait être un des responsables du
génocide a d'ailleurs été qualifié " d'ordure " par un officier
français qui l'avait rencontré régulièrement. Il eut sans doute été
préférable de s'abstenir de ce dernier renfort de coopération
militaire française durant l'été 1993 qui dans la perspective d'Arusha
perdait de son sens et qui, a posteriori, a été exploité contre la
France accusée d'avoir formé ceux qui quitteront ensuite l'armée pour
rejoindre, encadrer ou recruter les miliciens. Certes, dès octobre
1993, les effectifs du DAMI sont judicieusement ramenés à une
trentaine, mais cette décision aurait pu être anticipée. Comme l'a
souligné Gérard Prunier au cours de son audition, il ne " s'agissait
pas de dire, comme on a pu le lire, que la France avait préparé le
génocide et délibérément formé les miliciens pour leur permettre de
tuer les Tutsis ; en revanche, elle avait effectivement entraîné des
miliciens qui ont participé au génocide sans avoir pris conscience
-bêtise ou naïveté- de ce que représentait son action. "

En cette année 1993, la question récurrente reste celle de la
connaissance ou non par l'armée française de la constitution de
milices " dérivées " des forces armées rwandaises : les milices
Interahamwe (du MRND) et Impuzamugambi (de la CDR), constituées en
1992, de même que le " réseau zéro " et la société secrète " Amasasu "
créée au sein des FAR par des officiers extrémistes.

Le Colonel Jean-Jacques Maurin a confirmé de façon la plus catégorique
que jamais au cours des réunions d'état-major auxquelles il avait
assistées il n'avait été fait allusion devant lui à un équipement des
milices.

3. La présence française au premier trimestre 1994

Les 24 assistants militaires techniques restés au Rwanda après le
15 décembre 1993 ont poursuivi leurs activités d'assistance technique
sans aucun rapport avec les activités d'instruction et de formation
des FAR.

Plusieurs d'entre eux ont été interrogés par la Mission et ont décrit
leurs activités à cette époque, allant du soutien à l'armement lourd
jusqu'au pilotage et à l'entretien du Nord Atlas qui transportait les
Ministres et les personnalités du régime rwandais en passant par un
travail de conseil et d'assistance des moniteurs qui formaient
eux-mêmes des jeunes appartenant au bataillon parachutiste.

Le soutien à l'armement lourd consistait à instruire sur les matériels
en place d'une portée d'environ 14 kilomètres, 25 élèves avec à leur
tête un commandant rwandais. Le responsable de cette instruction a
déclaré que personnellement il était loin de penser que des événements
aussi tragiques pouvaient se passer et que les milices n'étaient pas
pour lui une chose connue.

En revanche, un des copilotes du Nord Atlas qui pilotait l'appareil
avec un copilote rwandais a indiqué que les militaires rwandais
savaient la situation tendue et a souligné que l'armée et les soldats
étaient habités par une haine ethnique très vive, surtout parmi les
subordonnés.

Cet officier a indiqué qu'on connaissait l'existence de milices
Interahamwe mais qu'on ne savait pas précisément ce qu'elles
faisaient. Il a relevé le " caractère familial " des milices, qui
n'étaient pas exclusivement composées de voyous ou de délinquants.

Dans un témoignage écrit transmis à la Mission, le Colonel Damy dit
avoir été témoin du passage de camions militaires, avec à bord de
jeunes civils, qui se dirigeaient vers l'est du pays. Il estime que
l'entraînement de ces milices enrôlées par le MRND a probablement
commencé début 1994, ce qui exclurait la participation française à
cette instruction, les personnels DAMI ayant quitté le Rwanda.

En conséquence, même si l'existence des milices était connue, il est
patent que la présence militaire française au premier trimestre 1994
n'est intervenue en rien, à travers les missions qui étaient les
siennes, dans la formation des miliciens.

III. - RESPONSABILITÉ DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE

Après son accession au pouvoir, le nouveau gouvernement issu du FPR
s'est étonné publiquement du nom de l'opération des Nations Unies :
Mission des Nations Unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR). Il a
demandé quand la mission avait réellement aidé le Rwanda ?

Le précédent et l'actuel Secrétaire général de l'ONU ont reconnu les
défaillances de cette organisation pour prévenir, empêcher et arrêter
le génocide rwandais. De nombreux intervenants devant la Mission ont
accusé l'ONU de non-assistance à personnes en danger. D'une part, les
massacres ont commencé alors que les forces de l'ONU étaient présentes
au Rwanda, sans que ces dernières aient tenté de les arrêter. D'autre
part, la réduction des effectifs de la MINUAR à un chiffre symbolique,
décidée par la résolution 912 le 21 avril 1994, a été perçu par les
organisateurs du génocide comme un blanc-seing donné à leur action.

Le comportement de l'ONU n'a pas été à la hauteur des événements.
Mais, pour ne pas faire de l'ONU le bouc émissaire de l'impuissance
des Etats, il convient de rappeler que le Secrétaire général n'a
d'autres autorité et volonté que celles que lui confèrent les Etats
qui la composent, au premier rang desquels les cinq membres permanents
du Conseil de Sécurité. L'activité de l'ONU est d'abord déterminée par
la logique de puissance et les contraintes de politique intérieure des
Etats souverains. S'interroger sur la responsabilité de l'ONU dans les
événements intervenus au Rwanda, c'est donc examiner aussi l'attitude
des acteurs étatiques, notamment celle des Etats-Unis et de la
Belgique.

A. L'ONU IMPUISSANTE

Il est important de rappeler que l'action de la communauté
internationale s'inscrit dans les limites de la réalité d'un système
onusien avec ses pesanteurs administratives, ses contraintes
financières, ses compromis politiques ainsi que l'illustre l'échec de
la tentative française d'imposer le recours au chapitre VII lors du
vote de la résolution 918 sur la MINUAR II (voir annexe 7.10.) et son
absence d'armée permanente. C'est ce qu'a rappelé M. Kofi Annan
lorsqu'il a affirmé, en réponse à une question de la Mission que " les
opérations de maintien de la paix peuvent réussir lorsque le Conseil
de sécurité fixe des objectifs concrets, lorsque l'Assemblée générale
affecte les ressources nécessaires, lorsque les pays fournissant des
contingents envoient en temps voulu des effectifs suffisants, bien
formés et équipés, enfin lorsque les parties en cause font preuve d'un
minimum de bonne foi. ". Il ajoutait immédiatement après : " tous ces
éléments sont fondamentaux mais le plus important réside dans la
volonté politique des parties et du Conseil de sécurité, faute de quoi
les missions de maintien de la paix ont les plus fortes chances
d'échouer ".

Force est de constater en effet que la communauté internationale a
fauté principalement au Rwanda par l'absence d'une volonté politique
clairement exprimée et d'un engagement pleinement assumé, que ce soit
avant ou après le déclenchement du génocide.

Ce manque d'engagement s'est traduit par une triple carence de la
communauté internationale et explique les cinq erreurs qu'elle a
commises.

1. Les carences

a) La première carence de la communauté internationale concerne son
incapacité à mettre en application une diplomatie préventive
efficace

Il est frappant de constater que, si la communauté internationale a
contribué activement à proposer des solutions générales aux principaux
problèmes rwandais, elle a été incapable d'assurer le respect de la
mise en oeuvre des principes qu'elle avait elle-même posés. Cela se
vérifie aussi bien pour le problème des réfugiés, que pour la question
du respect des droits de l'Homme ou encore pour l'application des
accords d'Arusha. A quoi cela sert-il de reconnaître un droit moral au
retour des réfugiés si leur sécurité n'est pas assuré sur le sol
rwandais ? A quoi cela sert-il de dénoncer dans des rapports
internationaux les atteintes aux droits de l'Homme si aucune sanction,
financière notamment, n'est prise pour inciter le gouvernement à les
respecter ? A quoi cela sert-il d'organiser le partage du pouvoir
entre les différentes factions si l'on est incapable, par une
politique judicieuse " de la carotte et du bâton ", d'inciter
l'ensemble des forces politiques en présence à le respecter et à
l'appliquer ?

b) Le deuxième type de carence imputable à la communauté
internationale concerne les moyens

C'est cette carence qui explique que la MINUAR soit devenue, non le
garant et le soutien des accords d'Arusha, mais le greffier de leur
non-application. Son attitude a été davantage celle d'un simple
spectateur que d'un acteur résolu à promouvoir et faire respecter des
solutions que chaque partie s'était engagée à respecter.

c) La troisième carence concerne l'incapacité de la communauté
internationale à asseoir sa crédibilité

Nous l'avons longuement relaté, lorsque les responsables de la MINUAR
protestent contre l'existence de caches d'armes, la seule réaction
qu'ils réussissent à provoquer est non l'arrêt mais l'accélération de
la distribution des armes. Lorsque la MINUAR développe un discours de
protection de droits de l'Homme, les appels à la haine ethnique se
multiplient sur les ondes de la RTLMC et les massacres continuent dans
le pays. M. Ahmedou Ould-Abdallah, qui fut le Représentant spécial du
Secrétaire général de l'ONU pour le Burundi, a beaucoup insisté sur la
perte de crédibilité de la MINUAR, qu'il impute principalement à deux
actes de faiblesse : tout d'abord avoir accepté d'être refoulée du
lieu sur lequel l'avion présidentiel s'était écrasé; ensuite, avoir
été dans l'incapacité d'assurer la protection du Premier Ministre,
Agathe Uwilingiyimana.

2. Les erreurs

a) La première erreur de l'ONU dans la gestion de la crise
rwandaise est, au départ, une erreur d'analyse qui a été maintenue
jusqu'au génocide

La situation au Rwanda est considérée comme une simple guerre civile
et le rôle principal de l'ONU conçu comme un rôle de médiation entre
les parties. Les conflits politiques au sein de la classe politique
rwandaise, les stratégies à moyen terme des parties en présence, les
réactions de peur et de haine entretenues dans la population sont
délibérément ignorés par le Conseil de Sécurité. L'efficacité de
l'action de l'ONU exigeait une coopération des parties en présence.
Cette condition préalable et nécessaire n'ayant de fait jamais existé,
l'ONU s'est retrouvée bien seule pour promouvoir un processus de paix,
face à des parties qui continuaient à privilégier une logique de
guerre.

b) La deuxième erreur de l'ONU a été une erreur de conception de
l'opération de maintien de la paix

Certes, la difficulté à mobiliser des troupes, l'hétérogénéité des
contingents finalement rassemblés, les problèmes linguistiques ne sont
pas spécifiques à l'opération du Rwanda. Cependant, ils ont
considérablement contribué à tendre les relations et à favoriser la
dégradation de la situation. Le temps, celui nécessaire au déploiement
de la MINUAR comme celui finalement demandé pour la mise en place des
institutions de transition, a joué contre la paix.

Sans mésestimer la difficulté à trouver des ressources en hommes et en
moyens -lors de la formation de la MINUAR I, il y avait, selon l'ONU,
environ 80 000 soldats de la paix déployés dans le monde entier-,
force est de constater certaines défaillances dans la planification,
la coordination et la logistique des opérations successives de
maintien de la paix.

c) La troisième erreur imputable à l'ONU est une erreur de réaction
à l'évolution de la situation

Certes, au fil des résolutions successives, la MINUAR a endossé tour à
tour l'habit d'une mission d'accompagnement des accords de paix, puis
d'une mission humanitaire et enfin celui d'une composante militaire
d'une opération de restauration de l'Etat. Il est cependant dommage
que cette plasticité des mandats n'ait pas répondu aux exigences d'un
objectif clairement établi et reconnu : l'application des accords
d'Arusha. Elle a au contraire donné l'impression d'actions
improvisées, plus subies que voulues, et parfois contradictoires, plus
inspirées par les intérêts immédiats de ceux qui les décidaient, que
par la sécurité et le devenir des Rwandais. Le jugement du groupe des
Nations Unies chargé de tirer des enseignements de la MINUAR est
particulièrement sévère : " depuis sa création jusqu'à son retrait, la
MINUAR a toujours semblé en retard sur les réalités de la situation au
Rwanda ".

Il est pour le moins regrettable que, devant la dégradation des
conditions de sécurité au cours de l'année 1993 -dont certains
militaires de la MINUAR furent eux-mêmes les victimes- et le blocage
institutionnel qui empêchèrent le déroulement normal du processus
d'Arusha, l'ONU n'ait su répondre autrement qu'en agitant
périodiquement la menace de son départ. Le recours au chapitre VII,
qui autorise l'usage de la force, aurait dû être envisagé dès cette
époque, ne serait-ce que pour permettre le retour à des conditions de
sécurité permettant un dialogue serein et constructif.

d) La quatrième erreur de l'ONU concerne la gestion de
l'information à l'égard de la population rwandaise sur les
objectifs de sa présence et la coupable tolérance dont elle a fait
preuve à l'égard de la diffusion de messages de haine et d'appel au
meurtre

La mise en place d'une radio MINUAR en février 1995 qui, de l'avis
général a beaucoup contribué à l'apaisement des esprits par des
nouvelles impartiales et objectives, montre, a contrario, les dangers
qu'il y a eu à laisser les Rwandais sous l'influence d'une information
partiale et agressive. Une action de surveillance ou de brouillage des
émissions de RTLMC aurait dû être envisagée.

e) La cinquième erreur des Nations Unies est une faute, car elle
fut commise consciemment

Elle a été de refuser de reconnaître rapidement que l'on était en
présence, non de la reprise d'une guerre civile, mais de la mise en
oeuvre d'un génocide, et qu'à ce titre, la communauté internationale
entière était concernée. Dès lors, la décision de désengagement du
21 avril 1994 ne peut pas être considérée comme la sanction légitime à
l'encontre de parties n'ayant pas respecté les accords. Elle
s'apparente plutôt à un " sauve qui peut " généralisé.

Lorsque votre rapporteur Pierre Brana a visité le Tribunal pénal mis
en place à Arusha, il a été frappé par le contraste existant entre les
moyens mis en oeuvre pour juger quelques dizaines de personnes, les
délais entraînés par le strict respect des droits de la défense, la
mobilisation de la communauté internationale à cette occasion pour
fournir juges, avocats, agents administratifs, et la relative facilité
et rapidité avec laquelle ont été massacrées quelques centaines de
milliers de personnes dans la quasi-totale indifférence générale. Il
ne s'agit pas bien sûr de contester la légitimité du Tribunal pénal
d'Arusha qui bien au contraire est le moyen le plus évident de faire
apparaître un peu d'humanité et de justice dans cette barbarie et
cette violence, mais de regretter que la communauté internationale se
soit souvenue si tard des principes qui la soutiennent et qui la
fondent.



" Même les fous ont peur s'ils rencontrent une détermination très
claire en face d'eux "
écrivait dans un livre d'entretiens avec Stephen Smith celui qui fut
le Représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU au Burundi,
M. Ahmedou Ould-Abdallah. Cette détermination a manqué à la
communauté internationale. Elle a donc laissé des fous -mais des fous
organisés et résolus- écrire l’histoire.

*

* *

L'explication de l'impuissance organisée de l'ONU tient d'une part au
fait que le Rwanda n'entre pas dans le cadre des intérêts nationaux
immédiats des grandes puissances mais aussi au précédent somalien dont
la référence était constamment citée dès que l'on évoquait le Rwanda.
" La crainte majeure des responsables de la force est de se trouver
pris dans un processus à la somalienne " écrit le 3 mars 1994
l'ambassadeur de France au Rwanda, M. Jean-Michel Marlaud. L'obsession
de la politique du " zéro victime " parmi les casques bleus a conduit
la MINUAR à refuser toute mission dangereuse, de la perquisition des
caches d'armes au secours des victimes. La MINUAR a cru avoir le choix
entre l'intervention et la sécurité. Pour ce qui la concerne, elle a
finalement payé sa non-intervention par la mort de 12 Casques bleus.

Dans son discours devant l'Assemblée nationale le 8 décembre 1998,
M. Kofi Annan a déclaré que les Nations Unies doivent s'efforcer
" d'être une sorte de conscience du monde ". Cet objectif est noble,
mais demande au préalable que cette " conscience " soit elle-même
irréprochable.

B. L'obstruction des États-Unis

Les Etats-Unis n'avaient pas au Rwanda d'intérêts nationaux
significatifs. Le Rwanda fait partie des pays les moins avancés (PMA)
et est dépourvu de ressources naturelles rares. En conséquence, pour
les Etats-Unis, le Rwanda ne représente aucun enjeu et a du reste été
négligé par les entreprises américaines, dont aucune n'était implantée
en 1994 dans ce pays.

Il n'a donc pas existé de " complot " américain qui aurait eu pour
objet de supplanter l'influence française au Rwanda. Au contraire,
même si les Etats-Unis étaient présents aux négociations d'Arusha et
ont déployé une certaine activité diplomatique, leur implication dans
le règlement de la crise rwandaise a été surtout négative.

Tout d'abord, les Etats-Unis ont eu comme priorité principale d'éviter
un engagement trop important des Nations Unies dans la crise rwandaise
pour des raisons à la fois budgétaires et politiques. Cette attitude a
été constante, du déploiement d'observateurs à la frontière
rwando-ougandaise à la fourniture de matériel pour la MINUAR I et la
MINUAR II, décision à l'occasion de laquelle les Etats-Unis ont
multiplié les obstacles administratifs.

Ils militaient au lendemain des événements du 6 avril 1994 pour un
retrait pur et simple de la MINUAR I et ont retardé autant qu'ils le
pouvaient l'introduction du mot génocide dans une résolution du
Conseil de sécurité, de crainte que l'ONU n'ait à intervenir
massivement.

La directive présidentielle du Président Bill Clinton (voir
annexe 7.18.) relative à la politique des Etats-Unis sur la réforme
des opérations de paix multilatérales, qui est rendue publique le
5 mai 1994 mais qui a servi de base aux décisions américaines adoptées
quelques semaines auparavant, établit une doctrine selon laquelle les
Etats-Unis ne soutiendront militairement et financièrement une
opération que si celle-ci fait " progresser les intérêts nationaux
américains ". A l'évidence, tel n'était pas le cas du Rwanda.

C. La Belgique traumatisée

A la différence des Etats-Unis, la Belgique, ancienne puissance
coloniale du Rwanda, est demeurée au contraire très impliquée dans ce
pays. Au début des années 1990, la Belgique se situait au premier rang
des contributeurs d'aide publique au Rwanda, devant la France et
l'Allemagne.

La présence d'un contingent belge au sein de la MINUAR, en
contradiction avec les règles traditionnelles de l'ONU qui veut qu'un
pays impliqué dans une zone ne participe pas aux opérations de
maintien de la paix qui s'y déroulent, a contribué à susciter une
méfiance grandissante à l'égard de la force internationale. Cette
méfiance avait son origine dans le soutien historique accordé par les
Belges à la minorité tutsie rwandaise. Elle a été renforcée par
certaines maladresses, notamment celle qui a consisté à confier aux
Belges la protection de l'installation du détachement FPR dans les
locaux du Parlement à Kigali. Elle a atteint son apogée avec les
accusations portées contre les Belges d'être les auteurs de l'attentat
contre l'avion présidentiel.

Le retrait unilatéral décidé par le Gouvernement belge, sans
concertation avec ses partenaires, au lendemain de l'assassinat, dans
des conditions horribles, de dix Casques bleus belges, fut le coup
fatal porté au maintien au Rwanda de la MINUAR dont les responsables,
déjà très désabusés quant à l'efficacité de leurs actions,
n'étudièrent pas sérieusement d'autres possibilités que le retrait,
partiel ou total, des Casques bleus.

Lors de l'opération Amaryllis, les conditions de décollage du dernier
avion français sous des tirs de mortier dont certains attribuent la
responsabilité au contingent belge (voir lettre du Colonel Balch en
annexe) témoigneraient, si cette hypothèse était exacte, du désarroi
de ce dernier. Toutefois, l'hypothèse de tirs en provenance des FAR a
été aussi évoquée.



QUATRIÈME PARTIE

les propositions de la mission

Les événements qui viennent d'être présentés suscitent trois grandes
interrogations concernant l'avenir de notre politique étrangère et de
défense, tout particulièrement en Afrique.

En premier lieu, vos rapporteurs ont tenté de montrer pour quelles
raisons la double stratégie voulue par la France a échoué dans sa
volonté de stabiliser le Rwanda grâce à un appui militaire indirect et
de résoudre, par l'ouverture démocratique et la négociation, des
conflits qui déchiraient ce pays. A des causes spécifiquement
rwandaises se sont ajoutés des dysfonctionnements institutionnels et
des erreurs d'appréciation. Nous devons donc d'abord nous demander
comment remédier à ces erreurs et dysfonctionnements pour qu'à
l'avenir la politique de sécurité de la France, tout particulièrement
en Afrique, se révèle plus efficace et mieux adaptée à ses objectifs
d'incitation à la démocratisation, de respect des droits de l'homme,
de préservation de la paix et de résolution pacifique des conflits.

En second lieu, la tragédie rwandaise, malgré le caractère
exceptionnel, unique, que lui donne le génocide, prend aussi sa place
dans la longue suite de conflits extérieurs, et surtout intérieurs aux
Etats, qui marque aujourd'hui l'évolution politique de l'Afrique.
Quelles conséquences devons-nous, dans ces conditions, tirer des
événements du Rwanda pour notre politique africaine ? Quelles réformes
apparaissent les plus urgentes et les plus nécessaires en ce domaine,
au regard de notre gestion de la crise rwandaise ? Dans quelle mesure
peuvent-elles nous permettre à l'avenir de mieux aider l'Afrique à
retrouver le chemin de la stabilité et de la construction de l'Etat de
droit, sans lesquelles il ne peut y avoir à terme de véritable
développement ?

Enfin, nous avons vu comment la France, l'Europe, la communauté
africaine et la communauté internationale ont assisté, sans prendre
pleinement conscience de leur gravité, aux prodromes du génocide et à
l'aggravation de la crise rwandaise, que ne parvenaient pas à enrayer,
ni la démocratisation de la vie politique, ni les négociations entre
les belligérants. Ce constat nous impose de nous interroger sur les
améliorations à apporter aux méthodes et aux moyens des organisations
internationales, pour leur permettre d'identifier et de rompre à temps
les enchaînements qui risquent de conduire à l'explosion de la
violence à l'occasion d'une crise donnée.

Pour qu'à l'avenir, les actions de gestion des crises notamment en
Afrique, souffrent de moins d'insuffisances et soient plus efficaces,
la Mission formule les six propositions suivantes.



I.- Accroître la transparence et la cohérence de nos mécanismes de
gestion des crises internationales

La gestion de la crise rwandaise a été orientée par le Président de la
République, qui a agi à la fois en tant qu'autorité de politique
étrangère, " garant du respect des traités " aux termes de la
Constitution, et Chef des armées.

Les orientations données par le Président de la République se sont
traduites en décisions et en actions dans le cadre de diverses
procédures. M. Roland Dumas, ancien Ministre des Affaires étrangères,
a indiqué devant la Mission la dispersion au sein de l'Etat des
compétences et des centres de décision concernant l'Afrique, mais il a
noté que cette dispersion s'accompagnait d'une forte coordination au
niveau de la présidence de la République (). Les liens de cette
coordination ont été mentionnés devant la Mission : conseil de
défense, autres conseils restreints réunissant les ministres concernés
sous la présidence du Président de la République, réunion hebdomadaire
à laquelle, à l'Elysée, outre la cellule de la présidence de la
République pour les questions africaines, participaient le directeur
des affaires africaines et malgaches, le directeur du cabinet du
Ministre de la Coopération, le Chef d'état-major particulier du
Président de la République, un membre du cabinet du Ministre des
Finances et les représentants de la Direction du Trésor ; réunions de
la cellule de crise tenue à l'Elysée, en fonction de la situation,
avec les administrations concernées ; réunion de cellules spéciales au
Quai d'Orsay, liaisons entre le Chef d'état-major particulier, le Chef
d'état-major des armées et le Ministre de la Défense.

Ces procédures se sont naturellement déroulées de manière différente
selon que le Président de la République et le Gouvernement
représentaient ou non la même majorité. En période de cohabitation, le
Premier Ministre responsable de la Défense nationale aux termes de la
Constitution est intervenu dans les mécanismes de décision concernant
la gestion de la crise rwandaise, alors qu'il en était éloigné
auparavant. Des réunions interministérielles et des réunions de
cabinet traitant de cette question en présence de représentants du
Président de la République se sont alors ajoutées à celles
précédemment énumérées.

La Mission ne s'est pas attachée à l'analyse exhaustive et détaillée
de ces différentes procédures de coordination. Elle s'est bornée à
constater les résultats de leur fonctionnement. Les autorités
politiques n'ont pas été suffisamment informées de la complexité et
des spécificités de la crise rwandaise. La politique de renseignement
n'a pas suppléé aux lacunes des autres sources d'information. Les
chaînes de décision militaire et diplomatique sont restées trop
autonomes.

La Mission propose donc une remise à plat des procédures existantes.
Elle estime en particulier que les modes de coordination des actions
diplomatiques et militaires, au sommet comme sur le terrain doivent
être précisés et formalisés. Le problème de la convergence des
interventions de l'ambassadeur, de l'attaché de défense, chef de la
Mission d'assistance militaire et, le cas échéant, du responsable
opérationnel se pose.

Quant à la Mission militaire de coopération, qui doit devenir la
Direction de coopération militaire et de défense dans le cadre de la
réforme des services de la coopération, il apparaît que son rôle doit
être plus clairement défini : s'agit-il d'une instance de défense qui
participe à la gestion militaire des crises ou d'un instrument de
coopération qui relève du cadre général de l'aide au développement ?
La première proposition semble, à la lumière de l'expérience
rwandaise, plus pertinente. Elle devrait conduire à envisager le
rattachement de l'assistance militaire technique au ministère de la
Défense.

S'agissant du renseignement, qui n'a pas permis d'alerter à temps les
responsables politiques des risques de dérive du régime rwandais, une
politique adaptée aux nouvelles données du monde de l'après guerre
froide, notamment en Afrique, doit être définie. L'enjeu ne peut plus
être d'appuyer des gouvernements établis et favorables à nos intérêts
quelles que soient leurs pratiques intérieures. La culture du
renseignement doit évoluer en conséquence.

Il conviendra en particulier :

- de définir de véritables priorités de caractère stratégique pour
éviter la dispersion des moyens : étant donné la prolongation de notre
présence militaire, le Rwanda aurait dû être au nombre de ces
priorités ;

- de rendre notre appareil de renseignement stratégique capable
d'adaptation à des crises brutales ;

- d'assurer une coordination efficace entre les services, notamment la
DRM et la DGSE, lorsqu'elles sont présentes sur le même théâtre
d'opération.

La mise en place d'un système adapté d'association du Parlement aux
activités de renseignement serait de nature à favoriser l'élaboration
de cette stratégie et constituerait, non seulement une garantie
démocratique, mais aussi un aiguillon efficace pour l'évaluation, dans
leurs grandes lignes, des résultats obtenus en matière politique et
militaire.

Par ailleurs, outre les services de renseignement et les services
diplomatiques, de coopération et militaires, d'autres sources
d'information mériteraient d'être prises en considération par les
autorités politiques : il est surprenant de constater que l'expertise
des africanistes spécialistes du Rwanda n'a pratiquement pas été mise
à contribution dans la gestion de la crise rwandaise.

Plus généralement, la Mission constate l'inadaptation des textes
portant organisation générale de la Défense aux nouvelles données de
la question des crises internationales. Elle propose donc
l'élaboration par le Gouvernement, en concertation avec les
commissions permanentes concernées de l'Assemblée nationale et du
Sénat, d'un projet de loi ajustant à ces nouvelles données
l'ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la
Défense. On pourrait, par exemple, concevoir, comme le suggère la
Commission de la Défense de l'Assemblée nationale, que les opérations
extérieures fassent l'objet d'une meilleure formalisation. Elles
pourraient ainsi donner lieu, dans les jours suivant leur
déclenchement à l'adoption d'un décret visant le traité sur lequel
elles sont fondées et précisant leur durée prévisible, les moyens mis
en oeuvre ainsi que la nature de leur mission.

II. - Améliorer le contrôle du Parlement sur les opérations
militaires conduites en dehors du territoire national

Comme on l'a vu, l'intervention militaire française au Rwanda a connu
des phases contrastées : évacuation des ressortissants et présence se
voulant dissuasive à l'origine, participation à l'élaboration des
plans de bataille, soutien au commandement, à la formation et à
l'armement des FAR ensuite, puis désengagement.

Ces évolutions dans les dispositifs et leurs missions n'ont fait
l'objet d'aucune information détaillée du Parlement qui, d'ailleurs,
ne l'a pas demandée.

Les effectifs militaires déployés au Rwanda n'ont jamais été très
nombreux. C'est ce qui explique le peu d'intérêt du public et du
Parlement pour cette intervention avant que le génocide survienne.
Toutefois, la durée de l'opération, le contexte de guerre et de
violences intérieures où elle s'est déroulée, la nature délicate des
missions exercées, qui relevaient des notions de stratégie militaire
indirecte et à certains moments d'assistance opérationnelle d'urgence,
auraient justifié un contrôle parlementaire effectif.

Outre sa valeur démocratique propre, ce contrôle aurait eu plusieurs
avantages :

- il aurait permis de clarifier les responsabilités des acteurs et
d'associer plus étroitement le Premier Ministre à l'action menée ;

- il aurait contraint les différentes autorités gouvernementales à une
meilleure analyse de la situation et à une meilleure coordination pour
les besoins du débat parlementaire ;

- il aurait enfin donné au Parlement et, au-delà, à l'opinion la
possibilité de prendre conscience des enjeux de la crise rwandaise.

Par ailleurs, la question de la base juridique de notre présence
militaire au Rwanda s'est posée. La marge de manoeuvre dont
disposait l'exécutif était d'autant plus grande que la portée des
engagements que la France avait juridiquement contractés avec le
Rwanda était ignorée du Parlement.

Pour remédier à cette situation, certaines recommandations de la
Commission de la Défense, déjà citées, pourraient être reprises.



Des modalités de communication des accords de défense et de
coopération militaire aux commissions compétentes de l'Assemblée
nationale et du Sénat devraient être définies. Elles devraient
satisfaire à la fois aux exigences d'information du Parlement et de
confidentialité, voire de secret de certaines clauses des accords en
cause.

Par ailleurs, des procédures d'association du Parlement aux opérations
extérieures devraient être mises en place, sans nuire naturellement ni
à la confidentialité ou au secret, ni à la rapidité des actions à
mener. La Constitution ne laisse, en outre, qu'une place très limitée
au Parlement en matière d'emploi des forces (hormis le cas, obsolète,
de la déclaration de guerre). Les procédures à instaurer ne peuvent
donc que résulter d'une pratique établie d'un commun accord avec le
Gouvernement. D'ores et déjà, l'examen de la loi de finances
rectificative de fin d'année est l'occasion d'une présentation
détaillée des opérations en cours. Des auditions, par les commissions
parlementaires compétentes, du Ministre de la Défense et du Chef
d'état-major des armées sur des opérations données peuvent également
être organisées plus régulièrement. Au-delà, des mécanismes
spécifiques d'information, comme la constitution d'une délégation
parlementaire dont les travaux seraient couverts par le secret ou la
création de missions d'information peuvent être envisagé. Mais la
question ne semble pouvoir être réglée de manière véritablement
satisfaisante que par une modification de la Constitution, qui
prévoirait d'une part des modalités d'autorisation par le Parlement
des opérations extérieures et, d'autre part, l'extension aux accords
de défense du régime d'approbation parlementaire des conventions
internationales.

III.- Approfondir la réforme de notre coopération avec les pays
africains

Comme vos rapporteurs l'ont souligné à diverses reprises, notre
engagement au Rwanda était fondé sur le sentiment d'une obligation de
solidarité à l'égard d'un pays francophone, lié à la France par des
accords de coopération civile et militaire, dont la stabilité était
menacée par une incursion armée provenant de l'extérieur. La politique
suivie a cependant sous-estimé le fait que cette offensive provenait
de réfugiés dont la volonté de revenir dans leur pays ne semblait pas
être prise en compte. Elle n'a pas non plus attaché suffisamment
d'attention à la dérive raciste du régime rwandais.

Cette politique a souffert de s'inscrire dans le cadre trop étroit
d'une solidarité avec les pays d'Afrique francophone dits " du
champ ". En conséquence, notre dialogue avec les pays anglophones
voisins n'a pas été à la mesure des risques et des enjeux de notre
intervention au Rwanda.

Par ailleurs, notre action diplomatique a revêtu une dimension trop
strictement, voire exclusivement nationale. Nous n'avons pas
véritablement cherché à confronter nos points de vue avec nos
partenaires européens, notamment belges mais aussi allemands, dont la
présence était forte au Rwanda.

Nous avons tenté un dialogue avec le Royaume-Uni en espérant qu'il
amènerait l'Ouganda à adopter une attitude plus conciliante. Mais
après l'échec de cette démarche, les Etats-Unis sont devenus nos seuls
véritables interlocuteurs parmi les pays développés.

Toutes ces limitations peuvent être dépassées dans le cadre de
l'actuelle réforme de la coopération, qui procède notamment des
principes suivants :

- coordination interministérielle renforcée,

- concentration, selon des modalités sélectives et sur une base
contractuelle de notre aide bilatérale, sur une zone de solidarité
prioritaire englobant les pays les moins développés en termes de
revenus et n'ayant pas accès aux marchés des capitaux ;

- rationalisation de la coopération autour de deux grands pôles :
d'une part les Affaires étrangères et la Coopération, rassemblées au
sein d'un seul ministère, d'autre part l'Economie, les Finances et
l'Industrie.

Ces principes permettent d'élargir notre action de coopération à de
nouveaux partenaires. Les pays traditionnellement appelés " du champ "
qui bénéficient actuellement des crédits du Fonds d'aide et de
coopération seront inclus dans la zone de solidarité prioritaire lors
de la mise en oeuvre de la réforme. Ils feront l'objet d'une
attention particulière mais qui ne sera plus exclusive.

Par ailleurs, une plus grande synergie sera recherchée entre la
politique de coopération mise en oeuvre en faveur des pays de la
zone de solidarité prioritaire et l'aide européenne, accordée
notamment par le Fonds européen de Développement dans le cadre de la
convention de Lomé. Notre politique de coopération aura vocation à
mieux s'harmoniser à l'avenir avec celle conduite par l'Union
européenne. C'est dans cet esprit que nous devrons participer aux
négociations destinées à élaborer la future convention de Lomé qui
entrera en application au-delà de l'échéance du 2 février 2000.

Sur la base de son examen de la politique menée par la France au
Rwanda de 1990 à 1994, la Mission souhaite formuler les cinq
propositions suivantes, concernant notre politique de coopération avec
nos partenaires africains :

* il lui parait indispensable, en premier lieu, de maintenir un flux
d'aide substantiel en faveur de ces pays. Même si la pauvreté
n'est pas le seul facteur explicatif de la crise rwandaise, elle
a, de toute évidence, beaucoup contribué à son aggravation. Dans
une société dépendant à ce point de l'agriculture vivrière, la
question des terres revêtait une importance vitale pour la grande
majorité de la population. Le retour des réfugiés tutsis pouvait
être présenté comme une menace de reprise de terres. Le massacre
des voisins tutsis donnait l'occasion aux individus qui ont
participé au génocide de chercher à leur prendre leurs terres.

Pourtant, l'aide n'a pas manqué au Rwanda. Mais celle-ci n'a permis ni
de créer des emplois dans d'autres secteurs que l'agriculture, ni
d'enrayer une dynamique démographique qui exerçait une pression
croissante sur les ressources vivrières disponibles.

Le fait que le Rwanda ait été laissé aussi démuni face à ses
difficultés économiques, pose donc la question, non seulement du
volume de l'aide, mais aussi de son adaptation, de sa sélectivité, de
la coordination des interventions des différents bailleurs bilatéraux
et multilatéraux.

Le Rwanda, petit pays enclavé, a, en outre, dramatiquement besoin
d'une meilleure intégration économique régionale. Or, celle-ci est
difficile en Afrique. En outre, le Rwanda s'est orienté vers la CEEAC,
qui a regroupé en 1982, avec le soutien de la France, les pays de
l'ancienne Afrique équatoriale française, les anciennes colonies
belges d'Afrique centrale et l'Angola, alors que ses intérêts le lient
à l'Est du continent. Aujourd'hui, un rapprochement avec la SADC, qui
regroupe les pays d'Afrique australe et surtout l'East African
Corporation qui rassemble le Kenya, l'Ouganda et la Tanzanie, ouvre
des perspectives plus prometteuses. Quoi qu'il en soit, la France
doit, pour la Mission, impérativement continuer à soutenir activement
et à encourager les efforts d'intégration régionale en Afrique. Cette
intégration constitue, en effet, une condition essentielle du
développement ;

* Par ailleurs, les événements du Rwanda font apparaître que l'aide
au développement apportée par la France comme par les autres pays
industrialisés n'a pas suffisamment été mise en cohérence avec les
efforts de paix. Les ressources financières ont ainsi
dangereusement fait défaut au Rwanda, lorsqu'il s'est agi de
démobiliser les FAR et l'APR pour créer une armée unique intégrée,
tout en préparant les conditions du retour des réfugiés tutsis, et
de la réinstallation des déplacés de guerre. La Mission recommande
donc de veiller plus attentivement à l'avenir à la cohérence des
politiques d'aide et des efforts de paix ;
* La Mission propose que, si la situation politique l'exige, notre
politique d'aide puisse dépasser les limites héritées de
l'histoire. L'idée d'intégrer l'Ouganda dans le " champ ", pour
créer de meilleures conditions de résolution du conflit rwandais,
aurait sans doute mérité d'être davantage approfondie et de
déboucher sur des initiatives plus concrètes, en association avec
nos partenaires européens. Une plus grande attention portée aux
programmes d'aide internationaux mis en oeuvre en Ouganda nous
aurait également alertés sur leurs conséquences, notamment sur la
démobilisation d'une partie importante de l'armée ougandaise et
sur son corollaire : la libération d'hommes disponibles pour
s'engager dans le FPR ;
* La Mission estime, en outre, que la politique de coopération doit
davantage prendre en compte les dangers que constituent en Afrique
les flux de réfugiés et de déplacés. Pour qu'ils ne se
transforment pas en foyers de guérilla, des mesures politiques
doivent être prises, telles que celles recommandées par le
Secrétaire général de l'ONU dans son rapport au Conseil de
sécurité du 16 avril 1998 sur les causes des conflits et de la
promotion d'une paix et d'un développement durables en Afrique
(demande de séparation des civils et des militaires au sein des
camps de réfugiés, création d'un dispositif international
permettant d'aider les pays d'accueil à maintenir la sécurité et
la neutralité dans les camps). Le Conseil de sécurité s'est
prononcé en leur faveur dans sa résolution 1208 du 19 novembre
1998. Mais ces mesures doivent être assorties d'un volet financier
pour faciliter la réinstallation, l'intégration ou le retour des
réfugiés. Dans le cas de la crise rwandaise, une aide française
active et visible aux réfugiés tutsis aurait sans doute
considérablement facilité les négociations et montré que la
présence de la France n'avait pas comme objectif exclusif de
renforcer un seul camp dans le conflit ;
* Enfin, la Mission rappelle le lien politique, souligné notamment
par le secrétariat général de l'ONU entre " bonne gouvernance " et
développement. La bonne gouvernance a d'ailleurs été le thème de
la conférence franco-africaine tenue à Ouagadougou en décembre
1996. L'exemple tragique de l'échec de la démocratisation
rwandaise montre à quel point il s'agit d'une exigence
indispensable dans notre partenariat avec les pays africains, mais
complexe et difficile. La démocratie ne se réduit pas à
l'organisation ponctuelle d'élections, qui peuvent simplement
consacrer la victoire d'une majorité ethnique. Les élections
libres sont naturellement nécessaires, mais elle doivent
s'intégrer dans un processus à long terme de constitution durable
d'un Etat de droit. Ce processus passe notamment par la clarté des
règles, la transparence de l'administration, le fonctionnement
régulier du système judiciaire, le respect des engagements et le
paiement des dettes publiques. Les populations doivent y être
constamment associées, en particulier au niveau local.

La coopération française et européenne a pour devoir d'encourager
toute évolution en ce sens, sans pratiquer d'ingérence. La négociation
de la nouvelle convention de Lomé offrira l'occasion de progresser en
ce domaine, en permettant d'approfondir le dialogue politique entre
l'Union européenne et les pays ACP sur les questions du respect des
droits de l'homme et des principes de l'Etat de droit et de la bonne
gestion des affaires publiques.

IV. - Contribuer efficacement à la sécurité africaine

Les efforts que nous avons déployés pour rétablir la paix au Rwanda
n'ont pas produit les résultats escomptés, en raison notamment du
cadre bilatéral que nous avons sans doute trop privilégié. La crise du
Rwanda, les événements ultérieurs l'ont montré, était une crise à
dimension régionale. Or, nous n'avons pas assez tenu compte de cette
dimension.

Nous avons certes préconisé (et nous préconisions encore à juste
titre) la tenue d'une conférence pour la paix dans la région des
Grands Lacs. Nous avons encouragé et soutenu le processus d'Arusha,
qui associait étroitement les pays de la région et s'appuyait sur le
rôle pivot de facilitateur joué par la Tanzanie. Nous avons entretenu
un dialogue constant, notamment avec le Zaïre et l'Ouganda sur la
question rwandaise.

Mais ces initiatives sont restées diplomatiques. Elles ne se sont pas
étendues au domaine militaire. Pour le maintien de la paix, nous avons
fait appel à l'OUA, puis à l'ONU, alors qu'aujourd'hui il apparaît de
plus en plus que le cadre sous-régional est généralement mieux adapté.

Les Etats africains, qui depuis plusieurs années déjà expriment la
volonté de prendre davantage en charge les questions relatives au
maintien de la paix sur leur continent, envisagent en effet de donner
à leurs organisations sous-régionales un rôle de première ligne. Les
chefs d'état-major des Etats-membres de l'OUA, réunis à Harare en
octobre 1997 ont en particulier suggéré que les opérations de maintien
de la paix soient toutes organisées dans ce cadre, sous l'égide de
l'OUA et de l'ONU.

Dans son rapport déjà cité d'avril 1998 sur la sécurité en Afrique, le
Secrétaire général de l'ONU considère qu'il est " nécessaire et
souhaitable " de soutenir les initiatives africaines de maintien de la
paix à l'échelle régionale, mais aussi sous-régionale. Il écrit que
" ce soutien est nécessaire parce que l'ONU n'a ni les moyens, ni
surtout les compétences requises, pour régler tous les problèmes
pouvant survenir en Afrique " et qu'" il est également souhaitable,
parce que la Communauté internationale doit essayer, chaque fois que
possible, d'accompagner les efforts faits par l'Afrique pour résoudre
ses problèmes, plutôt que de se substituer à elle ".
La Mission souscrit à cette prise de position.

L'intérêt du cadre sous-régional est qu'il permet de créer, avec le
soutien, qui reste indispensable des pays développés, des modules de
forces rapidement disponibles en cas d'aggravation d'une crise ou de
nécessité de mise en oeuvre rapide d'accords de paix comme ceux
d'Arusha. Les lenteurs d'intervention des forces de l'ONU, telles que
la MINUAR, pourraient ainsi être évitées, de même que les pièges de
l'action de sécurisation purement nationale menée sur une base
bilatérale avec un Etat africain menacé.

La France et le Royaume-Uni ont pris des initiatives pour concrétiser
les propositions d'organisation du maintien de la paix dans un cadre
multilatéral impliquant un ensemble de pays africains. Ils ont
entrepris de convaincre leurs partenaires de l'Union européenne
d'apporter également leur aide aux instances africaines de maintien de
la paix.

Le 22 mai 1997, la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont par
ailleurs décidé de promouvoir une action commune de soutien aux
opérations africaines de maintien de la paix. De nombreux pays tant
africains que développés, se sont associés depuis à cette initiative
qui est actuellement poursuivie sous l'égide des Nations Unies et qui
suppose l'instauration d'un partenariat ONU/OUA.

Plusieurs pays développés ont élaboré des programmes nationaux pour
concrétiser l'engagement qu'ils ont ainsi pris. La France, les
Etats-Unis et le Royaume-Uni demeurent, dans l'ordre décroissant de
leur contribution, les principaux donateurs, mais d'autres (Danemark,
Norvège, Suède et Italie) interviennent de manière croissante.

L'aide française a pris la forme du programme RECAMP (renforcement des
capacités africaines de maintien de la paix). Ce nouveau type de
coopération a bénéficié d'un dotation budgétaire de plus de
180 millions de francs en 1998.

Il s'organise en trois volets :

- la participation à des exercices de maintien de la paix aux côtés
de contingents africains et d'éléments d'autres pays développés
(l'exercice Guidimakha 98, tenu en février 1998, en a été un bon
exemple) ;

- le prépositionnement du matériel nécessaire à des forces africaines
de maintien de la paix ;

- le soutien d'un centre de formation au maintien de la paix en Côte
d'Ivoire.

Cette politique permet d'associer nos moyens de coopération et nos
forces prépositionnées, dont le volume doit être ramené à 5 500 hommes
à l'horizon 2002.



La Mission considère que cette réorientation de notre coopération
militaire est de nature à remédier aux insuffisances, aux difficultés,
sinon aux ambiguïtés qu'elle a constatées dans notre soutien aux FAR
et plus largement dans l'aide apportée au Gouvernement rwandais pour
rétablir la paix sur son territoire avant la conclusion des accords
d'Arusha.

* Elle propose de donner à cette nouvelle orientation une nette
priorité dans nos choix budgétaires et d'affirmer que la
participation ou l'assistance au maintien de la paix dans un cadre
multilatéral, au profit de regroupements de pays africains
transcendant les clivages linguistiques, doit constituer l'axe
essentiel de notre politique de coopération militaire. En cas de
crise, priorité doit être donnée à la recherche de solutions
négociées dans un cadre africain, sans que ce choix implique par
ailleurs de renonciation à nos programmes bilatéraux de
coopération militaire traditionnelle.
* La Mission se prononce également pour une adaptation des accords
de défense qui nous lient à plusieurs Etats africains. Sans qu'il
soit question de nous soustraire à nos engagements, il importe de
mieux tenir compte du nouveau contexte de la sécurité africaine et
d'affirmer notre volonté de respecter scrupuleusement le principe
de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats. La
Mission souhaite que le Parlement soit associé à cette adaptation
des accords de défense passés avec certains de nos partenaires
africains.
* La Mission ne sous-estime pas les difficultés internes des
regroupements d'Etats africains. Elle considère cependant que tout
doit être fait pour encourager leur consolidation. Elle n'ignore
pas non plus les risques liés à la prédominance de tel ou tel pays
dans une sous-région. C'est pourquoi elle se prononce pour un
encadrement rigoureux des opérations africaines de maintien de la
paix par un mandat du Conseil de Sécurité des Nations Unies, en
coordination avec l'OUA.
* Enfin, il apparaît que notre participation à la sécurité africaine
sera d'autant plus efficace qu'elle revêtira une dimension
européenne. L'absence de cette dimension a sans doute été très
préjudiciable au bon déroulement de notre intervention au Rwanda.

La Mission considère que la mise en oeuvre du Traité d'Amsterdam
ouvre de nouvelles perspectives pour notre politique de paix en
Afrique. Il convient de réfléchir dès à présent au rôle que le futur
Haut représentant de l'Union pour la politique étrangère et de
sécurité commune pourra jouer dans la gestion des crises africaines.
En particulier, il faudra se poser la question de savoir s'il pourra
se rendre sur le terrain pour des initiatives de médiation par
exemple. Il faudra également s'interroger sur les marges de
manoeuvre dont il disposera.

Par ailleurs, les stratégies communes prévues par le Traité pourraient
trouver un domaine d'application en Afrique. L'Union pourra avoir
recours à l'UEO pour la mise en oeuvre de moyens militaires
destinés à contribuer à la solution de crises politiques ou
humanitaires.

Dans ce but, la France doit faire partager son ambition de paix pour
l'Afrique à ceux de ses partenaires qui sont le plus engagés dans la
coopération avec le continent (Royaume-Uni, Espagne, Italie, Belgique,
Portugal et, si elle y est prête, Allemagne). Nous avons tout à gagner
à faire la transparence la plus grande possible sur notre politique
africaine, sur ses objectifs et les moyens mis en oeuvre pour les
atteindre, afin de surmonter les incompréhensions et les suspicions
qui pèsent parfois, à tort, comme le présent rapport le montre, sur
nos actions et nos analyses.

V. - Améliorer l'efficacité des interventions de maintien et de
rétablissement de la paix de l'ONU

S'il est vrai que le maintien de la paix en Afrique doit d'abord
devenir l'affaire des Africains eux-mêmes, il ne saurait être question
d'en tirer argument pour contester les responsabilités propres du
Conseil de sécurité des Nations Unies. L'autorisation de ce dernier
reste en particulier indispensable pour l'emploi de la force.

La Mission ne conteste donc aucunement le principe de l'intervention
de l'ONU dans la crise rwandaise, même si elle a dû faire un bilan
sévère de ses faiblesses et de ses lenteurs.

Pour empêcher le renouvellement d'une telle tragédie, le renforcement
et l'amélioration des modes d'action de l'ONU apparaissent donc
prioritaires. Inversement, le Secrétaire général de l'ONU relève, dans
son rapport d'avril 1998 sur la sécurité en Afrique, que l'échec de
l'Organisation au Rwanda a eu des conséquences très lourdes sur le
continent et qu'il y a répandu le sentiment d'une quasi-indifférence
de la communauté internationale, qui mine actuellement encore la
confiance dans les efforts de paix entrepris.

La mise en place de forces interafricaines, constituées avec l'appui
de pays industrialisés en liaison avec l'OUA et l'ONU, devrait
permettre au Conseil de sécurité de disposer des moyens d'intervention
rapides, qui conditionnent l'efficacité de son action. Cette
politique, présentée au paragraphe 4 ci-dessus, n'est actuellement
contestée que par le Nigéria. Elle doit revêtir un caractère hautement
prioritaire.

La Mission considère que, comme le souligne le Secrétaire général de
l'ONU dans son rapport sur la sécurité en Afrique, la prévention des
conflits offre les meilleures chances pour leur règlement pacifique.
Il est probable qu'au Rwanda l'intervention tardive de l'ONU, à un
moment où la dynamique du conflit devenait difficile à maîtriser,
ainsi que les lenteurs dans la mise en place de la MINUAR I ont
fortement compromis ses perspectives de succès.

Le déploiement de forces multinationales à titre préventif peut, à
l'inverse, jouer un rôle déterminant dans l'évolution d'un conflit. La
Mission interafricaine de surveillance des accords de Bangui peut en
constituer un exemple. On notera qu'elle a permis le retrait des
éléments français d'assistance opérationnelle, sans conséquences
graves pour la stabilité du pays. Il n'en reste pas moins que la
présence des Nations Unies reste sans doute nécessaire au-delà de la
date prévue pour le retrait de l'actuelle mission (février 1999).

S'agissant du maintien de la paix, la Mission ne peut que relever les
ambiguïtés ou les difficultés inhérentes au recours au chapitre VI de
la Charte des Nations Unies. Ce régime s'applique aux forces chargées
de contrôler le processus de règlement d'un conflit après la cessation
des hostilités. Il n'autorise pas l'emploi de la force, sauf légitime
défense. La Mission considère, au vu des épreuves subies, notamment
par le contingent belge de la MINUAR, qu'il apparaît indispensable de
donner à nos forces, lorsqu'elles opèrent dans le cadre du
chapitre VI, de réelles capacités d'autodéfense, voire de combat, de
manière à leur permettre de faire face à tout changement de situation.
Le Gouvernement français doit également être pleinement informé des
orientations et décisions concernant nos forces, quand elles sont
engagées dans une mission relevant du chapitre VI.

Des mécanismes appropriés d'analyse de la crise doivent être mis en
place, dans une telle hypothèse, à la fois au niveau de l'ONU, au
niveau régional (OUA par exemple) et dans le cadre national, de
manière à prévoir une éventuelle aggravation de la situation,
incompatible avec le maintien du régime du chapitre VI. Ces
dispositifs paraissent avoir fait défaut au Rwanda dans les premiers
mois de 1994.



En cas de dégradation brutale de la situation ou de survenance d'une
crise violente, le recours au chapitre VII qui permet l'usage de la
force doit être une condition de notre participation à une
intervention de rétablissement de la paix.
Dans une telle hypothèse, le mode d’intervention qui a fait la
preuve de son efficacité est celui de la constitution d’une force
sous commandement national ou international, sur demande du Conseil de
sécurité. La responsabilité de la conduite des opérations appartient
alors à un Etat pilote ou à une organisation régionale de défense.

Dans tous les cas, qu'il s'agisse du chapitre VII et, surtout du
chapitre VI, le mandat doit être clair et correspondre strictement à
l'objectif de la mission. Il importe de tirer la leçon du décalage
intervenu dans la définition des tâches de maintien de la paix entre
le mandat de la MINUAR I et le rôle de la force internationale neutre
tel qu'il était prévu par les accords d'Arusha.



VI. - Établir une juridiction pénale internationale

Lorsqu'une crise a provoqué des violations du droit humanitaire, comme
le Rwanda en a donné l'exemple à une échelle démesurée, son règlement
suppose que soit assurée par la communauté internationale la
répression des crimes commis.

La communauté internationale a reconnu cette nécessité dans le cadre
du rétablissement de la paix dans l'ex-Yougoslavie d'abord, au Rwanda
ensuite.

Par sa résolution 955 du 8 novembre 1994, le Conseil de Sécurité a
ainsi institué le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Cette
juridiction, qui siège à Arusha, a pour mandat de " juger les
personnes présumées responsables d'actes de génocide ou d'autres
violations graves du droit international humanitaire commis sur le
territoire du Rwanda ainsi que les citoyens rwandais présumés
responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire
d'Etats voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 ".

Après l'échec de la communauté internationale à prévenir et à
interrompre le génocide, la création du Tribunal pénal international
pour le Rwanda a été une première et indispensable réponse à la
situation qui venait de se créer. Le crime de génocide ne peut en
effet rester impuni. Sa répression fait partie des conditions sine qua
non de la prévention d'autres génocides. C'est aussi pour le pays
concerné l'une des bases de la reconstruction et de la réconciliation
nationale. Une société marquée par un tel drame ne peut se réorganiser
et reprendre son développement que sur la base de la justice. L'enjeu
n'est pas seulement de donner aux victimes une réparation, mais aussi
de réaffirmer les principes de l'Etat de droit.

La procédure et la jurisprudence du Tribunal d'Arusha doivent apporter
à cet égard une contribution essentielle. Elles ont vocation à fixer
des noms et des principes qui peuvent constituer des références pour
la société rwandaise. La Mission note à ce propos que le Tribunal mène
une politique pénale qui vise à mettre prioritairement en cause la
responsabilité des dirigeants, des organisateurs, des idéologues, plus
que des exécutants.

Cette politique pénale, définie par un tribunal siégeant en Afrique et
présidé par un Africain peut être source d'enseignements pour la
justice rwandaise. Selon les chiffres officiels rwandais, plus de
135 000 personnes seraient actuellement détenues au Rwanda en raison
d'une inculpation de génocide. Le Général Kagame vient de déclarer
qu'une partie d'entre eux était arbitrairement détenue et que des
libérations sont envisagées. Le Rwanda se trouve donc confronté à la
nécessité de définir des principes et des orientations pour la
poursuite et le jugement des coupables du génocide. Le Tribunal pénal
international du Rwanda peut l'y aider. Encore faut-il qu'il améliore
significativement son fonctionnement . Des efforts sont nécessaires en
ce domaine, tant de la part des pays qui assurent la charge de son
greffe que de ceux qui contribuent à son financement, c'est-à-dire
essentiellement les pays développés. Des progrès sont récemment
intervenus, comme la création d'une troisième chambre ou l'adoption,
pour 1998, d'un budget de 58,9 millions de dollars. Il reste cependant
beaucoup à faire pour accélérer les procédures et prononcer dans un
délai raisonnable les jugements attendus au Rwanda.

Parmi les soutiens qui doivent être apportés au Tribunal pénal
international pour le Rwanda figurent les témoignages d'acteurs
extérieurs et notamment, dans le cadre de la France, ceux des
personnels militaires ayant servi au Rwanda. A ce propos, la Mission
note avec satisfaction la disponibilité du Gouvernement français pour
le bon déroulement des procédures. Les auditions de militaires
français ayant servi dans le cadre de l'opération Turquoise ont pu
avoir lieu dans des conditions appropriées de confidentialité. La
France informe régulièrement le Tribunal sur les procédures
d'information judiciaire ouvertes dans notre pays à propos des faits
dont il a à connaître.

Pour l'avenir, la Mission considère que l'entrée en vigueur de la
Convention de Rome, portant statut de la future Cour pénale
internationale, constitue un élément essentiel du dispositif de
prévention et de règlement des crises. Elle souhaite que cette cour
soit intégrée au système des Nations Unies, conformément à l'article 2
de son statut. Elle se prononce pour la ratification par la France, à
bref délai, de la Convention de Rome. Elle observe que ses possibles
implications sur notre ordre constitutionnel pourraient imposer au
préalable une révision de la Constitution.

Elle estime cependant qu'une juridiction pénale internationale
pourrait renforcer la position de tous ceux qui, notamment en Afrique,
s'efforcent de faire prévaloir les principes de l'Etat de droit. Son
instauration constituerait un aiguillon pour la communauté
internationale et l'inciterait à rompre avec son attitude de
passivité, souvent ressentie comme de l'indifférence par les Africains
à l'égard des violations massives des droits de l'homme commises sur
leur continent. La Mission ne peut à ce propos qu'évoquer l'exode de
plus de 500 000 Rwandais d'origine hutue déplacés en 1996 à la suite
de l'offensive de l'Alliance des forces démocratiques pour la
libération du Congo Zaïre, dirigée par Laurent-Désiré Kabila, alors
soutenu par l'actuel gouvernement rwandais. Un grand nombre de ces
réfugiés ont péri à la suite des exactions qu'ils ont subies, sans que
la communauté internationale entreprenne la moindre action pour leur
venir en aide. Sans qu'il soit question de méconnaître la terrible
spécificité du génocide commis au Rwanda en 1994, il importe toutefois
de garder à l'esprit l'étendue des massacres et violations des droits
de l'homme au cours des dernières décennies en Afrique, et en
particulier dans la région des Grands Lacs. Les combattre et
entreprendre d'y mettre fin figure aujourd'hui parmi les tâches les
plus urgentes de la communauté internationale.

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