Fiche du document numéro 4614

Num
4614
Date
Lundi 3 avril 1995
Amj
Fichier
Taille
305595
Titre
Pierre Erny, un savant raciologue persécuté
Nom cité
Type
Langue
FR
Citation
Pierre ERNY, un savant raciologue persécuté.
Jacques MOREL
3 avril 1995

L’action de la France au Rwanda fait notre honte
Par des livraisons d’armes, l’instruction militaire, l’immixtion directe dans les
combats, la France est directement impliquée dans le génocide rwandais de 1994.
Qui mieux qu’elle aurait pu empêcher l’engrenage raciste mis en marche par le
gouvernement Habyarimana? Qui, mieux qu’elle, aurait pu intervenir en avril
94 pour empêcher les massacres? Le soutien d’un régime fondé sur l’exclusion
raciale, l’engagement militaire contre le FPR en 1990, la surdité de l’Elysée et de
Matignon au compte-rendu des massacres organisés par les cercles du pouvoir,
enfin, le refus d’assistance à personnes en danger, cette fuite, cette protection
accordée à des criminels, la neutralité revendiquée face au génocide, le spectacle
du malheur, largement diffusé, pour cacher le soutien aux bourreaux, puis le
silence, le silence malsain, le silence de connivence, le silence du pas-vu-paspris, d’un bout à l’autre la politique française fait notre honte et doit être
condamnée 1 .
Pour l’essentiel, l’engagement français a été décidé dans les milieux restreints
de l’Elysée et de certains ministères, il n’a, comme beaucoup d’actes politiques
essentiels, jamais été discuté à l’Assemblée Nationale. Les raisons de cet engagement n’ont jamais été explicitées, hormis le prétexte de la francophonie.
Les vraies raisons relèvent plus de la corruption, du trafic d’armes, d’un délire
anglophobe qui fait suite à la peur du communisme, tout cela maquillé derrière
un discours humanitaire et démocratique.

Rwanda 94: une justification de l’action de la
France
Mais voilà un livre qui vient justifier l’action de la France et la blanchir, c’est
“Rwanda 1994” de Pierre Erny, professeur d’ethnologie à l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, paru aux éditions L’Harmattan. Il y écrit ceci:
“La France a pris position, seule contre tous, accablée par tous. Les
autres, aujourd’hui, “ ont les mains pures, mais ils n’ont pas de
1 Voir de François-Xavier Verschave “Complicité de génocide? La politique de la France au
Rwanda” aux éditions La Découverte.

1

mains ” , comme disait l’autre. Personnellement je pense qu’elle a
eu raison, même si elle a échoué.” (p 215)
S’il regrette ce qui s’est passé, il estime qu’il ne pouvait en aller autrement.
Tous les malheurs du Rwanda seraient dus à l’action du FPR, bras armé des
Tutsis, l’ancienne “ethnie dominante” , qui veulent reprendre le pouvoir perdu
en 1959. Par quelles arguments Erny en arrive t’il à de telles conclusions?
A travers un mode d’expression très alambiqué fait d’un entrelac de thèses,
d’antithèses débouchant sur des conclusions qui laissent dans le vague, le système de pensée de l’auteur, sa méthodologie, ses valeurs de référence, apparaît
néammoins très explicitement. Comme s’il avait besoin de laisser planer un
rideau de fumée sur des idées qu’il sait condamnables en raison des trop mauvais souvenirs qu’elles font refluer.

Les thèses de Erny
Je résumerai ses thèses en cinq points:

1) Il faut redonner vie à la raciologie du début du
siècle
“Contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, par exemple, ou
même dans des pays proches comme l’Allemagne, les spécialistes de
langue française ont aujourd’hui comme une phobie devant la notion de race par peur d’être accusés de racisme. La raciologie est
un de ces domaines où sévit chez nous un véritable terrorisme intellectuel. Si sur le plan biologique et du point de vue de la génétique
le facteur racial peut sembler peu important, il n’en est évidemment
pas de même du point de vue social. Il n’est quand même pas sans
conséquence au niveau de l’image que l’on en a ou qu’elle a d’elle
même qu’une population soit de peau blanche, noire ou jaune!Vouloir
biaiser une réalité biologique et sociale à partir de considérations
morales est le meilleur moyen de tout embrouiller. Si l’on élimine
artificiellement le paramètre racial au lieu de le traiter objectivement et sans passion, on le conduit inévitablement à ressurgir dans
l’irrationnel. On semble d’ailleurs assister sur un plan qui se veut
purement scientifique à un réexamen de cette scotomisation, voire à
une réapparition en force de cette notion contestée depuis plusieurs
décades (si l’on en croit le dossier publié récemment par un grand
hebdomadaire parisien).” (p 35)
Ainsi, le fait racial est un fait indubitable et il doit être pris en compte indépendemment de toute considération morale. Il est consternant de lire cela à la fin du
20ème siècle sous la plume d’un universitaire français. La pratique scientifique

2

devrait donc s’affranchir de toute considération morale. Ceci renvoit à ce que
l’eugéniste et généticien allemand Lenz, lu par Hitler, écrivait en 1923:
“Les sciences biologiques nous montrent les événements réels. Elles
ne connaissent ni le Bien ni le Mal. Elles sont totalement indifférentes au monde des valeurs.” 2
Entre les sciences “exactes” comme la physique et les sciences de l’homme, il y
a un pas que certains franchissent allégrement. Mesurer un courant aux bornes
d’un circuit électrique, mesurer la taille des gens ou un paramètre biologique est
un acte de mesure qui n’a pas du tout le même rapport avec les conventions humaines et la morale. Dans le premier cas “l’objet” de l’étude est une chose. Dans
le second c’est un être humain qui devrait être situé sur un plan d’égalité avec
l’expérimentateur, en tout cas il n’est pas un objet, ni un matériel d’expérience.
Le travail du chercheur en sciences humaines doit respecter une déontologie, une
éthique spécifique, car l’objet même de son étude est l’homme. L’idée même
d’un traitement “objectif” paraît déjà ici comme du mépris. Etudier l’homme
quand on le méprise a priori, n’est-ce pas là un sérieux biais en sciences humaines?
Quant aux applications des sciences, vu qu’elles ont un impact sur la société,
elles doivent être confrontées à des règles morales. Nous avons vu des physiciens
comme Einstein qui, tout en ayant contribué à des découvertes importantes,
se sont opposés à des applications qui en découlaient. Ainsi la qualité d’un
travail scientifique n’est pas contradictoire avec le respect d’une morale et on ne
l’améliore pas nécessairement en en faisant abstraction. On se reportera pour
une preuve aux travaux “scientifiques” réalisés par les nazis dans les camps de
concentration.
On pourrait faire aussi remarquer à l’ethnologue que les “considérations
morales” font partie de la “réalité sociale” et que ce n’est pas la “biaiser” d’en
tenir compte. S’il refuse d’éliminer “artificiellement” “le paramètre racial”, il
n’a aucun scrupule à éliminer le paramètre moral.
Le fait racial est-il un fait indubitable? Cela ne paraît pas aller de soi à lire
Erny. Le facteur racial “peut sembler peu important” du point de vue de la
biologie, en particulier de la génétique, par contre il est selon lui un fait évident
du point de vue social à cause des différences de couleur de peau. Les Tutsis
seraient-ils plus blancs de peau que les Hutus? Erny ne nous renseigne pas sur
cette passionnante question hormis une allusion page 37. Mais il développe plus
loin la thèse de la différence raciale entre Hutus et Tutsis à partir de la mesure
de la taille. Allez savoir ce qui définit la race!
Le paramètre racial intervient ici bien plus sous l’aspect d’un axiome de
départ, d’un présupposé, plutôt que sous la forme d’une définition claire ou
d’un théorème suivi d’une démonstration. Il s’agit donc d’un présupposé, d’un
présupposé de nature irrationnelle.
La prétention à vouloir étudier le fait racial “scientifiquement” veut méconnaître l’histoire récente, que ce soit celle de l’Allemagne nazie, de la France de
2 Benoît Massin page 250 in “La Science sous le Troisième Reich” publié au Seuil sous la
direction de Josiane Olff-Nathan

3

Vichy, de l’Inde, de l’Afrique du Sud, où des médecins, des anthropologues, des
ethnologues se sont impliqués dans un travail de discrimination raciale qui a
mené à l’appartheid, à l’exclusion et à l’extermination de personnes jugées de
race inférieure par l’idéologie du moment. La référence à l’Allemagne nazie vient
ici à propos dans la mesure où la raciologie allemande se constitua à la fin du
19ème, début du 20ème siècle, époque où le Rwanda était colonie allemande.
A ceux qui dénoncent la “mythologie raciale” ayant animé aussi bien les
colonisateurs allemands et belges que les missionnaires, Erny répond:
“Ce type de propos flatte nos oreilles par effet de mode. Mais de
toute évidence les hommes du début du siècle raisonnaient selon des
catégories scientifiques qui ne sont plus les nôtres, et en matière
de science personne ne peut prétendre avoir dit le dernier mot.
On est toujours quelque part victime d’un engouement d’époque.
Dans le cas du Rwanda, on a projeté ces catégories raciales au sens
très large sur une réalité sociale qui se prêtait magnifiquement à
l’élaboration d’un tel type de théorisation et de classification. Le
caractère caricatural de certaines présentations anciennes tient à
l’exceptionnelle conjonction de deux raciologies, la rwandaise traditionnelle et l’européenne de l’époque, qui se reconnaissaient et se
fortifiaient mutuellement.” (p 38)
Après le génocide de 1994, l’enthousiasme gourmand du spécialiste de la raciologie exprimé par ce “magnifiquement” et ce “exceptionnelle” n’est-il pas déplacé?
Non, il a pris le parti de l’innocence:
“Quand au temps de la colonisation on le mettait (le terme de race)
à toutes les sauces, il était encore dépourvu de toute charge péjorative...” (p 36-37)
Voilà qui est vraiment faire peu de cas du mépris de l’européen pour l’africain,
du “Y’a bon Banania”, des massacres de la conquête, de l’exploitation coloniale,
du travail forcé, des sévices, de la déportation et de l’extermination par le travail
dans “les grands chantiers”. Erny ignore ou feint d’ignorer le contexte colonial
dans lequel, en France comme en Allemagne, cette raciologie est née.
D’ailleurs cette amnésie vis à vis d’actes, commis en Afrique, peu à l’honneur
de la France, cette contradiction entre les bons sentiments affichés et les faits ne
sont pas particuliers à Erny mais sont assez généralement répandus en France
en raison de la compromission de l’Etat lui-même.
Mais on ne peut excuser cet oubli de pans entiers de l’histoire chez un
chercheur en sciences humaines. L’histoire n’est-elle pas en sciences de l’homme
ce qu’est l’expérience en physique?
L’histoire même des théories raciales des anthropologues et ethnologues
paraît lui échapper. En cette fin de siècle, on peut en faire le bilan:
• La classification raciale de l’humanité s’est révélée un problème insoluble.
Plus on a ajouté de critères morphologiques ou génétiques pour caractériser un groupe, plus précises ont été les mesures, plus les groupes constitués
4

autour d’un type se sont avérés hétérogènes. On n’a pas pu confirmer par
des critères objectifs l’existence de groupes humains homogènes autour de
l’idée de race communément répandue. Quoi qu’en dise Erny, la raciologie
n’a aucun fondement scientifique, elle n’est fondée que sur des préjugés.
• La thèse d’une éventuelle supériorité d’une race sur une autre s’écroule
pas conséquent ainsi que celle d’une corrélation entre culture et race, psychologie et race.
• En Allemagne, la raciologie a conduit au nazisme. Les anthropologues
allemands ont joué un grand rôle dans l’élaboration de l’idéologie du parti
nazi. L’anthropologue Scheidt, qui fut un des rares à ne pas s’inscrire au
parti nazi, écrivait dans “Rassenbiologie und Kulturpolitik” :
“C’est le grand mérite du soulèvement national-socialiste en
Allemagne, d’avoir aidé la pensée raciale à s’imposer.” 3
Un autre, Reche, président de la Société allemande d’anthropologie physique s’exclamait en 1937:
“La raciologie [...] grâce à notre Führer est devenue l’un des
fondements les plus importants de la nouvelle Allemagne.” 4
• Le rôle des anthropologues ne s’est pas limité à l’idéologie. Avec le nazisme,
leurs théories sont devenues opérationnelles. La politique nazie, dans
ce qu’elle a eu de plus horrible, l’eugénisme, en particulier les stérilisations forcées, l’euthanasie des vieillards, handicapés et malades mentaux,
l’extermination des races non aryennes, a été inspirée par des scientifiques
et ceci dès l’époque de Weimar comme l’affirme Benoît Massin:
“La législation eugénique national-socialiste représente l’aboutissement des efforts des scientifiques sous Weimar et fut
élaborée par ces scientifiques avant l’arrivée de Hitler au pouvoir.” 5
Von Verschuer, directeur de l’Institut Kaiser-Wilhelm d’anthropologie, de
génétique et d’eugénisme qui fut le maître du sinistre docteur Mengele,
auteur des expériences sur les jumeaux à Auschwitz, écrivait en 1941:
“Le Führer du Reich allemand [a été le] premier homme d’état
à avoir fait des connaissances de la bio-génétique et de l’hygiène
raciale un principe directeur de la conduite de l’Etat.” 6
• La raciologie s’est très vite révélée comme d’essence totalitaire. Benoît
Massin écrit:
3 B.

Massin
Massin
5 B. Massin
6 B. Massin
4 B.

op.
op.
op.
op.

cit.
cit.
cit.
cit.

p
p
p
p

205
206
209
198

5

“Les bio-anthropologues faisaient preuve d’un biologisme racial
extrême en considérant la “race” comme un facteur prédéterminant dans les phénomènes sociaux, historiques et culturels.” 7
Lenz, déjà cité, écrivait pendant la guerre de 14-18:
“Nous croyons encore en une chose: au sang, à la race. La
race est ce qui porte tout, la personnalité des individus comme
l’Etat et le Peuple. Tout ce qui est essentiel vient d’elle; elle est
l’essentiel même.” 8
Ce passé tragique nous montre que la raciologie n’a pas été qu’une simple théorie mais qu’elle a soutenu le nazisme, qu’elle est devenue opérationnelle sous le nom d’hygiène raciale (Strasbourg n’avait-elle pas en
1943-1944 un Institut de Biologie des Races dirigé par Wolfgang Lehmann,
professeur de Génétique humaine et d’Hygiène Raciale? 9 ) et a inspiré ou
justifié les crimes nazis les plus graves.

2)La raciologie consiste à mettre en évidence des
différences dans les caractères physiques.
Erny, qui se croit persécuté parce que scientifique, attaque ceux qui l’accusent
de racisme:
“Laisser entendre que le fait d’étudier des différences physiques relève de sous-entendus racistes, même si ces différences sont évidentes
pour tout observateur, est pour le moins tendancieux.” (p 32)
Erny veut réhabiliter l’anthropométrie:
l’obsession raciste, il écrit:

critiquant un auteur qui dénonce

“Je n’ai personnellement jamais touché le moindre instrument
d’anthropométrie, mais je ne vois vraiment pas pourquoi on verrait a
priori du racisme à étudier les différences physiques des populations.
L’affirmer, c’est pratiquer un terrorisme intellectuel à la mode. Mais
il y a mieux. L’auteur (J.F. Dupaquier) cite les chiffres des tailles
moyennes des trois groupes qui dans les années 50 étaient respectivement de 176cm, de 167cm et de 152cm. Il n’est pas besoin d’être
grand expert en statistiques pour s’apercevoir qu’il s’agit là d’écarts
extraordinairement significatifs! Mais pour l’auteur, relever une différence de neuf centimètres (de moyenne, sur de grands échantillons)
relève du fantasme morbide.” (p 39)
7 B.

Massin op. cit. p 210
Massin op. cit. p 249
9 La Faculté de Médecine de la “ReichsUniversität Strassburg” par Patrick Wechsler - Strasbourg 1991
8 B.

6

On n’insistera pas sur l’autorité que veut se donner Erny en utilisant le langage
statistique alors qu’il paraît ignorer ce que significatif veut dire.
On s’interrogera sur le respect que peut avoir l’ethnologue vis à vis des
populations qu’il étudie, quand on le voit recourir à des méthodes qui évoquent
celles des négriers pour évaluer la qualité de la marchandise. Peut-il y avoir une
démarche scientifique dont le but est d’étudier l’homme, son semblable, quand
celui-ci est d’entrée de jeu méprisé?
L’ethnologue ignore-t’il aussi que la taille des gens dans les pays industrialisés
augmente depuis la fin du 19 ème siècle, que c’est dû à un facteur de milieu
(l’alimentation?) et ne peut donc être un critère pour distinguer des “races” 10 ?
Enfin, il y a un problème méthodologique: former trois échantillons de
“hutus”, “tutsis” et “twas” pour en étudier les différences physiques, c’est supposer qu’il existe d’abord un critère indubitable pour discriminer ces trois populations et que ce critère est indépendant des différences que l’on veut mettre
en évidence. Erny nous apprend page 82 que le départage officiel entre les trois
“races” a été fait par les Belges en 1935, il ne nous dit pas sur quel critère.
La méthode statistique n’est d’ailleurs pas le seul instrument de preuve qu’il
utilise:
“Quand on voit des photos du début du siècle, il est patent qu’il
s’agit du point de vue des apparences physiques de types d’homme
nettement différents (taille, couleur, traits du visage, etc). Les photos prises à la cour sont particulièrement parlantes.” (p 37).
Avec de telles méthodes, l’oeil sagace de Erny, à qui on aurait présenté des
photos du début du siècle représentant des bourgeois de Paris à Longchamp
d’une part et des ouvriers des courées de Roubaix d’autre part, aurait sans
doute conclu à deux races différentes.
Par delà un fouillis verbeux les conclusions de Erny paraissent claires:
1. Il y a des différences physiques qui permettent de discriminer trois populations.
2. Le métissage entre celles-ci est limité:
“Il est inexact aussi de dire comme on le fait si souvent qu’aujourd’hui tout le monde est métissé” (p 38)
3. Il n’y a pas de différences ethniques. Il s’agit donc pour Erny de différence
purement “raciales”:
“on peut difficilement parler (à notre époque) d’ethnies différentes dans la mesure où l’on définit l’ethnie comme une communauté de culture et surtout de langue.” (p 33)
Erny ignore que cette anthropométrie dans laquelle les allemands, qui
l’appelaient “anthropologie physique” excellaient, était arrivée à une impasse.
Ainsi, von Luschan écrivait en 1922 que le mot “race”:
10 Albert

Jacquard “Eloge de la différence” Point Sciences page 97

7

“[avait] de plus en plus perdu en signification et [qu’] il serait mieux
de s’en défaire si l’on pouvait le remplacer par un terme moins ambigu [...] il est totalement impossible de délimiter de façon précise ce
concept [...]. Toutes les tentatives de découper l’humanité en groupes
artificiels en se fondant sur la couleur de la peau, la longueur ou la
largeur du crâne ou le type des cheveux, etc, se sont totalement fourvoyées [...], les tentatives à venir de ce genre [...] se révéleront de
plus en plus être des passe-temps stériles.” 11
Von Luschan était un des derniers représentants de l’anthropologie physique
positiviste. La raciologie (Rassenkunde) retrouva un nouveau souffle en se justifiant non plus par des critères morphologiques mais par des critères génétiques
donnant au concept de race un caractère plus dynamique. A l’arrivée au pouvoir du nazisme, les partisans d’une classification raciale rigide fondée sur des
critères externes l’emportèrent bien que, à cette époque, les fondements de cette
classification étaient mis en doute par des anthropologues allemands. Ainsi,
l’anthropométrie à laquelle se réfère Erny n’a pas réussi à mettre en évidence
des groupes d’hommes homogènes correspondant à l’idée commune de race. Si
elle a survécu en Allemagne, c’est à cause du nazisme.

3)Les quotas et la mention “ethnique” sur la carte
d’identité n’ont rien de diabolique.
Alors qu’en 1958 au Rwanda, le pouvoir politique envisage de supprimer la
mention ethnique inscrite sur les cartes d’identité par les Belges, le nouveau
pouvoir “hutu”, lors de la “révolution” (approuvée par la puissance coloniale) la
maintient et instaure des quotas d’accès à certaines professions pour empêcher
que les “tutsis” reprennent les postes importants. Erny approuve:
“Sous le régime républicain, au moins dans les débuts, ce maintien
se révélait indispensable. Un système de quotas a toujours quelque
chose d’odieux, mais politiquement et psychologiquement le pays
n’était pas encore dans une situation normalisée. Laisser faire librement l’offre et la demande aurait conduit à ce que les Tutsis, plus
favorisés matériellement, socialement et surtout culturellement submergent l’école et l’administration, et finalement remettent en cause
la république... Les quotas avaient pour effet de les maintenir dans
une certaine mesure au rang qui statistiquement leur revenait...” (p
82)
Quelle est cette prétendue république qui se fonde sur une inégalité, une exclusion? Il ne voit pas d’inconvénient à perenniser cet état de fait:
“De toute manière, ne manquait-on pas de se dire, tout le monde
sait qui est qui et qui est quoi: ne valait-il pas mieux alors que les
11 B.

Massin op. cit. p 213

8

choses soient officialisées plutôt que d’être livrées aux supputations
et aux rumeurs?”(p 83)
“A quoi sert-il de les supprimer sur le papier (les mentions ethniques), pouvait-on se dire au Rwanda, si elles restent inscrites dans
les têtes?” (p 85)
Il est étonnant de constater qu’un ethnologue ignore l’influence que peut avoir
une règle décidée par l’autorité sur les individus. Erny veut nous faire oublier
quelle force les régimes totalitaires racistes en Allemagne et en France sous Vichy
ont exercé sur la conscience individuelle pour populariser la discrimination: ce
qui était une phobie d’une minorité est devenu la phobie de la majorité. Il
banalise la discrimination par des comparaisons saugrenues:
“De tels systèmes de quotas ne sont-ils pas mis en place par les
régimes les plus divers et les plus démocratiques, par exemple pour
aider des régions défavorisées à sortir de leur isolement.” (p 83)
Il oublie de citer les interdictions professionnelles sous Vichy et l’instauration
de la carte d’identité avec la mention “Juif”. Il conclut enfin page 85:
“Ce système était donc loin d’être aussi diabolique qu’on a bien voulu
le dire, mais il aurait certainement été opportun qu’il fût aboli à un
moment où le pays était en paix, où à l’intérieur les relations étaient
bonnes et où l’opposition “ethnique” semblait en voie de résorption,
car, comme beaucoup d’observateurs le laissent entendre, il exaspérait inutilement les tensions, au moins sur un plan symbolique.”
Comment le calme aurait-il pu régner dans un tel état d’injustice? Il poursuit:
“Par contre, l’abolir sous la pression des événements contraires prenait des allures de capitulation. En guise de symbole, précisément,
une des premières mesures du gouvernement mis en place par le FPR
a été de sortir de nouvelles cartes d’identité en août 1994 sans mention “ethnique”. On peut prédire sans risque de se tromper que cela
n’empêchera pas les discriminations, bien au contraire.”
Le terme “capitulation” montre le parti-pris de l’auteur: les quotas et
l’appartenance ethnique marquée sur les cartes d’identité se justifiait pour empêcher le retour au pouvoir de la race des Tutsis.
“...on peut affirmer qu’historiquement Tutsis et Hutus forment deux
ethnies, voire deux races distinctes, que les premiers ont été des
envahisseurs qui se sont érigés en classe dominante aristocratique par
la violence, et que depuis lors le peuple rêve d’être un jour libéré.”
(p 27)
Position trés discutable si l’on tient compte de nombreuses études qui montrent que cette prétendue race dominante des Tutsis est une invention récente
9

des colonisateurs et qu’il n’y a pas de document historique étayant la thèse
de l’invasion autrement que dans un passé très lointain. Les faits historiques
tendent à montrer qu’il y avait à l’arrivée des européens au Rwanda un peuple
parlant la même langue (ce qui est exceptionnel dans les autres pays africains)
et vivant de la même culture même si, bien sûr, il y avait de nombreuses stratifications sociales ou économiques 12 .

4) Habyarimana, homme de paix.
Il a droit a un concert de louange:
“Quand, après de graves troubles avec chasse aux Tutsis, le général
Habyarimana arriva en pacificateur à la présidence de la République
...” (p 123)
“On peut inscrire à l’actif du régime Habyarimana une multitude de
données positives...Le président Habyarimana a apporté un incontestable “mieux-être dans le pays” ” (p 76)
Erny juge mesuré le jugement de H. Rossel qui dit ceci:
“L’atout essentiel du Rwanda a sans doute été d’avoir la chance
d’être dirigé par un homme qui a eu une vision saine et intelligente dans la façon de gérer la “pauvreté économique” de son pays.”
(p 210)
“Il était bien placé pour connaître la force du mouvement extrêmiste
hutu qu’il avait combattu antérieurement. Il n’en partageait pas
l’idéologie génocidaire, mais était persuadé qu’il fallait maintenir un
équilibre délicat de telle sorte que la population ne puisse pas prendre
ombrage de l’influence croissante que le groupe tutsi exerçait grâce
à une longue période de paix sociale...” (p 211)
“Pris en tenailles entre des forces contraires, ne sachant plus à
quel saint se vouer, le président cherchait à temporiser, à modérer.”
(p 212)
Erny donne l’absolution à Habyarimana: on a voulu le destabiliser.
“Dans les massacres sa responsabilité morale de chef d’Etat était
certes gravement engagée. Mais ceux-ci ont-ils eu lieu à cause de
lui? ou malgré lui? ou contre lui? A-t’on tué sur ses ordres? ou
parce qu’il laissait faire? ou bien pour le déstabiliser un peu plus
et l’entraîner dans un engrenage infernal? J’aurais tendance à opter
pour la troisième opinion, mais je n’étais ni son psychanalyste, ni
son confesseur...” (p 212)
12 Luc de Heusch dans “Les Temps Modernes” de décembre 94 décrit à l’arrivée des européens
une société très hiérarchisée, structurée en classes. Il ajoute que l’Eglise et l’administration
coloniale ont appuyé ouvertement “l’aristocratie tutsi” qu’elles considéraient comme “une race
supérieure aux rustres hutu.”

10

5) Le FPR, voilà le coupable.
En face de cette absolution du leader des “hutus”, le FPR est systématiquement
condamné:
“Que dans les milieux tutsis traditionnels on ait eu une idée très
vive de la hiérarchie des races avec droits des uns à dominer les
autres est une évidence qu’il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour
nier... Mais je crains que dans le fond, sans évidemment le dire jamais, l’idéologie du FPR reste fondée sur cette idée de supériorité et
de droit “naturel” au commandement qui soutenait l’ordre monarchique.”(p 39)
“S’il est de par le monde un mouvement qui dans le fin fond de sa
pensée et de sa sensibilité est à base “ethnique”, c’est bien celui-là
(le FPR). Ceux qui ne l’ont pas encore perçu ne tarderont pas à s’en
rendre compte. Mais ce sera malheureusement trop tard et le mal
sera fait.” (p 228)
“En Europe, le FPR a séduit aussi bien des gens d’extrême droite
que d’extrême gauche, les uns attirés pas ses allures de mouvement fasciste pur et dur, éventuellement sur fond royaliste, exaltant
les valeurs d’une “ethnie” et d’une "race" d’hommes supérieurs, les
autres par ses allures de mouvement rebelle à la Mao ou à la Pol
Pot, s’attaquant à un pouvoir pourri par l’argent.” (p 156)
Autrement dit, le FPR serait d’essence nazie. Cependant Erny persiste à appeler
les premiers combattants du FPR “inyenzi” qui veut dire “cancrelats”. (Titre du
chapitre VIII). Il tente de mettre en exergue leurs crimes réels ou supposés pour
faire contre-point aux massacres perpétrés par le régime Habyarimana. C’est le
FPR qui est responsable de tout ce qui s’est passé, en particulier des massacres
de Tutsis:
“Quand en 1990 les Tutsis du Front Patriotique ont attaqué dans
le Nord, en sachant parfaitement que tôt ou tard ils allaient ainsi
déclencher un massacre général de leurs semblables restés au pays,
le climat intérieur se dégrada à vue d’oeil.” (p 124)
On a déjà entendu que les juifs ont été responsables de la mort de leurs coreligionnaires.

Conclusion
1. La raciologie est une pseudo-science
L’insoutenable chez Erny c’est qu’il prétend qu’il y ait une science raciale,
la raciologie, qui permette d’étudier les “races” scientifiquement, de
manière neutre. Etudier le paramètre racial objectivement, comme il dit.
11

Cette étude est fondée sur des idées qui ont été reconnues comme totalement fumeuses. Erny lui-même nous dit qu’il n’y a pas de différences
“ethniques”, il n’y aurait que des différences de taille...
Cette étude est fondée sur le mépris de l’autre, mépris vécu dans le rapport de domination coloniale qui échappe totalement à l’ethnologue qu’est
Erny. La raciologie n’a fait qu’entretenir les phantasmes raciaux plutôt
que de les conjurer et ranimer un antique préjugé à l’époque où il s’avérait
utile pour justifier les méthodes de la conquête coloniale européenne. La
typologie raciale, la classification, tant à partir de critères morphologiques
que génétiques a abouti à un échec.
Les systèmes totalitaires au XXème siècle se sont donnés des justifications
scientifiques. La prétendue science des races a servi de fondement à l’un
d’entre eux. L’extermination des juifs d’Europe, entreprise par le nazisme
qui se voulait une “raciologie appliquée” 13 , est la meilleure preuve de sa
monstruosité.
La raciologie ne peut en aucune façon prétendre être scientifique. Une
science raciale ne peut qu’être abominable, elle l’a été.
2. Erny rejette la tradition universaliste des droits de l’homme
“issue qu’elle était pour une bonne part de mouvements souterrains comme la franc-maçonnerie” (p 226)
on reconnaît bien là l’argument vichyssois, c’est
“une anthropologie abstraite, considérant l’homme dans sa généralité, hors du contexte culturel qui l’enveloppe”. (p 226)
Elle nous mène
“sur la voie d’une civilisation mondiale universelle aux valeurs
uniformes”.
Confondrait-il le modèle de la société de consommation avec la tradition
universaliste des droits de l’homme?
Il incline pour le relativisme culturel en vogue chez ses collègues américains
qui affirment:
“On ne peut juger une société qu’en fonction de son propre
système de valeur, et on n’a pas le droit de projeter sur elle une
axiologie qui lui est étrangère.” (p 226)
Si l’on prend cette proposition au pied de la lettre, le procès de Nuremberg
n’aurait pas eu de raison d’être et l’antisémitisme du peuple allemand
n’aurait pas dû être condamné.
13 B.

Massin op. cit. p 256

12

3. Erny présente tous les caractères d’une conscience religieuse pervertie.
Le commandement évangélique d’aimer son prochain comme soi-même, le
commandement mosaïque de ne pas tuer, d’accueillir l’étranger, ne lui font
pas souci. Un abbé Grégoire, s’en inspirant en vit la réalisation dans la
déclaration des droits de l’homme et dans son combat pour la citoyenneté
des juifs, des protestants, des métis et des esclaves noirs. La pensée de
Erny est à base d’obsession raciale. Une race en opprime une autre. Il faut
venir au secours de la race opprimée et justifier l’expulsion ou la sujétion
des anciens dominateurs. Cette “révolution” de 1959 lui rappelle 1789 (p
51)
“La porte était alors ouverte à la seule vraie révolution sociale
en profondeur que l’Afrique Noire ait probablement connue en
un siècle” (p 120)
Une sorte de théologie de la libération dévoyée, à base raciale, qui permet
tout pour remédier au déséquilibre racial, pour ramener le rôle d’un groupe
racial dominant à son importance “statistique”.
L’inspiration de Erny me paraît témoigner du même syncrétisme théologico-raciste que celui que Poliakov 14 attribue à “La France Juive” de
Drumont, contemporain des raciologues si chers à son coeur.
Dans sa confusion, Erny peut s’attribuer cette parole d’un missionnaire:
“Il y a un mystère du mal avec lequel je ne suis pas au clair”.
(p 127)
4. Le travail de critique des “théories raciales” du début du siècle
n’a pas été fait.
On se comporte en France comme s’il suffisait d’oublier des idéologies
perverses pour quelles n’aient plus d’influence, oublier des crimes pour
qu’ils soient effacés. Nos livres de géographie humaine des années 50
nous présentaient l’humanité divisée en quatre races suivant la couleur
de peau. Les commentaires environnants permettaient à l’élève de saisir
quelle hiérarchie “évidente” il y avait entre ces “races”. Les livres actuels
n’en parlent plus, du moins je l’espère. On ne parle donc plus officiellement
de cette division, de cette discrimination. Mais il est difficile d’interpréter
le comportement des français durant les conflits de décolonisation, leur
attitude actuelle vis à vis des pays qu’on appelle maintenant “le Sud”,
sans se référer à cette division renvoyant à un certain niveau de mépris
ou d’estime, qui reste inscrite dans tous les esprits. Ce ne sont pas les
quelques livres comme “L’éloge de la différence” d’Albert Jacquart qui
peuvent à eux seul contrebalancer l’effet des multiples manuels scolaires
du passé, des clichés contenus dans la langue, la littérature et toujours
diffusés à travers le cinéma ou la télévision.
14 Léon

Poliakov “Histoire de l’antisémitisme” Pluriel II p 292

13

On a oublié qu’on a eu en France des pionniers des théories raciales, De
Gobineau, Vacher de la Pouge, Topinard, Soury, Le Bon etc. C’est un
tort. Parce que nous voulons ignorer que certains de nos penseurs ont
été précurseurs du nazisme. Ils ont aussi étayé l’entreprise de domination coloniale. Mais comme celle-ci est oubliée, donc blanchie, ce fait ne
peut servir de repoussoir. Précisément nous voyons leurs idées encore à
l’oeuvre en Afrique. Léon Poliakov cite l’anthropologue illuminé Vacher
de la Pouge qui, redoutant l’extinction des Aryens, prophétisait en 1898:
“Je suis convaincu qu’au siècle prochain, on s’égorgera par milliers pour un ou deux degrés de plus ou de moins dans l’index
céphalique... les derniers sentimentaux pourront assister à de
copieuses exterminations de peuples.” 15
Certes ce grand savant raciologue s’est un peu trompé. Ce n’est pas exactement pour une question d’indice céphalique qu’on a massacré au Rwanda
mais pour une question de discrimination raciale que les européens n’ont
pas peu contribué à inscrire là-bas dans les têtes et sur les cartes d’identité.
5. Renouveau des idéologies qui avait cours sous Vichy
Les thèses développées ici par Erny ne lui sont hélas pas particulières.
Elles sont appréciées par ceux qui n’adhérent pas aux valeurs fondatrices
de la République. Dans la confusion idéologique laissée par l’implosion
des pays communistes d’Europe, ses thèses raciologiques sont bienvenues
dans certains milieux:
• le lobby franco-africain formé, là-bas, de dictateurs régnant sur une
base ethnique et, ici, leurs soutiens européens, qui voient en eux des
régimes forts protégeant leurs trafics.
• le lobby militaro-industriel qui voit dans ces régimes des débouchés
pour des ventes d’armes, un moyen de régulation d’une démographie galopante et inquiétante. “Vendons leur des armes et qu’ils
s’entretuent” est un raccourci rien moins que faux de la politique
française en Afrique. De même ces luttes ethniques fournissent à bon
compte une image de l’ennemi dont le système militaire a tant besoin
pour sa survie, et c’est un ennemi moins dangereux que celui qui nous
venait de l’Est.
• les intellectuels de droite, friands de tout ce qui peut venir corroborer
leurs thèses sur l’inégalité des hommes ne peuvent voir ce qui se passe
au Rwanda et lire Erny qu’avec bonheur.
• La résurrection vichyssoise, opérée sous nos yeux, nous a montré
la main dans la main, un président qui n’a pas honte de parler de
ses compromissions vichyssoises, revendiquées au nom de la fidélité
dans l’amitié, et un premier ministre de droite, entérinant sans état
15 Léon

Poliakov “Histoire de l’Antisémitisme” Pluriel Calmann-Lévy Tome II p 293

14

d’âme une politique contraire aux idéaux de la République, de liberté,
d’égalité et de fraternité. Ils nous ont rendu complices d’un crime
immense.
Le livre de Pierre Erny tente de légitimer ou d’excuser l’action malfaisante de
la France. Il tente de réhabiliter des théories raciales qui se sont révélées sans
fondement scientifique mais qui ont été parties intégrantes d’un système totalitaire: le nazisme. Sur les faits récents, Erny n’a pas d’informations directes. Il
ne fait que citer d’autres auteurs ou avoue lui-même ne pas être informé. Parce
que ce livre est nul, il devrait être ignoré. Mais parce qu’il incite à la discrimination raciale, ce livre tombe sous le coup de la loi de 1881 et doit être retiré
de la circulation, à moins que son auteur, comprenant enfin ses errements ne le
fasse de lui-même.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024