Citation
Audition de M. Jean-Christophe BELLIARD
Premier Secrétaire de l’ambassade de France en Tanzanie (avril
1991-juillet 1994), représentant de la France en qualité d’observateur
aux négociations d’Arusha
(séance du 2 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Accueillant M. Jean-Christophe Belliard, premier Secrétaire à
l’ambassade de France en Tanzanie de 1991 à 1994 et, à ce titre, observateur
pour la France du processus des négociations d’Arusha, le Président Paul
Quilès a mis l’accent sur l’intérêt de cette audition puisque le processus de
négociations dont M. Jean-Christophe Belliard avait été observateur était au
coeur des préoccupations de la mission, certains considérant même que c’est
l’hostilité à leur entrée en application qui avait pu être le motif de l’attentat
contre le Président Habyarimana. Il a ajouté que pour la mission
d’information, il était très utile, et même essentiel, d’étudier attentivement le
contenu de ces accords, leur faisabilité, leur perspective d’application et la
position des différents participants aux négociations qui ont permis leur
élaboration.
M. Jean-Christophe Belliard a tout d’abord exposé qu’agent du
cadre d’Orient maîtrisant le swahili et le somali, il avait fait l’essentiel de la
première partie de sa carrière en Afrique, au Kenya puis au Soudan, après
quoi, entre 1987 et 1991, il avait été affecté à la direction des Affaires
africaines et malgaches où il s’était occupé du Rwanda et du Burundi, et
ensuite en Tanzanie comme adjoint de l’Ambassadeur. Il a précisé que c’est
au cours de ce séjour tanzanien qu’il lui avait été demandé d’aller à Arusha et
qu’il en avait suivi les négociations pendant environ seize mois.
Il a ajouté qu’il avait été présent à Arusha en juin 1992, pour la
première négociation, qui a conduit à un cessez-le-feu et à la création du
Groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN), puis pour la négociation
et la signature du protocole sur l’Etat de droit, pour celles du protocole sur
la question des réfugiés, et qu’il avait ensuite suivi la négociation sur le
partage du pouvoir et la négociation militaire, sur le reformatage de l’armée
et la question des pourcentages, jusqu’à la conclusion. Il a précisé que les
deux parties ayant gardé pour la fin les sujets les plus difficiles et les plus
épineux, il était resté jusqu’à la signature définitive des accords, le 4août
1993. Retourné ensuite en poste à l’ambassade, il avait continué à suivre la
question rwandaise et, le 6 avril 1994, il était dans les couloirs du sommet de
Dar Es-Salam, les observateurs d’Arusha n’étant pas autorisés à participer
aux discussions elles-mêmes.
Il a indiqué que ce jour là, il avait discuté avec les trois pilotes
français et qu’il s’était entretenu avec le Président Habyarimana lorsqu’il était
sorti.
Nommé à Washington après son séjour en Tanzanie, il avait été
cependant brièvement affecté à Goma pendant les deux mois de l’opération
Turquoise, le premier mois en tant qu’adjoint de l’Ambassadeur Yannick
Gérard, à l’époque Directeur adjoint de la direction des Affaires africaines et
malgaches, et ensuite seul jusqu’à la fin de l’opération Turquoise; il avait
alors quitté Goma par le même avion que le Général Jean-Claude
Lafourcade.
M. Jean-Christophe Belliard a alors présenté les deux délégations en
présence à Arusha, celle du FPR et la délégation rwandaise.
Il a expliqué que la délégation du FPR était une délégation unie qui
parlait d’une seule voix. Le Président en était M.Pasteur Bizimungu, qui est
aujourd’hui Président du Rwanda. Il était le seul francophone de cette
délégation et il était le seul à parler. Avec lui se trouvait M.Théogène
Rudasingwa, à l’époque secrétaire général du FPR et aujourd’hui
Ambassadeur du Rwanda à Washington qui n’a pas dit un mot de toute la
négociation mais qui était l’homme clé. Etaient également présents
M. Patrick Mazimpaka, qui prenait la parole à l’occasion, et M.Jacques
Bihozagara, francophone, mais qui parlait rarement.
Il a précisé que lorsqu’on faisait une proposition à cette délégation
rwandaise, elle disait toujours : « On vous répondra demain ». Entre temps,
un contact était opéré par M. Théogène Rudasingwa avec M. Paul Kagame,
qui se trouvait à l’époque à Mulindi. En fait, la délégation du FPR, c’était
M. Paul Kagame. M. Paul Kagame décidait et M. Pasteur Bizimungu parlait.
Il a ensuite décrit la délégation gouvernementale rwandaise. Cette
dernière était très divisée. Son chef était M. Boniface Ngulinzira qui était à
l’époque le Ministre des Affaires étrangères du Rwanda, un ministre de la
mouvance démocratique, membre du MDR et qui a été assassiné le 6avril,
aussitôt après l’attentat contre le Président Habyarimana. Il était accompagné
de l’Ambassadeur Pierre-Claver Kanyarushoki, l’homme de confiance du
Président Habyarimana, qui était à l’époque Ambassadeur du Rwanda en
Ouganda, et également du Colonel Bagosora.
M. Jean-Christophe Belliard a ajouté que la délégation rwandaise
était en perpétuel désaccord et donc en situation de faiblesse dans cette
négociation. Sur ce point, il a précisé qu’il arrivait, par exemple, que le
Ministre Ngulinzira, qu’il voyait en permanence et en tête
-à-tête, lui donne
son accord sur une formulation, mais tout en le prévenant que ce n’était pas
lui qui décidait et qu’il fallait en parler à M.Kanyarushoki. Il lui fallait alors
aller discuter avec l’Ambassadeur Kanyarushoki, ce qui constituait une partie
importante de son travail. Lorsque M. Kanyarushoki était convaincu, il
finissait par lui exprimer son accord et celui du Président Habyarimana, mais
ajoutait qu’il fallait désormais convaincre le Colonel Bagosora.
Il a jugé que c’est le FPR qui avait gagné à Arusha, et cela parce
qu’il était uni tandis que la délégation rwandaise était complètement divisée
et n’arrivait pas à se mettre d’accord. Il a estimé aussi qu’en fait, il avait si
bien gagné qu’il avait obtenu trop de concessions et avait, par contrecoup,
suscité la réaction des extrémistes hutus. Il a conclu que le FPR avait mené
de main de maître une négociation difficile, mais que la victoire diplomatique
qu’il avait obtenue avait eu des effets secondaires graves.
Il a ajouté que, alors même que le facilitateur de la négociation était
tanzanien et que les Tanzaniens n’étaient pas forcément des plus neutres aux
moments les plus importants, la négociation avançant, on avait pu observer
une exaspération tanzanienne croissante à l’égard du FPR, qui rejetait en
permanence des formulations raisonnables.
S’agissant des observateurs, il a indiqué qu’ils ne prenaient pas la
parole pendant la négociation, mais intervenaient dans les couloirs, que
certains, comme celui du Zaïre, ne venaient pas et que ceux qui comptaient
étaient les représentants des Etats-Unis, de la Belgique et de la France.
M. Jean-Christophe Belliard a alors indiqué que le premier contact
qu’il avait eu avec M. Pasteur Bizimungu avait été très difficile: lors de la
première séance introductive, alors que celui-ci s’était exprimé toute la
journée en français, il lui avait répondu en anglais lorsqu’il avait voulu le
saluer ce qui avait créé une certaine tension. Il lui avait alors proposé de
conduire leurs entretiens non pas en français ou en anglais, mais en swahili.
Cette proposition leur avait permis de trouver une sorte de terrain
linguistique neutre. Au bout de seize mois, leurs relations personnelles
s’étaient nettement améliorées.
Il a souligné qu’il y avait au départ un vrai contentieux entre la
France et le FPR. Il a précisé que, même si ses relations personnelles avec les
membres de la délégation du FPR étaient amicales, dès qu’il s’agissait de
politique et de la négociation, il était obligé de passer par les représentants
des autres pays, par exemple par celui du Sénégal, qui exerçait à l’époque la
présidence de l’OUA et qui avait dépêché son Ambassadeur sur place, ou par
l’observateur américain.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite expliqué qu’il souhaitait
parler de trois sujets qui lui semblaient avoir constitué des enjeux essentiels
de la négociation, et qui pouvaient contribuer à expliquer la suite des
événements.
Il a d’abord évoqué la question de la CDR. Il a indiqué que,
s’agissant du protocole sur le partage du pouvoir, il avait reçu une
instruction ferme et écrite de la direction des Affaires africaines et malgaches
d’intégrer la CDR, c’est-à-dire les extrémistes hutus, dans le jeu politique, ce
qui supposait qu’elle ait des responsabilités dans le gouvernement issu des
accords ou, à défaut, au moins des députés à l’Assemblée nationale. La
France estimait en effet qu’il valait mieux intégrer ces extrémistes au jeu
politique pour éviter qu’ils deviennent incontrôlables. En Afrique du Sud,
c’est d’ailleurs la politique qu’avait suivie Nelson Mandela vis
-à-vis des
extrémistes blancs.
Il a indiqué que la réponse du FPR avait été totalement négative et
qu’il avait été impossible d’obtenir la moindre concession de sa part. Il a
ajouté que l’observateur américain, le Colonel Tony Marley, et
l’Ambassadeur des Etats-Unis à Dar Es-Salam, qu’il avait alors sollicités,
avaient refusé de porter le sujet devant le FPR, la position des Etats-Unis
étant également de refuser la CDR.
Il a estimé que l’impossibilité de parvenir à un accord sur ce point
avait eu des conséquences graves pour la suite des événements et indiqué
qu’au moment de la négociation du partage des pouvoirs, le Colonel
Bagosora avait demandé à le voir pour lui déclarer qu’il fallait absolument
que la CDR soit représentée.
Il a ensuite évoqué les négociations militaires. Il a indiqué qu’elles
avaient été les plus difficiles et les plus longues, et qu’elles s’étaient conclues
par un succès du FPR. En effet, alors qu’au départ, la délégation
gouvernementale rwandaise avait proposé au FPR un quota de 15 % des
postes de l’armée rwandaise, en considérant qu’il représentait les Tutsis, soit
15 % de la population du Rwanda, il a finalement obtenu 40% des effectifs,
mais surtout 50 % des officiers ainsi que les postes qu’il souhaitait,
c’est-à-dire par exemple le renseignement militaire et la sécuritédu territoire.
M. Jean-Christophe Belliard a souligné que c’est au milieu des
négociations militaires qu’était intervenu l’assassinat du Président Ndadaye,
premier Président hutu du Burundi, par des extrémistes tutsis, et indiqué qu’à
ce moment, alors que les négociations se passaient plutôt bien, le Colonel
Bagosora lui avait dit que les événements du Burundi allaient se reproduire
au Rwanda, que le FPR faisait semblant de négocier, mais qu’en fait il
cherchait à obtenir les leviers nécessaires pour faire un coup d’Etat.
M. Jean-Christophe Belliard a enfin évoqué la question de la force
militaire internationale qui serait mise en place une fois les accords signés. Il
fallait choisir entre l’ONU et l’OUA. La position tanzanienne consistait à
jouer la carte de l’OUA, dont le Secrétaire général était tanzanien. Cela
faisait l’affaire du FPR, qui souhaitait aussi l’OUA. En revanche, la position
du Gouvernement rwandais, qui était également celle de la France, était qu’il
fallait que l’ONU soit engagée parce qu’elle avait l’expérience de ce genre de
missions et qu’elle était capable de les mener à bien.
Dans la mesure où pendant des mois, on n’avait pas réussi à
conclure sur ce sujet, celui-ci avait donc été reporté à la fin de la négociation.
A la fin du mois de juillet, les délégués du FPR ont finalement dit
qu’ils voulaient bien accepter la garantie de l’ONU mais mis en garde sur les
délais nécessaires à son intervention puisqu’il allait falloir que le Conseil de
sécurité adopte une résolution, puis que l’organisation trouve des troupes.
M. Jean-Christophe Belliard a exposé que, de fait, sans la présence
des Nations Unies sur place, il ne pouvait pas y avoir formation du
gouvernement intérimaire ; ainsi, en attendant leur arrivée, tout le processus
était bloqué.
Soulignant qu’en fait, la résolution du Conseil de sécurité avait été
votée au mois d’octobre et que les troupes de la MINUAR étaient arrivées
au mois de décembre, soit dans les quatre mois environ, M.Jean-Christophe
Belliard, a estimé que, si le FPR avait voulu jouer le jeu des Nations Unies
depuis le début, il aurait pu le faire, puisqu’il était conscient des délais
qu’imposait leur intervention et qu’en refusant d’aboutir à un accord sur
cette question et en prolongeant de ce fait les négociations il avait
volontairement perdu quatre mois supplémentaires.
Il a également fait remarquer qu’après la signature des accords, le
FPR n’avait cessé d’accuser le Président Habyarimana de bloquer leur
application et de manoeuvrer pour que le processus échoue.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite abordé l’action de la France à
Arusha. Il a expliqué que celle-ci avait d’abord insisté sur les principes et que
ce n’était pas si facile. Ainsi, pour le protocole sur l’Etat de droit, il avait
fallu négocier durement avec le FPR qui présentait des formulations à
l’ougandaise, telles que la démocratie sans parti par exemple. Sur ce dernier
point, lorsqu’une formulation satisfaisante avait finalement été trouvée, le
FPR, renversant totalement ses prises de position, s’en était pris à la
délégation rwandaise l’accusant d’être antidémocratique. M.Jean-Christophe
Belliard a considéré que, compte tenu de ses positions antérieures, le FPR
avait alors franchement dépassé la mesure.
De même, sur le protocole concernant les réfugiés, trois semaines
avaient été perdues sur la notion de rapatriement volontaire. Alors que la vie
internationale est organisée autour de cette notion de volontariat, il ne
semblait évident, ni pour le FPR ni pour les Américains, que le mot
« volontaire » doive apparaître.
M. Jean-Christophe Belliard a expliqué que, chaque fois, la France
devait se battre pour ces principes, et ce, eu égard à son statut d’observateur,
en coulisses, par l’intermédiaire des représentants sénégalais, belge ou
américain.
M. Jean-Christophe Belliard a par ailleurs exposé qu’à Arusha, la
France avait également fait pression en permanence sur la délégation
rwandaise. Dans ce cadre, son travail quotidien était de répéter aux
Rwandais, qu’ils allaient devoir partager le pouvoir et donc faire des
concessions, mais qu’en revanche, ces concessions devaient avoir des limites
et rester raisonnables. L’ambassade de France recevait des instructions de
Paris en ce sens. Il a indiqué qu’en revanche la France n’avait pas de moyen
de pression sur le FPR.
M. Jean-Christophe Belliard a ajouté que ce travail est devenu très
frustrant à un moment donné. Pour les négociations militaires, il avait reçu
instruction de Paris d’aller jusqu’à 30% de membres du FPR dans l’armée
rwandaise. Une fois cette concession obtenue des Rwandais, le FPR a exigé
plus. Une fois l’accord obtenu pour 40 % des effectifs, le FPR a voulu un
pourcentage supérieur pour les officiers et, une fois ce résultat obtenu, il a
encore voulu la Direction des renseignements militaires.
Il a indiqué que tout le monde en était exaspéré, y compris le
facilitateur tanzanien, qui en désespoir de cause a dû plusieurs fois faire appel
à son Ministre de la Défense, voire au Président Mwinyi qui est venu deux
fois à Arusha.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite évoqué la journée du 6 avril
1994, date de l’attentat contre le Président Habyarimana.
Précisant qu’il n’avait pas assisté au sommet de Dar Es-Salam, qui
avait été convoqué par les Tanzaniens et auquel avaient participé le Président
burundais, le Président ougandais, les Tanzaniens et bien sûr le Président
Habyarimana, puisque les observateurs n’y étaient pas autorisés, il a indiqué
qu’à la sortie du sommet, il avait échangé quelques mots avec le Président
Habyarimana. Celui-ci était en retard, la nuit équatoriale était déjà tombée et
il devait absolument rentrer. M.Jean-Christophe Belliard était allé vers lui,
l’avait salué et, tout en marchant, lui avait demandé si la conférence s’était
bien passée. M. Habyarimana lui avait répondu: « C’est un bon sommet et,
vous allez voir, cela va marcher cette fois-ci. »
Il a ajouté qu’il l’avait alors entendu proposer au Président du
Burundi, M. Cyprien Ntaryamira, de monter dans son avion. Après quoi, il
était allé s’enquérir du déroulement du sommet auprès de l’Ambassadeur du
Rwanda.
M. Jean-Christophe Belliard a expliqué qu’il était ensuite allé dîner
chez l’Ambassadeur d’Allemagne, sans passer par l’ambassade pour rédiger
un télégramme, en se disant qu’il pourrait le faire le lendemain matin. A
8 heures du matin, à son arrivée à l’ambassade, le garde de la sécurité lui a
demandé s’il avait lu la presse. Il lui a montré le gros titre annonçant la mort
du Président Habyarimana.
M. Jean-Christophe Belliard a abordé ensuite l’opération Turquoise.
Il a précisé qu’alors qu’il était encore en poste à Dar Es-Salam, Paris l’avait
affecté pour un temps à Goma, où avait été installée une petite structure,
d’abord pour être l’adjoint de l’Ambassadeur Yannick Gérard puis, au bout
d’un mois, en tant que responsable de ce poste diplomatique.
Il a expliqué que le 14 juillet, il s’était produit un événement inouï:
on avait vu arriver à pied un million de réfugiés. La ville, qui n’était peuplée
la veille que de quelques milliers d’habitants, en comptait plus d’un million le
lendemain.
Il a indiqué que pendant la première partie de son séjour, les
contacts politiques l’avaient plus mobilisé que les questions humanitaires.
Goma se trouve à la frontière du Zaïre et du Rwanda. Elle fait face, de
l’autre côté de la frontière, à la ville rwandaise de Gisenyi où le
Gouvernement intérimaire rwandais hutu en fuite s’était installé. Le poste
français de Goma recevait quotidiennement des appels au secours de ce
gouvernement intérimaire. Les diplomates français avaient instruction de ne
pas aller rencontrer ses membres à Gisenyi et ne pas les recevoir à Goma,
cette instruction valant tout particulièrement pour le Premier Ministre.
M. Jean-Christophe Belliard a précisé qu’une fois, il avait été
impossible de résister, et que le chef de poste avait reçu l’un des ministres.
L’entretien, auquel il avait lui-même assisté, avait été très formel. Le Ministre
a demandé l’aide de la France; on l’a remercié de sa visite et on lui a
souhaité un bon retour. C’était une fin de non recevoir.
Il a ajouté qu’à une autre reprise, il lui avait été demandé de
recevoir M. Ferdinand Nahimana, le directeur de la Radio des Mille Collines,
qui était de passage. L’entretien s’était déroulé un peu de la même façon.
M. Ferdinand Nahimana a exposé ses soucis et la visite s’est soldée
également par une fin de non recevoir.
Il a souligné que c’était à ces échanges que s’étaient limités les
contacts purement politiques avec les autorités de fait de Gisenyi.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite évoqué plus précisément
l’action politique de la France dans les dernières semaines de l’opération
Turquoise. Il a indiqué que la tâche essentielle qui avait mobilisé les
fonctionnaires et les militaires français à cette période avait été, tout en
expliquant aux Rwandais hutus de la zone humanitaires sûre que des
militaires français allaient partir et que le FPR allait arriver dans trois
semaines, de les convaincre de ne pas s’enfuir et de leur faire comprendre
que le FPR n’était pas composé de monstres avec des cornes et des queues,
comme le répétait sans cesse la Radio des Mille Collines.
Il a ajouté que les Français étaient allés plus loin encore. Ils sont
allés chercher des ministres du nouveau gouvernement rwandais dans la zone
tenue par le FPR, et les ont amenés dans la zone humanitaire sûre, dans des
stades, pour qu’ils s’adressent à la population. Sont ainsi venus M.Seth
Shendashonga, Hutu et, à l’époque, Ministre de l’Intérieur, qui a été
récemment assassiné à Nairobi, et M.Jacques Bihozagara. On voyait ainsi
des ministres du FPR protégés par des soldats français, s’adresser à des
populations civiles hutues pour leur dire qu’ils allaient arriver dans trois
semaines, et les persuader de ne pas partir.
Il a fait valoir que l’opération Turquoise avait d’abord rempli cette
mission : stabiliser une région, y maintenir la population et organiser le mieux
possible la transition politique.
Sur ce point, il a ajouté qu’il avait passé les derniers jours de
l’opération Turquoise à la frontière entre le Rwanda et le Zaïre. Installé sur le
pont entre Cyangugu, au Rwanda, et Bukavu, au Zaïre, il comptait les
passages ; or, alors que le 14 juillet, il avait vu arriver un million de
personnes, ces jours là, il y avait deux cents départs et cent retours
quotidiens ; il n’y avait pas d’exode.
Il a estimé que si un exode des populations de la zone humanitaire
sûre avait eu lieu, les conséquences auraient été dramatiques.
Il s’est déclaré convaincu que sans Turquoise il y aurait eu un
deuxième Goma à Bukavu, et au moins un troisième Goma au Burundi; en
effet, une partie de la population de la zone humanitaire sûre se serait
réfugiée au Burundi. De plus, la situation du Burundi étant alors
extrêmement instable, on peut envisager qu’un tel afflux de réfugiés aurait pu
avoir les conséquences politiques les plus graves.
Il a conclu que le vrai succès de l’opération Turquoise, la vraie
réussite des militaires français, ce n’était pas uniquement d’avoir sauvé des
vies, fourni de l’eau ou soigné les populations, mais plutôt d’avoir protégé
ces dizaines de milliers de vies humaines dont on ne sait même pas à quel
point elles ont été menacées, en faisant en sorte qu’il n’y ait pas d’exode vers
Bukavu et le Burundi.
M. Jean-Christophe Belliard a souhaité conclure son propos par un
souvenir plus personnel. A l’âge de 19ans, il avait effectué à bicyclette un
voyage en solitaire de quatre mois dans la région. Ce voyage l’avait conduit,
depuis l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, jusqu’au pont sur l’Akagera, qui
est en fait le Nil, à la frontière entre le Rwanda et la Tanzanie.
Après l’attentat contre l’avion présidentiel, il avait reçu de
l’Ambassadeur la permission d’aller jusqu’à la frontière rwandaise. Il s’était
retrouvé sur le même pont, mais de l’autre côté de la rivière. Celle-ci était
méconnaissable, elle était encombrée de centaines de cadavres. Il avait
rencontré un chauffeur routier tanzanien qui venait de Kigali et avait réussi à
sortir du Rwanda. Celui-ci, en larmes, lui avait décrit ce qu’il avait vu, les
assassinats et sa sortie de Kigali par des rues et des routes jonchées de
milliers de cadavres.
Le Président Paul Quilès a évoqué les accords d’Arusha. Faisant
remarquer qu’aujourd’hui, il était de bon ton de dire qu’ils étaient
inapplicables, il a relevé que la politique française, telle qu’on pouvait la voir
à l’oeuvre à travers les déclarations, les télégrammes diplomatiques et les
consignes données à nos représentants, était néanmoins de favoriser, dans
toute la mesure du possible, la conclusion d’un accord entre les belligérants.
Il a alors demandé à M. Jean-Christophe Belliard si, à l’époque, il était visible
que les accords conclus ne seraient pas mis en oeuvre.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’au contraire c’est un
vrai soulagement qui avait accompagné leur conclusion. Il a ajouté que le
4 août 1993 avait été une vraie fête : on voyait les Rwandais des deux
délégations s’embrasser, danser ensemble, alors que si, jusque là, les deux
parties se saluaient, il n’y avait jamais eu une telle familiarité.
Il a indiqué qu’il avait beaucoup parlé de ces accords avec le
facilitateur tanzanien et qu’il continuait à en discuter avec lui, étant donné
qu’il se trouvait être aujourd’hui comme lui-même en poste en Afrique du
Sud. Il a souligné que tous deux convenaient que les accords d’Arusha
étaient ceux qui résultaient des négociations et qu’on n’avait pas obtenu
d’autres accords que ceux-là.
Il a précisé que lui-même faisait à l’époque partie de ceux qui
pensaient qu’ils allaient réussir et que ce n’était que rétrospectivement qu’il
s’était mis à rechercher quels étaient les points qui pouvaient révéler les
causes de leur échec. Il a ajouté que ses propos sur la CDR, l’ONU, l’OUA
et les questions militaires étaient la traduction de cette réflexion.
M. Bernard Cazeneuve lui a alors demandé si, a posteriori, il
considérait que le FPR avait eu un très haut niveau d’exigences pendant les
discussions parce qu’il considérait que les accords étaient importants, qu’il
fallait que les négociations aboutissent et que ses intérêts devaient être
préservés, ce qui signifie que la dynamique de partage du pouvoir avait un
sens pour lui, ou si au contraire il estimait que le FPR avait multiplié les
exigences pour que les négociations n’aboutissent pas, et que les accords
avaient été conclus malgré lui.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il croyait que le FPR
avait été très dur dans la négociation pour obtenir précisément certains
éléments d’accord.
Il a ajouté que chacune des deux parties avait peur de l’autre et
voulait des garanties. Il a indiqué que la hantise du FPR était la sécurité des
ministres qui allaient le représenter dans le gouvernement de Kigali. C’est ce
qui explique que sa délégation ait négocié la venue d’un bataillon de six cents
militaires sur place. Il a estimé que, pour le reste, le FPR avait concentré ses
efforts sur les éléments qui lui auraient permis, après coup, après la période
de transition, de s’assurer des garanties.
Il a précisé à ce propos que, dans la négociation, le FPR avait cédé
sur un point, la durée de la période de transition. Le gouvernement de Kigali
la souhaitait évidemment la plus courte possible. Il était au pouvoir, et il avait
l’assurance de gagner les élections. Il voulait donc qu’elle soit limitée à un
an, tandis que le FPR voulait une période de cinq ans. Or, le FPR a accepté
de transiger à vingt-deux mois. M. Jean-Christophe Belliard a indiqué que,
sur le coup, cette concession l’avait beaucoup surpris. Avec le recul, il a
déclaré qu’il pensait que le FPR savait à ce moment-là qu’il ne serait pas allé
jusqu’au bout de la période de transition. C’est pourquoi il voulait le
ministère de l’Intérieur, qu’il a obtenu, et un vrai partage des responsabilités
militaires, ainsi que l’attribution des quelques postes clefs déjà évoqués.
M. Jean-Christophe Belliard a ajouté qu’en revanche, on sentait vraiment que
le partage du pouvoir politique, la répartition des ministères, le poste de
Premier Ministre n’intéressaient pas les délégués du FPR.
Il a estimé que le FPR savait très bien que le résultat des élections
n’aurait pas été à son avantage. Lors des élections qui s’étaient déroulées au
Burundi, le Président Buyoya n’avait obtenu que 30 % des voix environ,
alors qu’il y avait déjà un certain dépassement du clivage entre Hutus et
Tutsis puisqu’un tel résultat supposait que 15 % de Hutus aient voté pour
lui. Il a ajouté qu’il pensait que les négociateurs du FPR avaient négocié avec
cette perspective en tête.
M. Bernard Cazeneuve demandant ce que signifiait le fait d’avoir
autant d’exigences pour participer à un gouvernement au sein duquel on sait
qu’on ne restera pas parce qu’on perdra le pouvoir au terme d’un processus
démocratique, et le Président Paul Quilès considérant qu’il fallait aller
jusqu’au bout du raisonnement et penser à un coup d’Etat,
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’à son avis le FPR jugeait qu’il
avait besoin d’un an de présence à Kigali. Rappelant que la frontière
ougandaise n’est qu’à 60 km de Kigali par la route et que, lorsque, en février
ou mars 1993, des massacres ont eu lieu dans la préfecture de Gisenyi, le
FPR a rompu le cessez-le-feu et a avancé facilement jusqu’à 20 ou 30 km de
la capitale, il a estimé que ses forces auraient pu facilement la prendre
pendant la guerre, et que, s’il ne l’avait pas fait, c’est seulement parce qu’il
savait qu’il n’aurait pas pu gérer politiquement sa victoire.
M. Bernard Cazeneuve, exposant qu’il comprenait bien
l’interprétation rétrospective des faits présentés par M. Jean-Christophe
Belliard, lui a alors demandé si, entre la conclusion des accords d’Arusha et
le 6 avril 1994, il aurait pu se passer des événements de nature à conduire le
FPR à faire un coup d’Etat, par exemple en tirant sur l’avion présidentiel.
Le Président Paul Quilès, faisant alors remarquer que, selon
certains interlocuteurs de la mission, le FPR avait joué un jeu qui a beaucoup
inquiété le Président Habyarimana, et encore plus son entourage, en tentant
de le destituer pour corruption par la voie de procédures légales, a demandé
à M. Jean-Christophe Belliard ce qu’il pensait de cette interprétation.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que, sur ce dernier point,
c’étaient les diplomates français en poste à Kigali à ce moment là qui
pourraient répondre.
Il a réitéré son interprétation rétrospective des négociations, selon
laquelle le FPR avait bien souhaité qu’un accord finisse par être signé et
appliqué, tout en préparant le terrain pour des évolutions ultérieures. Il
s’agissait pour le FPR, une fois rentré à Kigali, d’avoir ses arrières assurés et
de disposer des leviers permettant, le moment venu, de passer à l’action.
Rappelant alors que le FPR avait refusé absolument que la CDR soit
incluse dans le processus et que des ministres de ce parti extrémiste puissent
siéger au sein du gouvernement, M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il en
était résulté qu’il n’avait effectivement pas été intégré dans les institutions de
transition.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’en effet, la CDR
n’avait été incluse ni dans le gouvernement, ni dans l’assemblée de transition.
Il a ajouté qu’à un moment donné, tout en ayant renoncé à l’intégration au
gouvernement, on essayait de faire en sorte qu’elle dispose au moins de
quelques députés.
M. Bernard Cazeneuve s’est alors étonné de cette absence de la
CDR, rappelant que l’Ambassadeur Jean-Michel Marlaud avait indiqué àla
mission que c’est parce qu’il avait été accepté par le FPR comme membre du
gouvernement de transition à base élargie qu’on avait accepté de procéder à
l’évacuation de M. Ferdinand Nahimana à la suite de l’attentat.
M. Jean-Christophe Belliard a alors fait remarquer que
M. Ferdinand Nahimana, directeur de la Radio des Mille Collines, n’était pas
membre de la CDR mais du MRND et que c’est à ce titre qu’il avait été
retenu comme membre du gouvernement transitoire à base élargie, le
responsable de la CDR étant M. Théoneste Nahimana.
M. Bernard Cazeneuve s’est alors interrogé sur les raisons pour
lesquelles, quelques semaines après son évacuation de Kigali, M.Ferdinand
Nahimana était à Goma au Zaïre.
M. Pierre Brana a demandé à M. Jean-Christophe Belliard d’une
part, son intime conviction sur les auteurs de l’attentat du 6avril 1994 :
extrémistes hutus ou FPR, d’autre part s’il était exact que le Président
Habyarimana avait accepté que la CDR n’ait pas de représentant au
gouvernement, et, enfin sur ce que venait demander à la France le directeur
de la Radio des Mille Collines à Goma.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que M. Ferdinand
Nahimana voulait d’abord être reconnu et qu’on lui parle; ensuite dans la
mesure où il avait plaidé pour que le poste diplomatique français rencontre le
gouvernement de Gisenyi, dont plusieurs demandes en ce sens avaient déjà
été écartées, on peut penser qu’il revenait à la charge, en tant
qu’intermédiaire.
Sur le premier point, M. Jean-Christophe Belliard a fait observer
qu’il ne disposait pas de plus d’éléments que quiconque et que, de ce fait, il
ne lui paraissait pas intellectuellement honnête de répondre.
Revenant sur le sommet de Dar Es-Salam, le Président Paul Quilès
a demandé à M. Jean-Christophe Belliard si, bien qu’li n’ait pas assisté aux
débats, il avait eu des informations a posteriori sur leur contenu et à quels
éléments le Président Habyarimana faisait allusion lorsqu’il lui avait dit que
c’était une bonne rencontre et que l’affaire allait marcher cette fois-ci.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que le blocage à ce
moment-là venait de la question de l’intégration de la CDR, et d’elle
seulement. Il a précisé que comme le processus avait pris du retard, la CDR,
qui avait été déboutée parce qu’elle avait refusé le code d’éthique, en avait
profité pour entreprendre une ultime tentative en vue d’être intégrée et que
c’est pour cette raison qu’un sommet avait été convoqué à Dar Es-SalaM. Il
a ajouté que le Président Habyarimana ayant accepté que la CDR ne soit pas
intégrée dans les institutions politiques nouvelles, il n’y avait donc plus
d’obstacle à la mise en oeuvre des accords. M. Jean-Christophe Belliard a
précisé que, d’après lui, le fait que le Président Habyarimana lui ait dit que
tout était réglé alors qu’il rentrait à Kigali après avoir prêté serment, qu’on
savait qui étaient les ministres, que le gouvernement était constitué et que les
500 ou 600 hommes du bataillon du FPR étaient déjà sur place, voulait dire
que l’ensemble du dispositif prévu par les accords était prêt à être mis en
oeuvre et allait désormais l’être.
A M. Jacques Myard qui se demandait si le ministère des Affaires
étrangères à Paris se rendait compte que la façon dont le FPR faisait monter
les enchères était lourde de menaces quant à l’application sincère des accords
d’Arusha, M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il n’était pas si
simple de tirer cette conséquence de son attitude. Il a ajouté que, par
définition, le processus des négociations est délicat; il faut faire des
concessions à un moment donné. Il a aussi fait observer que la France n’était
pas le seul observateur mais que la Belgique ou les Etats-Unis l’étaient aussi,
et que, surtout, c’était la partie rwandaise qui faisait ou non telle concession
et que c’était elle qui avait donc accepté que 40 % des effectifs militaires et
50 % des officiers proviennent du FPR.
Il a précisé qu’il y avait eu de nombreux allers et retours entre
Arusha et les capitales avant qu’on s’accorde sur ce pourcentage, et que les
négociations duraient depuis le mois de juin 1992.
Il a enfin expliqué que, lorsqu’on arrive à une formule à l’issue
d’une négociation, elle est, à défaut d’être la formule idéale, celle sur laquelle
on a réussi à s’entendre, et donc à laquelle on adhère.
M. Jacques Myard lui demandant en quelle langue se faisaient les
négociations, M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’elles avaient lieu
en français et en anglais. Il a ajouté que si le représentant des Nations Unies,
un Zimbabwéen, et le facilitateur tanzanien s’exprimaient en anglais, les
représentants du gouvernement rwandais parlaient tous français ainsi que les
trois porte-parole du FPR, MM. Pasteur Bizimungu, Patrick Mazimpaka et
Jacques Bihozagara. Il a précisé qu’en revanche, lorsque les deux délégations
discutaient entre elles, elles utilisaient le kinyarwanda.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite précisé, à la demande de
M. Jacques Myard, que les observateurs avaient accès à la salle des
négociations, les deux parties étant d’un côté et les observateurs ensemble de
l’autre côté.
Faisant remarquer que, si le détachement Noroît avait bien quitté le
Rwanda en décembre 1993 en application des accords d’Arusha, le dispositif
de coopération militaire, constitué de vingt-six assistants militaires
techniques, avait en revanche été maintenu,M. François Lamy a demandé si
cette question avait été abordée lors des négociations.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que dans la négociation,
on ne parlait jamais de «troupes françaises » mais de troupes étrangères,
chacun sachant ce qu’il fallait entendre par là. Il a ajouté que, s’il était clair
que les Français partiraient le jour où la force internationale, qui restait à
définir, émanant soit de l’OUA, soit des Nations Unies, arriverait, en
revanche, la question des assistants militaires techniques n’avait pas été
abordée à Arusha et qu’il ne pouvait donc pas apporter de réponse sur ce
sujet.
Revenant sur la conférence de Dar Es-Salam, le Président Paul
Quilès a demandé si tout le monde savait que la discussion allait porter sur la
participation des extrémistes au gouvernement et au jeu politique.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que c’était l’objet de la
rencontre et que tous savaient que c’était sur cette question qu’allaient porter
les discussions.
Le Président Paul Quilès a alors demandé si les extrémistes qui
entouraient le Président Habyarimana en étaient informés et, en ce cas, s’ils
avaient une idée de la conclusion de la rencontre, c’est-à-dire s’ils pensaient
qu’ils pouvaient échouer. Il a à ce propos évoqué l’hypothèse selon laquelle,
s’ils avaient pensé que le Président Habyarimana était en quelque sorte en
train de les trahir, ils auraient pu organiser l’attentat.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que c’est pour résoudre le
problème de la demande de participation de la CDR que l’ensemble des
négociateurs s’était déplacé à Dar Es-Salam, et qu’il était clair que c’était
bien le sujet qui allait être traité.
Quant à savoir si les extrémistes hutus savaient ce que le Président
Habyarimana avait en tête en arrivant dans la salle des négociations et si le
Président lui-même avait une idée précise du résultat des discussions, il a
avoué son ignorance. Il a ajouté que tout ce qu’il savait était que le Président
Habyarimana avait conclu un accord et qu’il était sorti de la salle des
conférences avec cette assurance.
M. Jacques Myard a alors demandé si, entre la signature des
accords d’Arusha et le sommet du 6 avril 1994, des rencontres avaient eu
lieu pour traiter de la participation de la CDR.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que le 4 août 1993, la
question de la participation de la CDR avait été résolue par la négative,
puisque ce parti avait refusé de signer les accords. Elle avait surgi de
nouveau seulement dans la semaine précédant le 6avril, la CDR profitant des
lenteurs de la mise en oeuvre du processus d’Arusha pour tenter de revenir
dans le jeu.
M. Jacques Myard s’est alors demandé si, la réunion étant
convoquée pour traiter de la participation de la CDR mais le FPR la rejetant
et les dirigeants de cette même CDR se doutant que le Président
Habyarimana allait accepter leur exclusion, on pouvait envisager qu’ils aient
appris sa décision de céder lors de sa sortie de la salle de conférence et qu’ils
soient ensuite passés à l’acte et aient provoqué l’attentat contre son avion.
Il s’est alors posé la question de savoir si la France avait fait
pression sur le Président Habyarimana pour qu’il cède sur la participation de
la CDR.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il n’en savait rien.
Le Président Paul Quilès a alors cité le passage suivant du rapport
de fin de mission de l’Ambassadeur Jean-Michel Marlaud.
« L’objectif était, pour le MRND de débaucher suffisamment
d’opposants pour détenir une minorité de blocage d’un tiers et, pour le
FPR, d’obtenir la majorité de deux-tiers qui lui permettait d’imposer sa loi.
La CDR pouvait avoir un rôle charnière.
A l’Assemblée nationale, tous les sièges avaient été répartis. Seul
demeurait ouvert le problème de la CDR, le parti extrémiste hutu souhaitant
signer le code d’éthique politique et obtenir ainsi un siège à l’assemblée.
Le FPR s’y est opposé. Le Président Habyarimana et les partis
d’opposition y étaient favorables. La communauté internationale avait aussi
pris position en faveur de cette signature qui permettait ensuite de faire
pression sur la CDR pour qu’elle respecte le code d’éthique politique inclus
dans les accords d’Arusha et interdisant d’attiser les haines ethniques et
régionales. »
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que ces questions se
négociaient à Kigali, et que, pendant ce temps, il était lui à Dar Es
-SalaM. Il
a ajouté que ce n’était que le 3 ou le 4 avril qu’il avait appris, les Tanzaniens
faisant les préparatifs, qu’une conférence allait se tenir et que le sommet avait
eu lieu le 6.
En revanche, M. Jean-Christophe Belliard a indiqué qu’à son avis le
Président du Burundi, Cyprien Ntaryamina était mort tout simplement parce
que son avion était trop lent. Il a ajouté en effet qu’il avait entendu le
Président Habyarimana lui proposer de l’emmener, en ces termes: « Viens,
ce sera plus rapide. Viens jusqu’à Kigali, ensuite je te prête mon avion
jusqu’à Bujumbura. »
Le Président Paul Quilès lui demandant s’il avait discuté avec les
membres de l’équipage de l’avion avant le décollage,M. Jean-Christophe
Belliard a répondu qu’il avait eu avec eux une conversation banale, pour
passer le temps, et qu’ils n’avaient pas l’air particulièrement inquiets.
M. Jacques Myard a considéré qu’il ressortait de l’audition de
M. Jean-Christophe Belliard que le processus dans lequel les Rwandais de
l’intérieur et le FPR s’étaient engagés pouvait, selon la façon dont il était
géré, se retourner contre les uns ou les autres, et qu’ils étaient conscients les
uns et les autres qu’il reviendrait à celui qui jouerait de la manière la plus
fine, la plus forte et la plus rapide au moment opportun de porter l’estocade,
l’issue des événements se décidant pendant cette période intermédiaire.
Il a jugé que, dans ces conditions, éliminer le Président Habyarimana
était un jeu dangereux aussi bien pour l’une que pour l’autre partie. En effet,
du côté du FPR, éliminer le Président Habyarimana signifiait se priver de la
période d’essai pendant laquelle on allait pouvoir acquérir la maîtrise des
leviers du pouvoir. Du côté de la CDR, l’assassinat du Président
Habyarimana pouvait faire perdre toute maîtrise de la situation. M.Jacques
Myard en a conclu que les assassins du Président Habyarimana s’étaient
comportés comme des apprentis sorciers.
M. Jean-Christophe Belliard a rappelé que la méfiance était
intrinsèque à toute négociation et que, devant le même résultat, on pouvait
provoquer l’événement irréparable en se préparant à l’éventualité de l’échec,
ou enclencher la réussite en jouant le jeu de l’accord.
M. Jacques Myard s’est alors demandé si le processus d’Arusha,
qui était un processus politique, avait la moindre chance de succès dès lors
qu’on connaissait la permanence du fait ethnique, et si l’opposition entre
Hutus et Tutsis ne viciait pas structurellement tout processus démocratique.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’on n’aurait pas
imaginé le 3 ou le 4 août ce qui allait se produire ensuite, puisqu’un
processus de ce type venait de réussir au Burundi.
Il a ajouté que, lors de sa première arrivée au Rwanda, à 19 ans, il
avait posé sa bicyclette, planté sa tente et s’était retrouvé au milieu d’une
centaine d’enfants ; sa première question avait consisté à leur demander s’ils
étaient Hutus ou Tutsis ; ils l’avaient regardé effarés.
Il a précisé que cet effarement l’avait amené à s’intéresser de
manière particulière à cette question de l’opposition entre Hutus et Tutsis,
mais que plus il s’y intéressait, moins il était capable de trouver de réponse.
Indiquant qu’il ne pouvait pas dire qu’il n’y avait pas de fait
ethnique, il a souligné surtout qu’il voyait mal aujourd’hui, compte tenu de
ce qui s’était passé, comment on pouvait trouver une troisième voie, alors
qu’il avait cru que l’avenir du Rwanda serait dessiné par la mouvance et les
idées d’hommes politiques comme MM. Twagiramungu ou Ngulinzira.
L’ensemble de cette tendance ayant été liquidée après le 6 avril 1994, il ne
voyait plus quelles perspectives pouvaient s’ouvrir pour le Rwanda.
Il a alors fait état des équations formulées à propos des événements
du Rwanda : « France = Habyarimana, Habyarimana = génocide, donc
France = génocide ». Il s’est déclaré en désaccord avec un tel raisonnement,
et a jugé que si la France avait effectivement des relations avec Habyarimana,
on ne pouvait pas établir un rapport d’égalité entre Habyarimana et le
génocide.
Revenant sur la CDR, M. Jacques Myard lui a demandé s’il avait
pu constater l’influence des extrémistes hutus sur la délégation du
gouvernement rwandais pendant la négociation d’Arusha.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que tel était le cas.
Relevant néanmoins que la conclusion aurait été plus rapide si le FPR avait
accepté de faire plus de concessions, il a rappelé que, comme il l’avait dit
dans son exposé liminaire, lorsque le Ministre Ngulinzira avait accepté une
formulation, il allait ensuite voir l’Ambassadeur Kanyarushoki qui lui
répondait que si le Président en était d’accord, d’autres ne l’étaient pas et
qu’il devait aussi tenir compte de leur avis. Il a ajouté qu’il avait même
assisté à plusieurs reprises à des scènes de désaccord au sein de la délégation
du gouvernement rwandais ; on levait alors la séance et on remettait la suite
de la discussion à plus tard.