Citation
José Kagabo, un intellectuel franco rwandais, d'origine tutsi,
Directeur de Recherches des études africaines à l'EHESS ( Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales) n' a pas vécu le génocide, il n'en
est pas rescapé car il était loin de sa patrie d'origine, lors des
événements. Mais beaucoup de sa famille, de ses proches et amis ont été
décimés. Pour lui, il y a un devoir moral, un devoir de mémoire, pour
les rescapés et ceux qui ont disparu qu'il faut à tout prix
réhabiliter.
Entretien :
Quelle est votre position par rapport à ce qui s'est passé au Rwanda ?
Mon positionnement par rapport au génocide dans mon pays, s'appuie
avant tout sur des faits avérés.
Si l'on revient une vingtaine d'années en arrière, comment passe-t-on
de la haine raciste au génocide ?
C'est une haine qui s'est construite,
elle a pris du temps pour grandir. Ce n'est pas une abstraction, elle
s'inscrit dans la réalité des faits sociaux du Rwanda. Cela date de
l'époque coloniale. A cette époque-là, il s'agissait de construire des
catégories de pensées ethniques : les tutsis, les hutus et de les
décrire de façon racialement différenciée.
A supposé que ces différenciations raciales en elles-mêmes ont eu des
échelles. Mais le plus grave dans cette différenciation, reste le côté
psychologique qui a accompagné cette différenciation. Attribuer des
traits valorisants aux tutsis et du coup dévalorisant pour les autres,
ça crée quelque chose comme de la frustration qui se transforme ensuite
en auto dévalorisation.
Cela devient un complexe assumé et non plus une marque d'identité ?
Oui et de là on passe à la propagande. Deux individus peuvent se haïr mais
encore faudrait-il que cette haine pour « passer à l'acte » soit
soutenue politiquement. Et dans l'espace de la propagande qui avilit
l'autre, on commence à fabriquer la figure de l'ennemi. Et pour pouvoir
le supprimer, il faut d'abord « le construire » dans sa dangerosité.
L'ennemi devient donc la négation de l'autre ?
Oui il devient extrêmement dangereux, le Tutsi n'est plus autochtone, il vient
d'ailleurs, donc c'est un conquérant. On fabrique ainsi la haine qu'on
doit lui vouer « il est d'ailleurs, il n'est pas comme nous et il a
conquis » !
Cela crée un terrain de légitimité ?
Oui c'est le préliminaire au
passage à l'acte, on le décrit ensuite comme étant « arrogant » donc il
ne se considère pas comme un « humain » pour toutes ces raisons il faut
s'en débarrasser.
Un demi-siècle de construction d'un mythe pour parvenir à l'épuration
ethnique ?
Oui cela s'est fait dans la durée, cela a hanté les
consciences populaires.
Quand le passage à l'Acte est survenu, cela a aussi signifié d'autres
choses ?
Oui il s'agissait avant tout une fois le passage à l'acte
confirmé, de défendre un espace politique. Un espace considéré
« vital » pour pérenniser une « identité sans souillure » puisque
l'ennemi était supprimé.
Pour le supprimer, on l'a déshumanisé ?
Oui le « cafard » avait perdu à force de propagande son enveloppe humaine et le passage
à l'acte s'est fait sans état d'âme.
Aujourd'hui, la relecture de ce qui s'est passé qu'implique-t-elle
comme omission ?
Le fait que les « historiens » se fichent encore et
toujours de l'histoire, celle de la mobilité sociale d'un pays, qui est
cependant hyper importante dans l'ensemble de cette région. Des groupes
d'individus circulaient à l'époque de l'Est du Congo vers le Rwanda
pour s'installer durablement. Ces individus se mariaient avec des
rwandais. Certains devenaient rwandais, d'autres retournent au Congo
pour devenir congolais. Le premier Président du régime Hutu du Rwanda
est un descendant de 3e génération d'un mutin de la région de
Kisangani. Donc le Président Kahibanda est issu d'une famille venue au
beau milieu du XIXe siècle de la région de Kisangani et
progressivement sa famille s'y est installée. Lui est né au Rwanda mais
pas son père. C'est lui le plus grand porteur de l'idéologie HUTU et de
la pureté ethnique depuis des temps ancestraux. Son successeur, qui l'a
évincé par un coup d'Etat, Juvénal Habyarimana, est lui-même descendant
d'un ancien rwandais qui avait migré de ce qui n'était pas encore le
Congo belge pour des raisons peu flatteuses, vers le sud de l'actuel
Ouganda. Habyarimana est venu comme cuisinier des pères blancs et
catéchistes ougandais d'origine. C'est donc lui qui se réclame du
« HUTU POWER » !
Donc l'extermination a complétement occulté l'histoire sociale du
pays ?
Oui en des mots plus crus, on s'en fichait éperdument. Et je
suis à peu près convaincu que dans d'autres pays de la région, on peut
trouver un scénario similaire. Je connais bien le Rwanda et je peux me
prononcer, mais je ne serais pas étonné si on trouvait des situations
analogues au Mali ou ailleurs dans des pays où on mobilise des
catégories ethniques.
L'histoire doit être écrite ?
Oui par tout un certain nombre d'acteurs.
Ceux qui l'ont vécu dans leur chair, ceux qui ont été traqués comme des
cafards, ceux-là ont des choses à dire. Ils portent une partie de
l'histoire du génocide. Ce n'est pas simple pour eux, car il leur
faudrait pouvoir l'écrire dans leur langue maternelle, le kinyarwanda.
Ce qui n'est pas évident et d'ailleurs même pour le terme génocide au
Rwanda, ils ont repris le terme en français pour le nommer. Il y a une
véritable difficulté dans la conceptualisation. Néanmoins quelques
témoins commencent à se faire aider pour écrire.
Presque vingt ans ont passé, ont-ils digéré ?
Non il est encore trop
tôt. Et leur défi premier aujourd'hui est de se reconstruire,
psychologiquement, socialement, économiquement et politiquement.
Les tribunaux populaires, les Gacacas ont beaucoup aidé ?
Et ils
viennent de terminer leurs travaux, cela a aidé certains comme cela a
pu en faire replonger d'autres. Dans le souvenir de la douleur, mais
ces témoignages sont à considérer. Mais il y a aussi des faits
objectifs que les témoins directs ne peuvent pas éclairer, quelques
exemples : quand ils arrivent au pénal, les questions blessantes qui
leur sont souvent posées du genre « vous étiez cachés dans votre
marais, comment avez-vous pu voir ce qui se passait » sur la colline ?
C'est le problème cruel de la preuve qui se pose encore une fois.
Le déroulement des faits, n'est pas en lui-même l'alpha et l'oméga du
génocide selon vous ?
Oui c'est l'idéologie qui a préparé le génocide.
Les textes de la propagande ou les fameux dix commandements du Hutu,
révèlent l'ampleur de la machination et l'atrocité qui allait
s'ensuivre. Toute une série de relais ont aidé en ce sens : la presse,
les radios, tout ceci constitue assez d'éléments de preuve et marquent
cette idéologie nécessaire au processus de passage à l'acte. C'est tout
de même ahurissant que le génocide au Rwanda a été commis à ciel
ouvert. Il existe des images de télévision, à l'époque je me demandais
comment des tueurs pouvaient s'exhiber en plein jour alors qu'ils
étaient en train de tuer.
Que pensez-vous depuis lors des tergiversations de la Communauté
internationale ?
On pointe la communauté internationale, mais
qu'est-elle au fond ? la Chine en fait partie, la Russie mais il y a
aussi les petits pays qui sont aussi membres de la fameuse communauté
internationale ! Est-ce que tous les membres de cette communauté sont
porteurs d'égale responsabilité ? il ne faut pas se payer des mots.
Quelle est la responsabilité des Etats Unis ? De n'être pas intervenu.
Et la responsabilité des Nations Unies, d'avoir appelé ses troupes
quand les casques bleus belges se sont fait tués.
Et la France là dedans ?
La France a constitué la plus grande partie
de l'aide financière, diplomatique, politique du régime qui a commis ce
génocide. La France intervient en plein génocide pour évacuer des
européens et même leurs chiens ! L'évacuation des blancs avec leurs
animaux domestiques est bien documentée, il y a des archives en ce
sens. Et peu après cette évacuation, la France a obtenu une résolution
du Conseil de sécurité pour intervenir avec l'opération dite
« Turquoise »
L'opération Turquoise toute une polémique ?
Il y a des défenseurs et
des détracteurs. Moi je ne crois pas un traître mot du discours
officiel qui dit que l'objectif de l'opération turquoise était de
sauver des vies. Cela n'était qu'un calcul géostratégique. Il se trouve
que dès le départ il y avait des accords au Sommet de l'Etat français
et c'est peut-être pour cela le fiasco de l'opération Turquoise. D'un
côté on avait François Mitterrand et Alain Juppé qui étaient pour une
intervention musclée quitte à affronter les forces du front patriotique
rwandais et de l'autre, Edouard Balladur et François Léotard qui s'y
opposaient et demandaient en remplacement une action humanitaire
profilée dans un temps court et à partir de là, ce qui était à l'époque
le Zaïre. Il y avait alors, deux doctrines différentes. Ainsi Turquoise
arrive en retard, l'armée génocide est en débâcle et Turquoise se
réduit à une poche du Sud-Ouest du Rwanda sans rien pouvoir faire. Dans
cette poche du Sud-Ouest du Rwanda, il y a eu des tueries massives.
Pourquoi Turquoise ne les a pas arrêtées ? Le livre de Laure de
Vulpian sur Turquoise part sur une question épineuse : comment s'est
déclenché le génocide ? On dit que l'avion du Président de l'époque a
été abattu et donc pour certains, ce sont les Hutus par colère qui ont
réagi en décimant les Tutsis. Mais cette thèse officielle fait fi de
toute la lecture idéologique des Hutus !
Donc c'est un prétexte ?
Absolument, les tueries avaient commencé déjà
de façon sélective dans certaines régions. Mais ce qu'il faut savoir,
c'est que les armes avaient déjà été distribuées « la machette » par
les miliciens du régime. Certains miliciens avaient été entraînés
militairement au maniement de la grenade par la coopération française.
On voit bien tous les mécanismes se mettre en place. Et on veut tout
réduire à un avion qui est tombé ? On va simplement chercher « l'auteur
de l'attentat » côté français on monte d'abord la thèse du front
patriotique rwandais ; on l'accuse de vouloir prendre le pouvoir quel
qu'en soit le prix y compris en sacrifiant « ses frères tutsis »
On fabrique une idéologie oblique ?
Oui on propose une écriture oblique
du génocide. Cette thèse finit par tomber à l'eau suite à l'enquête de
Jean Louis Bruguière, le juge antiterroriste et Marc Trévidic reprend
le dossier sur place, ce que Bruguière n'avait jamais fait. En menant
une enquête plus sérieuse avec son équipe sur place, et en arrive à des
conclusions différentes de son prédécesseur. Tout ceci pour dire encore
à quel point c'est laborieux d'écrire sur l'histoire du génocide au
Rwanda.
La controverse est compliquée ?
Oui car se mêle le politique et le
juridique à des fins inavouées. Cette fin-là visait à affaiblir le
pouvoir Tutsi. Pour éviter toute controverse, chaque fois que la
question est posée, je renvoie aux archives communément appelés « les
fonds Mitterrand » ce sont des comptes rendu de réunions restreintes
qu'il tenait. Je suis frappé par son obsession anti anglo saxonne. Il
considérait que les anglophones envahissaient un pays dévolu à la
francophonie. Dans une de ces réunions François Mitterrand dit « de
quoi allons-nous avoir l'air devant d'autres chefs d'Etat
francophones » ?
La théorie de l'exemplarité poussée à l'extrême ?
Oui, voilà comment on
a tenté d'inverser la notion de responsabilité. Mais alors qui a
autorisé un juge comme Bruguière à tirer des conclusions aussi hâtives
avant même que d'avoir enquêté sur place ? Tout simplement le sentiment
d'appartenir à un grand pays puissant dont l'intégrité morale ne devait
pas être discutée. Il y avait vraiment une dimension psychologique de
mépris, un genre de paternalisme.
Pourquoi n'avez pas écrit sur l'histoire du génocide ?
Je vais le
faire, je pense avoir pris assez de recul. Ce n'était pas le cas
auparavant. Je suis en plus Tutsi et français et à l'époque cela me
mettait dans une position inconfortable. Après avoir écrit un article
état d'âme dans « les temps modernes » je me suis vu comme interdit de
paroles assez curieusement. Je soupçonnais « mes petits camarades » en
France de me taxer de subjectif. Il a fallu que l'Université de
Michigan m'invite à donner un cours trimestriel pour que ma parole soit
libérée. C'était en 1999, ils voulaient un cours trimestriel sur la
Françafrique avec un focus sur le génocide au Rwanda. J'étais aussi
prisonnier de mon métier d'historien et il fallait aussi présenter des
documents probants pour étayer mes thèses.
J'ai finalement accédé à ces documents en 2007 en travaillant dans une
commission rwandaise devant exhiber les responsabilités de la France,
pendant le génocide. Les archives du Fonds Mitterrand ont enrichi ma
compréhension de ce qui s'était passé. Entre temps le TPIR (Tribunal
Pénal International pour le Rwanda) a produit des documents judiciaires
qui complètent les documentations que l'on peut réunir aujourd'hui et
avec les fameuses Gacaca dont il est question
Ces Gacacas ont-elles fait du bien au fond ?
Oui et non mais cela a
libéré la parole et a permis de connaitre les catégories des
responsabilités, ceux qui ont utilisé la violence et le crime dans
l'exercice de leur fonction politique et militaire, la seconde
catégorie qui est aussi très active et il s'agit des milices et la
troisième catégorie, serait ce qu'on pourrait appeler les « petits
criminels » ceux qui ont brûlé une maison ou violé la fille de la
voisine.
Criminaliser collectivement est une erreur par conséquent ?
Oui
aujourd'hui, nous avons les moyens de documentaliser les différents
niveaux de criminalité, mais il serait par exemple malsain et à terme
dangereux de faire porter à un gamin, les responsabilités des adultes.
Aucun gamin du Monde ne serait heureux de découvrir son père ou sa mère
dans un ravin. Imaginez avoir un père tueur, c'est très lourd à
porter ! De grâce ne taxons pas de criminel ce gamin qui souffre
d'avoir un père criminel.
Comment justement traiter ce genre de traumatisme et dissocier les
niveaux de responsabilité ?
« À mon père de porter son chapeau, et que
l'on me laisse tranquille dans ma citoyenneté et plutôt que l'on m'aide
pour alléger ce fardeau d'avoir un père tueur criminel. Que la société
m'en donne les moyens mais qu'elle ne m'accuse pas pour les fautes que
je n'ai pas commises !
Aujourd'hui qu'en est-il des rescapés face à l'histoire ?
Ils n'en
parlent pas tellement, c'est un mécanisme de défense pour eux car en
plus de devoir se reconstruire ils sont plongés dans une société qui
est très dure de mon point de vue : un pays pauvre qui tente de se
reconstruire alors que structurellement il est effondré. Avec des mots
d'ordre politique du genre « construisons vite notre pays » et ce n'est
pas plus mal.
Des rescapés face à un réel hyper complexe ?
Oui ils n'ont pas le choix
mais ils le font sans point de repère réel. Mais certaines douleurs
sont terribles et c'est innommable.
Que pensez-vous de l'intervention française au Mali ?
Je dirai qu'en
temps normal, n'étant pas malien mais rwandais, rien ne m'autoriserait
à être pour ou contre. Ceci étant dit, je peux comprendre qu'une des
motivations de cette intervention, soit le fait de vouloir stopper
« l'islamisme » dans la région, mais après on fait quoi ? La société
malienne restera fragilisée avec des rancoeurs indicibles. Et ce sont
ces rancoeurs-là qui alimentent le trauma des sociétés civiles. Et
c'est un éternel recommencement dans la région. Pourquoi intervient-on
au Mali pour stopper l'Islamisme et pas au Niger, en Mauritanie ?