Citation
Les soutiens européens
à l’ethnisme
J e a n - P a u l
G o u t e u x
Depuis les travaux de Goldhagen sur la Shoah, ni les « difficultés économiques, ni les moyens de coercition d’un
État totalitaire, ni la pression socio-psychologique, ni
une inclination irrépressible de la nature humaine » ne peuvent
être considérées comme des explications satisfaisantes de l’holocauste 1. Pour accomplir une transgression aussi forte que celle de
tuer des femmes et des enfants désarmés, implorant la pitié dans sa
propre langue, il faut une puissante motivation. Les perpétrateurs
sont motivés par une idéologie raciste qui permet le génocide et le
justifie. Le génocide, crime d’État, est le produit d’une idéologie
d’État, entretenue par les structures politiques et administratives de
l’État. La Shoah a été le résultat de l’adhésion consensuelle à l’antisémitisme. De même, le génocide rwandais est basé sur une forme
particulière de l’ethnisme. Cette idéologie se dissimule sous une
fausse connotation ethnologique et scientifique, ce qui lui permet
d’apparaître « politiquement correcte » et explique sa banalisation
actuelle ainsi que l’impunité de ses relais. Pourtant, entre ces idéologies qui accoucheront toutes deux d’un génocide, le parallélisme
est frappant. L’antisémitisme est devenu l’idéologie officielle en
Allemagne dès 1933, avec l’arrivée démocratique d’Hitler au pouvoir. De même, l’ethnisme du Parmehutu 2, l’idéologie du « peuple
majoritaire », a été instrumentalisée par la République rwandaise
depuis sa fondation en 1959-1961. Au Rwanda, pays sans ethnies
au sens propre du terme, l’ethnisme est un legs de la « raciologie »
du début du siècle, incorporant le « mythe hamite » de Gobineau 3.
Ces mêmes théories bio-sociologiques se retrouveront pêle-mêle
dans la Weltanschauung national-socialiste.
Quasimodo, n° 6 (« Fictions de l'étranger »), printemps 2000, Montpellier, p. 39-51
Texte disponible sur http://www.revue-quasimodo.org
1 – Daniel Jonah Goldhagen,
Les Bourreaux volontaires
de Hitler, Paris, Seuil, 1997.
2 – Parti du mouvement et
de l’émancipation des Hutu.
Parti unique-ethnique, au pouvoir
jusqu’en 1973, date du coup
d’État de Juvénal Habyarimana.
3 – Pierre-André Taguieff,
La Couleur et le sang. Doctrines
racistes à la française, Paris,
Mille et Une Nuits, 1998.
39
Un génocide est d’abord le produit d’ une idéologie
4 – En particulier les pères belges
Ernotte et Dejemeppe, sous
la supervision de Mgr Perraudin.
Le texte intégral du Manifeste
se trouve dans F. Nkundabagenzi,
Le Rwanda politique (1958-1960),
Bruxelles, CRISP, 1961.
5 – Jean-Pierre Chrétien,
« Préface. La France et
le Rwanda : aveuglement,
cynisme ou fanatisme ? »,
in Jean-Paul Gouteux
Un Génocide secret d’État.
La France et le Rwanda,
1990-1997, Paris,
Éditions Sociales, 1998, p. 16.
40
Or, l’ethnisme hutu, racisme exploitant politiquement la notion
d’une « autochtonie hutue » pour asseoir le pouvoir d’une minorité
d’ethnocrates sans scrupule, a eu de multiples soutiens occidentaux.
À commencer par les Pères Blancs qui « aideront » Grégoire
Kayibanda à rédiger les « Notes sur l’aspect social du problème
racial indigène au Rwanda » connu sous le nom de Manifeste des
Bahutu 4. Ce texte fondateur de la République hutue, où est décidé
le maintien des mentions raciales (hutu, tutsi, twa) sur les cartes
d’identité, sera imprimé en 1957 sur les presses des Pères Blancs.
Le Mouvement Ouvrier Chrétien s’impliquera très activement avec
les autorités belges en 1959 dans ce qui débouchera sur une nouvelle Saint-Barthélemy à l’encontre des Tutsi, considérés non pas
selon leurs statuts sociologiques, mais comme une « race » qualifiée d’étrangère au Rwanda, « pays des Bahutu ». L’idéologie ethniste, développée pour justifier cette implication coloniale dans ces
premiers massacres à caractère raciste, engendrera en Belgique une
légitimation anticipative des pogroms meurtriers de 1961-64 et 1973.
Elle servira également de support aux fantasmes des experts militaires français et à leur soutien zélé à la dictature du président Juvénal
Habyarimana de 1990 à 1994. La même idéologie sert encore à justifier l’aide ininterrompue au Hutu Power de divers groupes de pression, liés avec l’ancien régime et aux « réfugiés » de 1994.
Le discours ethniste des intellectuels hutu et de leurs sponsors
occidentaux est basé sur quelques schémas directeurs simples :
– Une vision de la réalité réduisant tout à un antagonisme ethnique :
la race est un principe transcendant.
– L’entretien de la haine contre les Tutsi en falsifiant l’histoire du
Rwanda, en les assimilant à des êtres nuisibles ou malfaisants : cancrelats, serpents (citations bibliques à l’appui), diables, etc.
– La victimisation permanente des Hutu, toujours associée à cette
diabolisation des Tutsi.
Pour reprendre la comparaison de l’historien Jean-Pierre
Chrétien : « Cette ingénierie idéologique a fonctionné avec autant
d’efficacité que naguère, sous d’autres cieux, le schéma du “Juif
errant au nez crochu”. » 5
Au Rwanda et au Burundi l’ethnisme fonctionne comme un cercle
vicieux, c’est ce qui explique son emprise sur les populations. Les
catégorisations socio-économiques traditionnelles : Tutsi-éleveur
et Hutu-agriculteur (ainsi que Twa-chasseur), n’ont plus guère de
signification aujourd’hui. Les communautés hutue et tutsie ne sont
plus que des communautés de la haine et de la peur de l’autre. Dans
cette logique de l’absurde, il suffit d’alimenter cette haine et cette
peur par des crimes racistes pour entretenir leur cohérence et justi-
Les soutiens européens à l’ethnisme
« Puissent les enfants noirs
recevoir, chaque jour
plus nombreux,
les incomparables
richesses du Baptême et
de l’Eucharistie. »
Père J. Cussac (des Pères Blancs),
Un Géant de l’apostolat.
Le cardinal Lavigerie, Paris,
Librairie Missionnaire et
Toulouse, Apostolat de la prière,
non daté, p. 186.
fier leur existence. Ces communautés « historiquement inventées » 6
sont bien réelles, certes, mais leur « réalité » est celle d’une construction idéologique raciste, auto-entretenue par la violence qu’elle
génère. Il existe là une véritable dynamique perverse, confortant les
analyses ethniques au nom de la « realpolitik ». Ainsi, le génocide,
que cette idéologie a permis, est aussi son auto-justification, il est
à la fois sa conséquence et sa consécration. Les cautions occidentales à l’ethnisme, en premier lieu celle de l’Église catholique qui a
porté la République hutue sur les fonds baptismaux, ancrera fortement l’idée, chez les intellectuels hutus des générations suivantes,
du bien fondé des violences ethniques et de leur légitimité. Outre
la mouvance catholique qui en est à l’origine, l’ethnisme hutu a en
Occident d’autres formes de relais : militaire, politique, médiatique
et scientifique. Nous les aborderons successivement, les illustrant
par quelques exemples.
Pourquoi cet engagement, qui apparaît souvent passionnel, dans
une telle idéologie ? Il peut paraître surprenant que cette auto-construction haineuse, qui a été et continue d’être politiquement instrumentalisée, soit soutenue par le staff de certaines associations de
défense des droits de l’Homme. Ainsi, la défense de l’ethnisme hutu
est souvent le fait d’individus dont on ne peut mettre en doute la sincérité et dont par ailleurs le dévouement et l’intégrité sont exemplaires. C’est en particulier le cas des milieux catholiques et apparentés, notamment dans certaines ONG 7. De la même façon, on a pu
autrefois être antisémite en toute bonne conscience. On se retrouve
là encore dans une situation de croyances consensuelles associées à
une symbolique du Bien et du Mal qui s’ancre profondément dans
l’inconscient. La signification perverse de l’ethnisme est volontairement ignorée et toute remise en question est refoulée. Il semble
évident que le dépassement de cette profession de foi passe par un
retour aux valeurs républicaines et à la citoyenneté.
6 – Marc Le Pape,
« Des journalistes au Rwanda.
L’histoire immédiate d’un
génocide », Les Temps Modernes,
n° 583, juillet-août 1995,
p. 161-173.
7 – Les dérives de Caritas et
d’Amnesty International sont
brièvement évoquées dans
Un Génocide secret d’État,
op. cit. p. 44, 122-123 et 129-136.
41
Le rôle des « experts militaires » de l’état-major
particulier de François Mitterrand
8 – Vraie-fausse opération
humanitaire, Turquoise a été
lancée par l’État-major de
François Mitterand, dans le but
d’aider les forces du génocide
mises en déroute par le Front
Patriotique Rwandais.
9 – Luc Cambrézy,
Politique Africaine, n° 68,
décembre 1997, p. 137.
10 – Colette Braeckman,
Rwanda. Histoire d’un génocide,
Paris, Fayard, 1994, p. 300-301.
11 – Alex de Waal, « En toute
impunité humanitaire »,
Le Monde Diplomatique, n° 529,
avril 1998, p. 32. Ce qui ne
dédouane pas l’inqualifiable
aveuglement de ce journal et
de son spécialiste Afrique,
Philippe Leymarie, en avril,
mai, juin 1994.
[Ndlr. voir également
Jean-Paul Gouteux, Le Monde,
un contre-pouvoir.Désinformation
et manipulation sur le génocide
rwandais, Paris, L’Esprit frappeur,
1999.]
Berth, Zoo, n° 7, octobre 1998
42
Suite logique de l’engagement militaire français auprès du
régime Habyarimana depuis 1990, l’opération militaro-humanitaire Turquoise 8 de juillet 1994 a privé le FPR de sa victoire. Elle
a évité à l’appareil du génocide une déroute totale, militaire et
morale. L’idéologie du génocide n’a pas été bannie, mise hors la
loi comme l’idéologie nazie après la seconde Guerre mondiale. Elle
s’est exportée au contraire dans l’ex-Zaïre, au Kenya, en Tanzanie,
en Europe avec l’appareil du génocide qui escortait les « réfugiés »
hutus. Les cadres rwandais impliqués, sinon dans les crimes racistes,
du moins dans l’ethnisme hutu, forment aujourd’hui un immense
réseau « dont les éléments les plus lointains peuvent se rencontrer en Australie comme en Scandinavie, aux Seychelles comme au
Canada » 9. Le statut de réfugié accordé par le Haut Comité aux
Réfugiés (HCR) leur permet de nier ou de justifier (parfois simultanément) le génocide en toute candeur.
Rappelons que l’opération Turquoise, arrachée au Conseil de
sécurité de l’ONU (grâce aux voix du gouvernement génocidaire
rwandais et de Djibouti) malgré l’hostilité générale, a permis aux
organisateurs du génocide de se replier au Zaïre en conservant leur
instrument médiatique, la Radio des Mille Collines (RTLM), et
d’organiser l’exode de ceux que l’on a appelés à tort les « réfugiés hutu ». Comme le remarquait Colette Braeckman : « Alors que
le reste du Rwanda, passé sous la direction du Front Patriotique,
semblait à peu près pacifié, la “zone humanitaire sûre” renferma
jusqu’au bout une effrayante concentration de miliciens armés et
agressifs... » 10 La convention de 1951 définit un réfugié comme
une personne « fuyant une crainte fondée de persécution ». Elle
interdit bien évidemment que ce statut soit accordé aux criminels
de guerre. Or les masses hutu ont quitté le Rwanda, encadrées par
les Forces Armées Rwandaises (FAR) et
sous les ordres de criminels contre l’humanité. Elles fuyaient sous l’influence
de ces autorités, de la propagande raciste
de la RTLM, mais aussi en raison de leur
rôle actif ou passif dans les massacres qui
venaient d’être accomplis. En l’occurrence,
les persécuteurs étaient clairement les miliciens Interahamwe, les soldats fugitifs, les
autorités et les paysans qui avaient participé
aux massacres de masse, mais non le nouveau gouvernement rwandais. Le Monde
Diplomatique a été le seul média à souligner cette évidence 11.
Les soutiens européens à l’ethnisme
L’importance majeure de l’armée et des lobbies militaires dans la
conduite de la politique française au Rwanda a été d’une manière
générale très sous-estimée 12. Ce sont pourtant les militaires qui
étaient sur le terrain et qui ont permis cette collusion de l’État français avec un État génocidaire, par leur engagement auprès des Forces
Armées Rwandaises, par les rapports que les services secrets DGSE
et DRM (Direction des Renseignements Militaires) fournissaient à
l’Élysée, par leur zèle à défendre l’idéologie ethniste des adeptes du
Hutu Power. Il y avait concordance totale entre l’ethnisme des ethnocrates hutue et l’idéologie instrumentalisée par le lobby militaroafricaniste tout puissant à l’Élysée. Le rôle « des officiers supérieurs
de l’état-major particulier [de François Mitterrand] » a été déterminant, contribuant « de manière décisive à l’aveuglement de l’Élysée
dans la région des Grands Lacs de 1990 à 1994 », comme le reconnaît l’africaniste Jean-François Bayart. « Leurs vues “ethnicisantes”
et leur complexe de Fachoda 13 ont pu se donner libre cours [...]
surtout au sujet du Rwanda [...] où les officiers, généralement issus
des troupes de marine, ont eu tout le loisir de fantasmer l’Afrique de
leurs rêves ou de leurs cauchemars. » 14
Les ethnocrates hutus ont largement utilisé pour justifier le génocide « la peur d’être tué », la crainte d’un génocide organisé par le
Front Patriotique Rwandais 15. C’était en 1993 la base de la propagande extrémiste de la CDR (Coalition pour la Défense de la
République) l’excroissance ouvertement génocidaire de l’ex-parti
unique MRND. En France aussi, la logique militaire avait besoin
de la « terreur tutsi ». Elle a largement répandu, via une désinformation efficace, la croyance que les « Khmers noirs » du FPR
allaient faire régner la barbarie sur les 80% de la population hutue,
« viscéralement hostiles aux Tutsi » 16. Alain Juppé, alors ministre
des Affaires étrangères, a exprimé cette idée en juin 1994 : « Le
régime Habyarimana constituait un barrage contre l’irruption de
la barbarie » 17. Cet argument de la CDR a été réutilisé dans les
hautes sphères françaises pour justifier l’alliance jusqu’au-boutiste avec le pouvoir hutu d’Habyarimana, puis avec la mouvance
du Hutu Power. Il témoigne d’un déficit d’information et donc du
mauvais travail – ou du travail partisan – de nos services secrets,
en restant aveugle aux faits qui la démentaient. Le Front Patriotique
Rwandais, bien que lancé par d’anciens réfugiés tutsis (les plus
anciens réfugiés d’Afrique), considérait les Rwandais comme des
« Banyarwanda » sans distinction raciale. Un de ses principes de
base était le refus de l’idéologie ethniste. Cette volonté se traduisait
par la présence parmis ses dirigeants comme parmis ses simples
soldats, de Hutu et de Tutsi 18. Le FPR s’était allié aux partis d’opposition non ethnique (refusant le Hutu Power) dans le choix commun d’un Rwanda pluraliste et démocratique, ce qu’avaient entériné les accords d’Arusha 19. Par son soutien aux Forces Armées
Rwandaises (FAR) notre diplomatie avait délibérément fait le choix
12 – Voir Jean-Paul Gouteux,
« Rwanda : Une armée au dessus
de tout soupçon ? », Politis,
8 octobre 1998, p. 24-25.
13 – En 1898, l’accrochage entre
l’expédition Marchand et
les troupes anglaises de Kitchener
à Fachoda (l’actuel Kodok,
au centre-sud Soudan) s’est
terminé par la défaite de la France.
D’où le ressentiment contre
les « visées anglo-saxonnes »
de la part des partisans
nostalgiques de l’empire français,
rejoignant l’affairisme et l’antiaméricanisme de la Françafrique.
Ce complexe (ou syndrome)
de Fachoda est à l’origine
d’une forme de paranoïa
géopolitique qui a largement
contribué à l’alliance avec
le Hutu Power.
14 – Jean-François Bayart,
« Bis repetita : la politique
africaine de François Mitterrand
de 1989 à 1995 », Colloque des
13-15 mai 1996, sur La politique
extérieure de François Mitterrand.
15 – Justification que certains
n’hésitent pas à reprendre
au Rwanda même, comme
l’ancien président du MDR,
Ubarijoro, dans la grandetradition
du Parmehutu. ARI / RNA,
n° 64, 13 novembre 1997.
16 – Le Monde des 18 juin
et 23 juillet 1994.
17 – Jeune Afrique,
23-29 juin 1994.
18 – Jean-Pierre Chrétien,
« La crise politique rwandaise »,
Genève-Afrique, 1992,
p. 121-140 ; Gérard Prunier,
« L’Ouganda et le Front
patriotique rwandais », in
Enjeux nationaux et dynamiques
régionales dans l’Afrique des
Grands Lacs, Université de
Lille I, 1992, p. 43-50.
19 – Les accords d’Arusha
consacraient le partage du pouvoir
avec les partis de l’opposition,
dont le FPR, ce qui signifiait
évidement la fin de l’apartheid
ethnique. Ces accords ont été
combattus en sous-main par
des « responsables militaires
français » partisans du Hutu
Power (Jean-François Bayard,
La Vie, 1er juin 1994),
notamment par le général
Quesnot, chef d’État-major
particulier de Mitterrand
de 1991 à 1995 (Voir Pierre Favier
et Michel Martin-Rolland,
La Décennie Mitterrand.
4. Les déchirements 1992-1995,
Paris, Le Seuil, 1999).
43
20 – Pierre Marion, La Mission
impossible, Paris, Calmann-Levy,
1991 et Douglas Porch, Histoire
des services secrets français,
tome 2, Paris, Albin Michel, 1997.
inverse, le choix ethniste. Les FAR, armée ethnique strictement
hutue, avaient interdit les « mariages mixtes » pour les officiers,
tout comme l’Allemagne nazie avait, en mai 1935, interdit aux officiers d’épouser des Juives.
Les risques de dérives liées aux affinités foccartiennes et néocoloniales des militaires qui accaparent toujours les postes de décision
et du renseignement en France ont été soulignés à plusieurs reprises 20. La DGSE n’est pas parvenue à se « civiliser » malgré la tentative avortée de Pierre Marion. Sa direction est redevenue militaire
en 1993. Le soutien implicite et multiforme de certains milieux
militaro-africanistes à l’ethnisme hutu, et probablement aussi à la
rebellion qui s’en revendique aujourd’hui au Rwanda et dans l’exZaïre, s’arrêtera à la condition que les responsabilités françaises
soient officiellement reconnues et que des mesures politiques soient
prises en conséquences. C’était l’enjeu, symbolique et moral, de
la mission d’information sur le Rwanda et précisément ce qu’elle
n’a pas fait, se contentant d’exonérer nos dirigeants et de proposer
quelques dérisoires propositions techniques pour améliorer les relations entre l’état-major et son ministère de tutelle.
Fantasmagorie raciste et retour du « Mwami »
21 – Léon Saur, Influences
Parallèles, Luc Pire,
Bruxelles, 1998.
22 – Bernard Debré, Le Retour
du Mwami. La vraie histoire
des génocides rwandais, Paris,
Ramsay, 1998.
23 – La françafrique reproche
au président ougandais Yoweri
Musevini d’être « l’allié des
anglo-saxons » et surtout
d’être étranger à ses réseaux de
corruption.
24 – Antoine Glaser, Stephen
Smith, L’Afrique sans Africains,
Paris, Stock, 1994, p. 184.
44
Des hommes politiques, principalement français (aussi bien
des socialistes proches du président Mitterrand que la droite foccartienne) et Belges (en particulier de l’Internationale Démocrate
Chrétienne, IDC) 21 ont adhéré de fait à la logique mise en œuvre par
les génocidaires. Après la mort d’Habyarimana leur soutien politique à cet homme est devenu logiquement un soutien au Hutu Power
et à la « cause hutu ». Un bon exemple est fourni par Le Retour du
Mwami, un livre écrit par un ancien ministre de la Coopération 22.
Que ce livre reprenne une vision ethniste de la réalité africaine est
des plus banal, mais qu’il se fasse également l’écho de la propagande
raciste la plus délirante des extrémistes hutu, cela mérite réflexion.
On y retrouve en vrac Museveni 23 qualifié de « Tutsi », le « complot Hamite » en vue d’instaurer un « Empire tutsi » dans la région
des Grands Lacs. Il s’agit en fait d’une propagande aussi rabâchée
que l’était en son temps la manipulation antisémite du « protocole
des sages de Sion » inventée par la police tsariste et intégrée ensuite
à la vulgate antisémite internationale. Cette conception d’un « péril
tutsi » n’est autre que celle du lobby militaro-africaniste, incarné
sur le terrain par les RPIMa, les ex-troupes coloniales. Ainsi, « dans
le vaste bureau du chef d’état-major des armées françaises donnant sur le boulevard Saint-Germain, une carte esquisse déjà le
nouvel axe de partage nord-sud à partir du “Tutsiland”, nom de
l’Ouganda jusqu’au Burundi en grignotant sur le Kivu zaïrois et le
Nord-Est kenyan... » 24.
Les soutiens européens à l’ethnisme
La diplomatie française continue de son côté à expliquer la légitimité de l’intervention de la France auprès du régime Habyarimana
par le fait qu’il était « hutu » et représentait donc automatiquement
80 % de la population. Cette assimilation d’une majorité raciale à
une majorité politique peut surprendre dans la bouche de dirigeants
français. Hitler, lui aussi, était partisan d’une majorité politique
fondée sur l’appartenance raciale. Et il est parvenu « démocratiquement » au pouvoir pour mettre en œuvre son programme d’éradication des Juifs. Ce qui est condamnable pour l’Europe seraitil valable en Afrique ? L’auteur du Retour du Mwami remercie en
effet chaleureusement dans son avant-propos l’historien Bernard
Lugan pour son aide. Or ce dernier, qui a écrit dans Minute et a
donné en 1991 des cours à l’université d’été du FNJ (Front National
Jeunesse) 25 consacre dans un livre récent 26 près de 200 pages
au thème suivant : « Les ethnies : une chance pour l’Afrique ».
Le génocide rwandais donne une idée de la « chance » que l’ethnisme apporte aux Africains…
Or cette idéologie raciale qui s’est implantée dans des secteurs
entiers de notre diplomatie, fait aujourd’hui des ravages en Afrique.
Elle est reprise au Congo où l’antitutsisme est devenu un nouvel
antisémitisme. C’est un cancer idéologique qui répand ses métastases en Ouganda, au Zimbabwe, etc. Des faux grossiers circulent
pour dénoncer un projet « tutsi » de coloniser le Kivu, voire l’Afrique 27. L’opposition ougandaise leur prête même l’intention « d’exterminer le peuple noir » ! 28 Les similitudes avec la propagande
antisémite des années 1930 en Europe est troublante. Mais logique.
Une logique en tout cas bien perçue par ses acteurs : le président
de la CDR n’avait-il pas fait traduire le Mein Kampf d’Hitler en
kinyarwanda, par le père Blanc allemand Johan Pristill, juste avant
le génocide ? 29
25 – Voir l’enquête parue dans
La Vache Folle, n° 14,
juin-septembre 1997.
26 – Bernard Lugan, Afrique,
de la colonisation philanthropique
à la recolonisation humanitaire,
Christian de Bartillat, 1995.
27 – Comme le fameux Plan de
la dynastie tutsie pour coloniser
le Kivu, document « gardé ultrasecret par les Tutsi jusqu’à
sa découverte à Nyamitaba
en 1962 » et diffusé actuellement
en France par des Congolais dans
les milieux africains, notamment
par la Lettre Ouverte, n° 33,
mai-juin 1998, du Docteur
Tumba Tutu de Mukose, dont la
prose évoque Kangura, un des
principaux médias du génocide
entre 1990 et 1994 au Rwanda.
28 – Thomas Sotinel,
« Les séquelles du génocide
rwandais affectent toute
l’Afrique Centrale »,
Le Monde, 6 avril 1995.
29 – Christian Terras,
« Un père blanc traduit Mein
Kampf en kinyarwanda »,
Golias, n° 48-49, été 1996.
Le rôle des médias occidentaux
Derrière les politiques et les journalistes, à l’interface du pouvoir et des grands médias, on trouve souvent l’ombre des services
secrets. « L’implication active des services secrets dans des conflits censés mettre en cause l’intérêt de la France (Grands Lacs,
Soudan, Libéria [etc.]) » a été signalée par Jean-François Bayart 30.
L’ethnisme fait partie du bagage culturel de ces militaires de la
DGSE, de la Direction du Renseignement Militaire (DRM) et du
Détachement de l’Assistance Militaire à l’Instruction (DAMI).
De son côté, l’africaniste Gérard Prunier a parfaitement démonté
et dénoncé le travail de « désinformation » entrepris au début de
1993 31. Il donne l’exemple du rôle de la DGSE, utilisant, entre
autre, le journal Le Monde, et Le Canard Enchaîné « pour faire
passer cette désinformation ».
30 – Jean-François Bayart, op. cit.
31 – Gérard Prunier, Rwanda
1959-1996. Histoire d’un
génocide, [1995], Éditions
Dagorno, 1997, p. 214.
L’auteur, extrêmement bien
informé, était à l’époque membre
du secrétariat international
du parti socialiste. Il a été intégré
dans la cellule de crise organisée
par le ministère de la Défense
pour le Rwanda, par l’équipe
balladurienne comme conseiller
officiel de la France pour
l’Opération Turquoise.
45
Willem, Libération,
10 septembre 1999
46
Rappelons brièvement que la « force
de frappe » des services secrets est considérable. La seule DGSE, très orientée
sur l’Afrique, représente 4 000 personnes
dont 2 500 militaires. Il faut y ajouter les
militaires de la DRM, la DST, les bureaux
du SIRPA, le Service d’information et de
relations publiques des armées, auxquels
s’ajoute aujourd’hui le DIRCOD (Délégation à l’information et à la communication de la défense). Le SIRPA, piloté par
la DGSE, produit quantité de communiqués qui sont souvent repris tel quels par
la presse. Mais les méthodes des services
ne s’arrêtent pas là. Pendant l’opération
Turquoise, le SIRPA avait organisé de
grandes manœuvres, emmenant et « briefant » les journalistes au Zaïre, invitant
même sur le terrain quelques rédacteurs
en chef. L’autre service concurrent direct
de la DGSE, la DRM, vient de créer un
« Bureau d’action psychologique », le
BAP. Un de ses colonels anime une cellule « argument et dialogue »
auprès du Premier ministre, un autre de ses responsables, le colonel
Michel Castillon, milite au Front National depuis son récent passage à la retraite.
Mais la responsabilité de la presse ne se situe pas seulement au
niveau des entreprises de désinformation qu’elle peut donc subir.
Dès avant le génocide, les analyses qui encourageaient les ethnocrates hutus dans leur ligne, se multipliaient. Tous les journaux qui
accolaient systématiquement une explication ethnique aux événements politiques en Afrique, en l’occurrence l’antagonisme hutututsi présenté comme naturel et légitime, ne pouvait que renforcer
leur conviction et leur détermination. Ce type d’analyse a été évidemment récupéré par Habyarimana et sa maisonnée qui gardait
l’arme ethnique comme un fer au feu. Une arme dont l’authenticité était garantie par le prestige des « blancs ». Dans cette région
d’Afrique, ceux qui viennent d’accomplir le troisième génocide de
l’histoire (le second reconnu comme tel par l’ONU), lisent la presse
française, écoutent Radio France International (RFI). Leur motivation dépend largement des analyses qui y sont faites. L’utilisation
systématique des schémas ethniques, simplificateurs et manichéens
dans les analyses, est un justificatif et un encouragement pour ces
intellectuels hutus si proches des milieux occidentaux et en particulier de l’International Démocrate Chrétienne (IDC). Elle n’a pu
que les conforter dans leur entreprise génocidaire. Leur lâcheté s’est
maintes fois affichée pendant la guerre civile. Sans leurs sponsors
Les soutiens européens à l’ethnisme
occidentaux prêts à « comprendre » la « rationalité » sociale du
génocide, ils n’auraient jamais osé le risque d’une réprobation internationale que pouvait susciter cette nouvelle « solution finale ».
Prenons l’exemple d’un article de Globe Hebdo du 27 juillet
1994, un organe proche de l’establishment mitterrandien. Alors que
le génocide était internationalement reconnu, cet article ne parlait
que d’une « guerre civile » entre Hutu et Tutsi. Il n’est pas question de tueries systématiques contre tous les Tutsi, hommes, femmes et enfants, jusqu’aux nouveau-nés, ciblés uniquement par leur
faciès supposé ou par le fichage racial. Il insinuait le contraire : le
titre parle du « spectre d’un nouveau Biafra » où « des millions
de personnes sont menacées de mort » (en juillet le génocide était
déjà accompli). Une carte représentait le Rwanda parsemé d’icônes symbolisant Hutu et Tutsi en lutte dans des pseudo-costumes
traditionnels, avec en légende : « massacres interethniques » sans
plus de précision. Un pays où, nous disait-on, « règne désormais le
FPR, militairement vainqueur mais politiquement et ethniquement
minoritaire. Peut-être est-il enfin temps de penser aux survivants
et de leur venir en aide pour qu’un peuple ne soit pas rayé de la
surface de la Terre. » Pour justifier l’opération Turquoise et l’aide
que cette mission devait apporter à ceux qui viennent d’accomplir
le génocide des Tutsi, Globe Hebdo brandit la menace d’un Front
Patriotique Rwandais vainqueur et fait disparaître le génocide derrière l’écran de fumée des « massacres interethniques ». Cet article,
qui devrait rentrer dans une anthologie de la désinformation, n’est
malheureusement pas un cas exceptionnel. La « griffe » du SIRPA,
notamment dans le graphisme des cartes, se retrouve dans d’autres
articles foncièrement ethnistes, parfois négationistes, de plusieurs
revues, y compris dans des revues pour les jeunes 32. Un dépouillement plus systématique réserverait des surprises.
32 – Les Clés de l’Information
Junior, n° 85, 7-13 novembre
1996 ; Science et Vie Junior,
janvier 1997, articles analysés
dans Liaison-Rwanda, n° 9,
janvier 1997.
Les scientifiques et l’ ethnisme
Plus préoccupante encore est l’adhésion de certains écrits scientifiques à l’égard de cette fantasmagorie raciste. Certains universitaires ont sans doute trop fréquenté les ethnocrates hutus au pouvoir
depuis l’indépendance, dans cette « Suisse de l’Afrique » qui leur a
laissé un souvenir inoubliable. C’est le cas de l’ethnologue Pierre
Erny, dont l’intégrisme ethnique, comparable à celui de l’historien
Bernard Lugan, exprime une véritable passion à peine étayée par
une historiographie très sommaire 33. Cet engagement idéologique
dans l’ethnisme de la part de scientifiques est préoccupant. Le fait
que cet engagement ne soit pas unanimement dénoncé et condamné
n’est pas dû à un déficit d’analyse. Une recherche importante a
été faite dans ce domaine, notamment par Jean-Pierre Chrétien 34.
Il semble que l’ethnisme constitue encore un modèle paradigmati-
33 – Voir notamment son ouvrage
Rwanda 1994, L’Harmattan, 1994
et un article publié par La Croix,
le 20 mars 1997.
34 – En particulier dans sa
synthèse récente : Le Défi de
l’ethnisme, Paris, Karthala, 1997.
47
35 – Luc Cambrézy, Politique
Africaine, n° 68, décembre 1997 :
« Un aspect méconnu de la crise
rwandaise, les réfugiés
de Nairob », p. 134-141.
Largement repris dans
« Une enquête chez des réfugiés
urbains : le cas des exilés
rwandais de Nairobi », Autrepart.
Cahiers des Sciences Humaines,
n° 5, 1998, p. 79-94.
Gilles Peress,
Rwanda, 1994
48
que accepté, ou du moins dont l’inertie est suffisamment forte pour
en pérenniser une forme machinale. Gérard Prunier qui ne tombe
pourtant jamais dans les travers précédents de l’ethnisme primaire,
présente, dans son ouvrage de référence sur le Rwanda, les origines
ethniques de deux de ses collègues historiens rwandais comme un
moyen d’authentifier leurs dires : le Hutu qui dénonce une exaction
commise par « son » ethnie ne peut dire que la vérité, et inversement. Cette inféodation à l’ethnie, qu’elle soit supposée « culturelle » ou « raciale », est de toute façon péjorative.
Le mélange d’ethnisme implicite et d’anti-ethnisme explicite est
assez courant dans les articles scientifiques, comme si la réalité politique rwandaise devait rester obstinément méconnue ou caricaturée.
Il est curieux de voir comment le credo idéologique de la « cause
hutue », pourtant quelque peu ternie par le génocide, peut apparaître
comme allant de soi et être présentée comme la seule option tenable. L’enquête menée par Luc Cambrézy sur les « réfugiés » hutus
du Kenya est de ce point de vue éclairante. L’actuel gouvernement
rwandais est qualifié de « régime inéluctablement minoritaire dont
la “meilleure” carte politique semble être encore la mémoire du
génocide » 35. L’auteur ajoute que le terme de « génocide » est une
« dénomination que beaucoup [de “réfugiés”] contestent d’ailleurs
plus ou moins ouvertement ». L’auteur s’étonne ensuite que « trois
ans après la prise de Kigali on n’ait encore jamais entendu parler
d’éventuelles pressions exercées par les puissances influentes sur
Les soutiens européens à l’ethnisme
le gouvernement rwandais pour imposer le pouvoir des urnes », ce
qui, nous dit l’auteur, « signerait la fin du gouvernement du FPR ».
D’où le reproche indigné qui conclut l’article : « Les pays du Nord
pourtant prompt à donner des leçons de bonne gouvernance font
exception pour le Rwanda. »
On retrouve donc, reprise ici avec une sorte de candeur et sous
label « scientifique », le thème du « peuple majoritaire » (rubanda
nyamwinshi), la confusion entre majorité ethnique et majorité politique. Comment ignorer qu’il s’agit d’une manipulation de l’idée
démocratique par les ethnocrates hutus depuis 1959 ? Si les Hutu et
des Tutsi sont des entités homogènes et irréductiblement opposées
par on ne sait quel déterminisme racial, que fait-on des milliers de
démocrates hutus assassinés en avril 1994 ? Comment ne pas voir
que ces slogans, d’apparence correcte, ont justifié la mise à mort
de plusieurs centaine de milliers d’innocents, dont le seul tort était
d’être nés Tutsi ? L’idéologie génocidaire est aussi incompatible
avec l’instauration d’un État de droit que l’était l’idéologie nazie
qui amena légalement Hitler au pouvoir. Il ne s’agit pas ici de faire
l’apologie du gouvernement rwandais actuel, mais uniquement de
signifier qu’il n’est pas possible d’en faire la critique sur la base
d’une idéologie qui à conduit ce pays à l’abîme en 1994. Ce débat
nous semble devoir être posé clairement, sans faire aucun procès
d’intention.
Hitler, on feint trop souvent de l’oublier, est parvenu au pouvoir
par les élections. Il est évident qu’au Rwanda le suffrage universel n’aura de sens qu’à la condition que cette idéologie de la haine
soit réellement rejetée par la population et légalement interdite.
L’implication d’une part importante de la population dans le génocide des Tutsi et les massacres racistes qui se poursuivent encore
actuellement au Centre et au Nord-Ouest du Rwanda, comme le
prolongement d’un génocide inachevé, retardent aujourd’hui cette
perspective électorale. Il n’est pas inutile de rappeler ici que les
principaux acteurs du génocide rwandais ont été les simples paysans, « c’est une affirmation terrible, mais c’est ce qui ressort de
presque tous les récits de survivants. » 36 La politique en œuvre
dans le génocide était de faire participer toute la communauté hutue
aux crimes racistes et aux meurtres de masse : Ainsi « tout le monde
est coupable, donc personne n’est coupable ». La peine de mort
infligée à des instigateurs connus des Rwandais, le 24 avril 1998,
dans le respect de la législation rwandaise, a été un acte symbolique nécessaire. Si la peine de mort est dans l’absolu indéfendable,
elle peut avoir un rôle psycho-social bénéfique et être nécessaire
pour protéger les vivants de l’abomination et de l’inhumanité d’un
génocide. Ces condamnations ont marqué la fin de trente-quatre ans
d’impunité pour les bourreaux.
Luc Cambrezi, dans le même article de Politique Africaine,
signale d’ailleurs que « la question ethnique semble aujourd’hui
36 – Gérard Prunier, op. cit.
p. 295. C’est parce que cette
affirmation est si terrible
que l’on trouve l’incrimination
sélective des milices Interahamwe
et des Forces Armées Rwandaises
(FAR) comme un leitmotiv
constant : les motivations de
ceux qui propagent ce leitmotiv
sont exactement les mêmes que
ceux qui minimisent le rôle
du « peuple allemand » dans
la Shoah en la faisant reposer sur
Hitler, l’État ou les Waffen SS.
49
Couverture de Charlie Hebdo,
n° 100, 25 mai 1994
37 – Illustré par le Manuel de
la question juive, édité par
Theodor Fritsch à Hambourg,
1907 (26ème édition).
Voir Edouard Conte et
Cornelia Esner, La Quête de
la race. Une anthropologie du
nazisme, Paris, Hachette 1995,
pour suivre le parallélisme
troublant de ces deux racismes.
38 – Ce qu’a bien montré
Daniel Jonah Goldhagen,
op. cit., p. 119 et suivantes.
50
d’une actualité renouvelée », et évoque « le problème tutsi », pour
reprocher aux régimes précédents de l’avoir occulté (sic). Cette
allusion à un « problème tutsi » écho au « problème racial indigène » du Manifeste des bahutu, n’est pas sans évoquer celui de la
« question juive », à la base de l’antisémitisme allemand 37. L’idée
même qu’il existait une « Judenfrage » (question juive) était une
souscription implicite à l’antisémitisme. « Chaque fois que ce mot
était prononcé, entendu ou lu, les participants à la conversation
sociale activaient le modèle cognitif qui lui donnait son sens. » 38
Quand on sait que le problème de la « Judenfrage » était évoqué
par tous les Allemands de façon quasi axiomatique et comment il
a conduit logiquement à la Shoah, on peut s’étonner qu’un chercheur français évoque un « problème tutsi » et fait par ailleurs de
la « mémoire du génocide » une simple carte politique, comme si le
génocide n’était qu’un « détail » de l’histoire.
Au Rwanda, il est indubitable que le modèle cognitif où s’intègre
l’idéologie de la « solution finale », entretient et légitime une opposition tutsie « sécuritaire » qui peut dériver vers une impasse chaotique à la burundaise. La présence, à travers tout le Rwanda actuel,
d’anciens cadres du génocide, toujours en place dans la structure
étatique, handicape l’avenir. Outre le fait qu’ils ne protègent pas
Les soutiens européens à l’ethnisme
les rescapés tutsie des tueurs omniprésents, les intimident et même
les emprisonnent comme « fauteurs de troubles », ils entretiennent
ce modèle cognitif du « peuple majoritaire » et l’idéologie génocidaire qu’il renferme 39. La généralisation désespérée de représailles
aveugles, ainsi qu’une justice expéditive et inacceptable contre
des groupes entiers, peuvent être une réponse aux crimes racistes, situant alors dans une spirale infernale l’évolution de ce pays.
Actuellement, toutes les dérives sont possibles. Mais, dans tous les
cas, elles auront une cause connue : cette folie de l’ethnicité érigée
en dogme et manipulée comme un instrument politique. Cette évolution n’est pas inéluctable au Rwanda où le gouvernement d’union
nationale, qui associe les deux communautés, tente de reconstruire
un État de droit.
39 – Sur l’intolérable élimination
des survivants tutsis avec la
volonté d’effacer « la mémoire
du génocide » qu’ils représentent,
on lira : Rwanda. La preuve
assassinée. Meurtres, attaques,
arrestations et intimidation des
survivants et témoins, Londres,
African Rights, avril 1996.
Une responsabilité historique
Le piège ethnique peut se refermer sur un Rwanda où les victimes
ethniquement désignées des génocidaires (toujours actifs au Kivu et
dans le Nord-Ouest du Rwanda) n’ont probablement pas l’intention
d’aller à l’abattoir comme en 1994. De ce point de vue, l’attitude
française peut jouer un rôle important. En prenant conscience de
la prégnance de cette idéologie dans nos propres schémas mentaux
nous aiderons grandement l’évolution vers une conception de la
citoyenneté au Rwanda (et dans toute la sous-région). Il est plus
facile d’allumer le feu de la haine ethnique que de l’éteindre et il
est primordial de neutraliser les pyromanes en France et en Europe.
Les démocrates hutus, qui comme le Premier ministre désigné en
1994 par les accords d’Arusha, Agathe Uwilingiyimana, voulaient
instaurer une démocratie fondée sur des majorités de citoyens et
non sur des majorités ethniques, ont été désignés comme traitres
à la « cause hutue » par les partisans du Hutu Power. Ils furent
les premières victimes des massacres, dans la nuit du 6 au 7 avril.
Ne l’oublions pas.
Jean-Paul Gouteux
Entomologiste médical IDR
Université de Pau
et des Pays de l’Adar
Willem, 1994
51
« Cela fait toujours
une certaine impression
de vivre au milieu des noirs.
Leur couleur sombre,
leur physionomie qui paraît,
dès l’abord, impassible,
la forte odeur qui se dégage
de leur corps, tout cela a,
pour un blanc nouveauvenu,
quelque chose de désagréable. »
Claude Renaudy,
Seul chez les Canaques,
Jean Godefroy (apôtre des Cannibales),
Bloud & Gay, 1938, p. 56.