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Comme le temps passe… C’était voici 19 ans, le 6 avril 1994 : l’avion ramenant de Tanzanie le président rwandais Habyarimana était abattu alors qu’il se préparait à atterrir à Kigali. Cet attentat, qui allait aussi emporter le président du Burundi, fut le déclencheur du dernier génocide du 20eme siècle. Dans les minutes qui suivirent le crash, les barrages se mirent en place dans la capitale. Les dirigeants politiques de l’opposition (hutus et tutsis) furent systématiquement éliminés, des civils tutsis, désignés à la mort par leur carte d’identité, furent abattus à leur domicile, dans les rues ou sur les collines. En trois mois, le massacre des Tutsis allait faire 800.000 morts (un million selon les autorités rwandaises). Quant à la Belgique, elle n’a pas oublié la mort honteuse de dix Casques bleus : les Belges ayant été accusés d’avoir abattu l’avion présidentiel, le petit groupe commandé par le lieutenant Thierry Lotin et chargé de protéger le Premier Ministre Mme Agathe Uwilingyimana fut fait prisonnier, amené dans un camp militaire et sauvagement abattu par des soldats en furie. Avant d’être emmenés, les soldats de la paix, sur le conseil de leurs supérieurs qui respectaient scrupuleusement le mandat onusien, avaient accepté de céder leurs armes et, durant les quelques heures de leur mise à mort, rien ne fut tenté pour les rechercher ou les délivrer.
Depuis 19 ans, l’enquête sur les auteurs de l’ « attentat du siècle » a d’abord patiné puis généré des versions contradictoires : les extrémistes hutus, très vite, ont attribué l’opération à un commando du Front patriotique rwandais après avoir d’abord accusé les Belges. Et cela alors que sur le terrain, les premières informations, les premiers commentaires de témoins mettaient en cause les extrémistes hutus et plus particulièrement les membres de l’ »Akazu » (petite maison) c’est-à-dire les « durs » du régime, incarnés par la belle famille du chef de l’Etat qui n’entendait en aucune manière partager le pouvoir avec le FPR abhorré.
Des accusations ayant été formulées contre des militaires belges participant à la mission des Nations unies, entraînant la mort de dix Casques bleus, et finalement le retrait de tout le contingent (ce qui paralysera la Mission des Nations unies au Rwanda) l’auditorat militaire belge, tout naturellement, fut le premier à mener l’enquête..
Mais le dossier tomba rapidement en déshérence et fut transmis à la justice pénale, complétant le dossier instruit Bruxelles par le juge Damien Vandermeersch, concernant cette fois le seul assassinat des dix paras. Durant les premiers mois, les Belges furent donc les seuls à travailler sur l’affaire, avec à la fois un avantage et un handicap : ils eurent accès à des dizaines de témoins de premier plan, dont les souvenirs n’étaient pas « pollués » par les polémiques ultérieures. Mais leur désavantage fut de n’avoir pas accès aux lieux du crash : durant un mois et demi, alors que la guerre faisait rage, les forces armées rwandaises interdirent aux Belges d’accéder au périmètre de sécurité entourant l’épave de l’avion. Seuls les militaires français allaient et venaient…
Il fallut plusieurs années pour que soit relancée la polémique à propos des auteurs de l’attentat, lorsqu’en 1998 le juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière fut saisi de l’affaire et mena une instruction largement médiatisée, presque exclusivement à charge du Front patriotique rwandais et qui se traduisit par l’inculpation de neuf hauts dirigeants à Kigali. La rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda (rétablies par la suite par Nicolas Sarkozy) fut le point culminant de cette guerre médiatique et judiciaire, qui avait pris le relais de la guerre diplomatique et surtout du soutien que la France de François Mitterrand, avant, pendant et après le génocide, avait apporté aux tenants du Hutu Power, les extrémistes hutus dont l’exode vers le Congo avait été facilité par l’Opération Turquoise. L’ouvrage de Pierre Péan, « Noires fureurs, blancs menteurs » (éditions Fayard) largement inspiré par le travail du juge Bruguière et les archives de l’Elysée, avait été l’un des éléments de cette guerre par opinion publique interposée.
En Belgique, le journaliste Philippe Brewaeys, en collaboration avec l’équipe de « Devoir d’enquête » menée par Catherine Lorsignol, a entrepris de répliquer à Péan et de porter le coup de grâce à l’enquête Bruguière, déjà largement déconsidérée par les travaux du juge Trevidic, qui a repris les investigations et s’est rendu, lui, sur le terrain.
Le titre de l’ouvrage de Brewaeys «Noirs et Blancs menteurs » (éditions Racine) renvoie explicitement à Péan. Mais les sources ne sont pas les mêmes, et les conclusions sont radicalement différentes.
Brewaeys, qui a un long passé de chroniqueur judiciaire, s’est attaché, avec méthode et précision, à relire les travaux de l’auditorat militaire belge. Il cite en particulier l’enquêteur principal, Guy Artiges, qui s’était retiré de la circulation et que Catherine Lorsignol a retrouvé en Grèce. La conclusion d’Artiges (qu’il nous avait déjà livrée voici 19 ans et qui avait inspiré nos propres articles) est sans ambages : « c’est manifestement du côté des Hutu, des FAR (Forces armées rwandaises et du gouvernement en place qu’il faut rechercher les commanditaires de l’attentat. Avec une aide qui pouvait venir de l’étranger. Ma conviction, c’est que la France a joué un rôle. » Et Artiges de poursuivre : « des renseignements que nous avions, tout était mené par Mme Habyarimana et son frère Séraphin Rwabukumba, avec l’aide du colonel Théoneste Bagosora. J’ai eu des informations, qui n’ont d’ailleurs pas été traités et vérifiées, concernant une réunion à l’hôtel Diplomate entre Bagosora, l’archevèque de Kigali et deux autres personnes. Quand ces gens ont appris que l’attentat avait réussi, ils se sont rendus à Kanombe pour voir si le président était bien mort. Ils sont revenus à l’hôtel Diplomate pour fêter cela au champagne… »
Voilà une thèse bien éloignée de la version française incriminant le FPR… Reprenant toutes les pièces, tous les témoignages récoltés par les Belges, y ajoutant de nombreuses références (livres, articles de presse) et des entretiens personnels, Brewaeys retrace méthodiquement une autre histoire de l’attentat, celle d’un complot ourdi par les extrémistes hutus, avec des complicités françaises. Toutes les manipulations, les contre-vérités de l’enquête Bruguière sont décryptées, le rôle de Paul Barril est passé au crible, les témoignages dûment sollicités voire préfabriqués (dont celui d’ Abdul Ruzibiza, un transfuge qui se rétracta par la suite) sont démontés une fois encore et l’auteur rappelle la principale des conclusions à laquelle sont arrivés les juges Trevidic et Poux lorsqu’ils se sont rendus à Kigali : d’après les experts, entre autre des acousticiens, convoqués par les magistrats, les missiles, de fabrication soviétique, ont été tirés à très courte distance, depuis le camp de la garde présidentielle, sur la colline de Kanombe. Un lieu hautement sécurisé, où le FPR n’avait guère accès et où seuls les coopérants militaires pouvaient accéder librement…