Mardi 9 décembre, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) a déposé plainte contre la Banque de France au tribunal judiciaire de Paris, pour «
complicité de génocide » et «
crimes contre l'humanité », des faits imprescriptibles. Le CPCR s'est constitué partie civile en son nom, mais également en celui de ses fondateurs, Dafroza Mukarumongi, victime directe, et son époux, Alain Gauthier, victime indirecte. Selon Joseph Breham, un de leurs conseils, «
dans les procédures de financement, les victimes n'ont souvent pas de visage. Or, les Gauthier, et particulièrement Dafroza, pourront les incarner ».
Pour les Gauthier, cette plainte signifie qu'«
en France, alors qu'il y avait un embargo sur les armes décrété par les Nations unies, des financiers ont accepté des transferts de la Banque nationale du Rwanda (BNR) vers la Banque de France pour acheter des armes. Il faut que l'on reconnaisse -- et que l'on arrive à prouver -- que ces armes ont servi pour le génocide. Ce qui pour nous ne fait pas de doute ». Dans la plainte et les pièces du dossier, que nous avons pu consulter, sept virements, dont quatre en juillet 1994, d'un montant global de 3,172 millions de francs (environ 484 000 euros), émanent du compte de la Banque nationale du Rwanda, domicilié à la Banque de France. Le premier, daté du 5 mai, est destiné à Alcatel pour l'achat de matériel de communication satellitaire. D'autres sont émis vers des représentations diplomatiques rwandaises en Éthiopie, en Afrique du Sud et en Égypte. Compte tenu des dates, du pays concerné, du donneur d'ordres et de l'embargo de l'ONU, il est «
compliqué d'envisager, selon M
e Breham,
que personne avec un pouvoir décisionnel fort à la Banque de France n'ait donné l'ordre. La logique voudrait que Jean-Claude Trichet (alors gouverneur de la Banque de France)
apparaisse dans la chaîne de commandement à un moment ou un autre ». Ce que souhaite l'avocat, «
c'est un procès de la Banque de France et des personnes physiques qui ont donné les ordres d'achat ».
Afin d'éviter une irrecevabilité, puis un enlisement, c'est un dossier conséquent qu'a constitué Matilda Ferey, collaboratrice de M
e Breham. En 2022, un personnage clé fait le siège du cabinet Ancile : Mariama Keita. Pour cette chargée de veille documentaire, longtemps militante de l'association Survie, la rencontre avec François-Xavier Verschave, son «
mentor », pourfendeur de la Françafrique, a été déterminante. Peu de temps avant la mort de l'emblématique président de l'ONG, le 29 juin 2005, elle lui promet de continuer leur collaboration : poursuivre les banques françaises pour complicité de génocide.
Trois ans d'Enquête sur un virement à Alcatel
Pour l'animatrice du site Paradis fiscaux et judiciaires, «
le temps long est un révélateur ». Associée à une ancienne journaliste qui préfère rester anonyme et à Jacques Morel, un ingénieur retraité du CNRS dont les recherches sont versées dans le dossier BNP et dans celui de la Banque de France, il lui faudra par exemple trois ans pour documenter le virement à Alcatel. «
Sur le principe, la demande tenait la route, mais juridiquement, ce n'était pas démontré », indique M
e Breham.
Pendant plus de deux ans, M
e Ferey s'attache à apporter les preuves nécessaires. Elle entre en contact avec la chercheuse états-unienne Kathi Lynn Austin, spécialisée dans les droits humains et le trafic d'armes. L'experte internationale a travaillé pour les Nations unies et la Banque mondiale, et a documenté, en 1995, pour Human Rights Watch, la violation de l'embargo. Son travail avait déclenché l'ouverture de la commission d'enquête des Nations unies sur le trafic d'armes à destination des anciennes forces gouvernementales rwandaises. Dans son témoignage, la directrice du Conflict Awareness Project écrit que, dès le début du génocide, «
des instructions précises ont été données, demandant aux autres banques rwandaises de transférer des fonds de leurs comptes de correspondant à l'étranger vers la BNR, et plus particulièrement vers le compte de correspondants de la BNR à Paris ». Selon elle, «
au moment où la Banque de France a facilité ces sept transactions pour le compte des génocidaires, elle disposait vraisemblablement de procédures et d'outils qui auraient dû l'alerter. Compte tenu de la large couverture médiatique du génocide rwandais, du contrôle exercé par un gouvernement intérimaire anticonstitutionnel sur les comptes bancaires de l'État rwandais et de l'embargo sur les armes imposé au Rwanda, certaines transactions impliquant les génocidaires auraient dû être signalées comme potentiellement illégales ».
En 2017, le CPCR s'était déjà associé à Sherpa et Ibuka France dans une plainte, toujours instruite huit ans après, qui visait BNP Paribas. Pour Alain Gauthier, «
le temps perdu ne se rattrape jamais ». Si la plainte contre la Banque de France devait connaître la même issue que celle contre BNP Paribas, «
on ne pourrait que le regretter et le dénoncer : le temps long est toujours celui des bourreaux ».