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Marie Dupin, Cellule investigation de Radio France
Des crânes humains exposés au mémorial du génocide à Nyamata au Rwanda. (SIMON MAINA / AFP)
La Banque de France a-t-elle permis aux forces armées rwandaises de se procurer des armes en plein génocide ? Le 6 avril 1994, un avion transportant le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, et le président du Burundi, est abattu à Kigali. Un gouvernement intérimaire dominé par des Hutus extrémistes se met en place. Commence alors une campagne d’extermination dirigée contre les Tutsis et toute personne suspectée d’opposition au régime. En quelques semaines, le génocide des Tutsis et des Hutus modérés fait près d’un million de morts.
Selon la cellule investigation de Radio France et Libération, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda et ses cofondateurs, Dafrose Mukarumongi et son époux Alain Gauthier, ont saisi la justice d’une plainte avec constitution de partie civile pour "complicité de génocide et crimes contre l’humanité" contre la Banque de France. La plainte a été adressée par deux avocats, Matilda Ferey et Joseph Breham, jeudi 4 décembre, au doyen des juges d’instruction du Pôle crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris.
Sept transferts de fonds suspects
Depuis plus de 30 ans, le couple Gauthier consacre sa vie à faire la lumière sur les responsabilités, notamment institutionnelles, dans le génocide des Tutsis, Dafroza Mukarumongi ayant elle-même perdu de nombreux membres de sa famille. Avec leur collectif, ils reprochent à la Banque de France d’avoir exécuté sept transferts de fonds depuis les comptes de la Banque nationale du Rwanda (BNR) — six d’entre eux entre le 5 mai et le 7 juillet 1994, en plein cœur du génocide, le septième le 1er août 1994 — pour un montant total de 3 172 119,65 francs, soit près de 500 000 euros.
Alain Gauthier et Dafroza Mukarumongi posent chez eux à Reims, le 26 mars 2024. (FRANCOIS NASCIMBENI / AFP)
À l’appui de cette saisine, un tableau établi en 1996 par deux experts du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), dont l’ancien sénateur belge Pierre Galland, qui a lui-même recensé et documenté ces transferts, leur montant, et la date exacte à laquelle ils ont été effectués. Interrogé par la cellule investigation de Radio France, Pierre Galand se souvient parfaitement des conditions dans lesquelles il a dressé ce tableau : "Lorsque le gouvernement intérimaire a fui, il a laissé dans les ministères de nombreux documents montrant que des bailleurs de fonds avaient effectué des transferts sans contrôle suffisant. Ces fonds ont permis d’alimenter l’armée rwandaise et les auteurs du génocide. Notre mission consistait à retracer tous ces transferts."
Tableau PNUD de 1996. En fond, un mur criblé de balles au mémorial du génocide de Kigali au Rwanda (GODONG)
Achats d’armes et de téléphones satellites
Parmi les destinataires des virements, la société française Alcatel, qui fournit aujourd’hui des technologies avancées de communication comme solutions de défense. Le 5 mai 1994, elle reçoit 435 000 francs du compte de la Banque nationale rwandaise. Pour Alain Gauthier, "il ne fait guère de doute que ce virement avait pour objet le financement de téléphones satellites à destination des plus hautes autorités rwandaises”. Cette analyse est confirmée par Kathi Lynn Austin, fondatrice de l’ONG Conflict Awareness Project (CAP) et enquêtrice dès l’après-génocide sur les trafics d’armes qui avaient permis aux dirigeants hutus d’armer leurs milices : "Ce type d’équipements de communication était crucial pour les génocidaires, car il leur permettait de coordonner leurs actions. Le moment et le contexte de la transaction d’Alcatel, effectuée par la Banque de France pour le compte des génocidaires, suggèrent la complicité de la Banque."
Pour les plaignants, d’autres transferts documentés par les experts auraient quant à eux pu contribuer directement à l’achat d’armes. Trois d’entre eux sont ainsi destinés à des représentations diplomatiques, situées en Éthiopie, en Afrique du Sud et au Caire, en Égypte. Selon Kathi Lynn Austin, "les ambassades étrangères sont généralement utilisées pour faciliter les transactions et achats d’armes à l’étranger."
Pour l’une des avocates en charge de l’affaire Matilda Ferey : "Nous n’avons pas la preuve exacte de l’utilisation finale des fonds, mais on sait qu’à l’époque le gouvernement intérimaire cherchait par tous les moyens à se procurer des armes. Et c’est bien pour cela que nous saisissons la justice. Elle a des moyens d’investigation que nous n’avons pas." Parmi les nombreux pouvoirs dont disposera la justice — et qui font défaut aux parties civiles — figure l’accès aux documents bancaires de l’époque et aux archives de la Banque de France. En effet, les documents originaux ayant permis d’établir le tableau des transferts par les experts du PNUD ont disparu.
Une réfugiée hutue blessée à la machette, survivante d'un massacre dans le camp de déplacés de Kibeho, le 23 avril 1995 (ALEXANDER JOE / AFP)
Des pièces comptables détruites, selon la Banque de France
"Nous avions mis tous ces documents en sécurité dans un coffre-fort à la Banque nationale du Rwanda, mais un jour, lorsque nous sommes venus les récupérer, le coffre avait été forcé et tous les documents avaient disparu”, se souvient Pierre Galand, "cependant tout ce que nous avons documenté dans nos tableaux est authentique et les opérations qui y figurent prouvent que plusieurs institutions financières publiques comme la Banque de France se sont rendues coupables d’une négligence coupable”.
Négligence coupable, estiment également les auteurs de la plainte, pour qui la Banque de France ne pouvait ignorer ce qui était en train de se passer au moment où elle a autorisé les transferts, alors que l’ONU venait, le 17 mai 1994, d’instaurer un embargo sur les ventes d’armes au Rwanda. Pour Alain Gauthier, "les partisans du parti Hutu Power menaient une extermination systématique des Tutsis, partout où ils le pouvaient, jusque dans les églises et dans les écoles. Le monde entier savait. Comment la Banque de France et les autorités françaises auraient pu l’ignorer ?”.
Quels contrôles avaient été mis en place par les autorités françaises sur les flux financiers ? Contacté par la cellule investigation de Radio France et Libération, Alain Juppé, qui était ministre des Affaires étrangères et avait dénoncé le génocide dès la mi-mai 1994, n’a pas souhaité nous répondre. La Banque de France, de son côté, explique n’avoir trouvé "à ce stade aucune trace des virements évoqués", et ajoute que "toutes les pièces, bordereaux et éléments comptables des comptes bancaires doivent être détruits après un délai de dix ans". Elle ajoute que les montants indiqués seraient "compatibles avec des dépenses de fonctionnement". Interrogée sur la nature des dépenses de fonctionnement à laquelle elle fait référence, la Banque de France n’a pas souhaité fournir de précision supplémentaire.
"Il n’y a que la justice qui pourra faire toute la lumière sur ces transferts : qui les a autorisés, quelle a été la chaîne de décision, et y a-t-il eu intervention politique ?”, ajoute l’avocate Matilda Ferey. En 2017 déjà, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda avait déposé une plainte contre BNP Paribas, accusée d’avoir procédé à des transferts ayant permis l’achat d’armes. L’instruction est toujours en cours.