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Plus de trois décennies après le génocide des Tutsi du Rwanda qui causa la mort d'un million de personnes, l’instruction ouverte à Paris sur le rôle présumé de l’ancien préfet et député rwandais Pierre Kayondo, retrouvé par Le Poulpe au Havre en 2019, franchit une étape décisive.
Selon nos informations, le procureur antiterroriste a émis des réquisitions aux fins de comparution devant la cour d’assises pour « génocide », « complicité de génocide », « crime contre l’humanité » et « entente en vue de commettre un crime contre l’humanité ».
Ces réquisitions signifient que, sur la base de l’enquête du magistrat instructeur, le Parquet juge les charges suffisamment solides pour réclamer un procès devant une cour d’assises, la juridiction française compétente pour juger les crimes, c’est-à-dire les infractions les plus graves.
Pour rappel, Pierre Kayondo avait été interpellé, mis en examen et écroué le 19 septembre 2023. Il est sorti de prison le 30 avril 2024 tout en restant placé sous contrôle judiciaire. À ce stade, Pierre Kayondo demeure présumé innocent des faits qui lui sont reprochés.
C'est désormais au magistrat instructeur de prendre la décision de renvoyer ou non le mis en examen devant la juridiction répressive. En cas de procès, ce serait la cour d’assises de Paris. Pierre Kayondo y comparaîtrait devant trois magistrats du siège et six jurés citoyens tirés au sort.
La perspective d’un procès conclut plusieurs années d’investigations, déclenchées par les révélations du Poulpe qui furent suivies d’une plainte du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR).
Le Poulpe avait ensuite contribué à l’établissement des faits par une série d’enquêtes et de reportages menés sur le terrain publiés entre 2021 et 2023 et cités par les magistrats instructeurs à l’appui de leurs réquisitions.
De lourdes réquisitions
Ancien haut fonctionnaire rwandais, Pierre Kayondo fut directeur de cabinet ministériel, préfet et député au Rwanda avant 1994, mais également membre du comité central du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND, le parti présidentiel du Rwanda).
Il a participé à la création et à l’encadrement des miliciens interahamwe (« ceux qui travaillent ensemble » en langue bantoue kinyarwanda), principaux exécutants du génocide, et de la Radiotélévision libre des mille collines (RTLM, station de radio privée grâce à laquelle furent coordonnés les massacres).
Mais sa position n’entraîne pas mécaniquement sa culpabilité. Les magistrats doivent établir sa responsabilité pénale individuelle, c’est-à-dire des actes, des ordres, une participation ou une intention.
C’est tout le sens de ces dossiers : comprendre comment, localement, s’est opérée l’articulation entre relais politiques, encadrement des milices, logistique des barrages, listes de cibles et incitations médiatiques.
Les témoignages recueillis au Rwanda et en diaspora, confrontés aux archives et aux documents disponibles, structurent la démonstration.
En l’occurrence, les magistrats du Parquet accusent Pierre Kayondo d’avoir agi « en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe » selon la terminologie consacrée.
Il aurait « soumis des membres de ce groupe à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe, notamment en participant personnellement à des attaques et à des massacres de Tutsi dans les communes de Gitarama et Tambwe », mais aussi « en aidant et assistant sciemment les auteurs desdits actes afin d’en faciliter la préparation ou la consommation et en ordonnant leur commission, en l’espèce en incitant la population locale à participer aux tueries, en permettant la constitution et l’entraînement de groupes de miliciens interahamwe dans la commune de Tambwe, en fournissant des armes à la population locale et aux interahamwe ainsi qu’en coordonnant les conditions d’exécution de Tutsi ».
Pierre Kayondo est également accusé d’avoir « participé à un groupement formé ou une entente établie, caractérisés par un ou plusieurs faits matériels, en l’espèce notamment en participant à des réunions visant à préparer ou coordonner les crimes de génocide et autres crimes contre l’humanité à l’encontre de la population civile Tutsi ».
Le boucher de Tambwe
Pierre Kayondo conteste toutes les accusations formulées contre lui. Les enquêteurs ont néanmoins pu établir sa participation personnelle à une réunion avec le gouvernement intérimaire du pays le 18 avril 1994 qui marque le début du génocide dans les préfectures du Sud du Rwanda jusque-là récalcitrantes.
Il aurait ensuite organisé dans sa commune d’origine de Tambwe une autre réunion qui, selon les magistrats, « se comprend comme une déclinaison locale de la réunion du 18 avril » et aurait « décliné au niveau local les directives données par le pouvoir central telles que l’attaque des lieux de rassemblement des Tutsi, [...] leur exécution directement au niveau des fosses communes et la mise à disposition des moyens matériels et humains de la commune ».
Les réquisitions précisent : « De par sa présence, il a contraint les différents acteurs à se plier à la politique du gouvernement intérimaire, s’est assuré de sa bonne mise en œuvre et a fortifié la détermination des tueurs. […] Soutien intellectuel et moral indispensable dans la sociologie politique rwandaise, les agissements de Pierre Kayondo ont directement causé la mort des victimes Tutsi de sa commune du fait de l’autorité qu’il incarnait et des moyens qu’il a mis à la disposition des tueurs ».
Les magistrats insistent sur la connaissance des faits qu’avait Pierre Kayondo qui aurait supervisé méticuleusement le déroulement de l’extermination des Tutsi ainsi que sur sa « pleine adhésion aux intentions génocidaires du gouvernement ».
L’enquête aurait également démontré la présence physique de Pierre Kayondo au moment des crimes et son concours direct à des actes de meurtres et de tortures. Cette présence n’aurait, selon les magistrats, « rien eu de fortuit, elle a résulté bien au contraire d’un choix délibéré de la part du député de témoigner de son engagement pour la mise en œuvre de la politique d’extermination des Tutsi ».
Pour l’ensemble de ces faits, les magistrats requièrent que Pierre Kayondo soit jugé « en qualité d’auteur de génocide et de complice de crime contre l’humanité par instigation ».
Ayant également établi sa participation au sein du comité de sécurité de Tambwe « édictant les modalités de traque et de mise à mort des Tutsi » ainsi que sa responsabilité personnelle dans une livraison d’armes « utilisées dans la traque et l’exécution de victimes », ils requièrent qu’il soit aussi jugé « en tant que complice de génocide ».
L’inquiétude et l’espoir des rescapés
Les réquisitions du parquet de Paris mentionnent des dizaines de victimes présumées de Pierre Kayondo. Celui-ci serait notamment responsable de l’extermination dans sa région de plusieurs clans, des lignages étendus remontant à l’époque précoloniale.
Pour les survivants rencontrés par Le Poulpe à Ruhango au Rwanda, l’éventuelle tenue d’un procès en France serait à la fois un moment d’établissement de la vérité judiciaire et un acte de mémoire.
Plusieurs d’entre eux, que nous avons interrogés, disent leur attente et leur inquiétude face au temps long des procédures et au vieillissement du mis en cause comme des témoins. La dame âgée dont Le Poulpe avait recueilli le témoignage en 2021 près de Ruhango est ainsi décédée il y a quelque mois.
Si la perspective d'un procès d'assises se rapproche, le calendrier reste incertain. Car l’agenda judiciaire est déjà rempli pour 2026 avec les procès d’ores et déjà programmés de l'ancien milicien rwandais Madjaliwa Safari en première instance ainsi que de plusieurs autres Rwandais en appel.
« On regrette, comme toujours, le retard pris par justice parce que la principale victime est décédée depuis. Le temps presse nous ne savons pas du tout quand ce procès va pouvoir se tenir », s’inquiète Alain Gauthier, président du CPCR qui représente les dix-neuf parties civiles dans ce dossier.
Sollicité, Arthur Vercken, l'avocat de Pierre Kayondo, n'a pas souhaité réagir auprès du Poulpe aux réquisitions du Parquet de Paris. « Je m'exprime devant les magistrats, pas devant la presse », expose la robe noire reprochant visiblement au Poulpe d'avoir retrouvé la trace de son client au Havre.
« Le réquisitoire est pour nous satisfaisant. Parce que suite à l’enquête que vous aviez faite, nous avions pu déposer plainte et on se rend compte que la plupart des éléments ont été retenus par les juges. Nous attendons maintenant l’ordonnance de mise en accusation », réagit pour sa part Alain Gauthier.
Si Pierre Kayondo devait être renvoyé devant la cour d'assises, un procès public permettrait aux parties civiles, à la défense, aux experts et aux témoins d’être entendus, et à la cour de trancher, en droit et en conscience, la part de vérité judiciaire dans une tragédie par ailleurs déjà largement documentée par les témoignages des rescapés et des bourreaux.