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Il n’avait plus répondu à une interview depuis dix ans. Historien majeur de la région des Grands Lacs, directeur de recherche honoraire au CNRS (Centre national de la recherche scientifique français) et auteur d’ouvrages de référence, Jean-Pierre Chrétien, 88 ans, est l’un des plus fins connaisseurs du Burundi et du Rwanda précoloniaux et contemporains. Il a accepté d’accorder une série d’entretiens exclusifs à African Facts.
Pionnier de la recherche sur la région à partir des années 1960, il a observé de ses propres yeux les espoirs déçus, la montée du racisme et des idéologies, l’indicible d’un génocide et les tentatives de compréhension, de jugement et de reconstruction. Son œuvre s’impose comme une contribution incontournable à la connaissance de ces évènements.
Mais avant de devenir cette voix majeure de l’histoire des Grands Lacs, Jean-Pierre Chrétien a d’abord été un jeune coopérant stupéfait par la richesse d’une région longtemps enfermée dans les clichés coloniaux et dont il a participé à éclairer l’histoire et la culture sous un jour nouveau. C’est donc par là que nous allons commencer.
African Facts : Qu’est-ce qui vous a amené, en tant qu’historien, à vous spécialiser sur l’Afrique et sur la région des Grands Lacs en particulier ?
Jean-Pierre Chrétien : Je vais vous répondre franchement : le hasard.
Et cela nous renvoie en 1964. À l’époque, j’étais professeur au lycée Fontenelle à Rouen, un historien classique, titulaire de l’agrégation d’histoire, etc. J’avais très peu étudié l’histoire africaine dans ma formation. C’est le service national en coopération qui m’a amené à aller en Afrique. J ‘ai été nommé à Kisangani, au cœur du Congo, alors que la révolte muléliste commençait. Je me suis alors précipité au bureau du Quai d’Orsay qui gérait le tout nouveau Service national en Coopération. Et, en tournant 25 fois ma langue dans ma bouche, j’ai dit : « Vous savez, le bassin du Congo, le climat ne me plaît pas trop ». Le fonctionnaire a rigolé. Il m’a dit : « Oui, oui, je vous comprends, c’est le climat politique. Mais rassurez-vous, on ne vous en envoie pas là. On vous envoie au Rwanda et au Burundi ». Bon, je connaissais ces deux pays, mais sans plus. Il m’a montré une carte, des images, tout ça… Et puis je me suis dit : « Bon, eh bien allons voyager ! »
Note de la rédaction d’African Facts : La rébellion sécessionniste Simba éclate en 1963 dans le Nord et l’Est du pays, initialement inspirée par les idées du socialiste Patrice Lumumba (assassiné en 1961) et dirigée par Pierre Mulele. Elle atteint son apogée en 1964 avant d’être défaite définitivement en 1965 par Kinshasa, grâce au soutien des Belges et des Américains.
J’avais déjà enseigné deux ans dans le secondaire. Et quand je suis arrivé là-bas, c’était une autre ambiance. Mais j’ai décidé d’appliquer mon métier de façon aussi efficace et aussi respectueuse des élèves qu’en France. J’étais prof dans une École normale d’instituteurs à Ngagara, en banlieue de Bujumbura. C’était pour le Service national, donc ça ne devait pas durer longtemps, un an seulement. Et je voulais partir après. Non pas à cause du climat ou de la vie locale, mais parce que, malgré l’Indépendance du pays depuis 1964, les Belges étaient partout dans l’enseignement. Et leur pédagogie paternaliste et paperassière était très agaçante.
— Et quand survient le déclic ? Quel fil avez-vous tiré au début ?
– On m’a convaincu de rester une année de plus, parce que l’UNESCO [Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture NDLR] créait une École normale supérieure pour former les premières générations de professeurs du secondaire. En l’occurrence, les profs d’histoire et géographie. On m’a dit : « Là, vous ferez vos programmes ». J’ai répondu d’accord. Et finalement, j’y suis resté quatre ans. Évidemment, ces élèves que j’avais devant moi… Eh bien il a fallu leur parler de leur pays. Et sur le Burundi et le Rwanda, il n’y avait pas grand-chose. Il y avait surtout des ouvrages de missionnaires…
Concernant le Burundi, il existait un récit de voyage d’un explorateur allemand qui s’appelait Hans Meyer. J’ai donc traduit son livre, car je maîtrisais l’allemand. Et puis il y avait aussi le passage du récit d’un explorateur autrichien, Oscar Baumann, qui m’avait interpellé. Il avait traversé le Burundi en 1892 et il s’était passé un tas de choses sur son passage dont je vous épargne les détails. Au nord-ouest du pays, il avait été accueilli comme un roi. J’ai donc demandé à mes étudiants si quelqu’un connaissait cette région, pour que je comprenne un peu mieux ce qui était arrivé à cet explorateur. L’un d’entre eux a levé le doigt. C’était Émile Mworoha, futur historien du Burundi. Et il m’a dit : « Oui, ma famille habite là ». On s’y est rendu.
On a rencontré des vieux. C’était en 1965 ou 1966. Et alors là, j’ai été complètement fasciné, sidéré même. Parce que certains d’entre eux, qui étaient des enfants à l’époque, étaient des témoins oculaires du passage de cette expédition. Et ils étaient capables de me dire que le voyageur autrichien en question était passé par là, là, là, là et là, sur telle colline, etc. Or, ce voyageur avait publié la carte de son expédition dans une revue géographique allemande très connue à l’époque, la Petermann-Mitteilungen. J’ai retrouvé cette carte. Et ces vieux, naturellement, ne l’avaient pas vue. Or leurs témoignages coïncidaient avec la carte. Donc, en interrogeant les gens sur les lieux, j’ai été impressionné par la qualité de leur mémoire sur le plan factuel. Et de fil en aiguille, je me suis lancé dans des recherches fondées sur l’oralité.
Note de la rédaction d’African Facts : Décédé au mois de juillet dernier, Émile Mworoha (1940-2025) était un historien du Burundi et un dirigeants de premier plan de l’Union pour le progrès national (UPRONA, parti au pouvoir jusqu’en 2003).
Un ouvrage lui avait été dédié par ses collègues en 2017, Un demi-siècle d’histoire du Burundi. À Émile Mworoha, un pionnier de l’histoire africaine aux éditions Karthala.
— Comment va se développer la recherche sur la région à l’époque où vous arrivez ?
— Au Burundi, au début il n’y avait rien : un article de Jan Vansina [1929-2017, historien et ethnographe belge NDLR] qui portait surtout sur la chronologie de la dynastie royale, ce témoignage de Hans Meyer… Vraiment pas grand-chose. Et au Rwanda, il y avait plusieurs livres de missionnaires. Bon…
Tous mes collègues ont été des gens sérieux, qui se sont investis dans leur travail pédagogique. Les gens qui ont fait des recherches sur le Burundi à l’époque, c’est surtout moi et les étudiants burundais de l’ENS. Il n’y a pas eu d’autres chercheurs pendant un certain temps. Ensuite, il y en a eu d’autres, Christine Deslauriers, etc.
Au Rwanda, il y a eu une vraie école d’extrême droite à Astrida avec Bernard Lugan [historien et militant français d’ultra-droite, marginal, contesté pour son approche racialisante, apologiste de la colonisation et du régime d’apartheid en Afrique du Sud NDLR] qui était soutenu aussi par des géographes vraiment racistes qui comparaient les « ethnies » à des colonies de fourmis de différentes couleurs.
— Quelles sont les sources d’un historien lorsqu’il travaille sur l’histoire longue de la région ? Il y a donc les sources écrites : coloniales, missionnaires, etc. Le reste se compose uniquement de sources issues de transmission orale ?
– Oui, c’est une culture de l’oralité. Il n’y avait pas d’écrits à l’époque, pas de livres ni de radios, etc. Au cours des veillées, le soir, les gens racontaient des histoires. Alors évidemment, c’était des histoires qui, par moment, étaient étonnamment imagées.
Par exemple, je n’oublierai pas que quand j’ai commencé mes enquêtes sur l’arrivée des Allemands au Burundi, tous ou presque m’ont raconté que cela avait commencé par l’histoire d’un chien que le roi Mwezi [souverain du Burundi de 1852 à 1908 NDLR] avait prêté à son gendre. Celui-ci ne l’aurait pas rendu et ils se seraient disputés à ce sujet. Le gendre serait alors parti chercher les Allemands au bord du lac Tanganyika où ils étaient établis depuis 1897. Et donc voilà la raison pour laquelle les Allemands seraient arrivés (rire). C’était une façon d’évacuer la question de la conquête.
En fait, je pense que pendant très longtemps, les Burundais n’ont pas perçu la domination coloniale. Il a fallu attendre surtout la construction de Gitega et les corvées dans tout le pays, puis la période belge, pour qu’ils se rendent compte que la colonisation, c’était des obligations en corvées, en taxes, etc.
À suivre.
par Theo Englebert
07/11/2025 | Entretiens
Jean-Pierre Chrétien a récemment publié Explorateurs et explorés au Burundi: Une vraie-fausse rencontre (1858-1900) aux éditions Khartala (2023) et Combattre un génocide Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024) aux éditions Le bord de l’eau.
Le géographe et explorateur allemand Hans Meyer (1858-1929) est principalement connu pour avoir été le premier Européen à atteindre le Kilimandjaro en Tanzanie. Il a notamment séjourné au Burundi en 1911 et écrit Les Barundi: Une étude ethnologique en Afrique orientale paru en allemand en 1916.
Le géographe et ethnographe autrichien Oscar Baumann (1864-1899) fut le premier à cartographier le Burundi et publia ses observations dans Du pays des Massaïs aux sources du Nil paru en allemand en 1894.
Méthodologie:
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