Fiche du document numéro 35592

Num
35592
Date
Dimanche Octobre 2000
Amj
Taille
196436
Titre
SAS. Enquête sur un génocide [Extraits pp. 1, 12-19, 61-63 et 128-134]
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Résumé
The thriller concerns the attack on the Rwandan President's plane in April 1994. It was allegedly committed on behalf of the Rwandan Patriotic Front, which the Akazu allegedly led to believe that President Habyarimana wanted to trigger the genocide of the Tutsi. The plane was allegedly shot down by SAM-16 missiles recovered by the US in Iraq. However, 15 Mistral missiles given by France are reported to have been stored at the Kanombe military camp.
Extrait de
Gérard de Villiers, SAS. Enquête sur un génocide, n° 140, Edition Gérard de Villiers, juin 2013 (réédition), pp. 1, 12-19, 61-63 et 128-134.
Commentaire
This book was published in 2000 with number 140 by Malko Production. Gérard de Villiers was an honorable correspondent for the French secret services, particularly in contact with Philippe Rondot, which allowed him to mix accurate facts with others derived from his imagination or insinuated for propaganda purposes.

Correspondence between the pages of the book and those in the PDF file:
- p. 1: p. 1 (pdf)
- pp. 12-19: pp. 2-9 (pdf)
- pp. 61-63: pp. 10-12 (pdf)
- pp. 128-134: pp. 13-19 (pdf)
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
CHAPITRE II
Frank Capistrano était installé à une table un peu à l’écart, juste à
côté des immenses baies vitrées donnant sur le Potomac. Le
restaurant du Kennedy Memorial Center était bourré, un soleil
radieux brillait sur Washington et, en ce premier mois de juin du
troisième millénaire, la vie semblait radieuse. Dès que le Special
Advisor for National Security de la Maison-Blanche aperçut Malko
en train de se frayer un chemin entre les tables, il agita sa main
prolongée par un de ses inévitables cigares pour signaler sa présence.
Malko, qui l’avait déjà repéré, se disait qu’il ressemblait toujours
autant à un capo mafioso, avec son abondante chevelure noire, ses
traits lourds, ses yeux rusés et son costume à rayures sombres. Et, en
sus, une chevalière à la main gauche, ornée d’un gros brillant. Il
tranchait nettement sur les bourgeois endimanchés de Virginie et du
Maryland qui caquetaient à toutes les tables. Et pourtant, c’était un
des conseillers les plus écoutés de la Maison-Blanche, respecté et
brillant, qui avait déjà eu l’oreille de trois présidents successifs. Un
homme de Renseignement. D’abord, à la Central Intelligence
Agency, où il avait créé en 1988 le Département antiterroriste,
ensuite à la Maison-Blanche, où il gérait les opérations les plus
secrètes, celles ordonnées directement par un finding du président
des États-Unis, c’est-à-dire un ordre confidentiel auquel toutes les
agences fédérales devaient obéir.
Lève-tôt, il se levait tous les jours à 5 h 45 pour être une demiheure plus tard à son bureau situé dans le coin nord-ouest de l’aile
ouest de la Maison-Blanche. Juste à l’opposé de l’oval room du
président, là où Bill Clinton s’était longuement ébattu avec la
pulpeuse Monica Lewinski.
Frank Capistrano se leva pour accueillir Malko, lui écrasant les
phalanges dans son énorme patte couverte de longs poils noirs.
— Welcome ! Welcome, Malko ! Happy to see you again ! Vous
avez fait bon voyage ?
Malko remarqua qu’il avait déjà liquidé l’assiette de canapés.
Toujours son appétit pantagruélique. Lorsqu’il déjeunait dans son
bureau, il commandait six hamburgers d’un coup… Il se rassit et

ralluma son cigare avec un Zippo siglé White House qu’il reposa sur
la table.
— Uneventful ! [8] fit Malko avec un sourire, en s’asseyant à son
tour.
Le voyage Vienne-Washington représentait quand même quelques
heures de vol, mais on ne déclinait pas une invitation de Frank
Capistrano. Les deux hommes se connaissaient depuis 1997. Ils
s’étaient rencontrés à Islamabad, au Pakistan, lors de l’affaire du vol
800 [9]. Lorsque Frank Capistrano intervenait quelque part, c’est
que la sécurité des États-Unis était en jeu…
Une serveuse surgit avec les menus. Ils choisirent rapidement –
New York steak et Caesar salad, arrosés d’un Château Malescot
Saint-Exupéry, un Margaux 1988, et Frank Capistrano plongea ses
petits yeux perçants dans ceux de Malko.
— Avez-vous déjà entendu parler du meurtre du président
rwandais, Juvénal Habyarimana ? demanda-t-il abruptement.
Avec lui, on entrait directement dans le vif du sujet.
— Oui, vaguement, fit Malko, c’était en 94 ou 95. Son avion a été
abattu par un missile sol-air.
— Bingo ! fit simplement Frank Capistrano de sa grosse voix
rugueuse. C’était le 6 avril 1994, vers 20 h 20. Le Falcon 50
présidentiel d’Habyarimana, alors président du Rwanda, a été abattu
par un missile sol-air SAM-16 Gimlet, alors qu’il se trouvait en
approche finale sur l’aéroport de Kanombé. Un second missile a été
tiré, mais a raté l’avion. Il n’y a eu aucun survivant parmi les neuf
passagers, dont le président du Rwanda et celui du Burundi, Cyprien
Ntaryamira, et les trois membres d’équipage français.
Il tordit un peu sa bouche en un rictus cynique.
— En plus, l’avion s’est écrasé dans le jardin de la résidence
d’Habyarimana… Livré à domicile.
— Je me souviens, compléta Malko. Cet avion arrivait de Dar EsSalaam, en Tanzanie, où ces présidents s’étaient réunis pour une
conférence régionale destinée à entériner les accords d’Arusha
établissant un pouvoir partagé entre les Hutus et les Tutsis du
Rwanda, et à négocier le même genre d’accord pour le Burundi.
— Vous êtes un puits de science, reconnut Frank Capistrano avec
un zeste d’ironie.
Le serveur arrivait avec le Château Saint-Exupéry que Frank
Capistrano goûta religieusement.

— J’ai déjà travaillé dans la région, il y a longtemps, précisa Malko.
C’est la raison pour laquelle je connais un peu ces problèmes.
Une de ses premières missions s’était déroulée au Burundi [10] et,
depuis, les problèmes entre Hutus et Tutsis lui étaient familiers. En
gros, la situation était simple : Burundi et Rwanda – anciennes
colonies allemandes – étaient peuplés de deux ethnies qui se
haïssaient, bien que parlant la même langue, pratiquant la même
religion et se mariant parfois entre eux.
Les Hutus, environ soixante-dix pour cent de la population, de
lointaine origine bantoue, étaient plutôt petits avec des traits épais et
cultivaient la terre. Les Tutsis, venus probablement du Nil, beaucoup
plus au nord, élancés, très minces, étaient des pasteurs.
Les Belges ayant succédé aux Allemands après 1918 avaient
systématiquement donné l’avantage aux Tutsis qui en avaient profité,
accaparant la direction politique du pays. Tout s’était déroulé cahincaha jusqu’en 1959, les Hutus pourtant majoritaires ravalant leur
rancoeur. Puis, en 1959, un obscur colonel belge un peu allumé qui se
prenait pour Lawrence d’Arabie, Guy Logiest, dépêché par Bruxelles
pour enrayer des troubles, avait mis le feu aux poudres. Au début de
1960, il avait déclenché un véritable coup d’État au Rwanda, en
décrétant le remplacement des chefs tutsis par des dirigeants hutus !
Les Hutus, majoritaires, gagnèrent évidemment les élections
suivantes, élirent un président hutu, Grégoire Kayibanda, et, dès
l’indépendance du pays, proclamée en 1962, entreprirent de prendre
leur revanche sur les Tutsis. Depuis, l’histoire des Tutsis rwandais
n’avait été qu’une longue suite de massacres, culminant avec le
génocide de 1994.
1960, 1961, 1962, 1963, 1970, 1990, 1993, jusqu’au bouquet final
des huit cent mille Tutsis liquidés en trois mois, d’avril à juillet 1994.
À chaque vague de massacres, des dizaines de milliers de Tutsis
prenaient le chemin de l’exil : Ouganda, Burundi, où les Tutsis
avaient le pouvoir, Congo, Tanzanie.
Depuis juillet 1994, les Tutsis avaient enfin repris le pouvoir au
Rwanda, grâce à l’Armée patriotique rwandaise, formée de Tutsis
émigrés en Ouganda, à la tête de laquelle se trouvait Paul Kagamé,
qui avait envahi le nord du pays, puis battu les Forces armées
rwandaises et chassé du pouvoir les Hutus responsables du génocide.
La serveuse apporta la Caesar salad.

— Enjoy your lunch ! [11] lança Frank Capistrano, à qui même un
génocide ne coupait pas l’appétit.
Il attendit que la serveuse se soit éloignée pour dire à voix basse :
— Vous devez vous demander pourquoi je vous ai fait traverser
l’Atlantique pour vous parler d’une histoire vieille de six ans…
— Vous allez sûrement me le dire, sourit Malko.
Le Malescot Saint-Exupéry était délicieux. Frank Capistrano
nettoya sa salade en une poignée de secondes, vida son verre et
souffla :
— Personne ne parlait plus de cette histoire jusqu’à une date
récente, dit-il.
— À qui avait-on attribué l’attentat ?
L’Américain fit la moue, tira sur son cigare après l’avoir rallumé à
la flamme puissante de son Zippo, et sortit un dossier de sa serviette.
— Voici le rapport de l’Agence [12] établi en mai 1994 avec la
collaboration des services belges. Il attribue l’attentat aux Hutus
extrémistes qui préparaient le génocide, ceux qu’on appelait l’Akazu
[13], des proches d’Habyarimana, dont faisait partie sa propre
femme.
Malko leva les sourcils :
— Ça n’affaiblit pas cette hypothèse ?
Frank Capistrano eut un hennissement joyeux en attaquant son
New York steak.
— Jamais entendu parler du « divorce mexicain » ? Ça se pratique
beaucoup en Californie. On donne la photo du mari et deux mille
dollars à un tueur mexicain qui se charge de fabriquer une veuve…
Ça peut aussi marcher avec un missile.
Voilà un homme qui ne nourrissait guère d’illusions sur l’espèce
humaine.
Frank Capistrano avala une énorme bouchée de viande rouge et
agita sa fourchette.
— Je plaisantais ! Si c’était l’Akazu, Mme Habyarimana n’était
probablement pas au courant. Mais reprenez le contexte politique
d’avril 94. Théoriquement, Habyarimana revenait de Dar Es-Salaam
avec l’intention d’appliquer enfin les accords d’Arusha. C’est-à-dire
de partager le pouvoir hutu avec les Tutsis. L’horreur absolue pour
les extrémistes hutus, ceux qui préparaient le génocide ouvertement
depuis plusieurs mois, afin de régler définitivement le problème. La
solution finale, ça ne vous rappelle rien ?

— Si, bien sûr.
— Eh bien, ils n’ont pas été loin de réussir. Habyarimana
représentait un risque pour ces extrémistes hutus. Ils l’auraient donc
supprimé. Sans état d’âme.
— Cette hypothèse est crédible ?
— Oui. Tenez, voilà les éléments opérationnels.
Il ouvrit le dossier, étalant sur la table une carte enrichie de
nombreuses annotations qu’il commenta à Malko.
— Voici le plan de la zone où a eu lieu l’attentat. À gauche, l’unique
piste de l’aéroport de Kanombé, orientée est-ouest à 200°. L’altitude
du runway est de 4800 pieds. Les appareils qui se posent sur cet
aéroport ont deux procédures d’approche. S’ils arrivent d’une autre
direction que l’est, ils passent d’abord au-dessus de l’aéroport pour
se caler sur son VOR [14]. De là, ils repartent au cap 103 – plein est –
à une altitude de 11 000 pieds, en perdant de l’altitude afin d’arriver
à une balise LIMA OSCAR située à 7,9 milles nautiques du VOR.
Ensuite, ils tournent à droite. Au-dessus de LIMA OSCAR, ils ne
doivent plus être qu’à 11 000 pieds. Là, ils tournent à droite pour se
remettre dans l’axe de la piste à 200° et descendent doucement, à un
angle de descente de 3° environ.
— Qu’est-ce que représentent 7,9 milles nautiques ? interrogea
Malko.
— Environ quatorze kilomètres. Vous avez suivi ?
— Tout à fait.
— Good. Le 6 avril, le Falcon 50 de Juvénal Habyarimana arrivait
de Dar Es-Salaam, donc de l’est. Il a suivi la procédure simplifiée,
sans se caler d’abord sur le VOR, en passant seulement au-dessus de
la balise LIMA OSCAR à l’altitude de 11 000 pieds pour continuer sa
descente en pente douce jusqu’au début du runway.
Frank Capistrano posa l’index sur un point légèrement au sud de la
ligne imaginaire allant de LIMA OSCAR au début de la piste.
— Voici la colline de Masaka. Elle se trouve environ à trois milles
nautiques du début de la piste. De son flanc nord, on voit défiler tous
les avions qui se posent. Ils se trouvent alors à une altitude de 4000
pieds par rapport à la piste, mais pas à plus de 3000 pieds par
rapport au sommet de la colline. La distance de la trajectoire de
l’avion au flanc de la colline est d’environ mille mètres.
— Donc, conclut Malko, le 6 avril vers 20 h 18, le Falcon 50
d’Habyarimana passe devant la colline de Masaka, venant de l’est, à
À

une distance de mille mètres, se déplaçant vers l’ouest. À quelle
vitesse ?
— Environ 250 km/h. L’enquête a établi que les deux missiles ont
été tirés du flanc de la colline, une zone couverte de végétation dense
prolongeant la Ferme, une coopérative agricole occupée pendant la
journée par des expatriés français. Un SAM-16 ayant une portée de
trois mille mètres, l’appareil ne pouvant se livrer à aucune
manoeuvre d’évitement, le Falcon 50 était un « sitting duck » [15].
Touché par un des deux missiles – l’autre s’étant perdu dans la
nature –, il s’est écrasé deux minutes plus tard, au nord de la piste,
dans le jardin de la résidence présidentielle.
— Je vois, dit Malko.
— Maintenant, reprit le Special Advisor de la Maison-Blanche,
l’environnement opérationnel. D’abord, le tir. Il fallait des gens très
entraînés. Il faisait nuit et la fenêtre de tir durait moins d’une
minute. Les tireurs n’avaient pas pu se préparer, l’appareil arrivant
directement de l’est. Or, le SAM-16 a une particularité. Son système
d’acquisition d’objectif se décompose en deux temps. D’abord, un
sifflement qui indique que le système infrarouge du missile a
« accroché » la cible. Mais c’est trop tôt pour tirer. Il faut attendre
que le sifflement devienne plus aigu, signalant que la cible est
réellement « verrouillée ». Il faut des nerfs solides, surtout quand on
n’a que quelques secondes pour tirer.
— S’il faisait nuit noire, remarqua Malko, comment les tireurs ontils su qu’il s’agissait bien de l’appareil d’Habyarimana ?
— Bonne question, approuva Frank Capistrano. Je pense qu’ils
devaient avoir un complice dans la tour de contrôle ou une radio
pour capter les communications entre la tour de contrôle et le Falcon
50. Afin d’éviter une erreur. Un Hercules de l’armée belge suivait à
quelques minutes. Il leur a fallu également un complice à Dar EsSalaam, les prévenant du décollage de l’appareil.
— Et comment se sont-ils exfiltrés ? demanda Malko. Ils avaient
un véhicule ?
— Nous n’en savons rien, avoua l’Américain.
Il passa à la carte suivante.
— Voici la situation militaire au soir du 6 avril 1994. Il y a eu un
cessez-le-feu entre les FAR gouvernementales et l’APR tutsie
commandée par Paul Kagamé. En gros, les troupes de l’APR se
trouvent à quarante kilomètres au nord de Kigali qu’elles

n’occuperont qu’en juillet, trois mois plus tard. Elles ont en ville un
détachement de six cents hommes, installés au CND [16], cerné par
la Minuar et les FAR. La colline de Masaka se trouve à une dizaine de
kilomètres à l’est de ce détachement. Kigali, à l’époque, était
patrouillée par les FAR qui établissaient de nombreux barrages. Leur
camp principal – Kanombé – se trouvait entre l’aéroport et Masaka.
Voilà. Qu’en pensez-vous ?
— Quid des missiles et des tireurs ?
— Les FAR ont retrouvé deux étuis de SAM-16, le 25 avril, non loin
de la Ferme. Quant aux tireurs, on ne sait rien d’eux, ni comment ils
ont gagné la colline. À notre connaissance, les FAR ne possédaient
pas de SAM-16, l’APR n’ayant pas de force aérienne. Par contre, les
Français leur avaient donné quinze Mistral, missiles sol-air montés
sur véhicule. Voilà l’essentiel de ce rapport.
— À première vue, cet attentat semble l’oeuvre d’extrémistes hutus,
fit prudemment Malko, ou d’un « grand » Service, mais pas des
Africains. En Afrique, tout finit par se savoir.
Frank Capistrano se pencha sur la table.
— Qui ? Les Français ? Impensable ! Leur président, François
Mitterrand, avait mis l’armée française à la disposition
d’Habyarimana ! Les Brits ne se sont jamais intéressés au Rwanda,
les Allemands encore moins. On a pensé aux Belges, mais ils
n’avaient aucun intérêt à foutre la merde. Le Rwanda n’intéresse
personne. C’est grand comme un placard, sans aucune richesse
naturelle à part un peu de thé et de café, avec des millions de pauvres
bougres qui grattent la terre comme des fourmis et ignorent que le
Moyen Âge est terminé. Seulement 5% de la population possède
l’électricité.
— Et la Company ? demanda perfidement Malko.
— Nous n’étions pas impliqués au Rwanda, à l’époque, affirma
Frank Capistrano. Notre ambassade était en sommeil, comme la
station de Kigali. Les Hutus et les Français nous détestaient, sachant
que Paul Kagamé était soutenu par l’Ouganda, qui lui est une de nos
bases en Afrique.
— Kagamé dirigeait les services spéciaux de Museveni, le président
ougandais, releva Malko.
— Exact. Comme beaucoup de Tutsis chassés de leur pays, il s’était
intégré à l’Ouganda.
— Il n’y a pas eu d’autres hypothèses pour cet attentat ?

— Si, bien sûr. Les Hutus ont accusé le FPR de Kagamé d’avoir agi
via le contingent de l’APR stationné à Kigali. Mais, coïncidence
fâcheuse, le génocide a commencé le 7 avril, le lendemain de
l’attentat. Les Hutus ont prétendu que le peuple se vengeait de la
mort du président Habyarimana assassiné par les Tutsis.
Malko s’attaqua à son New York steak, soucieux. Quelque chose lui
échappait. D’habitude, Frank Capistrano était plus direct. Ce dernier
fit disparaître son steak en un clin d’oeil et se pencha vers Malko,
avec un sourire complice.
— Vous vous demandez ce que vous faites là, hein ?
— Tout à fait.
— Eh bien, il y a une raison. Ou plutôt deux.
Il ralluma son cigare pour la troisième fois avec le Zippo qui
semblait minuscule dans sa main énorme, se reversa un plein verre
de bordeaux et se pencha à travers la table.
— Depuis sa victoire sur les Hutus, en 1994, Paul Kagamé a eu
quelques problèmes avec ses troupes. Des défecteurs, en désaccord
avec lui. L’un d’eux s’appelle Jean-Pierre Mugabé et vit désormais à
Washington, où il est consultant. Il y a quelques semaines, il a lancé
sur Internet un véritable brûlot assez bien documenté, accusant Paul
Kagamé d’avoir organisé l’attentat du 6 avril 1994 !
— On l’a cru ? interrogea Malko, essayant de terminer son New
York steak à marche forcée.
Frank Capistrano fît la moue.
— On se pose des questions. J’ai interrogé Langley qui m’a juré que
Mugabé était un zozo et qu’il n’y avait rien de nouveau sur cette
affaire. Kagamé a démenti avec indignation, soulignant que non
seulement les Hutus avaient « génocidé » les Tutsis, mais qu’ils
voulaient maintenant leur faire porter le poids de leurs propres
crimes.
Fin du premier épisode.
Malko prit le temps de goûter au Malescot Saint-Exupéry.
— Et ensuite ?
— Vous savez qu’en ce moment, une quarantaine de Hutus
génocidaires sont emprisonnés à Arusha, en Tanzanie, en attente de
jugement devant le Tribunal pénal international pour le massacre de
1994. Leurs avocats ont lu le brûlot de Mugabé et cela leur a donné
des idées. Espérant diminuer la responsabilité pourtant écrasante de
leurs clients, qui ont du sang jusqu’aux épaules, ils ont réclamé

— Nairobi est plein de voyous prêts à vous détrousser pour mille
shillings, soupira l’Américain. Personne ne sort plus le soir. Alors, où
en est votre enquête ?
— Terminée, affirma Malko. J’ai vu le major Émile Gatabazi. Très
sympathique. Il m’a confirmé ce que vous m’aviez dit. Lizindé n’était
pas recommandable.
— Et vous avez rencontré sa maîtresse aussi, non ?
— Absolument ! Mais elle ne m’a rien appris. Sinon une vue sur un
décolleté éblouissant. Le colonel Lizindé avait bon goût.
Ils échangèrent un sourire complice. Le chef de station de la CIA
paraissait encore plus visiblement soulagé.
Ce qui confirma les soupçons de Malko…
— Vous repartez en Europe ? demanda l’Américain.
— Non, à Arusha. Je vais quand même rencontrer l’avocate qui
avait demandé l’audition du colonel Lizindé. Pour boucler le dossier.
Comme ça, j’irai faire un tour dans le Serengeti.
— Excellente idée ! J’aimerais bien vous accompagner, approuva
chaleureusement Mark Spencer. Faites-moi signe dès que vous
repasserez par ici.
Il prit la peine de raccompagner Malko jusqu’au rez-de-chaussée,
l’abandonnant ensuite au Marine qui l’escorta jusqu’à la sortie.
Malko n’avait plus que deux rendez-vous avant son départ le
lendemain matin pour Arusha : la veuve du colonel Lizindé et
Priscilla. À condition qu’elle se soit débarrassée de son guerrier
masaï.
*
* *
Cyrié Lizindé était toujours aussi digne, vêtue de la même robe
d’intérieur. À côté de la carafe de thé glacé posée sur la table se
trouvait une enveloppe. Avant même que Malko ait le temps d’ouvrir
la bouche, elle laissa tomber :
— Vous aussi, on a essayé de vous tuer ! Ce sont les mêmes.
Malko s’assit sans oser lui dire le contraire. Tous les journaux du
jour étaient étalés sur la table basse, avec les détails et les photos de
l’attaque dont il avait été l’objet.
— C’est très possible, reconnut-il.
— J’en suis sûre, renchérit la veuve du colonel. C’est la raison pour
laquelle je vous ai appelé.

— J’y suis sensible, répliqua Malko.
Elle eut un sourire serein.
— Lorsque vous êtes venu me voir hier, je ne savais pas bien qui
vous étiez. Ce pouvait être un piège. Ils sont très malins. Désormais,
je sais que vous effectuez vraiment une enquête. Alors, je veux vous
aider.
Le pouls de Malko commença à grimper sérieusement.
— Comment ?
Elle prit l’enveloppe marron et la lui tendit.
— En vous remettant ce document. Charles devait l’emporter à
Arusha. Il était dans un coffre de banque, jusqu’alors. Vous pouvez le
regarder.
Malko ouvrit l’enveloppe. Elle ne contenait qu’une feuille blanche
couverte d’inscriptions.
I. 9-M 322 1 01
04-87
04835
C
LOD COMP
3-M 519-2
3555 406
II. 9 M 322 1 01
04-87
04814
9 M 3131
04-87
048 14
C
LOD COMP
9 M 519-2
5495107
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il après avoir lu.
— Les numéros des deux missiles SAM-16 Gimlet utilisés pour
abattre l’avion du président Habyarimana, fit simplement Cyrié
Lizindé.
Malko regarda les colonnes de chiffres, abasourdi.

— Comment votre mari a-t-il obtenu cette information ?
— Ce sont des missiles sortis des stocks de l’armée ougandaise
pour être mis à la disposition du FPR. C’est mon mari qui s’occupait
de l’équipement militaire du FPR.
— C’est lui qui a organisé cet attentat ?
Elle secoua la tête.
— Non, mais il savait ce qui s’est passé. Il s’était toujours tu, mais
je pense que la façon dont Paul Kagamé l’a traité l’avait fait réfléchir.
Ce sont des missiles de fabrication russe qui avaient été livrés à
l’Irak. Ils font partie d’un lot saisi par les troupes américaines durant
la guerre du Golfe. Remis ensuite à leurs alliés ougandais. Ceux-ci en
ont donné à l’APR pour lutter contre les avions et les hélicos du
gouvernement Habyarimana.
— Qui est au courant de ces numéros ? demanda-t-il.
— Personne, je crois. Faites-en bon usage.
— Merci, fit Malko en remettant la feuille dans l’enveloppe.
Il imaginait la tête de Frank Capistrano en apprenant que les
missiles utilisés pour l’attentat avaient transité par les États-Unis. Et
avaient très probablement été remis aux Ougandais par la CIA…
Voilà qui levait un coin du voile sur l’embarras de la Company.
— Faites attention de ne pas vous le faire voler, recommanda Cyrié
Lizindé. Et ne dites jamais qui vous les a remis. On me tuerait.
— Comptez sur moi, promit Malko.
Au moment de sortir, il se ravisa.
— Puis-je téléphoner ?
— Bien sûr.
Il la suivit jusqu’à la pièce voisine, un bureau, où il composa le
numéro de Mark Spencer. C’est Priscilla Clearwater qui répondit.
— Passez-moi M. Spencer, demanda Malko, très professionnel.
Trente secondes plus tard, il avait le chef de station de la CIA en
ligne. Inquiet.
— Vous avez un problème ? s’enquit anxieusement l’Américain.
— Pas encore, répliqua Malko, mais je crois bien être suivi. Pouvezvous m’envoyer une protection rapprochée pour m’escorter jusqu’à
mon hôtel ?
— Bien sûr ! Où êtes-vous ?
Malko le lui expliqua et se retourna vers Cyrié Lizindé.
— J’ai appris depuis hier soir à être prudent. Cela va prendre
environ une demi-heure.

CHAPITRE XIV
Jean-Bosco Sagatwa passa une grosse langue rose sur ses lèvres
épaisses et se pencha en avant, comme s’il craignait que Malko ne
saisisse pas ce qu’il allait dire.
— Tout a commencé fin décembre 1993, commença-t-il. Grâce à ce
qu’on a appelé les accords d’Arusha, signés le 4 août 1993, le
gouvernement du président Habyarimana en place à Kigali avait
scellé une trêve avec le FPR de Paul Kagamé qui occupait une partie
du pays, au nord. Kagamé avait lancé depuis 1990, comme vous le
savez, un mouvement de reconquête du Rwanda par les Tutsis,
appuyé par l’Ouganda. Après de multiples péripéties, l’intervention
de l’ONU et des pays voisins, tout le monde était tombé d’accord
pour que ce conflit se termine par un accord politique incluant le
partage du pouvoir, alors détenu entièrement par les Hutus, entre
Tutsis du FPR et Hutus. Dans le cadre de cet accord, six cents
hommes de l’APR – l’armée tutsie – avait reçu l’autorisation de
s’installer en plein coeur de Kigali, dans l’enceinte du CND.
— Le parlement ? fit préciser Malko.
— Tout à fait. La Minuar – force d’interposition des Nations unies
– devait veiller à ce qu’il n’y ait pas d’incident entre les deux parties
et à ce que seules les armes légères soient tolérées en ville.
— Donc, pas de missiles sol-air ?
— Bien entendu ! Dans le détachement de l’APR cantonné au CND,
il y avait des politiques et des militaires de grade élevé. Moi, je
remplissais de nombreuses missions de liaison entre le camp
Kanombé et le CND. C’est là que j’ai retrouvé le colonel Lizindé.
— Vous le connaissiez donc ?
— Bien sûr. Nous avions fait l’école militaire ensemble et nous
sommes de la même ville, Biumba. Le Rwanda, c’est tout petit. Au
début, nos rapports ont été assez froids, et puis, on a commencé à
aller boire des bières ensemble au Cercle sportif et ça s’est réchauffé.
Il se mettait en civil et je venais le chercher au CND.
— Vous faisiez cela pourquoi ?
Jean-Bosco Sagatwa eut un sourire rusé.

— Mes chefs voulaient des informations sur ce qui se préparait au
CND. Ils savaient que Lizindé était au courant, de par son rôle, de
beaucoup de choses. Et je pense que lui aussi avait des instructions
de Paul Kagamé pour obtenir des informations sur les FAR.
Vieille histoire : deux barbouzes cherchant à se « tamponner »
mutuellement. Pendant la guerre froide, c’est un jeu qui s’était
beaucoup joué à Berlin, entre Allemands de l’Est et de l’Ouest.
— Continuez, fit Malko.
— Peu à peu, nous sommes redevenus copains ! expliqua le
Rwandais. La situation était très tendue à Kigali, il y avait de
nombreux meurtres. Tout le monde appréhendait ce qui allait se
passer. Le président Habyarimana tergiversait, ne voulant pas
abandonner le pouvoir, mais les Nations unies le pressaient d’agir.
Nous parlions souvent de cela avec Lizindé. Celui-ci ignorait un fait
essentiel me concernant. C’est que j’appartenais à l’Akazu.
— Qu’est-ce que c’était vraiment ? interrogea Malko.
— Un groupe de politiques et de militaires qui refusaient
absolument de partager le pouvoir avec les Tutsis. Nous préférions la
guerre civile. On se raccrochait à l’espoir qu’Habyarimana ne
céderait pas à l’ONU. Mais, vers la fin mars, il nous a annoncé au
cours d’une réunion secrète qu’il était obligé de céder aux Nations
unies et qu’à son retour de Dar Es-Salaam, où il allait rencontrer les
présidents du Burundi, de l’Ouganda, du Zaïre et de la Tanzanie, il
annoncerait, dès le 8 avril, l’installation d’une autorité de transition
comportant des représentants tutsis.
— Ça n’a pas été rendu public ?
— Non, il voulait attendre le dernier moment, s’assurer du
concours de la Minuar. Mais, nous, à l’Akazu, nous avons compris
que si nous ne faisions rien, nous perdrions le pouvoir. Il fallait donc
éliminer Habyarimana avant qu’il annonce sa décision.
— Vous ne pouviez pas le faire tuer par des gens de la Garde
présidentielle ?
— C’était gênant, avoua Jean-Bosco Sagatwa, le monde entier nous
aurait cloués au pilori. Alors, j’ai eu une idée.
Il se tut, comme s’il hésitait à se livrer.
— Dépêchez-vous, dit Malko en lorgnant les gardiens, ils vont finir
par nous interrompre. Quelle était votre idée ?
— Souvenez-vous que personne, à part une poignée de dirigeants
hutus, ne connaissait les intentions d’Habyarimana. Un soir donc, où

je devais retrouver Lizindé, je suis arrivé, en apparence bouleversé.
Nous avons bu, et, comme si je me laissais aller, je lui ai dit que je
venais d’apprendre une nouvelle épouvantable. Le président
Habyarimana, à son retour de Dar Es-Salaam, allait interrompre le
processus de réconciliation et massacrer tous les Tutsis rwandais,
afin de résoudre le problème une fois pour toutes ! Je lui ai dit que
j’étais atterré, car, bien que hutu, j’avais de nombreux amis tutsis.
Malko imaginait la scène.
— Il vous a cru ? demanda-t-il.
Jean-Bosco Sagatwa inclina lentement la tête.
— Oui. Pour plusieurs raisons. D’abord, tout le monde savait que
les plus extrémistes des Hutus préparaient depuis plusieurs mois le
génocide des Tutsis. Radio Mille Collines lançait des appels au
meurtre, renforcés par des articles dans la presse, et il y avait eu déjà
plusieurs incidents. Même la Minuar était au courant.
— Et les Tutsis ne faisaient rien ?
— Ils ne pouvaient rien faire. Les FAR étaient hutues et le pouvoir
avait armé des milices anti-Tutsis, les Interahamwe. Ils avaient
dressé des listes de Tutsis, village par village, y incluant leurs
sympathisants hutus. Quant à l’APR, elle n’était pas militairement
capable de s’opposer à la liquidation des Tutsis.
— Lizindé ignorait vraiment votre appartenance à l’Akazu ?
— Oui, bien sûr. Il me prenait pour un Hutu modéré, je ne m’étais
jamais mis en avant.
— Cependant, d’après l’acte d’accusation, fit Malko, vous étiez un
des planificateurs de ce génocide programmé.
— Je défendais les miens, grommela Sagatwa, bougon, sans
regarder Malko.
Frank Capistrano avait une fois de plus raison. Sagatwa ne méritait
pas la corde pour le pendre. Malko surmonta son dégoût et
demanda :
— Et ensuite ? Que s’est-il passé ce soir-là ?
— Rien. Nous nous sommes séparés. Il était très perturbé. Moi, je
savais qu’il allait rendre compte à Kagamé. C’est ce que nous
escomptions. Nous avions convenu de nous revoir le lendemain,
mais il s’est décommandé. J’ai cru alors qu’il m’avait percé à jour.
Mais il m’a appelé le surlendemain, en me disant qu’il avait dû aller à
Mulindi, dans le Nord. Là où se trouvait Kagamé. Le soir, quand

nous nous sommes retrouvés, la première chose qu’il m’a dite, c’est :
« Il faut tuer le président Habyarimana !»
Il s’interrompit. Malko pouvait imaginer sa satisfaction. Faire
liquider son ennemi par un autre ennemi, c’est le rêve absolu de tout
manipulateur.
— Qu’avez-vous fait à ce moment ? demanda-t-il.
Sagatwa esquissa un sourire.
— Nous avons discuté technique. Moi, j’avais reçu des instructions
et je savais où je devais l’amener. Mais il fallait le faire avec
prudence. Alors, j’ai dit que nous avions pensé que le plus sûr, c’était
d’abattre l’avion d’Habyarimana quand il reviendrait de Dar EsSalaam. Il m’a approuvé. C’est alors que je lui ai dit que nous ne
possédions ni missiles sol-air, ni personne capable de s’en servir.
— C’était vrai ?
— À moitié. Les Français nous avaient livré quinze Mistral,
missiles très performants montés sur véhicules, mais nous n’avions
pas de personnel entraîné pour les servir. En outre, les Français
gardaient un oeil dessus. Ils étaient sous bonne garde au camp
Kanombé. En tout cas, il m’a dit qu’il allait réfléchir au problème et
qu’on se reverrait le lendemain. C’était le 3 avril. Je sentais qu’il
m’avait cru. D’ailleurs, Radio Mille Collines appelait tous les jours au
meurtre des Tutsis.
— Et vous prépariez le meurtre de celui qui allait leur donner le
pouvoir !
Une fois encore, Sagatwa ne répondit pas, continuant comme s’il
n’avait pas entendu :
— Le lendemain, j’ai compris tout de suite que Lizindé avait parlé à
ses chefs, sûrement à Kagamé en personne. Personne d’autre ne
pouvait prendre une telle décision. Il m’a annoncé tout de go qu’il
pouvait mettre à ma disposition deux missiles sol-air SAM-16 et leurs
servants. Il pouvait les acheminer jusqu’au CND, à Kigali, mais je
devais ensuite les prendre en charge.
— Vous aviez déjà décidé du modus operandi ?
— Non. Nous l’avons fait ce soir-là. C’était relativement simple. Il
fallait tirer les missiles pendant l’approche finale de l’avion, juste
avant l’aéroport. Nous connaissions les lieux tous les deux et nous
sommes tombés d’accord que le lieu idéal était la colline de Masaka.
Il restait alors deux problèmes à résoudre. D’abord, l’acheminement
des missiles et du commando les servant, et, ensuite leur exfiltration.

Sur le premier point, j’avais déjà monté un schéma. Je m’étais lié.
avec un sous-officier du contingent bengali de la Minuar. Il était de
garde tous les soirs près du CND. J’ai donc été le trouver et je lui ai
demandé s’il pouvait escorter une ambulance du CND jusqu’à
l’entrée du camp Kanombé.
— Pourquoi aviez-vous besoin de lui ?
— Sans une escorte Minuar, on risquait d’être arrêté à un barrage.
Malko buvait ses paroles. C’était monstrueux et fascinant. Le
Rwandais continua :
— Nous avons tout mis au point. J’avais un contact radio à Dar EsSalaam. Il pouvait donc donner le « top » du départ du Falcon 50
présidentiel. C’est Lizindé qui a alors souligné qu’il était dangereux
de mener cette opération de jour. J’y avais pensé sans trouver la
solution. C’est lui qui me l’a fournie.
— Comment ?
— Il s’est fait fort de pouvoir retarder le départ de l’avion de Dar
Es-Salaam, jusqu’à la tombée de la nuit. À ce stade, Kagamé était au
courant. Or, il est extrêmement lié au président Museveni d’Ouganda
qui participait à la réunion de Dar Es-Salaam. C’était assez facile
pour lui de prolonger les discussions jusqu’à la nuit. Quand nous
nous sommes séparés, tout était au point. J’ai rendu compte aux
trois personnes qui étaient au courant de mon côté et on a commencé
la préparation des actions qui devaient suivre la disparition
d’Habyarimana.
Autrement dit, le génocide…
Un des militaires tanzaniens frappa à la glace de séparation avec la
crosse de sa Kalach.
Jean-Bosco Sagatwa sauta sur l’occasion.
— Ils veulent que je retourne dans ma cellule, commença-t-il.
— Vous avez encore beaucoup de choses à me dire, fit sèchement
Malko. Sinon…
Le Rwandais n’insista pas.
— Bien, fit-il. Le 6 avril, je me suis rendu au CND vers six heures
trente. La nuit tombait. J’ai établi le contact avec le sous-officier
bengali de la Minuar. Je lui ai donné un peu d’argent, je ne me
souviens plus combien. Quelques minutes plus tard, l’ambulance
s’est présentée à la sortie. À côté du chauffeur, j’ai reconnu Lizindé
en civil. Moi, j’ai suivi avec ma Jeep. Nous avons traversé la ville par
le boulevard Umouganda et ensuite la route de Kibungo, celle qui

longe l’aéroport et le camp Kanombé. Sans aucun problème, le
véhicule de la Minuar nous ouvrait la route. À l’embranchement
menant au camp, nous avons stoppé et j’ai dit aux gens de la Minuar
que je n’avais plus besoin d’eux. Ils sont repartis vers la ville. Moi, je
suis monté dans l’ambulance avec Lizindé et nous avons repris la
route de Kibungo. Nous l’avons quittée pour la piste menant à la
colline de Masaka. J’avais repéré un endroit pour garer l’ambulance.
Une ferme coopérative occupée par des Français dans la journée. Le
soir, il n’y avait personne.
Il s’interrompit, se retournant vers les soldats tanzaniens.
— Continuez ! intima Malko.
De mauvaise grâce, Jean-Bosco Sagatwa reprit son récit :
— Lizindé est descendu et a ouvert les portes de l’ambulance pour
que les types du commando puissent descendre. Ils étaient cinq.
Dont deux tireurs, équipés chacun d’un SAM-16, et un chef de tir. Ils
sont partis dans la végétation de la colline et je suis resté seul avec
Lizindé. Je n’arrivais pas à croire que cela allait réussir. J’ai pensé à
un de mes camarades qui se trouvait dans l’avion… Le chef d’étatmajor des FAR et aussi mon patron à la Garde présidentielle. Mais
nous ne pouvions pas rater cette opportunité…
— Quelle heure était-il ? demanda Malko.
— Huit heures moins le quart environ. Nous avons attendu, il
faisait nuit noire. J’étais très nerveux, car je savais que plusieurs
avions devaient se poser dans le même créneau horaire, dont un
Hercules C130 de l’armée belge. Et puis, on a entendu un bruit léger
de réacteur, sur notre droite. J’ai levé les yeux et j’ai vu les feux de
position d’un avion, assez haut dans le ciel, qui se préparait à atterrir.
Cela a été très vite. Il y a eu une explosion, puis une seconde. L’avion
a pris feu, et il a disparu vers l’ouest. Nous avons entendu le bruit
quand il s’est écrasé. Très peu de temps après, le commando est
revenu. Ils avaient laissé les étuis des SAM-16 sur place.
Normalement, ils devaient reprendre l’ambulance et regagner le
CND. À ce moment, Lizindé m’a dit qu’ils avaient décidé d’appliquer
un autre plan. Seul le chauffeur de l’ambulance allait repartir avec.
Eux s’infiltreraient en passant par le sud de la colline de Masaka,
vers Kisukiro et Gikondo. Une zone très boisée, sillonnée de dizaines
de pistes. Ils sont partis immédiatement. Avant de nous séparer,
Lizindé m’a étreint et m’a dit : « Merci. »

— Ils se sont méfiés, remarqua Malko. Vous aviez préparé un
piège ?
— Oui, reconnut Jean-Bosco Sagatwa. Quelques-uns de mes
hommes les attendaient sur la route de Kibungo. L’idée était de les
intercepter et de les tuer. De cette façon, la responsabilité de
l’attentat aurait été supportée par le FPR. L’ambulance a bien été
interceptée, mais seul le chauffeur était à bord. Ils l’ont tué, bien sûr,
mais cela ne servait à rien. Les autres ont pu s’échapper, grâce à
l’obscurité.
— Quand est-ce que Lizindé a compris qu’il s’était fait avoir ?
demanda Malko.
— Je ne sais même pas s’il l’a su avant de mourir, fit Sagatwa. Nous
étions quatre seulement.à connaître les véritables intentions
d’Habyarimana. Même Paul Kagamé ne l’a peut-être pas su.
Ironie du sort : Paul Kagamé, chef des Tutsis, avait fait assassiner
le défenseur des Tutsis dans le camp hutu et déclenché un
abominable génocide, cela en croyant sauver les siens !
De nouveau, le soldat tanzanien frappa à la glace de séparation.
Malko se pencha vers son vis-à-vis.
— Il me manque encore quelque chose ! rappela-t-il. Qui était le
chef du commando ?
— Un Américain, laissa tomber Jean-Bosco Sagatwa. Il s’appelait
Walter Park.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024