Fiche du document numéro 35575

Num
35575
Date
Lundi 22 septembre 2025
Amj
Taille
2884110
Titre
Au Rwanda, une longue tradition du cyclisme et un vivier de jeunes champions
Sous titre
Reportage - Le « pays des mille collines » est le premier d’Afrique à accueillir les championnats du monde de cyclisme sur route, du 21 au 28 septembre. Le vélo y est populaire depuis longtemps grâce à l’« igicugutu », un deux-roues en bois artisanal.
Nom cité
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Sarah Gros pour M, le magazine du Monde

Du haut d’une des collines, innombrables, du sud du Rwanda, recouverte en cette saison du manteau vert pomme des cultures de thé, résonnent quelques coups de marteau réguliers. Derrière une palissade tressée en branches d’eucalyptus, Claude Hishamunda taille les fourches d’un vélo en bois, ici appelé igicugutu. Le soleil de 13 heures inonde la cour intérieure de la petite maison recouverte de chaux blanche, située en contrebas du village de Dufatanye, une localité de 900 âmes nichée à quelques kilomètres de la frontière avec le Burundi.

« J’ai appris à les construire vers l’âge de 20 ans en observant les anciens, raconte l’homme de 36 ans. Ces vélos sont adaptés pour circuler sur les sentiers escarpés de nos collines. » L’igicugutu est apparu au Rwanda dans les années 1950, en réponse au besoin quotidien des paysans de transporter leurs marchandises sur des sentiers accidentés. Le Rwandais enjambe ce qui ressemble plus à une trottinette en bois munie d’un cadre pour s’y asseoir qu’à une bicyclette classique.

« Nos igicugutus sont surtout plus abordables que les vélos en acier, qui coûtent environ 120 000 francs rwandais [70 euros] à l’achat », explique l’ébéniste, qui espère tirer 20 000 francs rwandais de la vente de ce véhicule, soit l’équivalent d’un mois de salaire. « Je pourrai ainsi payer les fournitures de mes enfants pour la rentrée scolaire », confie l’habitant du district de Nyaruguru, classé parmi les plus pauvres du pays.

L’artisan rwandais Claude Hishamunda façonne un « igicugutu », un vélo traditionnel en bois, à Dufatanye, dans le district de Nyaruguru, le 14 septembre 2025. Sarah Gros pour M le magazine du Monde

Comme beaucoup d’autres villageois, ce paysan rwandais ne sait ni lire ni écrire. Pour arrondir ses fins de mois et offrir à ses enfants « la chance d’aller à l’école », l’artisan exerce en parallèle le métier de transporteur à igicugutu. « Je peux charrier jusqu’à 200 kilos. On me paye environ 2 000 francs [rwandais] pour un trajet de 10 kilomètres. Une telle course peut me prendre trois heures », détaille l’artisan menuisier, attelé à élaguer l’une des traverses.

Et pour cause, les collines de ce district sont situées sur les contreforts de la crête Congo-Nil, une vaste ligne de démarcation entre le bassin du Congo et celui du Nil, avoisinant les 2 000 mètres d’altitude, qui franchit le Rwanda du nord au sud. Dans cette région très enclavée, il faut parcourir une heure et demie de piste depuis le village avant de rejoindre les routes asphaltées qui sillonnent le pays.

« Repartir de zéro »



Sur les artères modernes, deux réalités se côtoient, les igicugutus et les vélos en acier, omniprésents, aux côtés de modernes vélos en carbone. Sur la colline de Runda, à l’écart de Kigali, la capitale rwandaise, Faustin M’Parabanyi possède l’un de ces précieux modèles ultra-légers. Cette légende du cyclisme rwandais continue de faire, chaque week-end, des sorties de plus de 200 kilomètres, souvent vers Musanze, au nord-ouest du pays. Une discrète barbe blanche sur son menton trahit son âge ; Faustin M’Parabanyi aura 60 ans en 2026. Il fut, dans les années 1980, l’un des premiers cyclistes professionnels du Rwanda.

Confortablement installé dans l’un des fauteuils clubs en cuir blanc de son salon, le sportif entame le récit de sa vie : « J’ai rejoint l’équipe nationale à 20 ans, en 1986. Elle avait été créée quatre ans plus tôt. » Sur son étagère trône un petit trophée attestant de sa participation aux Jeux olympiques de Barcelone, en 1992. Derrière ses lunettes noires, le regard du cycliste se charge de mélancolie. « C’est le seul souvenir qu’il me reste de ma carrière. Toutes mes affaires, mes trophées, mes maillots et mes vélos, ont été volées pendant le génocide. »

L’artisan rwandais Claude Hishamunda (à droite) roule sur son « igicugutu », un vélo traditionnel en bois, à Dufatanye, dans le district de Nyaruguru, le 14 septembre 2025. Sarah Gros pour M le magazine du Monde

Sur un tableau familial posé sur l’étagère, le visage de sa femme et le sien surplombent ceux d’une douzaine de jeunes bambins. « Je n’ai que deux enfants, eux, ce sont ceux de mes frères et sœurs que j’ai recueillis après la disparition de leurs parents », confie-t-il. Issu d’une fratrie de neuf enfants, Faustin M’Parabanyi est le seul d’entre eux, avec sa grande sœur, à avoir survécu au génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, en 1994.

« Le génocide a tout détruit, y compris le cyclisme, se souvient le champion du Tour du Rwanda de 1990. Nous avons dû repartir de zéro, racheter le matériel, reconstruire les routes. » Les routes en bon état ont permis au Rwanda, pays du vélo en bois et vivier de jeunes cyclistes professionnels, de devenir le premier pays d’Afrique à accueillir les championnats du monde de cyclisme sur route, du dimanche 21 au dimanche 28 septembre.

« Si tu veux y arriver, pédale ! »



Depuis quelques années, les femmes se sont mises, à leur tour, à la pratique professionnelle du vélo. « Lors de sa création en 1982, l’équipe nationale ne comptait que deux femmes sur 70 coureurs », se remémore Faustin M’Parabanyi. A une semaine du coup d’envoi de la compétition, les filles représentent un tiers de l’effectif rwandais, logé au Palast Rock Hotel à Bugesera, au sud de la capitale.

Sur le parking, ce matin-là, une athlète se démarque par sa taille et la largeur de ses cuisses. Du haut de ses 23 ans, Xaveline Nirere détient un palmarès impressionnant. Championne en titre du contre-la-montre au Rwanda, deuxième sur les championnats d’Afrique, la jeune coureuse a bénéficié de l’essor du cyclisme professionnel dans son pays.

« Mon grand frère, Valens Ndayisenga, est double champion du Tour du Rwanda. Quand j’ai annoncé à mes parents que je voulais devenir comme lui, ils n’ont pas accepté. J’avais 14 ans. Heureusement, mon frère a cru en moi et m’a offert l’un de ses vélos. Je me souviendrai toujours de ses mots : “Si tu veux y arriver, pédale !” », confie la championne, les yeux pleins d’émotion.

Xaveline Nirere, 23 ans, championne en titre du contre-la-montre au Rwanda et deuxième sur les championnats d’Afrique, dans le district de Bugesera, le 11 septembre 2025. Sarah Gros pour M le magazine du Monde

Des coups de sifflet transpercent l’air déjà chaud du parking de l’hôtel. Il est 9 heures du matin lorsque David Louvet, 54 ans, entraîneur de l’équipe nationale rwandaise, donne le coup d’envoi de l’entraînement du jour. « Tugende ! Tugende ! » (« on y va », en kinyarwanda), lance le patron, originaire de Normandie.

Depuis son arrivée au « pays des mille collines », il y a deux ans et demi, David Louvet n’en finit pas d’être étonné par la place du deux-roues dans la culture du pays, même dans les campagnes les plus reculées. « Pour moi, l’image du Rwanda, ce n’est pas le bébé gorille, s’épanche l’entraîneur. Mais c’est ce vélo de grand-père en acier, ressoudé quatre fois, avec des roues voilées, qui ne freine qu’avec les pieds. Ou bien ce père qui emmène ses trois fils à l’école sur son porte-bagage. »

« Ce jeune-là conduisait des vélos-taxis »



Les 23 coureurs de la Team Rwanda s’élancent à vive allure à travers les plaines arides du Bugesera. A mi-parcours, Eric Manizabayo quitte le peloton des hommes pour se rapprocher de la voiture de ravitaillement. De lourdes gouttes de sueur perlent sur le visage de ce grimpeur de 28 ans au visage fendu par un sourire généreux. « Il sourit depuis que je le connais », s’amuse Félix Sempoma, au volant de la voiture-balai. L’entraîneur adjoint de 54 ans gère les équipes masculines au Rwanda depuis quinze ans.

« Ce jeune-là conduisait des vélos-taxis quand je l’ai recruté, il y a sept ans, à Musanze, au pied des volcans, sur un vélo qui doit faire trois fois le poids du sien aujourd’hui », s’amuse-t-il, avant de lui tendre une gourde remplie d’eau accompagnée de quelques bananes. « C’est l’énergie africaine ! », plaisante-t-il, avant d’aider de sa main gauche son « meilleur grimpeur » à rejoindre le peloton.

Sur le bas-côté, des enfants courent après les vélos en carbone pour encourager leurs idoles. Xaveline Nirere mène son peloton. Des veines se dessinent sous la peau tendue de la coureuse qui pédale, dans les roues de son grand frère, « pour continuer d’écrire l’histoire », la grande histoire du vélo au Rwanda.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024