Le choix en étonnera quelques-uns. Traiter du maître du polar, Michel Bussi, en pleine rentrée littéraire peut en effet sembler incongru. Que nenni ! A l’instar d’un Olivier Norek, prix Giono 2024 avec
Les Guerriers de l’hiver (Michel Lafon), l’auteur des
Nymphéas noirs exécute avec
Les Ombres du monde (Presses de la Cité) un formidable pas de côté.
En s’attaquant à l’un des pires épisodes de l’Histoire, celui du génocide des Tutsi au Rwanda – 1 million de morts en cent jours, d’avril à juin 1994. Un massacre qui a profondément marqué ce professeur de géographie politique de l’université de Rouen et puis, comme il le note dans l’épilogue de son épais roman, "
écrire des livres policiers pousse à se questionner sur les racines du mal". Après vingt-cinq ans de "
veille documentaire" et des milliers de pages englouties, c’est un séjour en 2023 au Pays des mille collines en compagnie du journaliste Patrick de Saint-Exupéry, l’un des meilleurs spécialistes du sujet, qui l’a poussé à sauter le pas. Résultat, un passionnant ouvrage, mêlant habilement personnages réels et de fiction, doté, en outre, des ingrédients de tout bon roman d’espionnage : manipulations, zones d’ombre à foison, mystérieux mercenaires, boîte noire de Falcon 50 évanouie, assassinats, enlèvements, investigations contradictoires…
Pour nous raconter cet effroyable drame, Michel Bussi joue sur deux tableaux temporels principaux : le retour au Rwanda en 2024 de Jorik Arteta, militaire français à la retraite accompagné de sa fille, Aline, née de son mariage avec Espérance, tuée le 30 juin 1994, et de sa petite-fille, Maé. Et la lecture du journal intime qu’Espérance tint d’octobre 1990, date de sa rencontre avec le capitaine Jorik, membre de l’opération Noroît appelée par le président Juvénal Habyarimana pour contrer les rebelles tutsi, jusqu’à son dernier souffle dans un camp de la "zone humanitaire". Un troisième tableau, situé en 2028, relatant les procès de quelques extrémistes hutu devant un tribunal gacaca (tribunal traditionnel dont le juge est désigné par les habitants), éclaire la politique de réconciliation du Rwanda actuel. Les membres de l’Akazu, (l’organisation génocidaire) et sa cohorte de criminels (Agathe Kanziga, la veuve du président, son frère Protais Z, Pauline Nyiramasuhuko, la ministre de la Famille, etc.) mais aussi François Mitterrand, François de Grossouvre, son « homme des secrets », Paul Barril, l’ancien du GIGN, le juge Bruguière… apparaissent ici ou là au cours de ce récit limpide.
Ce faisant, l’auteur démontre avec maestria la responsabilité de l’Etat français et combien il aurait suffi de peu, s’il n’y avait eu cet incroyable aveuglement des plus hautes instances françaises et onusiennes à l’égard d’un régime raciste et corrompu, pour éviter les machettes des purificateurs hutu. Edifiant !
Marianne Payot
Rédactrice en chef Livres