En 1994, 37 membres de la famille de Scholastique Mukasonga ont été assassinés durant le génocide des Tutsis. Dix ans plus tard, son retour au Rwanda donnera naissance à son premier livre,
Inyenzi ou les Cafards (Gallimard, 2006). Cette fois, sa visite voit son rêve se concrétiser : son prix Renaudot 2012,
Notre-Dame du Nil (Gallimard), est enfin traduit en kinyarwanda. Elle a tenu pour
Le Point un journal de ce voyage.
V. M. L. M.
Kigali aujourd'hui
Kigali ! Les métamorphoses de cette ville me surprennent à chacun de mes séjours, le dernier datant d'avril 2024, où j'étais invitée pour les commémorations annuelles du génocide des Tutsis en 1994. Que de changements en quelques mois !
Je retrouve une ville en chantier permanent. Kigali-Ngali, c'était le nom du district de Kigali qui comportait encore une grande partie campagnarde. Maintenant, la ville de Kigali déborde largement les limites de son district : c'est vraiment Kigali-Ngali, le grand Kigali, la mégapole, à l'échelle d'un petit pays de 14 millions d'habitants.
Le Rwanda n'est pas en guerre : l'offensive éclair du M23 sur Goma et Bukavu ne suscite guère de commentaires et encore moins d'élan d'enthousiasme « nationaliste » : les Rwandais restent hantés par la mémoire du génocide des Tutsis. Les violences contre les Tutsis congolais rwandophones, qui s'étendent souvent sans distinction à tous ceux qui parlent le kinyarwanda, sont vues comme les prémices d'un nouveau génocide, un génocide des Tutsis sans frontières.
Les génocidaires réfugiés au Kivu depuis 1994 ou leurs descendants n'ont pas renoncé à « achever le travail ». C'est ce que m'a confié le père Damien, le curé de Nyamata, de la congrégation des Pères blancs. Il se présente comme Tutsi rwandophone, mais, dit-il, «
je ne suis pas rwandais, je suis congolais, je suis né au Congo, mon père, mon grand-père, comme toute ma famille, sont congolais ».
Il a accepté cette cure au Rwanda pour sa sécurité personnelle, «
pour respirer un peu ». C'est aussi «
pour dormir tranquillement », me disent les deux Congolaises qui viennent de louer la maison voisine de celle où je suis hébergée. «
Ici, on se sent en sécurité. »
Les autorités avec lesquelles je me suis entretenue avancent les mêmes arguments : «
Notre armée est présente aux frontières pour assurer la sécurité du pays. Nous n'avons aucune intention de faire la guerre à qui que ce soit. Notre unique préoccupation est de veiller à ce qu'un nouveau génocide ne se reproduise pas. »
Les Rwandais ne sont pas en guerre : ils sont au travail, au commerce, aux affaires, aux mariages. Kigali bourdonne d'activité. Des essaims d'innombrables motos-taxis zigzaguent, se faufilent entre les voitures coincées dans les bouchons.
Les rues de Kigali sont envahies d'écolières et d'écoliers aux uniformes variés et colorés. On croirait, à certaines heures, que la ville n'est peuplée que d'enfants ! D'enfants studieux, en tout cas, fiers de leur uniforme, jupe ou short impeccable, et de leur cravate écarlate, pour certains. En février ou mars, il faut se dépêcher de se marier. Les mariages seront interdits durant les trois mois suivants, consacrés au deuil et aux commémorations du génocide.
Sécurité, santé, éducation, hygiène, tels pourraient être, résumés grossièrement, les points forts de la politique gouvernementale. C'est sans doute le souci, pour ne pas dire l'obsession, de l'hygiène qui frappe le plus le touriste de passage. Des employés municipaux, en majorité des femmes, balaient inlassablement les rues et le bord des routes. On me recommande de laver ma voiture quelque peu empoussiérée car un véhicule sale pourrait attirer l'attention de la police de la route. Cracher serait souiller la capitale. Je demande naïvement comment feront les musulmans pieux qui, durant le ramadan, ne peuvent avaler leur salive. On me répond avec un grand naturel qu'un crachoir leur est évidemment fourni.
La circulation est bien sûr strictement réglementée. Sur les routes goudronnées et éclairées la nuit, la vitesse est limitée à 80 kilomètres à l'heure. Nul ne s'aviserait de commettre un excès de vitesse tant les radars (speed cameras) jalonnent la route. Il faut se résigner à suivre les énormes camions en provenance de Mombasa.
Interdit de prendre le volant si vous avez bu une goutte d'alcool. Cela pourrait vous valoir jusqu'à cinq jours de prison et le retrait du permis de conduire. Inutile de discuter : les policiers sont aussi intransigeants qu'incorruptibles. Cela a suscité un nouveau métier : chauffeur pour soirée ou invitation arrosée.
La mode, chez les dames comme chez les demoiselles en quête d'un de ces prestigieux mariages qui, dans la bonne société, durent plus d'une semaine et réunissent plusieurs centaines d'invités, est de présenter, comme suprême avantage, un postérieur bien épanoui. On a abandonné la maigreur et la taille fine de l'Occident, on ne juge la beauté d'une jeune personne qu'à l'ampleur de son derrière.
Voudrait-on retrouver ainsi, comme aux temps anciens, la démarche de l'inyambo, la vache du troupeau royal ? La majesté des arrière-trains des Rwandaises me trouble. Comment aborder ces matrones si fières de cet attribut, moi dont on devine à peine les fesses sous ma jupe ? Devrais-je, pour me sentir à l'aise, comme on le fait avec les mannequins dans les boutiques de mode de Kigali, rembourrer d'un pouf mon pantalon ?
Pèlerinage à Nyamata
Comme à chacun de mes séjours au Rwanda, je suis mon pèlerinage mémoriel à Nyamata, où j'ai passé mon enfance en exil. Nyamata est devenue, à 43 kilomètres, la grande banlieue de Kigali. Désormais, une superbe route à quatre voies y mène, et, en 2027 y sera mis en service le nouvel aéroport, celui de Kanombe ne pouvant plus répondre à l'augmentation du trafic.
Cette fois-ci, je veux surtout rendre visite à ma nièce Emmanuella, que tout le monde appelle Nana. Elle est la seule rescapée des quatre enfants de Jeanne d'Arc, ma sœur cadette, Douce, Doudou, Ninette et le bébé de huit mois dans le ventre maternel. Elle a eu, après le décès de son père, rescapé du génocide, une jeunesse très compliquée. Elle a eu deux enfants hors mariage et a dû faire face aux tabous traditionnels et religieux qui pèsent sur les filles mères.
J'étais très inquiète pour son avenir, mais la naissance de son deuxième enfant semble lui avoir redonné la force de surmonter les épreuves. De son père, directeur d'une école primaire, elle avait conservé l'usage du français. Après une longue éclipse, on s'intéresse à nouveau au français dans les écoles. Or, rares sont ceux de la génération de Nana qui parlent encore un français correct. La plupart sont devenus entièrement anglophones.
Nana a donc été embauchée dans une école du voisinage comme répétitrice de français. En vraie entrepreneuse, comme le sont les Rwandaises (le 10 juillet 2014,
Le Point publiait un article titré : « Au Rwanda, les femmes prennent le pouvoir »), elle a ainsi pu constituer son cheptel de chèvres, qu'elle confie à la garde d'un berger sur les terres héritées de son père. Je pars de Nyamata rassurée sur ses capacités de résilience et d'adaptation, capacités qu'on peut attribuer au peuple rwandais tout entier.
« Bikira Mariya wa Nili » au lycée
Notre-Dame du Nil, prix Renaudot 2012, a été traduit en plus de vingt langues, des plus lointaines comme le japonais ou le chinois aux plus inattendues, comme le malayalam en Inde, le géorgien, le croate, le farsi et le basque. Mon plus profond regret était qu'aucun de mes livres n'ait été adapté dans ma langue maternelle.
Mon souhait le plus cher a pu être réalisé grâce à l'apport de la coopération française et avec l'appui du ministère de la Jeunesse et des Arts rwandais. En dépit des difficultés, Rwanda Art Initiative a fini par éditer l'ouvrage, destiné à être distribué dans tous les lycées et collèges du pays.
C'est à l'occasion de la Fête nationale de la langue maternelle, Ururimi Kavukire, célébrée chaque année, qu'ont été remis aux chefs d'établissement et aux délégations d'élèves les exemplaires de
Bikira Mariya wa Nili. Le lycée choisi pour la cérémonie est celui de Kigali qui a obtenu pour cette année les meilleurs résultats.
J'aurais souhaité pour ma part que cette remise des livres ait lieu à Notre-Dame de Citeaux puisque, derrière la fiction de
Notre-Dame du Nil, il est facile de deviner ma propre expérience dans cet établissement qui était destiné à l'époque à former l'élite féminine du pays. Mais, m'explique-t-on, Notre-Dame de Citeaux est toujours un établissement réservé aux filles, et aujourd'hui la plupart des lycées sont mixtes, d'où ce choix.
Ce vendredi 21 février, les élèves du lycée de Kigali et les délégations d'autres écoles remplissaient les gradins du gymnase : plus d'un millier de jeunes filles et de jeunes gens en uniforme, impeccable comme il se doit. Danses traditionnelles, poésies interprétées par les lycéennes et les lycéens ont accompagné la matinée. Je n'ai pu m'empêcher de répondre, malgré mon âge, aux invitations des jeunes filles à me joindre à leur danse. Il n'y a pas d'âge, au Rwanda, pour célébrer la vache inyambo.
On me demande souvent pourquoi mes textes sont parsemés de mots kinyarwanda, ma langue maternelle. Je réponds alors en citant un conte, bien français celui-là, puisqu'il s'agit du
Petit Poucet, publié en 1697 par Charles Perrault.
Le Petit Poucet emplit ses poches de cailloux blancs qu'il laisse tomber un à un derrière lui afin que lui et ses frères puissent retrouver le chemin de la maison familiale.
Les termes kinyarwanda que je répands dans mes livres, j'aime les comparer aux cailloux du
Petit Poucet. Ils me permettent de me souvenir d'où je viens, de retrouver la langue qui m'a bercée et que, dans la solitude de l'exil, j'ai conservée comme le trésor le plus précieux. Ils me permettent d'entendre encore, quand je ferme les yeux, la tendre mélopée des contes de Stéfania, ma mère. Mais
Notre-Dame du Nil a bien été écrit en français et je veux remercier mon traducteur, qui a si fidèlement su adapter mon livre.
Notre-Dame du Nil est devenu
Bikira Maria wa Nili. Mon rêve est réalisé.
Dernier livre paru : « Julienne » (Gallimard, 224 p., 20,50 €).