Fiche du document numéro 35067

Num
35067
Date
Samedi 12 septembre 2023
Amj
Taille
3097412
Titre
Le génocide des Tutsi à l’aube des trente ans, nous n’oublions pas
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
« LE GÉNOCIDE DES TUTSI Á L’AUBE DES TRENTE ANS, NOUS
N’OUBLIONS PAS.
LA RECHERCHE EN ACTE

Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi.
-Colloque international : Paris (septembre 2023)-

Commémorer, c’est bien, mais étudier sans relâche en
même temps, c’est ce que l’on se doit. Ce travail
d’approfondissement devient de fait un combat contre
le déni, intrinsèquement lié à tous les génocides.
Jean-Pierre Chrétien

Faisant suite au Colloque qui s’est déroulé au Rwanda en septembre 2022, un
deuxième volet s’est déroulé à Paris du 11 au 14 septembre 2023. Il a réuni
Rwandais et Européens issus de la recherche, de l’enseignement, et du monde
associatif. Si une histoire commune commençait à s’écrire avec le colloque du
Rwanda, il s’avérait indispensable pour ses organisateurs d’en poursuivre la
réalisation. Celle-ci consiste à libérer la parole en s’efforçant de « comprendre
ensemble », en poursuivant le travail de vérité, « en garantissant la souveraineté
de la recherche ». Il est difficile de relater tout ce qui a été dit en quatre jours de
colloque si l’on tient compte du nombre considérable de contributions et de la
richesse des interventions. L’étude du génocide perpétré contre les Tutsi a été
déclinée en différentes approches : religieuses, sociales, politiques. Parmi cellesci, l’abord psychologique a occupé une place essentielle, aux multiples
dimensions. Ont été évoqués les traumatismes, le négationnisme, la propagande
et la désinformation. La question de la transmission par l’enseignement scolaire,
secondaire et universitaire a complété cet ensemble très dense. L’APHG était
représentée par sa présidente Joëlle Alazard ainsi que par Yveline Prouvost et
Daniel Micolon.

Une Shoah africaine
La présence du professeur Jean-Pierre Chrétien a particulièrement marqué le colloque.
Ses interventions et la clarté de ses propos ont contribué à nous éclairer. Sa
connaissance de l’Afrique des grands lacs nous interpelle1. Qui avait lu les travaux de
Jean-Pierre Chrétien notamment sur l’idéologie hamitique2 pouvait comprendre ce qui
allait se produire comme l’a souligné Antoine Anfré ambassadeur de France au Rwanda
car ce génocide vient de loin. Il faut regarder l’Afrique au prisme de la longue durée,
explorer les temporalités (en termes de continuités et de ruptures) à travers : les
périodes coloniales allemandes et belges, la rupture coloniale, une modernité biaisée
… Le Rwanda fut le laboratoire d’un « racisme africain légitimé et intériorisé ». « La
distance africaine rend les gens aveugles ! » (J.P. Chrétien), voire indifférents3. « Rien
ne va de soi ! ». Il a appelé à se méfier d’un certain vocabulaire simpliste, marque
d’« une fuite dans les généralités » peu rigoureuse. L’idée du « conflit inter-ethnique »
1

a ainsi été reprise par certains décideurs aveuglés par des représentations relevant
d’une approche coloniale, ethnographique et d’une fascination identitaire. Il y a là un
regard sur l’Afrique qui nous interroge. Cette approche « ethniciste » était sans nul
doute celle de François Mitterrand. Ce génocide, le dernier du XXème siècle, constitue
une « Shoah africaine » souligne Jean-Pierre Chrétien. A été constamment rendu
hommage à ce dernier tout au long de ce colloque, notamment par le Président de la
République française lors d’une réception à l’Elysée. Jean-Pierre Chrétien a évoqué ce
qu’il a nommé « ses années de plomb ». C’était une période où il fallait se faire
entendre, alors que du côté du pouvoir et des médias toute responsabilité était niée,
cela au bénéfice de fausses informations comme celles alimentant la théorie du
« double génocide ».
Une propagande incessante brouillait la réalité.
Le négationnisme4 se matérialise ici dans la construction d’une contre-mémoire faisant
croire qu’il existait un deuxième génocide. Cette théorie du double génocide a participé
à nier l’existence de la spécificité du génocide perpétré contre les Tutsi. Elle relève de
la désinformation et du déni. Une analyse sur le rôle des médias a été faite notamment
grâce aux travaux minutieux de Jacques Morel pour le site francegenocidetutsi5. Il y a
étudié tous les journaux télévisés de l’époque. La désinformation dans les médias était
étonnante et révèle la faillite des journalistes, soit par ignorance, soit par alignement
sur le bon vouloir du pouvoir de l’époque. « Une propagande incessante brouillait la
réalité » (J. Morel). Ce que les scripts mettent en évidence, souligne le chercheur, se
résume dans l’équation suivante : « Désinformation + tromperie par l’image +
brouillage de l’information = faillite du devoir d’informer ». Ce comportement de la
presse rejoint d’une certaine manière la question du négationnisme.
Raphael Lemkin au Panthéon pour un soir
La rencontre autour de l’œuvre de Raphael Lemkin, juif polonais devenu citoyen
américain, a constitué l’un des temps forts de ce colloque parisien. Réunissant des
spécialistes du droit et de l’histoire des génocides6, la 75ème commémoration de la
Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de
génocide, adoptée à Paris le 9 décembre 1948, s’est faite au Panthéon. La personnalité
de Raphael Lemkin7 est alors entrée pour un soir dans le Panthéon de la République et
de la pensée universelle ! Inventeur du concept de génocide considéré comme « un acte
commis dans l'intention de détruire de manière méthodique en tout ou en partie, un
groupe national, ethnique, racial ou religieux », il a permis d’identifier ce « crime sans
nom » et de l’inscrire dans le droit. Un panel de juristes a évoqué la mise en œuvre de
la convention de 1948 dont la portée est remarquable. Celle-ci n’a hélas pas permis de
prévenir ni d’arrêter le génocide perpétré contre les Tutsi. Elle n’en demeure pas moins
un instrument pour les victimes face à des bourreaux qui restent encore impunis, ainsi
qu’envers toutes les formes de négationnisme. Cette convention doit demeurer un
instrument vivant qui s’améliore d’année en année afin de prévenir et de réprimer. Par
exemple, le concept d’incitation au génocide, qui existait dès 1948, a vu ses contours se
préciser à l’occasion des jugements des génocidaires hutu devant le Tribunal pénal
international pour le Rwanda (le TPIR, créé le 8 novembre 1994 et dissout le 31
décembre 2015)8.

2

Des archives pour l’histoire et la justice
Les relations entre droit et histoire ont pris un relief particulier dans ce cadre. Les
travaux des historiens sont ici des outils nécessaires au juriste. Pour l’historien, les
archives sont des sources mais elles ne constituent pas forcément des preuves pour le
juriste. Á propos des archives orales, Anne Laure Chaumette a proposé une définition
en droit et argumenté la méthodologie qui peut être mobilisée dans ce cadre. Le
tribunal donne des valeurs différentes aux archives. Certaines d’entre elles sont
retenues comme preuves, d’autres sont considérées comme non crédibles. Quant à
l’historien, il apporte les fonds qui peuvent être nécessaires à la justice. Son rôle est
différent, son but n’étant pas de chercher des coupables mais de poursuivre un travail
d’approfondissement pour nous éclairer sur la réalité des faits. L’histoire est en
quelque-sorte une « quête de vérité ».
Le rapport Duclert s’appuie sur un fonds d’archives remarquables qui ont pu être
déqualifiées, grâce à la volonté politique de l’Elysée. C’est le cas d’archives du fonds
François Mitterrand. Pour le Rwanda, une somme d’archives se trouve à Arusha. Ont
également été évoqués les archives de l’ONU à New York et à Genève, l’IRMT
(Jurisprudence du tribunal pénal international pour le Rwanda), le HCR (pour les
réfugiés rwandais au Congo/Zaïre et en Tanzanie). Cependant, certaines archives de
l’ONU demeurent confidentielles, relevant directement du Secrétariat général (Anne
Fraser). Les chantiers des historiens et des juristes semblent loin d’être achevés ! Le
travail entrepris par les chercheurs rwandais, français et belges devra se poursuivre
mais aussi s’ouvrir à d’autres nationalités comme la Suisse, ce que souligne une
intervenante. L’idée de créer un centre international de recherche sur les génocides fait
son chemin.
Le comparatisme à l’épreuve des violences de masse
Si chaque génocide contient sa spécificité et s’inscrit dans un contexte particulier, il
s’avère utile de rechercher des rapprochements. Cela peut se faire d’abord sur la notion
même de génocide mais aussi sur les événements qui le préparent et l’encadrent,
pendant et après la mécanique génocidaire. Les professeurs Raymond Kérvokian et
Hamit Bozarslan en ont fait la démonstration en identifiant un certain nombre
de « marqueurs communs » aux trois génocides reconnus par l’ONU : arménien, juif
et rwandais. On pourrait en identifier d’autres, chacun ayant sa spécificité, tels
l’Holodomor9, les actes des Khmers rouges au Cambodge, ceux perpétrés dans l’ex
Yougoslavie … Cette approche peut aussi nous aider à décrypter et qualifier des
événements récents comme ceux qui s’inscrivent dans la guerre en Ukraine. Y font
débat les massacres de Boutcha perpétrés par la Russie en mars 2022 : crimes de
guerre ou génocide ? L’épuration ethnique que mène l’Azerbaïdjan est l’objet du même
questionnement. Elle frappe la communauté arménienne dans le Haut-Karabakh où
l’on voit apparaître les prémices d’un « processus génocidaire »10, tel que le qualifie la
Convention de 1948.
La mémoire des génocides, un enjeu pour la jeunesse
Nous devons demeurer vigilants car des discours de haine peuvent revenir, il s’avère
indispensable de « connaître le Rwanda d’avant » (J.P. Chrétien), notamment pour
irradier les discours négationnistes sachant qu’au Rwanda 65% de la population a
3

moins de 20 ans. Les jeunes doivent savoir, apprendre. La mémoire est un enjeu
comme le soulignait le professeur Masabo. Elle l’est aussi évidemment pour les jeunes
Européens à travers les programmes scolaires et les projets pédagogiques menés à
l’échelle des établissements, la plus concrète. Plusieurs interventions ont permis
d’évoquer cette transmission en milieu scolaire et universitaire. En ouverture du
colloque, deux projets phares ont été mis à l’honneur : Un jardin du souvenir des
génocides en construction dans la Cité scolaire Marseilleveyre à Marseille et un voyage
d’étude du Lycée Maulnier de Nice sur les lieux de mémoire au Rwanda. Deux très
riches tables-rondes ont été consacrées à la transmission par l’enseignement scolaire
et universitaire. Plusieurs thèmes y ont été abordés : L’impact du témoignage, apport
et intérêt, avec les élèves par la ligue de l’enseignement11, Le théâtre documentaire
comme support d’enseignement et de transmission de la mémoire du génocide des
Tutsi, Le rôle de la littérature, L’enseignement des génocides à travers les
programmes scolaires, La question des sources et ressources à la portée des élèves…
Un des mérites du rapport Duclert aura été de permettre d’ouvrir la voie pour une
nouvelle méthode permettant de « repenser notre relation avec l’Afrique » comme le
fut le rapport Stora avec l’Algérie ou plus récemment avec le Cameroun où une nouvelle
commission de chercheurs des deux pays vient de se mettre en place afin de nous
éclairer sur l’action de la France lors de la colonisation et après l’indépendance du
Cameroun. Elle remettra ses travaux en décembre 2024. (Karine Ramondy). Ce
processus sera-t-il salutaire ? Cela semble le cas avec le Rwanda. L’étude du génocide
contre les Tutsi aura permis grâce à ce colloque d’apporter de la lumière et nourrir bien
des questionnements. Á l’aube de la 30ème commémoration du génocide contre les
Tutsi, les organisateurs de ce colloque soulignent la nécessité de poursuivre ce travail
de recherche vers toujours plus de vérité. Il ne peut y avoir de paix sans justice d’où la
nécessité de renforcer le lien entre histoire et droit. Cette mémoire doit-être transmise
aux jeunes générations, pas seulement à l’occasion d’une journée de recueillement
mais par un travail au quotidien, « un plébiscite de tous les jours » pour paraphraser
Ernest Renan (Chantal Morelle). Le lien avec les autres génocides doit-être renforcé
afin de « rester en éveil », car l’oubli des crimes du passé peut nous amener à les revivre
suivant la formule consacrée mais plus que jamais actuelle. Un travail d’éducation
auprès des jeunes et des citoyens s’avère primordial alors que tous les jours des images
d’actes barbares défilent sur nos écrans, images dont les sources restent toujours à
vérifier ! Le traumatisme du Rwanda, génocide qui aurait pu être évité, doit nous servir
de leçon. Nous n’oublions pas !
Daniel Micolon Professeur agrégé honoraire d’histoire-géographie. Ancien enseignant au
Lycée Marseilleveyre à Marseille. Membre du bureau régional de l’APHG de l’académie d’AixMarseille. Octobre 2023

__________________________________________________________
1-Pour plus de précision on pourra se reporter à l’analyse de Jean-Pierre Chrétien, « L’approche
historique au cœur de l’identification du génocide », in Le génocide des Tutsi au Rwanda, dir. Vincent
Duclert, Le genre humain, édition du Seuil, Paris, mars 2023, pp. 43 à 48.
2- Cf. Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide ; L'idéologie hamitique,
Collection Alpha, Éditeur Belin, Paris, 2016.
4

« Le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 est emblématique de la catastrophe qui a frappé toute
l’Afrique des Grands Lacs... Il n’a été le fruit ni d’une fureur conjoncturelle, ni d’une fatalité
ethnographique ou biologique, mais il est le produit très moderne d’une option extrémiste, jouant du
racisme comme arme de contrôle du pouvoir. En effet, cette mise en condition de tout un pays aurait
été impossible sans l’inscription durable dans la culture de cette région d’Afrique d’une idéologie
racialiste, discriminant, sous les étiquettes hutu et tutsi, des autochtones et des envahisseurs, le « vrai
peuple » rwandais majoritaire et une « race de féodaux ». Ce livre décrypte la construction de cette
idéologie, trop méconnue, qui oppose les « vrais Africains » à des « faux nègres », ceux qu’on a appelés
les Hamites depuis les années 1860 dans la littérature africaniste. Le schéma racial dit « hamitique »
est né de la même matrice intellectuelle que celui opposant Aryens et Sémites, qui a embrasé l’Europe
dans les années 1930-1940. Jean-Pierre Chrétien, historien de l’Afrique, directeur de recherche émérite
au CNRS, mène depuis un demi-siècle des recherches sur l’Afrique des Grands Lacs. Marcel Kabanda,
historien franco-rwandais, partage son temps entre la recherche et la promotion de la mémoire sur la
tragédie du Rwanda. Tous deux ont été experts auprès du Tribunal pénal international pour le
Rwanda dans le procès des Médias ». Source : https://www.ibuka-france.org/produit/rwandaracisme-et-genocide-lideologie-hamitique
3- Au moment du génocide contre les Tutsi, une journaliste de France inter interroge François
Mitterrand et lui pose la question suivante : « Que pensez-vous de la situation au Rwanda ? » Réponse
du Président « Que voulez-vous, c’est si loin de chez nous. ».
4- « Doctrine niant la réalité du génocide des Juifs par les nazis, notamment l'existence des chambres à
gaz. Le terme de négationnisme s’emploie, par extension, à propos d’autres génocides ou de certains
massacres à grande échelle. », Dictionnaire Larousse : Terme forgé par l’historien Henry Rousso. La
dénonciation du négationnisme y compris dans la forme du complotisme notamment dans les réseaux
sociaux est un combat.
5- Une base de données exceptionnelle sur le rôle de la France et plus particulièrement des médias dans
le génocide des Tutsi : https://francegenocidetutsi.org/
6-Sous la présidence du Professeur Vincent Duclert (ÉRE) et d’Ariane Mathieu (L’Histoire). Allocutions
d’ouverture : Professeur Jean-Pierre Karegeye (Dickinson College), Professeur Frédéric Worms
(directeur de l’ENS). Communications : du Professeur Hervé Ascensio (Université Paris 1 Panthéon
Sorbonne), de la Docteure Aurélia Devos (ancienne chef du Pôle crimes contre l’humanité au Parquet de
Paris), du Professeur Thomas Hochmann (ÉRE, Université Paris Nanterre), de la Professeure Rafaëlle
Maison (Université de Paris Saclay), du Docteur Alphonse Muleefu (Université du Rwanda), du
Professeur Etienne Ruvebana (Université du Rwanda).
7-Les Nations Unies doivent commémorer en 2023 l’adoption il y a soixante-quinze ans, le 9 décembre
1948, de la Convention pour la préservation et la répression du crime de génocide. Cf. Vincent Duclert,
« Les combats de Raphael Lemkin », in l’Histoire mensuel n° 454, décembre 2018.
8- Cf. Anne-Laure Chaumette (Professeure à l’université Paris-Nanterre), « Qualifier l’incitation au
génocide devant les juridictions pénales internationales », in op. cit. Le génocide des Tutsi au Rwanda
….
9- Le 15 décembre 2022, le Parlement européen reconnaissait l’Holodomor, la famine ukrainienne des
années 1930 exercée par Staline, comme génocide. L’Assemblée nationale française fit de même le 28
mars 2023. Malgré les millions de morts provoqués volontairement par Staline afin de détruire la classe
paysanne, le terme de génocide fait toujours débat.
10- Cf. Art. 2 de la Convention de 1948 : « Soumission intentionnelle du groupe à des conditions
d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle … ».
11- La ligue de l’enseignement : https://www.enseigner-temoigner.org/ , l’association Ibuka France et
la Ligue de l’enseignement « engagent une action commune pour proposer un accompagnement dans
l’organisation et la gestion pédagogique d’une rencontre avec un témoin-rescapé en classe ».

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