Fiche du document numéro 35056

Num
35056
Date
Samedi 17 septembre 2022
Amj
Taille
236458
Titre
Théâtre, jeune public et transmission
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Virginie Brinker
Université de Bourgogne, France, CPTC

Est paru en janvier 2022, un ouvrage d’art, un ouvrage somme aussi, celui de Dalila Boitaud-Mazaudier et Cécile Marical, Conjuguer Conjurer. Geste théâtral dans les sillons de la mémoire, 10 ans de travaux artistiques entre la France et le Rwanda . Cet ouvrage, et en particulier la manière dont il traite de la dernière création de cette compagnie théâtrale, Tout dépend du nombre de vaches feront l’objet de cet exposé. Il s’agit en effet d’un spectacle double dont un volet s’adresse aux parents et l’autre aux enfants car la démarche de cette compagnie, tout comme cette dernière création, qui date de 2020, prennent à bras le corps, quitte à tâtonner, ou se heurter à des difficultés, un certain nombre de questions éthiques et politiques qui se posent dans toute démarche de transmission, notamment intergénérationnelle, enjeu d’autant plus fondamental que la généalogie, les liens entre générations, sont précisément ce que les génocidaires veulent détruire en premier lieu .
Dans le livre, figure un entretien réalisé par Dalila Boitaud-Mazaudier à Uzeste, dans le cadre d’un atelier théâtre, le 4 août 2016 , avec Adélaïde Mukantabana, écrivain, et sa fille, Bertine Nyampundu, toutes les deux rescapées du génocide, et c’est avec leurs mots que l’on peut ouvrir ce questionnement : l’une d’elle dit le temps que cela lui a pris pour « se considérer comme un témoin, pour considérer que sa part d’histoire, sa part de moment a son importance » ; elle dit « la peur de dire » plutôt que l’envie de le faire, contrairement à d’autres témoins qui se sont donné pour objectif, dit-elle aussi, de « survivre pour raconter ». Elle dit également le temps pris pour ensuite « construire » les mots, les « chercher ». La mère dit aussi ceci : « Même à mes enfants, je disais : « il faut le plus leur cacher cette histoire, ils peuvent vivre autre chose. » C’est un parcours personnel, mais leur dire cette histoire-là, pour moi, ça les empêchait d’aller de l’avant. Je ne voulais pas qu’ils reviennent sur leur passé qui était pour moi le plus terrible pour un enfant […] Des fois, ils étaient derrière moi dans la voiture, en train de se battre, ou faire du bruit, je me disais « ils sont en train de vivre leur vie, et moi je vais leur amener cette galère. Allez, hop ! Tu fermes ça. Tu ne le dis pas. Tu les laisses se battre, s’occuper de leurs copains. » Sa fille, Bertine, dit qu’elle était très jeune au moment des faits et qu’auprès d’elle (quand elle le reçoit) ou par elle (lorsqu’elle essaie de dire ce qu’elle a vécu), le témoignage « passe mieux » avec « un regard beaucoup plus lointain, et plus flou sur les choses comme passer par les poèmes, l’art ».
Deux grandes questions sont ici sous-jacentes :
Comment, en tentant de transmettre, en particulier aux enfants, voire à son enfant, affronter la peur de se départir de son rôle protecteur (celui qui met en place les conditions pour que son enfant s’épanouisse sereinement) ? Comment affronter au fond la peur de la déliaison (si l’enfant a peur, est en colère, en veut au parent ?). Et quand on transmet à d’autres enfants que les siens, comment ne pas chercher à se substituer à la parole parentale ? Comment, dans les deux cas, affronter la peur de la déliaison possible vis-à-vis des autres (le désir de vengeance, le sentiment de rejet) ?
L’œuvre d’art, par sa réalisation même, peut-elle contribuer à restaurer une forme de lien, de liaison ? Même si elle est plus « floue et lointaine ? », en quoi peut-elle paradoxalement servir le témoignage et la transmission sans tomber dans certains travers (on pense d’abord à une forme de monstration ostentatoire et sidérante de l’horreur, voire au négationnisme, tant les faits peuvent être évoqués de façon métaphorique et peuvent être possiblement détournés. D’autant qu’un soupçon d’illégitimité pèse sur la prise de parole de celui qui n’est pas témoin direct, et pourrait même passer pour un usurpateur, notamment en contexte postcolonial, s’il est issu d’un pays européen, et même français : n’est-il pas celui qui parle « à la place de », étouffant la voix authentique de celles et ceux qui, trop souvent, sont trop peu audibles ou relayés dans l’irréductible singularité de ce qu’ils ont à dire ?
C’est pour tenter d’aborder la difficulté et la complexité de ces questions que nous nous centrerons sur la dernière création de la compagnie Uz et Coutumes Tout dépend du nombre de vaches, qui s’est jouée au Mémorial de la Shoah à Paris en 2021, et sur des dizaines de places françaises et dans des établissements scolaires également, spectacle qui ne peut se comprendre sans prendre la mesure de la démarche de la compagnie depuis 2008, puisqu’il s’agit de la troisième création dédiée au génocide perpétré contre les Tutsi, après Hagati Yacu / Entre nous et Ejo N’Ejo Bundi Hier aujourd’hui demain et après-demain. Analyser cette proposition artistique récente va permettre de poser les questions de l’articulation entre fiction et témoignage, de la posture de l’artiste tiers, de la transmission intergénérationnelle.
Comme les autres spectacles de la compagnie, qui se sont joués notamment au Rwanda , Tout dépend du nombre de vaches a vocation à se dérouler, initialement, dans l’espace public (pas dans un théâtre), de s’adresser à un public qui n’a donc pas nécessairement prévu d’aller voir le spectacle, dans une logique d’interpellation des consciences, tant on ne mesure pas suffisamment sans doute le poids de l’indifférence hors du pays, a fortiori les années passant. Le spectacle est un tout public, mais peut aussi se jouer dans des établissements scolaires, le volet jeune public s’adressant alors à des enfants scolarisés en France du CE1 à la 6e, c’est-à-dire âgés de 7 à 11 ans. Quand il se joue dehors, le public est d’abord rassemblé sur une place, interpelé par une forme de happening, puis les enfants, sont pris doucement par la main et séparés de leurs parents. Dès lors, les deux groupes assisteront à deux spectacles distincts. Du côté jeune public, un conte initiatique dans lequel le personnage principal, Hadi, qui a 11 ans, et vit à Nyamirambo, doit soudainement quitter son quartier avec ses parents et sa petite sœur de bientôt 5 ans, Mimie, car « depuis quelques jours », « les gens se regardent bizarrement ». Les parents quant à eux assistent à une explicitation, une contextualisation du génocide dans un spectacle alliant fiction et témoignage. À la fin, les deux groupes sont rassemblés autour d’un chant d’une grande douceur, qui s’apparente à une berceuse, et conduits à échanger sur ce qu’ils ont vu, en présence ou non des artistes.
Analyser les choix opérés dans ce spectacle sera l’occasion de pointer ici cinq aspects qui – au gré de diverses expériences d’enseignement et de formation des enseignants menées dans différents cadres – me semblent fondamentaux dans toute ambition de transmission par la fiction quand on n’est pas rwandais et que l’on n’a pas vécu les événements dans sa chair d’une part, et quand on cherche à s’adresser à un jeune, voire un très jeune, public, d’autre part.
1. Servir le témoignage et le devoir de penser
La démarche de la compagnie s’inscrit d’abord dans une étroite collaboration avec les témoins. En 2012, après avoir rencontré Alexia Murekiyesoni, née dans les années 1940 à Nyanza, Dalila Boitaud-Mazaudier écrit : « Alors nous tentons de réparer à notre infime échelle pour ne plus être celles et ceux qui détournent le regard, par faiblesse, par ignorance ». Elle explicite ensuite le travail préalable à toute création :
Pour cela nous prenons le temps de la documentation polymorphe, des rencontres, des entretiens. C’est un travail de recherches en profondeur, dans lequel au départ, nous n’évoquons pas notre travail d’artistes, mais simplement celui du citoyen qui agit en responsabilité.
Puis viendra le moment de poser nos propres mots et gestes, d’engager corps et âmes en solidarité. En humanité .

L’étroite collaboration avec Ibuka France via Marcel Kabanda, tout comme celles avec Espérance Mutuyiesa-Brossard et Adélaïde Mukantabana, présidente de l’association Cauri, ou encore avec Marie-Odile Godard, psychologue et psychanalyste, sont tout à fait notables. L’ouvrage leur rend hommage et accorde également une place importante à la parole des témoins et à la collecte de sources de première main, avec, notamment, le témoignage reproduit d’Antoine Sebirondo, un des résistants sur la colline de Muhira, réalisé sur la colline de Bisesero le 27 octobre 2013, dans l’enceinte du Mémorial, qui a duré 45 minutes et qui se trouve en partie reproduit à la page 35.
Dans Tout dépend du nombre de vaches, dans le volet et l’espace adultes, nous nous trouvons dans une salle de classe, avec son tableau à la craie, son bureau, son espace scénique frontal. L’ambition didactique est ainsi très prégnante, c’est elle qui est mise en scène. La comédienne et metteure en scène, Dalila Boitaud-Mazaudier, après avoir incarné rapidement une jeune enfant qui a « compris toute seule » et qui « essaie », « depuis », de « comprendre les adultes » (comme pour signifier le lien intergénérationnel que met à mal tout génocide), endosse (en se changeant à vue), un autre rôle, celui d’une enseignante, une façon peut-être de signifier que la comédienne n’endossera pas elle-même la voix de la « sachante », qu’elle ne fera pas la « leçon », que c’est bien un rôle qu’elle joue, tout en poursuivant un objectif explicatif de contextualisation du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda. L’ambition n’est pas de tout expliquer, et ce qui est mis en évidence semble reposer sur deux principaux éléments. Il s’agit d’une part de contrebalancer le récit médiatique (l’archive radio de la RTLM, les annonces de l’attentat contre l’avion) par la convocation d’un temps long, l’explicitation d’un événement qui prend sa source dans le racisme colonial : la fabrique des ethnies en lieu et place de « clans sociaux ». Et d’autre part de prendre la mesure du génocide comme « crime contre les enfants ». On pense ici notamment aux interrogations soulevées par l’ouvrage de Catherine Coquio et Aurélia Kalisky dans L’Enfant et le génocide. Témoignages sur l’Enfance pendant la Shoah : le génocide ne serait-il pas « une guerre consciemment livrée aux enfants » (p. XIV), autrement dit, à côté de la définition juridique, le passage d’une guerre à un génocide ne passe-t-il pas par le massacre systématique des enfants ? Il est en effet question dans l’ouvrage de « la violence radicale du génocide, une violence ultime sans raison et qui, s’en prenant aux racines et à l’avenir d’une collectivité, brise la chaîne des générations et s’attaque avec une force inédite aux vieillards et aux enfants » (p. XIX).
Notons pour ce faire, et c’est fondamental, que la contextualisation passe alors essentiellement par des livres, des extraits lus ou joués de témoignages publiés, ceux, notamment, de Charles Habonimana, Moi, le dernier Tutsi, Annick Kayitesi-Jozan, Même Dieu ne veut pas s’en mêler, Valens Kabarari, Vivant, Élise Rida Musomandera, Le Livre d’Élise, qui occupent une place majeure dans la scénographie, une place centrale, exposés qu’ils sont face public sur des présentoirs du bureau. Proche du théâtre d’objets, le spectacle crée du vivant à partir de l’inanimé et les livres en font partie. Ils sont, et ceux qui les ont écrits a fortiori, des personnages à part entière, dont les noms sont inscrits au tableau. Il y a d’ailleurs un moment où le théâtre s’efface, des cahiers d’écoliers sont distribués au public, et nous sommes alors invités à lire silencieusement un extrait de l’un des témoignages. Dans ce retour à soi silencieux, l’écoute a été préparée, c’est-à-dire que les conditions de réception du témoignage ont été préparées par le reste du dispositif scénique, si bien que la transmission réussit la gageure d’être directe, même en l’absence (signifiée par le long silence qui s’installe) du témoin.
Dans le volet jeune public du spectacle, a priori, tout semble fort différent. C’est le choix de la métaphore et de la fiction qui est fait, via le conte. L’élément perturbateur du récit (l’exil forcé de la famille) se double d’un élément perturbateur à hauteur d’enfants : Hadi n’a pas pris avec lui son petit poste de radio rouge, celui qui diffuse sa musique, et qu’il a prêté à sa cousine Élise, lors de ses dernières vacances à Kibuye. Le choix de la radio est d’emblée symbolique et lié au génocide eu égard au rôle de la RTLM, mais ceci n’est pas explicité. S’ensuit tout un périple solitaire de Hadi qui part à la recherche de sa radio, ce qui s’apparente aussi, symboliquement, à une quête de l’absent, du disparu, le génocide étant bien ce qui crée le vide : « il n’y a plus personne », c’est d’ailleurs ce que dira Hadi plusieurs fois au cours de son chemin. Dans ces conditions, ce qui est particulièrement marquant, dans le choix de la mise en scène, c’est l’importance des objets, des petits objets, maniés avec délicatesse, minutie, respect : un petit caillou, une petite statuette de vache, ce qui est aussi le cas dans le volet pour les adultes avec la boîte d’allumettes, les chaussures d’enfants : tout se passe comme si jaillissait de l’inanimé, du vivant, ce qui n’est pas sans rappeler l’objectif de toute entreprise mémorielle. Faire exister ceux qui sont morts, quelque part, mais qui demeurent vivants, avec nous, nous le rendre palpable. Les objets deviennent des personnages à part entière avec leurs silences éloquents, ils sont comme les représentants des témoins « intégraux », comme les appelait Primo Levi, ceux qui n’ont pas survécu.
Notons par ailleurs que le personnage s’appelle Hadi, du prénom du comédien qui l’incarne,
Hadi Boudechiche, choix qui peut surprendre, mais qui dit beaucoup d’une identité assumée, qui ne cherche pas à incarner l’autre – le comédien conservant ses vêtements, sa voix d’adulte – ne cherchant donc pas à se substituer au petit garçon rwandais, à parler à sa place. La volonté de ne pas usurper la parole des témoins, rescapés ou non, est ainsi au cœur des réflexions de la compagnie :

Les survivants du génocide nous ont accompagnés avec un courage et une grandeur d’âme dont nous sommes héritiers, dépositaires, ambassadeurs.
Ce ne sont pas leurs histoires que nous transmettons car nous ne pouvons pas prendre la parole à la place du hurlement ou du silence.
Nous devons nous situer dans l’intervalle, dans l’impossible, dans le recommencement.
Dans l’incomplétude.
Écrire. Dire. Représenter a été le seul possible, car il nous a permis de partager le fait « que nous n’y arrivions pas » mais que « nous étions à cet endroit-là quand même .

Il est d’ailleurs tout à fait important de noter que la réflexivité permanente de la compagnie en la matière est indéniablement l’une de ses marques de fabrique, elle qui a été à l’initiative d’un colloque sur le génocide intitulé « Articuler un langage de l’âme. Quelle responsabilité face à l’humanité en danger ? », réunissant artistes, notamment Boubacar Boris Diop et Gaël Faye, journalistes, chercheurs, militants, le jeudi 28 mai 2015 à l’espace Jean Dame, dans le 2e arrondissement de Paris ; ce qui n’est pas si commun pour une compagnie de théâtre.
Ainsi l’usage de la fiction est-il pensé, pesé. La fiction, même sous forme de conte, est située : le public est littéralement au Rwanda, assis sur des sacs dans un espace qui prend la forme des frontières du pays. Les noms des villes sont conservés, de même que des mots, assez nombreux, en kinyarwanda. On le voit ici Tout dépend du nombre de vaches utilise le formidable pouvoir d’enrôlement et de projection dont est doté la fiction, dans le volet jeune public en tout cas, qui peut aussi faire connaître, via le sensible, et même éduquer à se décentrer, éduquer à l’empathie, mais il s’agit d’une fiction qui ne saurait se satisfaire d’une trop grande abstraction (d’où l’importance du volet « adultes »), car comme le rappelle très bien Jean-Pierre Chrétien, le négationnisme peut se nicher dans l’abstraction. La parole du témoin est ainsi une parole située, une parole qu’il faut aussi sans doute apprendre à écouter (ce qui est proposé ici par le dispositif même), tant cette écoute, ce lien, entre le témoin, et le destinataire réintroduit une humanité qui permet de saisir ‒ en acte et par le sensible – ce que l’entreprise génocidaire a tenté d’éradiquer par cette manière de livrer les rapports interhumains à la nudité brute et arbitraire des rapports de pouvoir (ce que David Rousset appelle « torture ), ou encore ce qu’Arendt nomme « terreur totale » : « En écrasant les hommes les uns contre les autres, la terreur totale détruit l’espace entre eux ».
2. Le temps long de l’histoire
Deuxième point fondamental dans la démarche fictionnelle de transmission : introduire une réflexion sur l’évènement qui l’inscrive dans le temps long de la maturation du processus génocidaire, parce que c’est une réalité, d’une part, mais aussi en contexte français et postcolonial, pour tordre le cou à certains préjugés, encore tenaces, concernant la prétendue barbarie africaine ou encore la « quasi-normalité des conflits africains » (le terme « africains » étant employé à dessein, l’Afrique étant vue ici, via ces préjugés, comme un grand « pays », et non un continent, peuplé de gens qui seraient « incapables de s’entendre »).
Dans le volet jeune public du spectacle, Hadi quitte Nyamirambo car « les parents disent que les cultivateurs sont très en colère contre les éleveurs de vaches, tellement en colère qu’ils ne les veulent plus dans le pays. Ils disent qu’ils doivent tous disparaître d’ici. » Le choix de ne pas passer par l’évocation des Tutsi et des Hutu mais par les termes renvoyant aux catégorisations sociales évoque en creux la fable hamitique (expliquée aux parents dans l’autre volet). Cela renvoie aussi sans doute au refus de l’essentialisme ethnique prôné par les génocidaires et construit par l’idéologie colonialiste, tout en visant l’efficacité discursive. En peu de mots, l’absurdité de la fable hamitique vole en éclats : « Tout dépend du nombre de vaches », le titre, formule aussi cette même absurdité des catégorisations et assignations identitaires, fabriquées de toutes pièces, tout en prenant appui sur des faits réels (le changement de « catégorie » selon le nombre de vaches). C’est ici, in fine, l’injustice de la situation qui saute aux yeux et aux oreilles des enfants. L’âge des enfants concernés par ce volet explique sans doute que d’autres étapes du temps long ne soient pas évoquées ni même suggérées, la notion de temporalité étant encore en construction à 7 ou 8 ans. Pour des enfants plus âgés, les mentions de massacres antérieurs comme ceux de 1959 ou 1963 sont précieuses, car elles appellent en creux la recherche de documentation historique, tout en luttant contre les préjugés. C’est le cas du court roman La Mémoire trouée d’Élisabeth Combres qui, en dépit de l’apparente simplicité de l’intrigue, permet une entrée dans la complexité des faits, Emma, rescapée Tutsi, rencontrant un vieil homme après le génocide, ayant lui-même « survécu à tout », comme en témoigne ce passage intéressant pour notre propos, qui concentre l’histoire longue du processus génocidaire :
En 1963, on l’avait pourchassé ; en 1973, on l’avait égorgé, soigné, puis pourchassé à nouveau ; en 1990, on l’avait emprisonné, torturé ; en 1991, il s’était battu, puis avait réussi à se cacher ; en 1994, on l’avait attrapé et laissé pour mort. Tout cela parce qu’il était Tutsi .
3. Éviter l’effet de sidération qui paralyse la pensée

Dans la partie jeune public, il n’est pas question d’horreur racontée, mais plutôt d’une mise en alerte qui incite à l’intranquillité, sans traumatiser pour autant. Rappelons que c’est seuls, sans leurs parents, que les enfants vont suivre le voyage initiatique d’Hadi, comme lui le vit seul, via un conte dont la structure traditionnelle est finement subvertie.
En effet, Hadi, comme on l’a vu, est à la recherche de sa petite radio rouge. Pour cela, il se rend aux quatre coins du pays, de Kigali à Kibuye, à Ruhengeri, à Rwamagana puis à Butare. À chaque étape de son voyage, une nouvelle information le conduit vers un nouvel interlocuteur à chercher, qu’il ne trouvera pas, qui aura disparu, ce qui le relance dans son parcours. Le texte souligne cette structure cumulative bien connue du conte en randonnée, l’enfant, pour se donner du courage entonnant à la fin de chaque épisode une sorte de petite refrain, cumulatif lui aussi : « Kibyue Élise ma radio ma musique » puis « Kibyue Élise ma radio ma musique / Ruhengeri Adélaïde Ma Radio Ma Musique » et ainsi de suite jusqu’à Butare. La structure est ici particulièrement percutante. Dans le conte en randonnée traditionnel, la structure cumulative se veut rassurante et le conte se clôt sur une surprise finale, quelque chose qui se veut inattendu. Ici, c’est foncièrement l’inverse : la structure cumulative est de plus en plus déceptive, inquiétante, car Hadi est de plus en plus seul, elle est donc de moins en moins rassurante. À Kibuye, personne ne répond, surtout pas la cousine Élise : c’est une voix qui pleure dans le grenier, à l’image des personnes cachées dans les greniers, les caves etc., sans que cela soit explicité : « Chut. Va-t’en. Élise n’est pas là et tu ne devrais pas être là non plus. Va-t’en » ; À Ruhengeri, il n’y a plus de vaches, elles ont été mangées « Histoire incroyable ! On ne mange pas les vaches, personne ne nous a jamais appris à faire ça ! », symbolisation plus prégnante encore ; et, dans un crescendo continu, à Rwamagana « le silence est total », dit le narrateur. Le dernier épisode, quant à lui, celui de la chute, marque un rebondissement intéressant, puisque c’est lui qui va être rassurant : Hadi va faire la rencontre de « l’homme juste » qui va désormais l’accompagner sur son chemin : « J’ai fait ce qui m’a semblé juste. J’ai désobéi aux autres, à tous les autres avec leurs mains plus fortes que les machettes ». Non seulement, le lien avec l’adulte est ici restauré, mais l’espoir l’est également car reste l’idée que résister est possible, ce qui est très présent – et sans doute nécessaire ‒ dans d’autres fictions pour la jeunesse, comme dans le roman La mémoire trouée d’Élisabeth Combres, que nous évoquions, où la petite Emma, rescapée, va pouvoir progressivement se reconstruire auprès de celle qui était Hutu mais l’a sauvée, Mukecuru .
4. Résister comme possible
Quatrième point important dans une transmission au jeune public, proposer des « portes de sorties » aux enfants, notamment en mettant en scène des figures de résistants, notamment non héroïques, afin qu’elles ne soient pas rejetées dans l’exceptionnel. Voici ce que dit l’homme juste, à la fin du spectacle :
J’ai caché des gens dans les plafonds de ma maison, j’ai prêté ma barque pour traverser le lac et aller survivre dans un autre pays, j’ai essayé d’éteindre le feu avec des gouttes d’eau, j’ai donné en cachette, à manger et à boire à des enfants perdus.
J’ai essayé d’être vivant au milieu du carnage.
Je cherche les mots qui réconfortent quand tout s’abîme autour de nous.
J’ai beaucoup de regrets. Je n’ai pas été assez fort, c’est tout. J’ai écouté mon cœur et puis aussi les belles idées que je garde dans ma tête, des idées qui portent de l’espoir pour que l’homme ne soit pas un chien qui mord son semblable. J’ai résisté avec ces forces-là. […] Ne pense pas que je suis un héros. Je suis un homme. Comme toi.

La résistance peut rester une espérance, quelque part, parce qu’elle est à portée de mains. Message qui permet d’envisager l’avenir sans en être dépossédé par le désespoir ou la désillusion, car, comme l’écrivait déjà Dalila Boitaud-Mazaudier en 2017 : « C’est cela qui est difficile : passer sept ans à élever un enfant avec de la lumière, une certaine dose de désir et d’espoir, et devoir tout à coup lui révéler la vérité, c’est-à-dire le crime des crimes, l’extermination d’un peuple. C’est-à-dire : la monstruosité des hommes . »

5. La réflexion sur l’expérience de transmission elle-même : l’importance du dispositif
Côté enfant, le spectacle se clôt sur cette parole de l’homme juste : « Voilà, nous sommes arrivés. On s’arrête là ? Ou bien tu veux aller plus loin ? ».
Parole éminemment métapoétique, tant le spectacle peut appeler en creux un appétit d’histoire et de connaissances, mais question qui est aussi tout à fait pragmatique, puisqu’il s’agit d’aller retrouver les parents : autrement dit les enfants souhaiteront-ils leur poser des questions ? Et au-delà de ce dialogue, les graines ici semées s’épanouiront-elles, plus tard, en recherche et questionnement sur le sujet ? Les adultes eux-mêmes sont invités à rejoindre leur progéniture par la comédienne Dalila Boitaud-Mazaudier, quittant progressivement son rôle d’enseignante pour expliciter sa démarche : « La transmission, c’est de l’expérience, on essaie, on se plante. Qu’est-ce qu’on élève ? Puisqu’on est tous des éleveurs ? Qu’est-ce qu’on cultive ? Puisqu’on est tous des cultivateurs ? On va chercher nos enfants ? ». Les parents et les enfants pourront, après avoir été réunis lors de la berceuse commune, se parler mutuellement de ce qu’ils ont vu, découvert, appris, ressenti, pensé... Des éléments communs aux deux spectacles sont semés comme autant de possibilités qui pourront être des points d’accroches de ces échanges, notamment pour les enfants (la radio, les vaches abattues…). Ils pourront tâtonner, chercher les mots justes, ce qui compte, aussi, étant de pouvoir bénéficier d’un cadre de l’échange, soucieux de l’enfant et de son rythme.
Ils pourront ainsi aussi laisser faire le temps, dans le respect du rythme de chacun, cette expérience marquante pour elle-même (la séparation, le fait d’avoir vu un spectacle seul) ne manquant certainement pas d’être oubliée par les plus jeunes. Ce sont les garanties de ce même cadre que met en scène le choix de la fiction qui enchâsse le récit explicatif de Jean de Dieu Namahire, père aimant et aimé, s’efforçant avec patience (sur plusieurs mois) de répondre aux questions de ses quatre enfants dans l’ouvrage de Jean-Marie Vianney Rurangwa Le génocide perprétré contre les Tutsi du Rwanda expliqué à ses enfants, publié en octobre 2020 grâce aux soins de Koulsy Lamko et de la Casa R. Hankili Africa. On voit en effet comment ces productions artistiques activent un lien filial précieux, qui est le premier qui nous lie en tant qu’humain et qui a été si mis à mal par l’entreprise génocidaire. Dans Tout dépend du nombre de vaches, cette réunion finale entre les parents et les enfants semble être le point d’orgue, l’objectif qui a été préparé par tout le spectacle, et ce qui s’y dira échappe en partie (ou complètement) aux artistes mais le cadre, le dispositif, a existé.
Cette importance du dispositif transparaît aussi dans les propos de certains rescapés. Marceline Loridan-Ivens, écrivaine, survivante du camp d’Auschwitz explicite ceci à propos des témoignages qu’elle effectue dans les classes :
Dans les écoles, j’ai toujours refusé toute transmission sans projection, ainsi, j’ai toujours exigé que mon film ou d’autres films soient présentés pour que l’on sache de quoi on parle et qu’on le montre, pas forcément à travers des images de cadavres accumulés, mais pour qu’il y ait au moins une base de discussion, à partir de quelque chose de plus concret que le simple fait de parler. J’ai toujours voulu que ce soit accompagné d’une base concrète pour discuter avec des enfants de tout âge. Il n’y a pas d’innocence dans la vie. Les enfants ne sont pas innocents même s’ils ont des innocences. Il n’y a pas de façon de procéder. Il y a l’instinct, il y a l’intuition c’est tout. Je n’ai jamais essayé de calculer ma façon de transmettre .

Une autre rescapée, Adélaïde, s’exprime quant à elle en ces termes : « Je crois que j’ai fait comme ça avec mes petits moyens, mes intuitions. Il y a le mot transmettre. Moi j’aime bien le mot donner, c’est très simple. Tu donnes sans attendre de retour, sans culpabiliser, tu donnes ce que tu as ». Tout se passe ici comme si les conditions de la réalisation de l’échange, qu’il s’agisse des « bases concrètes » préalables ou des conditions d’énonciation, « sans attendre de retour, sans culpabiliser », autrement dit, ce qu’on a appelé le cadre ou le dispositif, se trouvaient soudain au premier plan.
Cadre/dispositif et intuition/instinct, sont aussi les éléments sur lesquels repose l’art vivant qu’est le théâtre. Il se joue là quelque chose, dans ce lien ténu de la transmission directe et en acte, d’humain à humain, qui passe par le vivant d’un corps en train de faire et de dire, pouvant se tromper, faisant face à des « accidents », comme on dit au théâtre, quelque chose d’une puissance incroyable parce que cela nous renvoie à la communauté des humains que nous formons, avec nos fragilités, nos hésitations, nos doutes, nos vulnérabilités sans doute. La pensée, comme la parole, sont vivantes et en mouvement, en questionnement, seul moyen peut-être de garder une mémoire vivante, non pétrifiante et non pétrifiée . Peut-être, au fond, que, toujours soucieux – à juste titre ‒ des faits à transmettre, des mots à trouver pour le faire au plus juste, nous ne prenons pas toujours le temps de revendiquer l’importance de l’organisation du dispositif de la rencontre et du partage, prévoir qu’il puisse exister, car il est lui aussi créateur, il produit lui aussi de l’inédit fertile et de la connaissance grâce à la reliance, la mise en lien des humains, dans un échange vivant et non prévisible qu’il nous faut avoir à cœur de ménager.

[Notes :]

Dalila Boitaud-Mazaudier, Cécile Marical, Conjuguer Conjurer. Geste théâtral dans les sillons de la mémoire, 10 ans de travaux artistiques entre la France et le Rwanda, Uzeste, Éditions Uz et Coutumes, 2022.
Comme le mentionne Soko Phay, historienne de l’art et survivante du génocide au Cambodge, dans un entretien retranscrit à la page 187 du même ouvrage.
Ibid., p177-179.
Pensons à Hagati Yacu / Entre nous créé en France en 2013 et présenté en deux versions, en français et en kinyarwanda, au Rwanda en novembre et décembre 2015, notamment à Kigali dans le stade Amahoro, dans une mise en scène partagée avec Carole Karemera, réunissant pendant quinze jours un collectif d’une trentaine de personnes : la compagnie Uz et Coutumes, un certain nombre d’artistes d’Ishyo Arts Center et deux psychologues d’Ibuka, afin d’« ouvrir un espace de pensabilité pour le public rwandais, rescapés ou non, pour les comédiens, pour les psychologues » (Ibid., p. 107).
On peut ici notamment renvoyer à l’ouvrage collectif : Virginie Brinker (coord.), Enseigner le génocide au Rwanda de la fin du collège à l’Université, Dijon, EUD, 2017.
Ibid., p. 4.
Ibidem.
La description s’appuie sur le spectacle qui a été donné à Coutances, en Normandie, le 2 avril 2022.
Catherine Coquio et Aurélia Kalisky, L’Enfant et le génocide. Témoignages sur l’Enfance pendant la Shoah, Robert Laffont, « Bouquins », 2007.
Ibid., p. 4.
David Rousset, L’Univers concentrationnaire, Hachette-Pluriel, 1993, p. 115, [1946].
Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : le Système totalitaire, tome 3, Points-Seuil, 1998, p. 212, [1951].
Élisabeth Combres, La Mémoire trouée, Gallimard, « scripto », 2007.
Ibid., p. 90-93.
D’ailleurs inspiré, de l’aveu de l’autrice, d’un passage du film Rwanda, un cri d’un silence inouï de Anne Lainé (Little Bear Productions, 52’, 2003).
In Virginie Brinker (coord.), Enseigner le génocide des Tutsi au Rwanda de la fin du collège à l’université, op. cit., p. 171.
Ibid., p. 183.
Ibid., p. 179.
Pour reprendre la très belle formule de Soko Phay, historienne de l’art, survivante du génocide au Cambodge, ibid., p. 187.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024