Fiche du document numéro 35055

Num
35055
Date
Mercredi 13 septembre 2023
Amj
Taille
139834
Titre
Le témoignage en classe
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Chloé Créoff
Ligue de l’enseignement

Le projet national « Construire le monde d’après » porté conjointement par la Ligue de l’enseignement et Ibuka France vise à encourager et faciliter l’enseignement du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda à partir des témoignages des survivants en classe.
Grace au soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, de la Fondation Amnesty International France, du ministère des Affaires étrangères, de la DILCRAH et de la Mairie de Paris, ce projet entend contribuer à l’évolution de l’action pédagogique en interrogeant les modalités d’organisation d’un témoignage en classe qui se veut à la fois utile et sécurisant pour chacun des acteurs engagés c’est-à-dire pour les survivants, pour les enseignants et les élèves.
Dans cette perspective, nous portons une attention et une réflexion toute particulière autour de l’impact du témoignage sur les uns et les autres en nous demandant pourquoi et comment organiser une rencontre entre un survivant et des élèves ? Quel est l’apport et l’intérêt de cette valorisation de la mémoire par les survivants dans les projets d’histoire réalisés en classe ? Et comment doit se penser et se réaliser l’acte de témoigner devant un public scolaire pour être utile et ne pas compromettre l’intégrité du survivant et/ou la réception de sa parole par les élèves ?

Pourquoi organiser une rencontre entre un survivant et des élèves ?
Ce projet répond d’abord à un besoin éducatif inscrit dans les programmes scolaires : celui d’enseigner aux élèves ce qu’est un génocide en leur permettant de comprendre les fondements de cette entreprise de destruction humaine ainsi que les défis de la reconstruction après un génocide. Dans ce contexte, les témoignages des survivants sont pensés comme un moyen d’illustrer, pour la jeune génération, les processus menant des préjugés aux discriminations, puis à l’exclusion et à la déshumanisation, rendant une logique d’extermination possible.
Dans le cadre d’un enseignement en classe, l’enseignant peut ainsi choisir de mobiliser un témoignage en tant que source historique laquelle doit permettre aux élèves d’appréhender le travail de l’historien qui est amené à croiser ses sources. Sa tâche est alors celle d’inscrire le témoignage dans un processus de connaissance historique, de faire histoire à partir d’une mémoire livrée.
En se familiarisant avec le vécu personnel d’un survivant, les élèves ont pu dire combien le témoignage avait été précieux pour eux dans la compréhension de ce qui s’était passé au Rwanda. La grande majorité des élèves relèvent ainsi la complémentarité du savoir délivrer en classe et celle du témoignage qui est venu toucher leur individualité, leur sensibilité et leur empathie.
Chez les élèves, cette empathie est souvent rendue possible par un processus d’identification au rescapé en particulier quand celles et ceux qui témoignent étaient des adolescents mais aussi des élèves au moment du génocide. Bien que le quotidien d’un élève français aujourd’hui soit évidemment différent d’un élève rwandais dans les années mille neuf cent quatre-vingt-dix, le récit du survivant renvoie les élèves à leur propre identité, à leurs liens familiaux, amicaux et sociaux, mais aussi plus largement à leur rapport à la société autrement dit à ce qui touche à notre humanité partagée. L’expérience du témoignage en classe démontre que le récit du survivant amène les élèves à développer leur esprit critique et à questionner leur propre capacité à agir lors des différentes situations racontées par le survivant que ce soit avant, pendant ou après le génocide. Les élèves décrivent alors une expérience à haute valeur historique mais plus encore à haute valeur humaine.
Contrairement à un auditoire adulte, le jeune public est plus communément considéré par les survivants comme un auditoire réceptif, attentif et bienveillant auprès duquel ils font le choix de faire ce don, ô combien exigeant, de leur parole. Les principales motivations évoquées par les survivants sont marquées par une utilité à la fois personnelle mais aussi et surtout par une utilité collective traduite par cette volonté de rendre hommage à la mémoire des disparus, de lutter contre le négationnisme et de livrer un message puissant sur le vivre ensemble à la jeune génération.
Dans ses travaux , Régine Waintrater présente par ailleurs le témoignage comme un moyen, une opportunité pour le survivant, de souligner ce qu’il a en commun mais aussi ce qui le distingue des autres. En effet, chaque survivant s’inscrit dans une expérience singulière qui reflète un rapport propre au génocide lié aux conditions de vie, de survie et de devenir de chacun. Toutes ces expériences singulières se logent par ailleurs dans une histoire collective qui les invitent à un « devoir de vérité » lequel marque aussi leur prise de parole.
Comment mobiliser le témoignage d’un survivant pour enseigner l’histoire du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda ?
Dans le cadre du projet « Construire le monde d’après », cette réflexion est avant tout portée collectivement et de façon pluridisciplinaire. Pour assurer la pertinence et le suivi régulier du projet, un comité scientifique est en effet mobilisé à travers trois champs spécifiques : l’histoire, la psychologie et les sciences de l’éducation. Parmi les membres de ce comité, on compte notamment : Alexandre Lafon (historien et enseignant), Rémi Korman (historien et enseignant), Benoit Falaize (spécialiste en sciences de l’éducation), Régine Waintrater (psychanalyste) et Amélie Schafer (psychothérapeute) qui mettent leurs connaissances et leurs compétences au service d’un objectif commun : celui de garantir un cadre utile et sécurisant pour chacun des acteurs.
Grâce à un projet de recherche-action lancé en 2021 : 550 élèves, 24 enseignants, 4 psychologues et 11 survivants ont, dans un premier temps, été impliqués en tant qu’acteurs mais aussi en tant que prescripteurs. Les résultats de cette recherche-action nous ont ainsi permis de formuler collectivement des recommandations et de définir une méthodologie d’accompagnement qui se déploie avant, pendant et après le témoignage en classe. En phase d’essaimage à l’échelle nationale dès 2022, cet accompagnement prend notamment appui sur notre plateforme en ligne dédiée à la gestion pédagogique de l’accueil d’un survivant en classe où l’on peut trouver nos recommandations mais aussi des ressources pédagogiques pluridisciplinaires .
La préparation au témoignage.
Pour être compris par les élèves, le témoignage doit nécessairement être contextualisé. Ce travail de contextualisation historique va en effet permettre de donner aux élèves des clés de compréhension au témoignage. Il va jouer un grand rôle sur la façon dont sera reçue la parole du survivant. Notre expérience de terrain a démontré que sans préparation et devant la charge affective forte du récit qu’ils entendent, les élèves mobilisent des mécanismes de défense qui aboutissent à de nombreux risques tel que l’état de sidération, d’incompréhension, de suppositions, de contre-sens, voir certaines fois de négationnisme qui peuvent, comme on l’imagine, avoir un impact direct sur le survivant. Dans ce contexte, nous outillons et accompagnons les équipes éducatives dans la construction de leur séquence pédagogique en vue d’accueillir un témoignage en classe.
Le travail de préparation des élèves effectué en amont du témoignage va ainsi permettre d’alléger la charge mentale des survivants qui ont parfois été amené, dans le cadre scolaire, à faire une présentation historique avant de témoigner de leur histoire personnelle. A ce travail de contextualisation s’ajoute une réunion de préparation organisé en amont du témoignage entre la coordinatrice du projet, l’équipe éducative et le survivant. Pensé comme un espace de dialogue, elle est l’occasion de présenter au survivant le profil et l’état des connaissances des élèves, d’exprimer les craintes tout comme les enthousiasme de chacun, mais aussi d’évoquer l’organisation logistique pour faire de ce témoignage en classe un moment privilégié pour tous.
Le témoignage en classe
L’acte de témoigner devant des élèves en France, n’est pas anodin. Il pose notamment la question du devenir d’un survivant au sein de sa société d’accueil. Lors d’un témoignage, l’utilisation du français plutôt que du kinyarwanda pose par exemple question et relève pour certains d’un véritable défi pour exprimer fidèlement ce qu’ils souhaitent partager avec leur auditoire. Pour d’autres, évoquer l’implication de la France pendant le génocide les placent dans un profond inconfort marqué par une double préoccupation : ne pas ternir l’image de la France aux yeux des élèves français sans pour autant minimiser les faits observés. La crainte de traumatiser les élèves est aussi largement évoqué par certains survivants qui se retrouve ainsi confronté à une mission à la fois crainte et désirée.
Grâce à la mobilisation de psychologues, nous sommes amenés à proposer un accompagnement psychologique aux survivants qui participent au projet en particulier les « primo-témoignants » c’est à dire celles et ceux qui témoignent pour la première fois et se saisissent du projet et de son cadre sécurisant pour se lancer volontairement dans l’expérience du témoignage.
La présence des psychologues ou d’un tiers aux cotés des survivants va en effet permettre d’apporter un cadre sécurisant, à la fois au survivant qui ne se retrouve pas seul face à l’auditoire et ses questions mais aussi aux élèves qui se préoccupe grandement de l’état émotionnel du survivant lié au témoignage. La présence du tiers est considérée par les élèves comme un soutien pour le survivant. Réciproquement, la présence souhaitée des psychologues scolaires lors du témoignage entend répondre également à cette crainte, exprimée par les survivants, de traumatiser les élèves. L’implication des psychologues scolaires vise en effet à soutenir les élèves autour de la réception d’un récit qui peut possiblement les heurter et les renvoyer à des questionnements identitaires.
Parallèlement, la dimension interactionnelle du témoignage et les questions des élèves posées au survivant peuvent jouer un rôle déterminant sur la dynamique de la rencontre, sur l’orientation et l’évolution du récit et des souvenirs livrés par le survivant. Un récit, qui se réinvente à chaque fois, au fil des questions posés par les uns ou les autres. Un récit qui s’adapte en fonction de l’âge des élèves, de leur nombre ou encore de leur capacité d’attention. Un récit qui peut également varier en fonction de l’état mental et des préoccupations du moment. Comment va se souvenir un survivant et qu’est-ce que ces souvenirs vont provoquer chez lui ? Nous ne pouvons pas anticiper la réponse à cette question et cela suppose une présence et un soutien psychologique de tous les instants.
La réalisation d’une production artistique
Pour clore le parcours, les élèves sont invités à réaliser une production artistique de leur choix (plastique, littéraire, orale, audiovisuelle) pour à la fois fixer les émotions, le ressenti mais également faire ressortir les éléments de connaissances retenus par les élèves à partir de cette expérience du témoignage en classe. Avec le témoignage, les élèves deviennent dépositaires d’une parole et d’une histoire qui les impliquent et qu’ils veulent, à leur tour, transmettre et faire connaitre notamment par le biais de cette réalisation artistique qu’ils peuvent partager au sein du lycée, au sein des familles, parfois même de la famille des survivants ou encore auprès du grand public.
Elle est aussi pensée comme un « don/contre-don » autrement dit comme un moyen de remercier, valoriser et reconnaitre cet acte de transmission humain et citoyen du survivant à qui l’œuvre est transmise. C’est aussi par cette réalisation que les survivants peuvent mesurer toute l’importance, l’utilité et l’impact de leurs témoignages sur les élèves.
A travers cette méthodologie d’accompagnement pensé en trois temps, le dispositif « Construire le monde d’après » entend valoriser cet engagement commun en faveur de la mémoire du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda tout en soutenant les survivants dans leur singularité, les élèves dans leurs apprentissages critiques et raisonnés, et les enseignants dans leur démarche pédagogique.
Dans le cadre symbolique que représente l’Ecole en tant qu’espace préservé de connaissance et de transmission, l’accueil d’un survivant en classe se révèle utile mais elle ne s’improvise pas. Cette rencontre doit nécessairement s’appuyer sur une progression solide et un cadre sécurisant tel qu’expérimenté dans le cadre de notre projet pour permettre une connaissance et une transmission à la fois historique, humaine et citoyenne.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024