Citation
Dr Isabelle Ernot
ancienne directrice scientifique
de l’Union des Déportés d’Auschwitz
Chèr.e.s collègues,
Je remercie Vincent Duclert et l'équipe organisatrice de m'avoir conviée à prendre la parole lors de ce colloque dédié à l'étude et à la mémoire du génocide des Tutsi du Rwanda. Les interventions de cet après-midi sur sa mémoire et la transmission de sa connaissance trouvent un écho particulier dans mon propre vécu. En effet, j’ai eu le privilège d'œuvrer durant deux décennies auprès de survivants de la Shoah au sein de l'association Amicale d’Auschwitz - Union des Déportés d’Auschwitz (UDA). Fondée dès le printemps 1945, elle doit aujourd’hui être considérée comme une véritable institution historique qui incarne particulièrement la survivance .
J’ai accompagné l’association aux côtés de Raphaël Esrail, survivant du camp d’Auschwitz, qui en a dirigé et orienté l'activité pendant près de quatre décennies . Disparu l'année dernière (janvier 2022), je souhaite rendre hommage à un homme dont l’action fut constamment aiguillée par un souci profond pour son prochain. Préoccupé par la transmission aux jeunes générations de la connaissance sur le génocide, Raphaël Esrail était convaincu que la mémoire du génocide devait accompagnée la dimension historique, celle-ci articulant un naturel et nécessaire questionnement éthique - dont la gravité du sujet ne pouvait se passer, au risque de le « normaliser » et le banaliser en le confinant à la seule logique du chronos. Nul doute qu'il aurait été heureux de participer à ce colloque. Mon propos, dans le cadre ici d’une approche à grands traits d’une histoire des survivants qui commence à leur retour, il y a de cela huit près de 80 ans, esquisse ce que fut leur présence et leur action dans notre société occidentale, post-génocidaire, et ce que pourrait – ou devrait – être notre rôle d’héritiers. Je salue la présence d’Esther Senot : déportée de France en 1943 à l’âge de 15 ans, elle demeure l’un des derniers grands témoins de la Shoah, œuvrant toujours auprès de l’institution scolaire . Je pense important, alors que nous avons la chance de pouvoir côtoyer les derniers survivants, de leur montrer que leur engagement n’a pas été vain et qu’il ne restera pas sans écho.
Un legs qui nous oblige
Cette journée d’étude a mis en lumière l’importance et l’intérêt du témoignage des survivants du génocide, récit – oral ou écrit – qui dit et traduit un vécu génocidaire. Celle ou celui qui raconte est à la fois une victime qui a subi et un témoin qui a vu. Des témoignages attestent des trois génocides perpétrés au 20e siècle, contre les Arméniens, les Juifs et les Tutsi. Ces témoignages qui se comptent aujourd’hui par milliers constituent à la fois des sources et ressources, deux notions majeures interrogées lors de ce colloque. Sans prétendre à l’exhaustivité, notons d’abord que le témoignage est l’expression d’individus hautement traumatisés – un thème abordé aujourd’hui en lien avec la résilience. Il est une source pour les sciences humaines, en particulier pour l’histoire, et une ressource pour son enseignement. Le témoignage est par ailleurs fondamental pour alimenter une réflexion éthique nécessaire sur la question des « valeurs fondamentales » – dont celles que nous reconnaissons telles, promues par les Lumières, étaient l’objet particulier de la haine nazie. A ce sujet, il faut sans doute se souvenir des mots de survivants qui évoquaient Auschwitz comme « un autre monde », « un monde de la nuit », dans lequel la déportation les avait propulsés, sans retour.
Au sein de l’Union des Déportés d’Auschwitz, le témoignage occupe une place centrale de l’activité : la fabrication de l’archive testimoniale (recueil et organisation de sa conservation), sa mise en valeur en tant que patrimoine, ou encore la production d’outils pédagogiques, notamment via des supports numériques se voulant une aide pour les enseignants et les élèves. Ce legs précieux des survivants à la postérité nous oblige. Génération charnière, nous sommes le lien entre les survivants et un futur où leurs voix ne seront plus accessibles que par les enregistrements et l’écrit. La question se pose de savoir ce que nous « devons » faire de ce legs et notamment quelles actions mener pour que les différentes dimensions de leur engagement soient prises en compte. Se contentera-t-on de la dimension informative de leurs témoignages – qui doit elle-même être rendue accessible – ou saurons-nous également porter la dimension éthique qu'ils ont su déployer ? Celle-ci, capitale à leurs yeux, était souvent abordée après le récit du témoin, dans le cadre d’un échange ouvert, occasion par le dialogue de sensibiliser un jeune auditoire aux ravages provoqués par la haine de l’Autre et à la dimension de l’universel, ce « lieu » où l’humanité peut se retrouver. En tant que chercheurs, pédagogues et citoyens, nous avons une responsabilité envers ce legs et sa mise en valeur : comment faire en sorte que les voix des survivants soient entendues et comprises et jouent, comme ils y aspiraient, un rôle pour construire un avenir plus humain ? Pour répondre à ce questionnement – qui porte aussi sur nous-mêmes – il est nécessaire d’expliciter le sens ici donné au terme de « survivance » avant de revenir vers le témoignage.
La survivance
La définition de « survivance » renvoie à quelque chose d’ancien, qui survit dans le présent. Ces dernières années, la forme « survivants » (qui est influencée par celle d’origine anglo-saxonne), au sein même de l’association, a eu tendance à remplacer les anciennes qualifications de « déportés » ou « rescapés » ; elle exprime assurément la réalité génocidaire avec davantage d’exactitude . Le terme ne se résume pas ici à la simple existence des Juifs d'Europe après la Shoah mais désigne leur présence (active ou non) – en soi, un écho du génocide – dans le temps postérieur au crime. Un temps marqué par la présence de la survivance. Et il est crucial de prendre en compte la société dans laquelle les survivants ont évolué et la manière dont elle a intégré leur présence et leur parole.
Le groupe des survivants, évalué à près de 4000 personnes en 1945 , a évolué numériquement au fil du temps. Lorsqu'il a bénéficié d’une écoute plus attentive à partir des années 1980-1990, ce groupe avait déjà perdu une partie de ses membres. Les survivants qui se sont engagés dans la cité, n’ont représenté qu’une proportion mineure. A partir de ces dernières décennies du 20e siècle, à la faveur du nouveau contexte marqué par une émergence publique de la mémoire de la Shoah, l’engagement a pu s’étoffer. L'arrivée à la retraite des survivants qui étaient les plus jeunes en 1945 a également contribué à ce phénomène : ayant vécu douloureusement la longue période de silence et, soutenus par l’association, ils souhaitaient faire connaître leur histoire familiale. La rencontre avec la jeunesse, notamment à travers l'institution scolaire, est devenue un aspect important de leur engagement. Parallèlement, les différents fonds testimoniaux en cours de constitution ont sollicité les « derniers » survivants ; jusqu'aux années 2010-2020 encore, beaucoup ont accepté d'enregistrer leur témoignage, sans pour autant s'engager publiquement .
L'engagement concret et visible des survivants n'a concerné qu'une fraction d'entre eux. Tous n'avaient pas le même désir ou la même capacité à s'exprimer à l'écrit ou à l'oral, surtout sur ces événements dramatiques à l’origine d’un trauma indélébile. A ce titre, il est intéressant de noter l’existence d’une « représentation » ou « délégation » entre les survivants. Certains en effet ont choisi de rester en retrait, ne voyant pas – disaient-ils – la nécessité de laisser un témoignage, estimant que leur histoire avait déjà été dite par leurs camarades, et même mieux qu'ils ne l'auraient fait . Ces femmes et ces hommes ne voulaient ni témoigner publiquement ni laisser de trace, se sentant représentés par leurs camarades. Par l’association notamment, ils suivaient attentivement les activités de ces derniers, leurs publications et leur médiatisation. Cette « représentation » des uns par les autres est essentielle car elle invite à ne pas réduire la notion de survivance au seul groupe des témoins visibles dans l'espace public ou ayant participé aux programmes d'enregistrement. La survivance est une réalité complexe et multiforme qui ne se résume pas à la parole publique.
Le témoignage
Le témoignage, vecteur pédagogique
« Dis au monde ce que des hommes ont été capables de faire à d’autres hommes ».
Cette supplication était adressée par des femmes et des hommes pressentant qu’ils ne survivraient pas, à des camarades qui, peut-être, auraient cette infime chance. Elle incarne une essence du témoignage, par excellence un acte engagé, pour dire un événement ressenti comme sans précédent et une offense radicale infligée à l’humanité. On entend sa dimension double : honorer les victimes en rappelant leur existence bafouée et mettre en lumière la blessure infligée à l'humanité tout entière. Cette perspective humaniste, qui est aussi réparatrice, rejoint une intention universaliste, enveloppant la première inspiration du discours puisée dans le vécu traumatique infligé à l’identité individuelle et à celle d’un peuple. Il s'agit de transmettre un récit aux générations futures pour que de telles atrocités ne se reproduisent plus jamais, envers aucun homme, aucun peuple. Cet horizon s'est forgé aussi au contact du constat des nouvelles violences extrêmes qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle, particulièrement les événements en Yougoslavie et au Rwanda auxquels les survivants ont été très sensibles. « Le plus jamais cela ! » s’est avéré un vœu bien illusoire. Face à la résurgence de l'horreur, la transmission de leur mémoire n'en apparaissait que plus impérative.
Le témoignage des rescapés du génocide nazi est profondément marqué par l'espoir de pouvoir influencer l'histoire à venir. Face à l'entreprise génocidaire portée par la conception nazie de l'histoire, notamment le fait racial, leur parole se veut une réponse. En partageant leur vécu, les survivants espèrent, modestement et sans aveuglement, contribuer à l'avènement d'un projet historique présent et futur déterminé par une vision universaliste et humaniste. Leur témoignage s'inscrit ainsi dans une résistance postérieure au nazisme, dont la menace d'une renaissance – le néo-nazisme – les a longtemps inquiétés. Si la nature humaine pouvait légitimement les plonger dans le doute, les survivants conservaient en eux, pour reprendre des mots qu’ils pouvaient partager, la conviction d'une « perfectibilité de l'Homme », de sa capacité à évoluer et à s'éloigner d’une potentielle barbarie.
Les motivations profondes des survivants éclairent leur engagement à témoigner. Animés par la volonté d'informer et d'éveiller les consciences, ils invitent à la vigilance et espèrent travailler en définitive à la construction d'une résistance au sein du corps civique, capable de se mobiliser en cas de besoin. Ces caractéristiques font du témoignage une entité éminemment pédagogique. Il n'est donc pas surprenant que l'auditoire privilégié des survivants ait été la jeunesse. Cette rencontre trouve sa cohérence dans la nature même de leur engagement. Dès les années 1950-1960, au sein de l'Amicale d’Auschwitz, des initiatives individuelles révèlent cette volonté de toucher la jeunesse par le biais de l’école. Cette démarche est ensuite encouragée et soutenue par l'Amicale d'Auschwitz, au point d'en devenir l'une de ses actions majeures à partir des années 1990. Cet objectif pédagogique était également partagé au niveau international par le Comité International d’Auschwitz (CIA) qui regroupait les différentes associations européennes de survivants de la Shoah.
La responsabilité d’un héritage.
Face au legs précieux des survivants, n'est-il pas de notre responsabilité, en tant que chercheurs et pédagogues, d'entretenir les différentes dimensions de leur témoignage ? Il ne s'agit pas de les remplacer ou de seulement archiver leurs paroles, mais bien de les valoriser pour qu'elles continuent à résonner et à inspirer les générations futures. Le témoignage n'est pas un simple récit historique. Il est une parole vivante, une source d'apprentissage et d'inspiration. C'est pourquoi il est crucial de ne pas dissocier ses différentes dimensions : le récit des faits et celui du processus du génocide, vécus et vus – dimension informative qui contribue à la construction de la connaissance et complète l'enseignement historique ; le questionnement nécessaire sur l'engendrement de la haine meurtrière et la responsabilité de l'Homme – dimension éthique qui invite à réfléchir aux origines du génocide, en dehors de la stricte causalité établie par la recherche historique. Les survivants ont insisté sur la nécessité de former des citoyens conscients des dangers de l’intolérance, de la haine et de ses mécanismes. Ils ont compris l'éducation comme un des déterminants majeurs pour contrer les ingrédients qui peuvent conduire à de telles tragédies. La construction de la conscience individuelle est centrale dans leur démarche. Ces dimensions combinées, portées par les survivants – appréciées des enseignants – se rejoignent dans une expression que certains affectionnaient particulièrement : il s’agissait de « travailler contre Auschwitz » .
Notre mission
Héritage intemporel, la survivance s’est ainsi pensée sans fin. Cette image est illustrée par ces survivantes et survivants qui ont témoigné jusqu'au bout de leurs forces, animés par une volonté de transmission inlassable. Cette temporalité infinie interpelle les héritiers que nous sommes, nous invitant à rappeler au futur le questionnement essentiel sur la responsabilité de l’Homme. Interpeller, toujours. Les survivants l’ont dit maintes fois : tout passe par l’école. C’est par des mots proches que madame Patricia Mirallès, Secrétaire d'État auprès du ministre des Armées, chargée des Anciens combattants et de la Mémoire, concluent son discours en juillet 2023 lors de la Commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv, dans le cadre de la cérémonie qui a marqué la Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux Justes de France. Il faut se réjouir de cette perspective qui suppose de la puissance publique un véritable « engagement » – pour reprendre un terme clé ici.
« Ne laissez pas la survivance s’éteindre avec nous » demandait Esther Senot lors de cette même cérémonie, où l’on peut entendre un appel à la responsabilité des autorités, politiques, scientifiques et pédagogiques pour se montrer digne de ce legs si précieux qui nous est fait. Tel était aussi le vœu profond de Raphaël Esrail exprimé durant les dernières années de sa présidence de l’UDA .
[Notes :]
L’Amicale des anciens déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie a été fondée par des survivants Juifs et non Juifs en mai-juin 1945 (rappelons que l’origine de ce qui deviendra le Centre de Documentation Juive Contemporaine, le CDJC date d’avril 1943 à Grenoble). L’UDA a été formée en 2002 autour de l’Amicale, par le regroupement des associations liées à différents camps du complexe concentrationnaire d’Auschwitz-Birkenau, notamment Monowitz et Blechhammer.
Son témoignage, L’espérance d’un baiser, Paris, Robert Laffont, 2017 (avec Isabelle Ernot).
Esther Senot a publié son témoignage, La petite fille du Passage Ronce, Paris, Grasset, 2021 (avec Isabelle Ernot).
Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998 ; Qu’est-ce qu’un déporté ? Histoire et mémoires des déportations de la Seconde Guerre mondiale, sous la direction de Tal Bruttmann, Laurent Joly, Annette Wieviorka, Paris, CNRS éditions, 2010.
Alexandre Doulut, Serge Klarsfeld, Sandrine Labeau, Mémorial des 3943 rescapés juifs de France, Paris, The Beate Klarsfeld Foundation/FFDJF/Après l’oubli, 2018.
Si l’on se réfère au témoignage enregistré notamment par des institutions, pour prendre l’exemple de l’un des fonds les plus fournis, le Fonds Spielberg, celui-ci compte plus de 50 000 témoignages dont la majeure partie concerne les seuls rescapés de la Shoah, valorisé par l’Université de Californie du Sud.
Nombre de ces femmes et de ces hommes étaient particulièrement attachés à l’association, considérée comme une seconde famille, une fidélité sans faille, exprimée par leur souci de poursuivre leur affiliation.
Expression synonyme du titre Éduquer contre Auschwitz. Histoire et mémoire de Jean-François Forges, Paris, Pocket, ESF éditeur [1997], 2004
A ce sujet, voir ses textes publiés durant la dernière décennie dans le Bulletin de l’Union des Déportés d’Auschwitz, Après Auschwitz, où il demandait expressément que l’association soit préservée dans le futur afin que se poursuivent cette incarnation de la survivance et la mise en valeur que représente, pour la Shoah, au temps présent, son engagement. Ses camarades avaient le même souci de l’association, citons notamment Madeleine Roland, décédée en 2021, qui a fait un don conséquent à l’UDA, afin que celle-ci puisse justement poursuivre son « travail de mémoire » durant les décennies à venir.