Citation
Sortir du silence
Il n'est pas facile pour les chercheurs de s'exprimer sur un problème
aussi brûlant que celui du Rwanda actuel. Le simple fait d'identifier les faits
et les enjeux est aussitôt ressenti comme une "position" par les camps
extrêmes. Pourtant il est urgent de parler clair. Depuis deux ans ce pays
s'enfonce dans la même logique folle du massacre "ethnique" qu'au
Burundi en 1972 et il est en passe de devenir un nouveau Libéria.
Malgré la présence depuis octobre 1950 d'un corps expéditionnaire
français, aux objectifs contradictoires et controversés, le drame de ce pays
s'est développé dans une sorte d'indifférence : silence de notre Parlement,
discrétion de la presse (y compris de certains organes en principe spécialisés
sur l'Afrique), absence quasi absolue des médias audio-visuels, sauf à Radio
France internationale. Par exemple le silence a régné sur le génocide de
familles entières des éleveurs Bagogwe du Nord du pays commis à
l'initiative des autorités locales en janvier et février 1991. Ce sont des
citoyens rwandais courageux, journalistes et militants des Droits de
l'homme, qui l'ont dénoncé. Avant le compte rendu présenté en ce mois de
mars 1993 par la Commission internationale sur les violations des Droits de
l'homme au Rwanda, l'Association pour les droits de la personne et des
libertés publiques a publié à Kigali en décembre dernier un rapport de plus
de 300 pages, accablant pour certains secteurs du pouvoir rwandais.
Aujourd'hui la presse française découvre enfin la question
rwandaise. Mais en de nombreux cas, elle reprend au pied de la lettre la
propagande traditionnelle du régime de Kigali, consistant à reporter sur des
causes extérieures la responsabilité de l'impasse et du déshonneur où il se
trouve après vingt ans de dictature sans partage, une propagande
curieusement reprise par des services officiels français dont on attendrait
plus de lucidité.
Un conflit "ethnique" ou une idéologie de races ?
Cette situation pose un grave problème de responsabilité à la fois
morale et intellectuelle, tant est profond le décalage entre la réalité du
drame vécu au Rwanda et la médiocrité de l'information qui semble
présider aux décisions de notre pays dans cette région d'Afrique. Tout est
obstinément réduit à une querelle dite interethnique, à un antagonisme
atavique qui opposerait les "féodaux tutsi" aux "paysans hutu", c'est-à-dire
en fin de compte à une vision raciale ("Hamites" contre "Bantous") des
anciens clivages héréditaires de la société rwandaise. Ces clichés douteux,
hérités du début du siècle, apparaîtraient comme intolérable s'ils étaient
appliqués à des conflits sociaux et politiques en Europe. Accepterait-on chez
nous de voir la seconde guerre mondiale décrite non comme une coalition
contre le nazisme, mais comme une lutte ancestrale des Celtes et des Slaves
contre les purs Germains, ou des Aryens contre les Sémites ? Or c'est
exactement le type de discours que la propagande de Kigali veut faire passer
jusque dans notre pays en exploitant la persistance d'une "ethnographie"
archaïque dans le regard porté généralement sur l'Afrique.
Un racisme deviendrait-il honorable quand il devient l'idéologie
officielle d'un Etat africain ? Or comment qualifier autrement un discours
qui assimile "le peuple rwandais" à une "race bantoue", qui considère pour
l'éternité des Rwandais tutsi comme des envahisseurs étrangers et qui
définit la "démocratie" comme la loi d'une "majorité" héréditaire incarnée
par un "père de la nation" ? Cette charte fondatrice du régime Habyarimana
a permis à une dictature classique de se draper dans une bonne conscience
majoritaire. Comment qualifierait-on en Europe un régime dont la pratique
quotidienne aurait été celle des quotas "ethniques" dans les recrutements
scolaires et professionnels et qui traiterait par le mépris le sort de centaines
de milliers d'exilés ? Comment peut-on croire que le général Habyarimana
est le plus apte à mener son pays à la démocratie et, comme on dit, à être un
"bon élève de la Baule" ? Il existe aussi, bon gré mal gré, un multipartisme et
des élections dans la Serbie de Monsieur Milosevic, mais personne n'aurait
l'idée de voir en ce personnage un modèle de démocrate.
Quelle politique La France soutient-elle au Rwanda ?
La question qui se pose à nous n'est évidemment pas d'être pour ou
contre le Rwanda, ni d'être pour ou contre les Hutu ou les Tutsi, comme s'il
s'agissait d'espèces animales en voie de disparition. Il faut simplement
définir une politique qui prenne en compte des enjeux et des options qui
soient spécifiquement politiques, comme ailleurs dans le monde. Or que se
passe-t-il actuellement au Rwanda ?
D'un côté on trouve une faction extrémiste qui a choisi l'intégrisme
ethnique comme moteur de son maintien au pouvoir, de l'autre un
courant démocratique (regroupant des Hutu et des Tutsi), incarnant une
nouvelle génération convaincue qu'une démocratie moderne suppose le
dépassement des clivages et des exclusions d'un autre temps. Quant au FPR,
il exprime, depuis son attaque d'octobre 1990, la colère et le défi d'une
opposition armée où on trouve essentiellement la deuxième génération des
exilés tutsi d'Ouganda ou d'ailleurs et des Hutu qui ne croient pas à
l'efficacité de la seule opposition pacifique. Un nouvel espoir a surgi depuis
juillet 1992 avec l'ouverture de négociations à Arusha.
Mais depuis octobre 1990 la minorité tutsi qui vit encore à
l'intérieur du pays et aussi (ce qu'on oublie trop souvent) les démocrates où
simplement des gens issus des régions du centre et du sud, traités de
"complices" des "cancrelats" (surnom donné aux rebelles du FPR), ont été
victimes d'une série de violences, d'assassinats et de pogromes, dont le
déroulement est toujours le même. Des militants de la mouvance de M.
Habyarimana, c'est-à-dire les Jeunesses armées (interahamwe) de l'ancien
parti unique MRND qu'il préside, le parti ultra-raciste CDR créé pour la
cause en mars 1992 et des "escadrons de la mort" (dénoncés par une mission
Parlementaire flamande en septembre 1992) programment, provoquent et
exécutent ces tueries avec la complicité de certaines autorités locales et de
militaires. Et ensuite on fait croire, en français, aux Européens qui n'ont en
général pas suivi la propagande meurtrière développée en kinyarwanda,
qu'il s'agissait de simples flambées de la "colère populaire" des "Hutu
effrayés par le retour des féodaux tutsi".
Chacune de ces vagues de violence a été comme par hasard
déclenchée à un moment crucial de la démocratisation et des négociations
d'Arusha : massacres du Bugesera en mars 1992 à la veille de la formation
d'un gouvernement de coalition MRND-partis démocratiques ; tueries de
Kibuye le 20 août 1992 au lendemain de la signature d'un protocole d'accord
sur la transition démocratique, et surtout déchaînements de novembre,
décembre et janvier en réaction aux accords réalisés à Arusha sur un
gouvernement de transition tripartite (MRND-coalition démocratique-
FPR). Ces massacres ont suivi un discours tenu le 15 novembre à Ruhengeri
par le président Habyarimana, traitant de chiffon de papier les accords
d'Arusha, et surtout, le 22 novembre, un discours ultra-raciste tenu en
préfecture de Gisenyi par un dignitaire du régime, membre du comité
central du MRND, invitant la population à jeter les Tutsi dans la rivière
Nyabarongo pour que leurs cadavres remontent vers l'Ethiopie. La
fantasmagorie raciale des "Bantous et des Hamites" portée à son extrême !
La chronologie et les auteurs de ces massacres ne permettent donc
pas de croire à une spontanéité populaire : contrairement aux prédictions
caricaturales répétées ici et là depuis 1990, les paysans hutu n'ont pas été
emportés dans un tourbillon de représailles contre leurs voisins tutsi et les
violences ont toujours été évitées quand les autorités locales ont fait leur
devoir.
Les efforts de l'extrême droite rwandaise pour impliquer la République
française dans ses calculs
En décembre 1590 le périodique officieux Kangura, promoteur du
parti CDR et dont l'orientation à été qualifiée à juste titre de "hitlérienne"
par des libéraux belges, publia un numéro qui contenait un véritable appel à
la "purification ethnique" sous forme de "Dix commandements du Hutu".
Ce même numéro avait l'audace de faire figurer en dernière page un
portrait de Français Mitterrand, sous-titré "un véritable ami du Rwanda".
Le 20 août 1992, au moment même où des militants de la CDR
suscitaient des violences racistes à Kibuye, un des leaders les plus
importants de ce parti extrémiste envoyait à notre Président une lettre
ouverte accompagnée d'une pétition de 700 Rwandais pour remercier
l'armée française de son appui à l'armée rwandaise. Or les promoteurs de
cette manifestation de "gratitude" pour le moins ambigüe se flattaient en
septembre à Kigali d'avoir reçu en retour des remerciements de Paris.
Dernier épisode, le fantasme inlassablement répété par les
extrémistes de Kigali, à savoir "le plan de domination tutsi-hima sur la
région des grands lacs" (véritable Protocole des Sages de Sion à l'Africaine)
qui serait mené par le président Museveni d'Ouganda et qui expliquerait
tous les malheurs du régime de Kigali, est repris tel quel par des services
français pour expliquer la rupture du cessez-le-feu par le FPR le 7 février
dernier (voir Le Monde et Le Canard enchaîné du 17 février 193, Valeurs
actuelles du 1er mars).
Qu'on le veuille ou non, ces intrigues d'arrière-garde d'un régime
usé et en particulier d'une faction qui serait clairement identifiée comme
raciste sur notre échiquier politique, visent à exploiter de façon scandaleuse
l'indifférence, la naïveté, l'ignorance ou le cynisme d'observateurs
lointains, avec l'espoir de légitimer une orientation bien précise.
L'opposition démocratique, avenir du Rwanda
Le fait le plus nouveau et le plus encourageant de l'histoire récente
du Rwanda réside dans le développement d'un mouvement démocratique,
qui s'exprime dans des journaux, dans des partis politiques (MDR, PSD, PL,
PDC) et dans des associations de défense des Droits de l'homme. Or ce
mouvement dans ses discours et ses actions, associe étroitement la démocratisation du pays aux négociations de paix avec le FPR et au
dépassement du clivage raciste hutu-tutsi. A plusieurs reprises depuis juin 1992
ces positions sont apparues comme sensiblement plus proches de celles du FPR que de celles de la faction présidentielle.
Que fait la France pour aider ce Mouvement démocratique, dont le
succès, inévitable à terme, représente l'avenir du Rwanda ? Où est l'esprit de
la patrie des Droits de l'homme quand on conseille à ce mouvement
d'établir un compromis prioritaire avec un pouvoir en bout de course, que
lui-même vient de qualifier de "raciste, régionaliste belliciste et dictatorial"?
Successivement, la Belgique, les Etats-Unis, le Canada ont dénoncé
les responsabilités du régime Habyarimana dans la dégradation de la
situation. Chacun voit en effet que c'est l'avenir de toute une région qui est
en jeu. A force de s'entêter dans une vision raciale et de vouloir réduire, selon un schématisme idéologiquement très douteux, le débat politique de
ce pays à une "guerre ethnique" entre Hutu et Tutsi, on joue une carte
extrêmement dangereuse pour la vingtaine de millions d'habitants de la
région des grands lacs et aussi -cela est déjà très sensible et doit être dit- pour
l'image de notre pays en Afrique.
Paris, 8 mars 1993
Jean-Pierre CHRETIEN
Historien - Directeur de recherche CNRS
Centre de recherches africaines - Paris 1