Fiche du document numéro 34798

Num
34798
Date
Samedi 18 janvier 2025
Amj
Taille
586540
Titre
Au Rwanda, des villages de réconciliation où cohabitent anciens bourreaux et victimes
Sous titre
REPORTAGE. Trente ans après le génocide, le gouvernement a créé huit « villages de la réconciliation » dans lesquels les Hutus vivent en bonne intelligence avec les Tutsis, comme avant la guerre.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Par Capucine Graby, à Rwimikoni (Rwanda)

Sur cette photo prise le jeudi 4 avril 2019, des survivants du génocide et des auteurs des crimes se rendent ensemble dans les champs cultivés du village de réconciliation de Mbyo, près de Nyamata, au Rwanda. Trente ans après le génocide, le pays compte huit « villages de réconciliation », où des coupables ayant purgé leur peine et présenté des excuses publiques pour leurs crimes vivent côte à côte avec des survivants du génocide ayant choisi de pardonner. © Ben Curtis/AP/SIPA

La route est sinueuse. Cousue de ses deux lignes jaunes et bardée de vélos débordant de bananes vertes ou de canne à sucre, elle zigzague à travers les villages. J'ai quitté Kigali dans la brume matinale. Me voici en route vers Rwimikoni, un des huit villages de la réconciliation imaginé et façonné par le gouvernement rwandais. Je m'y rends avec un sentiment mitigé. L'idée me semble louable mais terriblement audacieuse. Un village dans lequel bourreaux et victimes cohabitent ? Un « village de la paix » dans lequel un Tutsi rescapé peut vivre dans la maison mitoyenne d'un Hutu qui a massacré sa famille ? L'idée, surhumaine, me semble ressembler à un conte de fées… Ce matin, j'ai été à deux doigts d'annuler.

Je décide néanmoins d'aller jeter un œil au mécanisme mis en place par l'ONG Prison Fellowship Rwanda pour comprendre le colossal effort de réconciliation rwandais. Ces villages sont un des fers de lance de l'ensemble du processus mis en place par le pays pour refuser de laisser la douleur et la haine infuser.

L'accueil des enfants qui tapent sur un tambour et se trémoussent sur la danse locale conforte mes craintes. Tout le village est présent pour m'accueillir… Je prends place autour de deux personnes, un homme de 73 ans, Tashian, Hutu, et une femme de 54 ans, Dorothy, qui, elle, est Tutsi. J'arrive à écrire ces mots pour les besoins de ce reportage, mais il faut savoir qu'au Rwanda, on ne les prononce plus. Et il est bien déplacé de demander à quiconque à quelle ethnie il appartient en 2024.

J'observe ceux qui m'accueillent à la dérobée. Leur visage est glacial, aucune agitation ne transparaît. Ils me semblent cachés derrière un masque de souffrance. Celle qui a marqué le pays il y a trente ans : cent jours ponctués d'atrocités plus criminelles encore que celles perpétrées pendant l'Holocauste.

Deux destins brisés par le génocide



Tashian et Dorothy sont assis l'un à côté de l'autre, sous un papayer. Ils ne se regardent pas. Ils semblent regarder dans le vide, presque hagards. Ils prennent la parole à tour de rôle et me racontent qu'ils habitaient tous deux ce village avant le génocide, avant ces trois mois qui ont vu leur vie basculer.

Celle de Tashian, car de simple citoyen rwandais, il est passé assassin.

Celle de Dorothy, car en quelques jours, elle a perdu son mari, ses parents, ses cousins ses oncles et tantes. Le destin lui a épargné la vie de ses trois enfants, dont le dernier, né le premier jour du génocide.

Une barbarie à l'état pur qui a fait un million de morts. Le dernier génocide de l'histoire du XXe siècle est le point culminant de la discrimination entre Hutus et Tutsis, qualifiée d'ethniste par les spécialistes et qui a germé au milieu du siècle.

Cent jours comme l'apothéose d'une violence indescriptible, au cours desquels les Hutus se sont déchaînés contre ceux qui leur étaient décrits comme des « cafards ». Armés de simples couteaux ou machettes, ils ont tué méthodiquement les Tutsis avec lesquels ils vivaient pourtant paisiblement. « J'écoutais la radio des Mille Collines qui faisait tous les jours de la propagande et encourageait les Hutus à prendre n'importe quel objet, gourdin, hache pour exterminer les Tutsis. J'ai honte mais j'ai fait comme tout le monde, j'étais pris dans un tourbillon », se souvient Tashian, le regard toujours dans le vide, étourdi de revenir sur les deux meurtres commis en 1994.

Quand le FPR gagne la guerre en juillet 1994, la majorité des génocidaires hutus sont jetés en prison. Certains fuiront à l'étranger, notamment en France, et n'auront probablement jamais de procès. D'autres encore attendront des années avant d'être jugés par les gacaca, les tribunaux communautaires qui se déroulent en plein air. Mais il faut aller au-delà du volet judiciaire, le gouvernement le sait.

Tashian restera huit ans en prison.

Pendant ces années d'incarcération, un pasteur lui rend régulièrement visite. L'aide à prendre conscience de ses actes. Au bout de quelques années, ce dernier lui propose d'intégrer un village de la paix. Il n'y a qu'une contrepartie, lui dit-il : demander le pardon. « Il fallait que j'en sois capable et convaincu », se remémore Tashian. Il accepte.

La partie n'est pas pour autant gagnée. Il lui faut retrouver et affronter des visages connus. Cohabiter avec la famille de ceux qu'il a tués. Travailler avec eux dans les champs de pommes de terre ou de manioc. Se confronter à la souffrance qu'il a contribué à créer. S'atteler, avec les Tutsis, main dans la main, à reconstruire, brique après brique, les maisons de ce village de la mort, en discutant, à voix haute, avec les rescapés, les « survivors » comme on les nomme encore au Rwanda. Il lui faut, en toute sincérité, reconstruire la beauté de la vie sur une terre de désolation. Dorothy n'a pas esquissé un sourire. Son visage est digne. Il force le respect. Je l'observe attentivement. Je ne parviens pas à détacher mes yeux des siens. Mon admiration pour cette femme est sans bornes. Je me sens, minute après minute, happée par son récit, son histoire déchirante, la force intérieure et le courage qui l'animent.

Ses émotions toujours étreintes par la puissance de son récit, elle m'explique avoir accepté le pardon de tous les Hutus avec qui elle cohabite dans ce village depuis 2003.

Pas en un claquement de doigts : le chemin se compte en années et non en heures. Des années d'angoisse, de traumatisme qui resurgit, d'une douleur lancinante qui lui a longtemps semblé insurmontable. Se réconcilier signifie regarder le génocide droit dans les yeux et non l'enfouir. Y faire face pour le dompter. Se rendre invincible. Vertige de la violence extrême.

Dorothy se confie avec humanité, et mes craintes de ce matin, celles d'un village de la paix artificiel, s'estompent.

Une aide psychologique



Un miracle n'arrive pas par hasard. Le gouvernement a mis en place un soutien psychologique dont Dorothy a bénéficié. Pour éviter de voir la terreur resurgir et que, cette fois, elle l'engloutisse à jamais.

Elle a l'obligation d'assister à des discussions dans le village. Pour libérer la parole, transmettre aux plus jeunes, pour ne pas oublier, non plus. « J'ai mis un an avant de réussir à m'asseoir à la même table que les Hutus qui ont massacré ma famille. Et puis l'impossible est arrivé : j'ai réussi à pardonner. Et c'est ce pardon qui fait que je suis debout aujourd'hui. C'est ce pardon qui me donne la force d'avancer. Ce chemin est nécessaire dans mon propre processus de résilience. »

Les visages de Dorothy et Tashian sont burinés par le soleil mais surtout marqués par l'épreuve et la peine. De longues rides viennent lacérer leurs visages qui restent pourtant impavides : je n'y décèle toujours aucune expression, aucune émotion particulière. Les faits, la reconstruction, comme s'ils n'avaient pas le droit de s'apitoyer sur leur sort, comme si les larmes ne pouvaient couler qu'à l'intérieur.

Tashian a reconnu l'emballement fiévreux de la haine, la diabolisation des Tutsis, qu'il aurait dû rejeter, Dorothy s'accroche à la vie qui lui tend furieusement les bras. Cette vie que les Rwandais s'attellent à reconstruire avec tant de détermination et d'humilité après l'indicible. Si la vie doit reprendre ses droits, tous les habitants de ce village n'ont d'autre choix que de vivre avec l'impensable chevillé au corps. « Nous aurons le génocide en nous, collé dans nos têtes jusqu'à notre mort », reconnaît le chef du village qui me regarde, insistant, tentant régulièrement de capter mon regard, de comprendre le sens de ma démarche, ma présence parmi eux, et osant finalement me demander si leur initiative est connue à travers le monde.

Elle se répand, timidement, certes, mais suffisamment pour que des Israéliens soient venus chercher une réponse : comment est-il possible qu'un petit pays – à peine plus grand que le leur – ait réussi une telle prouesse ? Ce village est la preuve du travail colossal d'acceptation effectué par le Rwanda, notamment sous l'impulsion du président Paul Kagame, de la vision à long terme de ce pays qui cherche à tout prix à tracer une trajectoire saine et solide pour la future génération, celle qui est née après le génocide : 70 % du pays.

Certes, au moment des commémorations qui ont lieu chaque année et durent exactement cent jours, des tensions resurgissent. Certes, de nouveaux secrets sont régulièrement dévoilés, de nouvelles fosses communes sont retrouvées – les personnes âgées voulant s'alléger et ne pas mourir avec des secrets trop lourds à porter.

Certes, il y a un peu de mise en scène dans cette arrivée et ce moment solennel. Certes, de nombreux Tutsis n'avaient pas d'autre choix que de revenir dans leur village, faute de terre, faute de revenu suffisant. Mais une chose est sûre : la haine n'a plus sa place dans ce village, la force du pardon a été plus forte et le mois dernier, le fils de Tashian s'est marié avec la cousine de Dorothy.

Je suis à la fois convaincue et emplie d'une immense admiration. Le Rwanda, qui refuse de s'enfermer dans son passé tragique, est sur la voie de la réussite de ce pari fou. Il offre au monde un champ des possibles immense.

Et ce village, dans lequel vivent aujourd'hui 382 personnes dans 54 maisons, en est le parfait exemple.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024