Fiche du document numéro 34792

Num
34792
Date
Mercredi 11 mai 1994
Amj
Taille
3251665
Sur titre
Elikia M'Bokolo - Entretien - La guerre au Rwanda ? Un conflit ethnique, dit-on. Une idée reçue aux conséquences graves, dénonce cet historien de l'Afrique
Titre
Vrais massacres et idées fausses
Page
68-69
Mot-clé
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Cote
Télérama N° 2313, pp. 68-69
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Elikia M'Bokolo

Entretien La guerre au Rwanda ? Un conflit ethnique, dit-on. Une idée
reçue aux conséquences graves, dénonce cet historien de l'Afrique.

Vrais massacres et idées fausses

En quelques semaines, selon le Comité international de la Croix-Rouge, près de 200 000 personnes ont été massacrées au Rwanda et plus de deux millions ont fui leur domicile et tenté de gagner les frontières. Le Conseil de sécurité du « machin » a préféré se borner à condamner les violences, refusant à son secrétaire général Boutros Boutros-Ghali l'envoi des Casques bleus. Bien loin de New York et de Kigali, les chercheurs du Centre d'études africaines, à l'Ecole des Hautes Etudes de Paris (EHESS), ont rédigé une pétition contre les massacres, et plus encore contre la lecture « ethniciste » qui en est faite. L'un d'eux, Elikia M'Bokolo, historien d'origine Zaïroise, a signé des deux mains, et persiste dans nos pages (1).

TELERAMA : Pourquoi refuser, à propos du Rwanda, le terme de conflit « inter- ethnique » ?

ELIKIA M'BOKOLO : Qu'est-ce que l’ethnie ? Un concept spécifique produit par la tradition intellectuelle occidentale pour interpréter la réalité africaine, pour établir clairement une hiérarchie entre les « nations » du reste du monde et les « ethnies » du continent africain. L'ethnie est donc une « presque nation », une « sous-nation », installée sur un territoire défini, avec une langue et des pratiques sociales ou culturelles communes, la conscience d’une Histoire et d’une identité différenciée. Or, dans les très petits pays que sont le Rwanda et le Burundi, Hutus et Tutsis ont constamment vécu ensemble. Ils ont la même langue — le kinyarwanda —, un territoire national commun, et leur conscience historique est forgée des relations qu'ils ont nouées les uns avec les autres depuis des siècles.

Photo: Rescapés tutsis. Bien davantage victimes d'une dictature raciste que d'une soi-disant haine ethnique. L DELAHAYE/SIPA PRESS

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TRA : Ces relations étaient-elles anta- gonistes ou pacifiques ?

E.M'B. : Au siècle dernier. le Rwanda et le Burundi étaient des royaumes constitués, avec des sujets tutsis, hutus et twas (des Pygmées, la troisième ethnie du Rwanda, manifestement inconnue de tous les commentateurs). En cas de guerre, les souverains faisaient appel à un sentiment proche du patriotisme, Etat contre Etat. La prétendue « haine ancestrale » n'existait pas.

A l'arrivée des premiers Européens, cette région des grands lacs se caractérisait par une occupation extrêmement dense du territoire, des monarchies brillantes, des activités artistiques très élaborées. Mais à l’époque du colonialisme triomphant, basé sur un racisme sans complexes, l’on s'est refusé à voir dans ces civilisations l'œuvre de Noirs. Alors on a voulu faire des Tutsis une race à part, des Hamites anciennement venus du Nord, fins et élancés, par opposition à des « indigènes » hutus, petits, trapus, grossiers. L'ethnologie allemande, puis belge, a aussi cherché à différencier les trois groupes selon leur activité économique : les Hutus seraient cultivateurs, les Tutsis éleveurs, les derniers chasseurs. La réalité ne s’accordant pas aux théories, on a ensuite inventé une féodalité rigide, faisant des Tutsis des « seigneurs » régnant sur des vassaux hutus. Mais, là encore. le lien de domination n'avait rien de systématique. Le troisième schéma que l'on a tenté de calquer fut celui de Tutsis monopolisant le pouvoir politique et économique. Les recherches historiques ont invalidé cette théorie. En montrant par exemple que, sur dix gouverneurs locaux à une époque donnée, quatre étaient hutus, six tutsis. Quant aux critères physiques, quand bien même on ne récuserait pas leurs fondements racistes, ils sont aussi peu convaincants. Il y a des Tutsis petits et trapus. des Hutus grands et maigres. On ne peut historiquement les différencier en termes culturels, politiques, raciaux où économiques.

L'ethnologie a ainsi commis des torts irréparables, parce que le colonisateur a entériné ces théories. Divisant pour mieux régner, il a choisi de concentrer le pouvoir entre les Tutsis, et figé ainsi des processus de relations autrement plus complexes. Dans les années S0, un certain nombre de Rwandais lettrés ont repris à leur compte ces catégories raciales imposées. Les premiers partis politiques se sont définis d'abord par le clivage Tutsis/Hutus, les partis hutus réclamant l'abolition d’une « féodalité » soi-disant historique. Aujourd’hui, cet antagonisme a atteint les classes populaires, et l'on entend dans la capitale, Kigali. de jeunes Hutus réclamer que les Tutsis rentrent « chez eux », tandis que la Radio des Mille Collines, animée par des intellectuels de renom, prône le rétablissement du droit historique des Hutus sur le Rwanda, ce qui est une aberration complète.

TRA : Il » a donc bien un affrontement « interethnique », qu'il ait été ou non créé par la colonisation.

E.M'B. : Les premières éliminations ont visé des cadres et des opposants, selon des critères tout autant sociologiques et politiques qu'ethniques. Le régime du président hutu Habyarimana, dont l'assassinat, le 6 avril, a déclenché les massacres, a été très exactement le décalque des dictatures de Mobutu au Zaïre ou d'Eyadéma au Togo, sou- tenues par la France : totalitarisme, népotisme, corruption. Les gouvernements français successifs ont d'ailleurs une grande responsabilité dans les violences actuelles. parce qu'ils ont continué jusqu'au bout à fournir au régime rwandais un important soutien militaire. Pour consolider son pouvoir, Habyarimana s'est appuyé sur la propagande raciste anti-Tutsi d'une part. sur le clientélisme d'autre part, en recrutant aux postes clés, et au sein de sa garde présidentielle, des gens de sa famille et de sa région. Tous les Hutus, loin s'en faut, n'ont pas bénéficié du système. Ces dernières années, pour retarder une transition politique inéluctable, le discours raciste s’est durci.

Le Front patriotique rwandais (FPR), accouru au secours des populations massacrées, s'inscrit dans la logique d'un mouvement de libération contre une dictature. Mais comme on retrouve dans ses rangs un grand nombre de Tutsis, qui ont dû s’exiler en Ouganda, ou au Zaïre, pour fuir les persécutions du régime, on peut de nouveau lui appliquer la rhétorique ethnique.

Dès le début des massacres, les populations visées ont appelé à l’aide la communauté internationale, qui leur a refusé sa protection. L'ONU à réitéré ce refus, perpétuant ainsi une tradition inaugurée par la SDN, qui n’a jamais laissé entrer l'Afrique dans le jeu du droit international. On continue de la considérer comme un continent à part.

TRA : Peut-on rendre compte de l'actualité africaine sans prendre en compte
le facteur ethnique ?

E.M'B. : Il faut cesser de parler de l’Afrique en termes globalisants et observer les situations locales. La grille ethnique est une fausse science, chargée de darwinisme social, malheureusement reprise à leur compte par bien des Etats_africains à des fins autoritaires. En Afrique, comme dans le reste du monde, il y a des partis, des conflits d'intérêts, des gouvernants populistes, technocrates.. Pourquoi ne retrouve-t-on jamais ces nuances dans les commentaires ?

Il est faux de dire que l'appartenance ethnique est le facteur d'identité déterminant des Africains. Un individu se définit tout autant par la religion, la classe sociale, le lieu de résidence, la nationalité, l’âge ou le sexe. C’est une identité toujours plurielle, que par paresse on continue de réduire à l’ethie. Comme si, dans les années 50, on avait vu dans la SFIO un mouvement de Nordistes parce que Guy Mollet était originaire de Ja région de Lille !

Cette permanence d'une vulgate ethnographique, dans Ja droite ligne de l'Exposition coloniale, en 1931, est quand même très surprenante. I] faudrait qu'un jour un nouveau Michel Foucault se penche sur la perception de l’Afrique dans l'imaginaire occidental.


Propos recueillis par
Irène Berelowitch

(1) Auteur, entre autres, d'une synthétique Histoire
de l'Afrique au XX° siècle (Points Seuil). et plus
récemment du volumineux second tome {XIX', XX°)
d'Afrique noire, Histoire et civilisations (Hatier).

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